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jeudi 31 juillet 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 3 - La Fée Sanctus

Et l’enfant, confiante, ferma les yeux. Et s’endormit.


Ce tome est le troisième d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 2 - Le Guinea Lord (2008) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.


Un petit navire à une unique voile arrive en vue de l’île de Scarfa. À son bord, Guinea Lord, son assistant et deux marins. Il est déjà venu : il sait que c’est ici que vit la Mater Obscura, Saavarda, qui commande à toutes les Moriganes. Il débarque sur l’étroite plage cernée de hautes falaises verticales, en ordonnant que personne ne le suive. Il s’engage sur l’étroit sentier rocheux dont un passage est jonché de squelettes humains à même le sol. Il arrive à la fin du chemin : une porte en pierre se fond avec la falaise, avec deux lettres en rouge sur un cercle : IF. Le chevalier noir identifie immédiatement le sigle : Inferno Flamina ! C’est son signe, celui des Enfers. Il appuie dessus et la porte s’ouvre. Il pénètre à l’intérieur et prend une torche enflammée sur un support mural. La porte se referme avec fracas derrière lui.



S’éclairant avec la torche, Guinea Lord descend l’escalier taillé à même la roche. Il débouche dans une grande pièce circulaire, où l’attend une jeune femme en robe rouge. Elle lui indique qu’il peut jeter sa torche, il n’en aura plus besoin. Elles l’attendaient. Elle s’appelle Brigga, elle est chargée de le conduire auprès de leur mère à tous. Elle lui tend une coupe en lui intimant de boire son contenu. Elle contient du Chill, qui tue toute âme craintive ou chétive. Toute âme qui se berce d’illusions comme la bonté ou la charité, ces brimborions dont vivent les faibles. Il répond qu’il n’a pas d’âme, à la place il porte le fer et le bronze. Il boit et il se retrouve dans une mer de lave. Il est interpellé par Saavarda qui le tance car elle l’avait chargée de ramener la fée Sanctus. Il explique qu’il a failli : un sortilège lui a coupé le chemin. Elle lui répond sèchement : Faiblesse ! C’est qu’en lui subsiste encore une trace d’humanité. Une tache issue de son enfance. Cette enfance pendant laquelle vivait encore son père. Garde-t-il un souvenir de lui ? Il répond que non, mais elle décide de le punir. Il est englouti dans la mer de flammes. Après avoir enduré son châtiment, il frappe à la porte de la salle du trône.


Petit à petit, la mythologie de la série prend forme. Lorsqu’est mentionné la Mater Obscura qui commande à toute les Moriganes, le lecteur retient son nom, Saavarda, se disant qu’il la rencontrera vraisemblablement dans le cycle précédent Les sorcières, dessiné par Béatrice Tillier. De la même manière, il retient le nom de Brigga, et il se dit qu’il aurait bien aimé apprendre le nom de la sorcière blonde qui se tient également aux côtés de Saavarda. Il constate que le jeu de Fitchell continue de prendre de l’importance, ce qui l’amène à subodorer qu’il y a une histoire derrière. Les Chevaliers du Pardon refont appel au démon Cryptos, là encore il est probable qu’il existe une histoire racontant comment il s’est ainsi retrouvé prisonnier. Le sort d’Eïrell laisse supposer que son embrigadement correspond à un rituel séculaire, vraisemblablement le même qui amené Guinea Lord à son apparence actuelle. Le combat contre le Braghen amène à penser que les créatures fantastiques sont en voie de disparition et donc qu’elles seront beaucoup plus présentes dans le cycle Les sorcières. Il est vraisemblable également que leur extinction progressive soit en corrélation directe avec l’arrivée de la foi chrétienne en ces contrées. Tous ces éléments contribuent à donner la sensation au lecteur de s’immerger dans un monde palpable et pleinement développé, dont les racines s’enfoncent dans une riche histoire. L’artiste continue de faire coexister visuellement ces éléments fantastiques avec ceux normaux, en les représentant avec le même niveau de réalisme et de détails.



Quelle superbe couverture ! Cette femme au port altier, avec cette coiffe improbable, gothique à souhait, et ce maquillage tribal discret : la reine de Blanche Neige en plus mortelle. Et ces horreurs sculptées dans le métal, dans la veine de Hans Ruedi Giger (1940-2014). Comme les précédents tomes de ce cycle, celui-ci offre un spectacle merveilleux et fantastique à chaque scène : la muraille rocheuse battue par les flots, la mer de lave, le grand mur aveugle de l’église où se déroule le rituel d’initiation de Seamus, les paysages naturels traversés par le cavalier en mission, puis le marais par lequel il doit passer, la forêt de Mildwynn, le château du même domaine. Peut-être que la sensibilité du lecteur ressent que chaque endroit présente une consistance un peu plus soutenue que dans le précédent tome : cela peut être attribué au changement de coloriste. Bérengère Marquebreucq adopte une approche tenant plus de la couleur directe. Le lecteur peut le constater dans certains arrière-plans vides de traits encrés et présentant des camaïeux rappelant l’environnement où se déroule la séquence. Par exemple, dans la planche treize, elle évoque la frondaison des arbres dans les quatre cases de la bande inférieure. Lorsque Seamus arrive sur une plage, sous une pluie battante, la coloriste apporte des textures aux falaises, aux vagues, aux nuages, dans une approche réaliste, orientée pour l’ambiance : le lecteur sent l’humidité s’insinuer en lui rien qu’à regarder la page. Plus loin, sur la lande à l’approche de la Chapelle renversée, elle applique un effet de brume avec parcimonie, estompant des endroits précis, ajoutant un discret voile à d’autres, un véritable travail d’orfèvre.


En fonction de ses préférences, le goût du lecteur le porte plutôt vers la reconstitution historique, vers les éléments de Fantasy ou vers l’horreur. À chaque fois bien mis en valeur, complété par la coloriste, l’artiste réalise des visuels frappant l’imagination par leur justesse, leur plausibilité ou leur inventivité. Dans le premier registre, il se délecte de la tenue des Chevaliers du Pardon, de celle des soldats réguliers, des harnachements des chevaux, des tenues différentes du noble et de ses vassaux à Mildwynn, de l’aménagement du château, de ses meubles, etc. Dans la seconde catégorie, la Mater Obscura en impose par son visage semblant dépourvu de peau, Guinea Lord apparaît toujours aussi formidable, le démon Cryptos se montre aussi facétieux que dangereux, le Braghen fait peur à voir, une sorte d’humanoïde géant cornu. Enfin le lecteur se souvient que la dimension horrifique avait gagné du terrain dans le tome précédent, et il se prépare à quelques visions traumatisantes à souhait. L’artiste sait y faire. Tout commence avec la découverte de l’état des novices qui ont échoué à l’initiation. Sous un certain angle, Eïrell n’est pas mieux loti lorsqu’il se montre à Seamus pour une confrontation jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou encore les cadavres des combattants qui ont succombé aux attaques du Braghen, pendant sa traque.



Le lecteur prend conscience qu’il ne sait pas forcément vers quoi se dirige l’intrigue. À la suite des tomes précédents, il se doute qu’il peut s’attendre à la traque d’une ou deux Moriganes, aussi bien par les Chevaliers du Pardon que par Guinea Lord, et il espère en apprendre plus sur les Chevaliers du Pardon. Il constate que le scénariste a conçu une structure plus complexe, qui ne permet de savoir quelle importance il donnera à telle ou telle sous-intrigue ou telle composante, ni laquelle il mènera à son terme dans ce tome ou le suivant. Il aménage ainsi un savant suspense, l’histoire pouvant aussi bien s’attacher à l’un ou l’autre des personnages principaux (Still Valt, Seamus, Eïrell, Sanctus), qu’à des personnages secondaires (Hellawas, Scarfa, le seigneur Dogann), consacrer plus de pages à la chasse aux sorcières, ou bien à un élément inattendu (comme la traque du Braghen), ou encore revenir à un élément qui avait pu paraître secondaire (une nouvelle partie de Fitchell à haut risque, magnifiquement mise en images). Une fois la dernière page lue, il se rend compte qu’il n’a presque pas été fait mention des Sudenne, ni de la statue découverte par Seamus dans le tome un.


Dans les situations des personnages, le lecteur peut également percevoir des thèmes de nature diverse. L’ordre des Chevaliers du Pardon continue d’apparaître comme régi par le dogme de la chrétienté. Leur lutte contre les Moriganes s’apparente à l’Église catholique supplantant les croyances locales païennes, voire les exterminant, comme la traque et l’extermination du Braghen. Toutefois, cette comparaison trouve ses limites avec le rituel d’initiation des novices, étonnamment arbitraire, et aux conséquences dévastatrices pour ceux qui y échouent : la métaphore ne semble pas très parlante, quant au hasard qui préside à l’épreuve (choisir une coupe parmi trois que rien ne distingue). De même la capacité surnaturelle de Seamus de survivre à presque toutes les blessures relève plus du domaine magique que de celui de la Foi (sauf à y voir une variante de la Foi qui déplace les montagnes). Le lecteur se rappelle la possible métaphore des Moriganes, qui sont des sorcières, c’est-à-dire des femmes libres ayant fait la démarche de s’affranchir des diktats de cette société patriarcale. Avec cette idée en tête, il voit le sort d’Eïrell comme la conséquence de sa corruption par une Morigane, sa virilité a été asservie et déchaînée au nom de la féminité rebelle. Même son appétit pour l’argent n’a pas été assez fort pour qu’il échappe à son sort, comme en témoigne la pièce d’or seul vestige auprès des cendres de son cadavre. Il s’interroge également sur le sens à donner aux actions de la fée Sanctus. Brigga dit d’elle : Sanctus connaît les secrets des Moriganes, elle partage le même héritage, elle peut leur nuire gravement. Faut-il la considérer comme une traîtresse à son propre clan, à son propre genre ?


Artiste exceptionnel, coloriste incroyable, scénariste inventif : ils élèvent ce cycle bien au-dessus des conventions parfois un peu étriquées du genre Fantasy, pour un récit à la narration visuelle enchanteresse, plein de surprises. Le lecteur est aussi bien pris par l’intrigue au premier degré, par les visuels magnifiques, et par les thèmes sous-jacents nombreux et dépassant le manichéisme. Formidable.



mercredi 30 juillet 2025

Texas Jack

Ces grands horizons font perdre le sens des distances.


Ce tome contient une histoire complète, qui peut se lire comme indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2018. Il a été réalisé par Pierre Dubois pour le scénario, et par Dimitri Armand pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée. Il fait suite à un premier album dont les événements se déroulent chronologiquement après : Sykes (2015) réalisé par les mêmes auteurs.


Dans une grande plaine du Wyoming, qui longe un cours d’eau, un groupe de bandits chevauche, avec à sa tête Gunsmoke. Il leur annonce qu’il est temps d’y aller. Dans le village à quelques centaines de mètres, devant l’église en bois, un groupe d’une vingtaine de colons s’est réuni pour fêter un baptême. À l’issue de la cérémonie, ils s’apprêtent à s’installer à la longue table qui a été dressée en plein air. Dans une grande salle à manger, le riche propriétaire terrien et homme politique Roy Passendale a pris la parole devant un groupe de ses pairs. Il utilise un ton ferme et péremptoire. Il déclare : Il faut frapper fort, frapper partout en même temps, semer la terreur. Chasser une fois pour toutes ces misérables colons de leurs terres ! Détruire les petites parcelles pour étendre des exploitations à grande échelle, et… Un des convives l’interrompt et demande : Mais… La loi ? Passendale reprend : La loi ?! Il est la loi ! On les couvre en haut lieu. Eux les barons ont la charge d’une mission : celle de valoriser au mieux les ressources de ce pays, pour l’enrichir, le moderniser… D’y amener le chemin de fer, la civilisation, d’y créer des villes… De faire prospérer une terre hier encore sauvage ! De bâtir un état !



Un autre homme l’interrompt : il suppose que leur hôte sera le gouverneur dudit état. Ce dernier le confirme : il y compte bien, et il compte aussi les enrichir tous. Y a-t-il une objection ? Un troisième prend la parole : Bien au contraire, ils sont tous avec Passendale, ils le suivront, ce qu’ils ont déjà prouvé en lui versant chacun leur fonds. Le riche propriétaire attire leur attention sur le fait qu’ils doivent considérer leurs fonds comme d’excellents placements. Il continue : on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs. Il y a des frais, des gros frais, des pattes à graisser, des investissements, et pas des moins moindres, une milice de professionnels à gérer, à payer… Un autre prend la parole, estimant qu’il s’agit de tueurs qui se font payer très cher ! Passendale lui répond avec emportement : Qui d’autre son interlocuteur propose-t-il pour se taper le sale travail ? Pour chasser les fermiers, détruire leur bétail, incendier, ravager les cultures, tuer quand il le faut ? On ne sème pas la terreur rien qu’avec des grimaces… Mais si son interlocuteur les trouve trop chers, qu’il y aille lui-même. Le groupe le payera en conséquence, s’il ne craint pas la poudre et le sang, ni de s’enfoncer dans la boue jusqu’au cou ! Devant le recul de l’autre, il poursuit : Ils ont besoin de cette main d’œuvre, une armée efficace qu’ils peuvent diriger dans l’ombre pour parvenir à leurs fins. D’ailleurs leur chef viendra bientôt les rejoindre.


S’il a lu Sykes des mêmes auteurs, le lecteur découvre donc un personnage auquel il y est fait allusion, et il en retrouve les principaux personnages, jouant ici les seconds rôles. Ce tome peut également se lire sans avoir lu Sykes, et même en faisant comme si on ne l’a jamais lu. Le récit forme une histoire d’un seul tenant avec une fin propre, sans sensation de devoir lire une suite. Le lecteur se plonge dans un récit de genre, un western en bonne et due forme, avec les conventions de genre qui y sont associées. Il commence par être le témoin involontaire d’un massacre d’une poignée de colons, tués par des professionnels à la solde de riches propriétaires terriens. Il assiste ensuite à un spectacle de haute voltige dans un cirque, mettant en scène une attaque de diligence. Par la suite, il chevauche avec les personnages sur de longues distances à travers des plaines, en passant un défilé rocheux, en subissant même le passage d’une tornade, en s’arrêtant dans des saloons et auberges… jusqu’à même ce cliché éculé, ce deux ex machina éhonté qu’est la cavalerie qui arrive toujours à l’heure pour sauver tout le monde. L’artiste aime tout autant cette région du monde à cette époque. Son plaisir à représenter l’Ouest sauvage et les cowboys s’avère communicatif : les grandes étendues à perte de vue, les étroits chemins de montagne en surplomb, les modestes saloons comme les hôtels de plus grande ampleur, tout en bois, les tenues vestimentaires d’époque, et les armes à feu.



L’illustration de couverture fait dans le classique : un héros pistolets au poing, prêt à en découdre, et un grand méchant dans l’ombre, sans aucun décor. Il y a un peu de ça dans l’intrigue entre le héros au cœur vaillant, et le tueur assumant sa nature et ses actes, sans regrets ni état d’âme. De temps à autre, le lecteur se dit que l’artiste aime se reposer sur des constructions simples et des cases évidentes : succession de gros plans sur la tête de personnages en train de parler, illustration en pleine page ou en double page pour rendre un moment plus spectaculaire ou plus tragique, usage de très gros plans permettant de s’affranchir de dessiner un décor derrière, larges panoramiques avec les personnages de profil donnant l’impression de parcourir la case de gauche à droite, dans le sens de la lecture, pour accentuer le mouvement et la majesté du paysage naturel, etc. Le lecteur s’adapte à ces prises de vue attendues. Il se fait également la remarque que pour les discussions, les personnages sont assez bavards, le scénariste mettant ainsi le dessinateur dans l’obligation de recourir à de petites cases focalisées sur celui qui a la parole. Quant aux paysages en plan large : c’est ce que le lecteur attend et l’artiste les dose parfaitement, entre des petits personnages, le rapport en contours encrés et nature en couleur directe. Comme le fait observer un personnage : Ces grands horizons font perdre le sens des distances. En outre, il s’avère que le dosage de ces ingrédients fait ressortir la personnalité des auteurs, dans le choix de ce que représente l’artiste, dans la durée des séquences. Par exemple, la pluie diluvienne ne dure que le temps d’une page, les auteurs privilégiant le récit à la contemplation de ce qu’ils auraient pu faire durer sur plusieurs pages.


Rapidement, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité narrative des planches. La quinzaine de colons réunit autour d’une grande table à l’extérieur devant l’église : une construction toute simple rappelant le peu de moyens de personnes qui viennent de s’installer, le naturel de cette occasion de fête, l’organisation concrète et pragmatique, tout ça en une page de sept cases. Il suffit d’une case dans la suivante pour constater le formalisme de cette dizaine d’hommes autour d’une table richement dressée dans une grande demeure. Cela dépasse l’effet de contraste : ça en dit beaucoup sur les individus, leur statut social, leurs motivations. Le lecteur se voit conforté dans son ressenti quand il se rend compte que la case avec les verres qui s’entrechoquent en page treize répond à celle en page six où deux colons font tinter leurs verres. Puis vient le massacre : une mise en scène factuelle et méthodique, pour montrer l’efficacité de ces meurtriers dont les actions dépourvues d’émotion finissent par soulever le cœur du lecteur. Vient alors le numéro de cirque sous un immense chapiteau : une leçon de narration visuelle, avec des découpages conçus spécifiquement pour chaque moment, jusqu’au numéro final dans une page muette, et deux cases en biseaux pour mieux mettre en relation la cause et la conséquence. La forte pagination fournit la place nécessaire pour raconter une histoire qui s’avère dense. Les nombreux visuels produisent également un effet cumulatif : le dessinateur approche chaque moment de manière prosaïque, ce qui apparaît au lecteur comme des descriptions factuelles, presque un reportage de faits et de comportements plausibles, un réalisme qui s’impose comme une évidence, qui nourrit chaque personnage au-delà de leurs simples faits et gestes.



La narration assez dense du scénariste génère le même effet. Il peut ainsi se permettre d’utiliser des clichés éculés, car l’épaisseur des personnages et le détail des circonstances leur rendent de la plausibilité, et ils font sens. Même ce dispositif de la cavalerie qui arrive au dernier moment, juste à temps pour sauver les uns et les autres fonctionne : avec deux phrases, l’auteur rétablit la concordance des fils temporels, et toutes les circonstances banales et normales vues précédemment concourent à montrer que cette arrivée providentielle découle logiquement de ce qui a précédé, plutôt que de sortir d’un chapeau et de survenir comme un cheveu dans la soupe. Il en va de même pour cet acte de vengeance survenant des dizaines de pages plus tard car c’est un plat qui se mange froid (un autre cliché). Le lecteur suit avec grand plaisir cette mission improbable pour Texas Jack : faire fructifier sa notoriété pour galvaniser la populace et lui insuffler le courage de se rebeller contre les pillards qui terrorisent la région.


De temps à autre, le lecteur se surprend à s’interroger sur un rapport entre deux éléments, ou sur une situation à la portée symbolique. À l’évidence, l’expérience de la réalité concrète des territoires sauvages du Wyoming s’oppose à la pratique de spectacle artificiel sous le chapiteau d’un cirque, entre le vécu des colons, et la mise en scène des artistes. Le lecteur peut voir un écho de ce contraste également lorsque la petite équipe de Texas Jack (Amy O’Hara, Ryan Greed, Kwakengoo et lui-même) se retrouve sous une pluie battante, par comparaison à la protection de la toile du chapiteau. Le scénariste développe ce thème de manière plus subtile et plus iconoclaste quand l’Amérindien Renard Gris et l’Afro-américain Kwakengoo constatent qu’ils accordent des valeurs très différentes aux pratiques de leurs ancêtres. Ces moments fugaces font également réfléchir le lecteur à la valeur à accorder, ou l’interprétation à donner à la présence du Marshal Sykes (homme mû par un profond besoin de justice véritable, ou héros trop beau arrivant au bon moment), Saül Gunsmoke en méchant d’opérette ou en individu animé par un mélange de besoin de revanche et de désir de réussite à faire légitimer par la société ? Le lecteur voit également comment la réalité se nourrit de la fiction (la légende de Texas Jack pour galvaniser les colons), et la fiction se nourrit de la réalité (le spectacle racontant de manière édulcorée et flatteuse sa mission contre Gunsmoke). Il se dit qu’il peut aussi y voir un récit aux accents psychologiques, avec le réflexe conditionné de Texas Jack de tirer sur des cibles mouvantes, mais aussi son blocage face à des cibles humaines. Ainsi de réflexions en idées, il prend conscience de la nature polymorphe des interprétations de ce récit.


Fallait-il vraiment une extension au récit ayant constitué la première collaboration de ces auteurs, avec des personnages récurrents ? Cette question quitte bien vite l’esprit du lecteur qui profite des paysages naturels, du grand Ouest, des codes Western bien mis en scène et retrouvant du sens, de la narration visuelle à la fois iconique, à la fois personnelle. Il se laisse donc troubler par ces grands horizons, ressentant peu à peu que les événements se prêtent bien à une comparaison entre réalité de la vie des colons et artifice des spectacles de Texas Jack, puis à d’autres réflexions plus élaborées sur l’ambition, les valeurs, le code moral, le sens. Épique et intime.



mardi 29 juillet 2025

SHI T04 Victoria

Qui de la trahison a fait sa maison, par traîtrise mourra.


Ce tome fait suite à Shi - Tome 3 - Revenge! (2018) qu’il faut avoir lu avant, car il s’agit d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Dans les locaux de Scotland Yard à Londres, le policier Mitchum vient informer le préfet Ulysses Kurb qu’il a accepté qu’une enfant abandonnée soit accueillie dans les locaux : il l’a trouvée en larmes, la pauvre petite semblait perdue, confuse. Son supérieur hiérarchique le tance : l’East End pullule de ces orphelins dont Charles Dickens aime à peupler ses feuilletons larmoyants, est-ce que Mitchum compte les prendre tous sous son aile ? Son interlocuteur assure que non, mais malgré sa misérable apparence, cette enfant affirme mordicus être membre d’une famille de la High Society. Il a cru bien faire, il a cru comprendre qu’elle venait de perdre sa maman, elle paraissait anéantie. Kurb ordonne de la mettre dehors immédiatement, mais en passant devant la pièce où elle est en train de prendre un peu de soupe, il change d’avis du tout au tout. Il indique à Mitchum qu’il doit donner à cette pauvrette un morceau de cet excellent pudding dont son épouse à le secret. Il faut gagner sa confiance, car comme avait coutume de le dire sa mère : À ventre lourd, langue qui court.



Au temps présent, Ulysses Kurb, avec un peloton de policiers, se tient dans la grande cabine d’une jonque où il a interrompu l’étreinte passionnée de Kita et Jennifer Winterfield. Dans une lettre, Kita commente : Le soleil, dit-on, ne se couche jamais deux fois sur le même chagrin. Le soleil ?! Ébloui par sa propre lumière, il écrase tout de sa propre lumière. Aurait-il oublié, cet idiot, qu’après tout, il n’est qu’une étoile ? Une étoile ridicule qui a conquis le ciel par la force ? La Lune, par contre, sait tout de leurs larmes. Du sang qui leur vient. Du temps qui s’en va. Une comptine de son enfance avertit les petites : Lune qui pleure, soleil qui rit. Soleil qui pleure, Lune qui pleure aussi. Elle a aimé la mère de son interlocutrice. Elle a aimé sa bouche. Elle a aimé sa langue. Elle a aimé sa salive. Elle a aimé sa peau. Son sexe. Les parfums de son corps. Elle a aimé sa mère. Et cet amour, personne, jamais, ne lui enlèvera. Car au final elles ne sont que cela… les braises de ces grands amours qui les ont consommées. Les policiers séparent les deux jeunes femmes et les emmènent sur le pont, ainsi que Sensei. Kurb s’emporte contre Sensei et le balance ligoté par-dessus bord, pour qu’il se noie. Puis il se tourne vers les deux jeunes femmes, en enlevant son manteau, qu’il tend à un policier. Il indique qu’il va se servir le premier avant que les policiers de Brixton ne les gâtent. Il a l’intention de les convertir au dieu Priape. Depuis le quai, Pickles s’élance sur lui avec une dague à la main, qu’elle lui plante dans l’épaule droite. Il la neutralise sans difficulté, et il lui brise le cou, comme il l‘avait déjà fait subir à sa sœur. Il se tourne alors vers Kita qui est maintenue immobile par deux policiers, les fesses offertes.


Dernier tome du premier cycle, le lecteur attend une forme de conclusion, tout en la redoutant, car les auteurs ont la main leste avec les personnages. Il remarque que pour le deuxième tome consécutif, il n’y a aucune scène consacrée à l’époque contemporaine, au devenir de Sir Lionel Barrington et de son fils Terry. Il découvre donc ce qu’il advient de Jennifer Winterfield et de Kitamakura, ainsi que des personnages secondaires, du complot pour reconquérir l’Amérique, et des anciens soldats britanniques membres du groupe des Anciens Ériés. Il constate également qu’il est happé par le rythme de lecture : les scènes se déroulent sur une ou deux pages, brèves et incisives, à quelques exceptions plus longues. Les auteurs obtiennent cet effet par la mise en scène des nombreux personnages qui gravitent autour des deux jeunes femmes : les jeunes orphelins des rues, les membres de la famille Winterfield, le préfet de police, la reine d’Angleterre, les Anciens d’Érié. Ainsi le récit passe d’un fil narratif à l’autre : Scotland Yard, la jonque (une des deux séquences les plus longues avec huit pages), le lac Érié, la chambre à coucher d’Octavius Winterfield, les rues de Londres dans un quartier défavorisé, les quais d’une des principales gares de Londres, les quais de Southworth, le club privé fréquenté par les Winterfield, etc.



Comme dans les tomes précédents, l’investissement du dessinateur reste constant de planche en planche, de case en case. Le lecteur se délecte des grands dessins en pleine page : l’apparition du démon Ni surgissant de la Tamise en vue de dessus époustouflante, les quais de Southworth avec le chantier naval de très grande ampleur pour construire un cuirassé, les gueules des trois démons dans le ciel nuageux d’un cimetière, et ce dessin en double page dans lequel les trois démons s’attaquent au cuirassé. Il est également happé par les ambiances lumineuses, et ce dès l’illustration de couverture, avec ce magnifique camaïeu de bleu et de vert, et les touches plus jaune pour les deux jeunes femmes. La mise en couleur de la première séquence s’approche du naturalisme. Dès la suivante, l’artiste utilise sa palette pour des jeux de lumière : le corps doré de Jennifer et Kita s’opposant au marronasse de l’uniforme des policiers. Puis les différents verts lors la scène sur le pont de la jonque : émeraude, épinard, poireau, sapin, etc. Avec un contraste très appuyé lors de deux cases baignant dans un rouge vif pour attirer l’attention sur la violence du moment. L’approche naturaliste revient à partir de la page douze. Puis le gris s’insinue dans chaque couleur lors de la visite de la reine au chantier naval du fait du crachin, le rouge revient avec les flammes de l’incendie dans la seconde scène au chantier naval.


L’implication de l’artiste se voit également dans les moments moins spectaculaires. Pour les environnements dans lesquels évoluent les personnages : le mobilier fonctionnel des bureaux de Scotland Yard, le bleu clair paisible du lac Érié et ses superbes paysages sur les rives, le mobilier luxueux du club privé, l’aménagement plus rudimentaire de la taverne servant de point de ralliement pour les orphelins du gang des Dead Ends, la chambre d’Octavius Winterfield que le lecteur commence à bien connaitre depuis son attaque, le marché découvert très animé, la chambre de la reine Victoria, et les statues funéraires du cimetière. La représentation des personnages bénéficie du même soin, que ce soit pour leurs toilettes, ou pour leur direction d’acteur, dans les moments calmes et intimes comme lorsque les émotions prennent le dessus. Le lecteur garde longtemps à l’esprit aussi bien la connivence entre Camilla et son époux Octavius quand celui-ci pose sa main sur son sein, que Hector dévoré par la jalousie, ou encore l’accès de rage qui saisit Camilla Winterfield au cimetière, se saisissant d’un burin pour rendre illisible le nom de sa fille sur la pierre tombale, devant toutes les personnes venues se recueillir pour cet enterrement.



Le lecteur ressent également l’élan du récit ayant pris de l’ampleur et de la vitesse au fur et à mesure des tomes dans des situations inoubliables, l’aboutissement logique de ce qui a précédé. Par exemple : le sabotage du cuirassé HMS Abaddon, ou bien Kita & Jennifer se retrouvant dans un entretien particulier avec la reine Victoria. En effet, les auteurs ne ménagent pas leurs personnages, même si malheureusement le lecteur s’est attaché à eux. S’il a gardé à l’esprit l’horreur qu’a subie la famille Barrington, le lecteur sait qu’il s’agit d’une tragédie. Il retrouve donc les thèmes présents depuis le début. Le patriarcat opprimant les plus faibles, les femmes bien sûr, mais aussi les enfants, les défavorisés, et les hommes qui ne se retrouvent pas dans cette forme de domination et dans ses conséquences. Autant dire que la japonaise Kita et la fille-mère Jennifer ne sont pas du bon côté du manche, même si la seconde appartient à une famille de la haute société. Le sort des orphelins des rues ne touche personne car ils ne comptent pas, l’organisation de la société est ainsi faite qu’il n’y a personne pour prendre en charge ces enfants, qu’il est considéré comme inéluctable et même normal qu’il existe une telle catégorie d’individus.


Au fil de sa lettre, Kita laisse entrevoir une perception et un ressenti profond de l’oppression que les femmes subissent. Elle le dit aussi bien de manière poétique : Lune qui pleure, soleil qui rit. Soleil qui pleure, Lune qui pleure aussi. Qu’elle ne le vit dans sa chair : la nudité de son corps exposée comme une marchandise exotique, la confusion des Anglais quant à sa nationalité, l’ignoble tentative de viol par Kurb avec la participation active des policiers sous ses ordres. Les différentes scènes mettent à nu d’autres caractéristiques de cette société, à cet endroit du monde, à cette époque. La science continue de progresser, les États et les industriels n’oublient jamais d’en rechercher les applications militaires, par exemple pour la pyroglycérine (ancêtre de la nitroglycérine, inventée par le chimiste italien Ascanio Sobrero, 1812-1888). Les vétérans des guerres coloniales en Amérique ont conservé cette idée en tête, comme une vieille garde incapable de s’adapter au temps présent. Les jeunes orphelins rêvent des privilèges des gens de la haute société, ce qui constituent leurs aspirations, induisant une reproduction de ce modèle systémique asservissant les faibles. L’expansionnisme de la Grande-Bretagne, un pays qui reste une île et qui s’en retourne toujours à la mer, commence à marquer le pas de l’impérialisme à venir de l’Amérique. Même la révolte de Kita & Jennifer semble entachée sur le plan moral. Kita écrit que : La colère qui coulait dans leurs veines, qui coulait d’entre leurs jambes, cette colère coulait désormais également sur leurs mains. Elles avaient engendré un monstre, un monstre appelé Haine. Et le monstre qu’elles ont engendré a fini par leur échapper, semant le malheur et la désolation.


Une fin de premier cycle d’une force incroyable, presque insoutenable. La narration visuelle reste d’une qualité extraordinaire, tant par ses visuels peaufinés, que ses moments mémorables par leur dimension spectaculaire, ou leur caractère intimiste, et leur puissance émotionnelle. Les auteurs mènent à son terme cette première phase de la rébellion de deux mères opprimées, disposant de moyens pour obtenir leur revanche, sans pitié. Le récit constitue alors aussi bien un réquisitoire à charge contre une société patriarcale oppressive, que la mise en scène du prix à payer pour ces rebelles s’en prenant à leurs oppresseurs. Accablant.



lundi 28 juillet 2025

Carnet chinois

Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?


Ce tome constitue un témoignage complet, ne nécessitant pas de connaître l’auteur ou son œuvre pour l’apprécier. Son édition originale date de 2019. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour les observations, le scénario et les dessins. Il comporte quarante-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec six dessins réalisés par des artistes chinois : Yang Liuja, Zhang Yuxi, Cao Yan, Han Xiayue, Ge Yang.


24 mai 2017. Sur un écran devant son siège dans l’avion, un paysage défile. Le désert de Gobi. Dans une demi-heure, il sera à Beijing… Pékin. Il est en Classes affaires. Champagne et la nuit couché, comme dans un lit. En Israël, la mère de Béatrice est morte. Il va rester en Chine jusqu’au 19 juin. Béatrice, un grand amour, la maman de Anne leur fille. Dimanche dernier, il était à Faus-la-Montagne. C’était pour un anniversaire, celui de Laetitia. Ses dix ans. Il y a dix ans qu’un test lui a dit qu’elle n’avait pas le gène de sa mère. Un gène qui a pour nom Hutington. C’était une belle fête. Un grand bal. Faux-la-Montagne, un village de la Creuse, si loin de la Chine. Il s’endort. Edmond Baudoin aimerait que ses amours, ses enfants vivent ce qu’il vit. Comment le leur donner ? Il y a deux jours, un homme à Manchester s’est fait exploser au milieu d’enfants venus écouter une chanteuse dans une salle de spectacle. Comment faire avec les juxtapositions de la vie ? L’avion est arrivé, Edmond est dans un bel hôtel, dans un quartier populaire. Il faut qu’il dessine, qu’il écrive encore et encore, tant qu’il peut, avant que tout s’arrête pour lui.



Ça s’arrêtera quand ? Edmond ne sait pas. Mais il sait que c’est bientôt. Le 25 au matin, il est avec les étudiants, une cinquantaine. C’est une jeune femme, Claire, qui est la traductrice (son vrai prénom est Shaojin). Les étudiants, certains ont déjà été publiés, sont très doués. Il le verra plus tard, en découvrant leurs travaux. Ils vont rester trois jours avec lui. Naturellement Edmond Baudoin n’a aucun plan. Alors comme d’habitude, il commence par la musique du dessin, une vague. La suite, on verra. Il y a de très jolies filles. De ce voyage, il veut laisser une trace sur du papier. Alors quand il a un moment à lui, il marche dans le quartier où il loge. Cette scène de rue le fait voyager dans le temps, dans d’autres villes, dans son village. Dans quelque chose d’immuable… quelque chose de l’humanité. Les étudiants lui demande comment lui vient l’idée d’un livre. Comment vient l’idée d’un livre. Le vingt-six mai 2017, sur son portable, un message : Jeanine est partie. C’est un de ses fils qui lui a envoyé cette nouvelle, Hughes. Jeanine… était… sa maman. Il avait vingt-et-un ans, vingt-deux peut-être. Elle en avait vingt, vingt-et-un peut-être. Ils étaient pauvres, leur amour était riche. Edmond n’est pas fidèle avec son corps, mais les amours qu’il a eues à vingt ans sont toujours dans ses jours. Jeanine était un arbre dans son jardin. Quelque chose comme un églantier devenu arbre. Cet arbre est tombé. Il a eu trois fruits magnifiques. C’est beau les fruits des églantiers farouches. Dans l’espace où elle vivait, elle l’a fait vivre. Merci Jeanine.


Ouvrir une bande dessinée d’Edmond Baudoin, c’est l’assurance de découvrir une narration intimement personnelle que ce soit dans la forme ou dans le fond. Carnet chinois : bon, ben, c’est clair, l’auteur a bénéficié d’un voyage tous frais payés et il en a profité pour faire quelques dessins qu’il a réuni dans un recueil. En effet, ça commence exactement comme ça. Avec ce coup de pinceau reconnaissable entre mille, il réalise des prises de vue de ce qu’il voit dans cet environnement exotique : une rue telle qu’elle se présente devant avec des formes difficiles à distinguer du fait d’un dessin trop charbonneux, puis une vue de la salle de classe dans laquelle il intervient mais vue depuis le fond plutôt que depuis la position d’intervenant, trois étudiants dehors devant un scooter parce que c’est ce qui a retenu l’attention de l’artiste à un moment donné et qu’il s’est dit que cela constitue un instant signifiant à défaut d’être représentatif, un portrait en plan poitrine de Jeanine pour évoquer la défunte, une jeune femme penchée sur son établi dans un atelier à côté de laquelle Edmond a choisi de s’asseoir, etc. Une collection d’instantanés, à laquelle a présidé la subjectivité de ce créateur. De fait, il s’agit d’une visite guidée qui en dit plus sur l’auteur que sur le pays, qui évoque une phase de deuil survenu en simultané, qui intègre aussi bien des vues touristiques (un bouddha dans un temple), que ses activités d’intervenant, que des souvenirs.



Dans un premier temps, la lecture donne l’impression d’illustrations relevant du thème de ce séjour en Chine, dont l’ordre logique ne tient que par le texte qui évoque aussi bien le but du voyage (animer un atelier de bande dessinée), les impressions sur place, le décès de celle qui fut sa compagne pendant plusieurs années, le temps qu’ils aient ensemble trois enfants, attentat-suicide terroriste islamiste à la Manchester Arena le 22 mai 2017 à la sortie d'un concert d’Ariana Grande. D’un point formel, la première planche contient deux dessins, la troisième également ainsi que la quatrième, la sixième, la septième… Le lecteur ressent que cette succession de pages forme plus qu’une simple collection d’illustrations, assemblées au gré de souvenirs progressant sur deux lignes temporelles : il ressent une progression narrative, aussi bien chronologique au fur et à mesure du déroulement du séjour, que émotionnelle pour ce deuil presque conceptuel du fait de milliers de kilomètres qui le sépare de la Chine, et dans les considérations sur l’expérience de cette dissociation, des réactions des étudiants, sur l’existence. Il se produit des interactions entre texte et image, des réponses d’une image à une autre, une forme très éloignée des caractéristiques habituelles de la bande dessinée, tout en relevant bel et bien de la narration séquentielle.


Le lecteur se sent embarqué dans l’avion qui figure dans la première planche, une esquisse sommaire, et il regarde lui aussi par le hublot, une autre esquisse sommaire. Il regarde enfin le visage de Laetitia, avec une curiosité toute relative. Dès la seconde planche, il retrouve les illustrations caractéristiques de Baudoin : des dessins au pinceau, s’attachant avant tout aux formes et à l’impression dont l’œil fait l’expérience, avec quelques détails choisis, plus ou moins précis. Cela constitue déjà une sensation singulière de lecture. La salle d’étudiants vue depuis le fond : des silhouettes très vagues assises sur des chaises, des traits très sommaires pour indiquer la présence d’une tale, des masses noires pour les chevelures. L’ensemble fonctionne parfaitement ; s’il s’attarde sur une forme ou une autre le lecteur perd la cohérence d’ensemble pour ne plus voir qu’un assemblage de trait au pinceau dépourvu de sens. En fonction de ce qu’il représente, l’artiste peut insister sur de gros blocs irréguliers de noir, sur des traits secs à l’encre, sur des zones frottées de gris, sur une représentation beaucoup plus concrète et détaillée, sur des formes épurées jusqu’à l’abstraction, etc. C’est toute la magie de son art : aboutir à une collection de dessins hétéroclites qui forment un tout cohérent.



La narration textuelle peut donner une impression tout aussi hétéroclite, un collage juxtaposant allègrement des phrases sans rapport les unes aux autres, comme un flux de pensées jetées comme elles viennent. Là encore, le lecteur perçoit la trame que tissent ces différents fils, leur intrication aussi inattendue que indissociable, amenant vers une personnalité intégrée, celle de ce créateur unique. Son séjour en Chine l’emmène aussi bien à analyser la production des jeunes étudiants qu’ils trouvent très forts en dessin, moins bons en scénario, qu’à admirer les vestiges des siècles passés, et à être consterné par le comportement des visiteurs d’un zoo qui photographient les pandas dans une cage en verre, un miroir. Il ne sait pas si on va sauver les pandas, il ne sait pas si l’humanité va se sauver. Et si les taches noires autour des yeux du panda avaient été différentes ?… La culture, peinture, théâtre, danse, cinéma, littérature, bande dessinée… développent l’esprit critique, cette forme de pensée qui aide à vivre et à mourir. Si la culture ne fait pas cela, elle fait quoi ? Que font ces pauvres gens qui, voulant photographier un panda, photographient leurs images dans une vitre ? Et le terrifiant, c’est que ça va s’aggraver. En mémoire de la défunte Jeanine, il pense à leurs enfants, à une anecdote quand ils étaient à une terrasse de café et qu’il n’avait pas de quoi payer leur consommation. Tout naturellement la relation avec les étudiants et ses interventions (non préparées) l’amènent à des réflexions sur son art et son métier : la réalisation et la présentation de ses œuvres du moment (Dali par Baudoin en 2012, Ballade pour un bébé robot écrit avec Cédric Villani et paru en 2015, Peau d’âne en 2010), dessiner encore et encore, tant qu’il peut (ce qui le ramène à son âge, et à sa propre finitude), sur la source de l’idée d’un livre, sur la joie tranquille de contempler une autre personne en train de créer, sur l’accroissement de l’importance et de l’aura des œuvres religieuses avec l’ancienneté, sur la confrontation des messages dans un même dessin (En Chine, il est gâté.), sur les grands territoire du jardin secret de deux autres artistes qui sont également invités à la fête des bulles (Pénélope Bagieu, Jean-Marc Rochette, Thierry Robin), sur la fonction de l’art, sur ce qui fait le bonheur, etc.


Arrivé en page cinquante-et-un, le lecteur découvre qu’il passe à un deuxième récit intitulé Shi Tao, le moine Citrouille Amère, comportant des citations de cet artiste, six illustrations en pleine pages dont quatre consacrées à un arbre, une grande spécialité de Baudoin. Il explique que Shi Tao (1641-1719) a été pour lui un professeur, et qu’il aime beaucoup ses textes. Le lecteur découvre la sagesse de cet artiste : sur la règle et l’absence de règle, sur l’apport de la Nature et la possibilité qu’elle donne de transformer l’apport des Anciens, sur le fait que la réceptivité doit précéder la connaissance, sur l’idée que la substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers. À nouveau, le lecteur ressent en son for intérieur la manière dont l’artiste a assimilé ces principes et les met en œuvre dans cette bande dessinée.


Décidément, chaque ouvrage de ce créateur constitue une aventure unique en son genre. Un carnet de dessins à l’occasion d’un séjour en Chine. Oui, il y a de cela, et tellement plus. Des illustrations extraordinaires de Chine et d’arbres, un effet de narration visuelle à la forme aussi unique que personnelle, ses réactions de touriste assez particulier, d’autres événements qui s’entremêlent avec son expérience du moment présent, un regard bienveillant et humaniste. En pleine empathie avec l’auteur, le lecteur se demande avec lui : Comment faire avec les juxtapositions de la vie ?



jeudi 24 juillet 2025

Jesse Owens: Des miles et des miles

Ce n’est plus une vie, ça, mais une épreuve de résistance sans fin !


Ce tome contient une autobiographie de Jesse Owens (1913-1980), quadruple médaillé aux Jeux Olympiques de 1936 à Berlin, en présence d’Adolf Hitler. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Gradimir Smudja, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-et-une pages de bandes dessinées.


Oakville, le douze septembre 1913. Un chat en salopette jouant du banjo est assis sur une haute branche d’un arbre, et il commente la scène qui se passe devant lui, dans une modeste cabane en bois. La naissance d’un nouveau jour, en même temps que celle d’une nouvelle vie, que c’est beau ! Le chat va raconter une histoire certainement encore jamais entendue. Cette histoire, c’est celle de son petit frère noir. Bienvenue dans ce monde cruel, et plein d’injustices et de dangers… Il voudrait que la chance soit à ses côtés et que jamais elle ne le lâche. Lui, il va prendre soin u nouveau-né, veiller à sa sécurité… Et lorsqu’il saura marcher, le chat le suivra comme son ombre. Mary-Emma et Henry Cleveland Owens avaient beaucoup d’enfants. Le dixième, le plus jeune s’appelait James, surnommé Jesse. Dans la cour de la famille Owens, on n’entend que les éclats de rire joyeux des enfants. Les parents n’en reviennent pas : Jesse n’a que cinq mois et il sait déjà marcher. Un matin, alors que le bambin est resté tout seul à la maison, il se retrouve soudain face à face avec… un monstre !!! Qui aurait pu prédire que Jesse aurait peur d’un campagnol ? Si peur qu’il va se coucher sous le lit, il y reste jusqu’au soir, lorsque son père lui vient en aide.



Un autre jour, le grand jar Auguste se pavane tel un empereur régnant souverainement sur toute la cour. Personne ne sait avec certitude pourquoi Jesse se retrouve tout en haut de la liste noire d’Auguste. Le fait est qu’Auguste est perpétuellement après lui et le pourchasse partout… jusque dans la cabane au fond de la cour, servant de toilettes. Il n’y a aucun lieu sûr ou Jesse peut trouver refuge. Mais l’enfant apprend bien vite que la peur fait bouger ses jambes d’une manière incroyablement rapide. Ainsi, il distance Auguste, et il va se réfugier dans l’espace existant sous les planches formant la terrasse de la cabane. Dans le même temps, le chat, installé dans le rockingchair avec son banjo, incite Jesse à courir, courir le plus vite qu’il peut car bien d’autres dangers le poursuivront bientôt. Par une étouffante après-midi d’été, alors que Jesse n’a que cinq ans, il est assis sur les marches permettant d’accéder à la terrasse. Sans que rien n’annonce le danger, un serpent vient soudain le mordre par derrière au mollet droit. Quand il rentre le soir, le père ne trouve personne pour expliquer pour quelle raison l’enfant gît inanimé sur le sol. Même le médecin du village ne peut établir un diagnostic précis. Les parents couchent l’enfant dans son lit, personne n’imaginant qu’il passera la nuit. Invisible de tous, la mort approche pendant la nuit, mais le chat la lacère jusqu’à ce qu’elle reparte, puis il aspire le venin dans le mollet. Jesse reprend connaissance et il peut voir le chat qui se présente : il se nomme Essej Snewo. Les parents entrent dans la chambre et trouvent leur enfant conscient : ils estiment qu’il s’agit d’un miracle. Ils ne voient pas Essej.


Une couverture impressionnante pour son pouvoir évocateur : le jeune garçon qui court, promis à un avenir olympique, la tenue du Ku Klux Klan comme épouvantail, les champs de coton, de nombreux esclaves et un maître, et un autre épouvantail à l’effigie d’Adolf Hitler. Le lecteur retrouve cette même beauté dans les dessins des pages intérieures, chaque case étant une illustration soignée. Cela devient une évidence lorsqu’il découvre une illustration en double, pages seize et dix-sept : un panoramique très large, avec en premier plan et second plan des dizaines d’exclaves en train de travailler dans des champs de coton. Le lecteur commence par assimiler l’image dans sa globalité, avec un troisième plan consacré à deux énormes bateaux à aube aux cheminées noires fumantes, et en arrière-plan des collines, puis encore des montagnes. Curieux, il regarde des groupes d’esclaves, puis certains un par un : chacun est occupé à une tâche propre qui s’additionne pour donner une image globale entre les cueilleurs (y compris des enfants), des personnes portant de lourds paniers, les chevaux tirant de grandes remorques pour les acheminer vers la baie de chargement d’un deux bateaux, les balles déjà à quai, les chemins de circulation s’adaptant au relief, les maitres à cheval avec leur fusil, etc. Quel tableau !



Ainsi éveillé, le regard du lecteur prend le temps de savourer des illustrations magnifiques et marquantes : la tornade qui soulève une grande cabane en bois dans un dessin en pleine page, la tornade qui détruit un bateau avec roue à aube dans un large panoramique occupant deux tiers de la hauteur sur la largeur de deux pages en vis-à-vis, le dessin en double page à couper le souffle montrant un viaduc ferroviaire en bois, une dizaine d’éléphants en équilibre les uns sur les autres dans un numéro de cirque exceptionnel (dessin en pleine page), les athlètes étatsuniens embarquant sur le paquebot transatlantique Manhattan (dessin en pleine page), une rue du Bronx (vue du ciel en oblique dans une illustration en double page). En réalité, chaque planche est un festin visuel roboratif. À raison d’un exemple par page : la vue du ciel en oblique sur la cabane de nuit, le chat en train de jouer du banjo sur les trois marches menant à la terrasse, la pose de groupe des parents Owens avec huit enfants dont six juchés sur le dos d’un âne, le campagnol pourchassant le tout petit Jesse dans la pièce principale, le jar Auguste s’en prenant à Jesse assis sur les cabinets, les deux parents consternés laissant leur fils sur son lit sans espoir de le retrouver vivant le lendemain, le chat griffant la Mort, etc. Le degré d’investissement de l’artiste dans chaque case de chaque planche emporte le lecteur, qui ressent l’importance du récit pour son auteur, pour qu’il s’y soit autant impliqué.


Dans le même temps, l’artiste sait raconter une histoire par des séquences visuelles, chaque planche étant bien plus qu’une collection de superbes images. Après avoir été poursuivi par le jar, ce pauvre Jesse se fait courser par le bouc. Dans une planche irrésistible de cinq cases, le lecteur sourit devant la tête du bouc, son expression et le morceau de jean accroché à sa corne gauche, puis Jesse caché derrière le puits, ensuite à l’abri sous la carriole, l’image improbable du chat faisant tournoyer un lasso, et enfin le chat sur le dos du bouc se cabrant comme au rodéo. En page trente-trois, c’est une nuée de sauterelles qui ravage tout en quatre cases de la largeur de la page : une scène terrifiante dans leur efficacité, accablante dans la dernière case où il ne reste rien des champs. L’artiste aime bien les grandes cases, et il sait aussi raconter avec des structures de pages conçues sur mesure en fonction de la séquence. Celle relative à la qualification au saut en longueur et à la médaille olympique aux deux cents mètres repose sur un découpage à l’échelle des deux planches en vis-à-vis, trois bandes panoramiques contenant chacune trois cases, la première et la dernière étant de taille identique, et celle milieu s’étalant sur la page de gauche et celle de droite. Une composition identique pour les trois cases, une idée visuelle très intelligente pour rendre compte du point de départ, puis de la course de Jesse Owens, puis de la réaction de Hitler.



Décidément, tous les malheurs du monde s’acharnent sur le pauvre Jesse Owens. Le lecteur part avec l’a priori d’une biographie factuelle sur l’un de plus grands champions olympiques du monde. Il apprécie l’idée d’un chat anthropomorphe (tout en conservant sa taille de gros chat), bluesman et narrateur omniscient, qui apporte un commentaire avec du recul sur ce que vit le futur champion. Il comprend qu’il faut y voir un dispositif narratif qui amène des métaphores, une version imagée de la réalité, par exemple quand le chat aspire le venin du serpent. Il se trouve un peu surpris par cette anecdote pour les cinq moins du bébé : étonnant que de tels détails aient survécu au passage des décennies. En fonction de sa capacité d’acceptation, il tique aussi un peu en découvrant que Nat King Cole (1919-1975) et Louis Armstrong (1901-1971) étaient présents au mariage de Jesse Owens. Encore plus fort : une version inédite de l’incendie du zeppelin LZ 129 Hindenburg qui chute sur le stade de Berlin en 1936, ou la coïncidence des causes du décès de Jesse. Une petite vérification en ligne permet de rectifier les faits. Le lecteur comprend alors que le récit amalgame à la fois une reconstitution biographique factuelle et une licence artistique relevant du conte, sensibilité de genre littéraire incarnée dans ce chat Essej Snewo.


Il devient alors patent que l’auteur a choisi de rendre apparentes les conditions de vie pour les afro-américains au travers de son personnage. Le ton gentil et tout public de Essej Snewo permet d’intégrer Jesse Owens aux grandes forces systémiques accablant les citoyens de couleur noire. Et c’est ignoble et monstrueux. Sont ainsi mis en scène : l’esclavage et la cruauté des maîtres traitant les Noirs avec une cruauté pire que s’ils étaient des animaux, le règne de terreur du Ku Klux Klan avec massacres, ravages et lynchages, la ségrégation sous toutes ses formes, y compris après le retour du quadruple médaillé aux jeux olympiques, qui ne peut pas accéder aux hôtels de luxe du fait de sa couleur de peau, le fait que le président Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) ne le remercie pas à son retour, alors qu’il remercie les athlètes blancs. Dans le même temps, la forme de conte constitue une manière de mettre en scène une époque : les bateaux à roue à aube sur le Mississipi, la tornade en Alabama, le blues, la nuée de sauterelles, les prisonniers noirs pour les chaingangs (groupe de prisonniers enchaînés ensemble et contraints d'effectuer des travaux pénibles), les trains de marchandise interminables et les hobos (vagabonds ferroviaires), le pont ferroviaire en bois, les logs (troncs d’arbre acheminés par le fleuve), le football américain, les cirques gigantesques, le métro à Cleveland (construit en 1913), les poutrelles des gratte-ciels, le linge aux fenêtres d’un immeuble à l’autre, la mafia dans le quartier italien et les règlements de compte, les majorettes (Pom-pom girls), le jazz, une parade (ticker-tape parade) à New York avec les bandelettes de papier, etc. Ce récit foisonne d’éléments, comme encore la relation avec le règne animal et son symbolisme (campagnol, jar, serpent, bouc, sauterelles, bisons, putois, éléphants, tigre), ou aussi l’évocation du troisième Reich et sa théorie de la suprématie de la race aryenne, avec Joseph Goebbels (1897-1945), Albert Speer (1905-1981) architecte, Adolf Hitler (1889-1945), Leni Riefenstahl (1902-2003) en train de tourner Les dieux du stade (1938, Olympia).


Il faut peut-être un peu de temps pour que le lecteur s’adapte au parti pris de l’auteur, un récit entre biographie factuelle et conte. Il tombe immédiatement sous le charme de la narration visuelle, à la fois des dessins s’apparentant souvent à des illustrations magnifiques, à la fois dans les plans de prise de vue et les découpages. Il découvre le parcours de l’athlète, mis dans le contexte de l’oppression systémique s’exerçant sur les afro-américains. Splendide.



mercredi 23 juillet 2025

Alef-Thau T04: Le Seigneur des illusions

Comme ça, son corps physique restera en catalepsie, donc vulnérable !


Ce tome fait suite à Les Aventures d'Alef-Thau, tome 3 : Le roi borgne (1986), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1988. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-quatre pages de bande dessinée.


Dans la grande maison de Hogl, Malkouth n’en peut plus d’attendre le retour d’Alef-Thau et elle a décidé de se pendre, ne voyant pas d’autre issue à sa situation. Pour ce faire, elle a attaché une corde à une poutre, elle a fait un nœud coulant qu’elle a déjà passé autour de son cou. Elle resserre le nœud autour de son cou, et elle se prépare à ce qu’on enlève le petit tabouret sous ses pieds. Louroulou lui demande de ne pas faire ça, car Alef-Thau reviendra. Elle lui rétorque sèchement qu’il ne reviendra plus, le satellite l’a avalé pour toujours, de toute façon elle n’a jamais existé à ses yeux. Un autre intervient à son tour, conseillant à la jeune femme d’attendre au moins le retour de Hogl, ça fait des jours qu’il est parti dans les montagnes à la recherche d’un antidote au philtre d’amour. Elle lui retourne qu’aucun philtre d’amour ne pourrai lui faire oublier Alef-Thau. Elle demande que le tabouret soit enlevé. Holibanoum le fait, et elle se balance au bout de la corde. Les petites fées se précipitent et soutiennent son corps, empêchant ainsi que le nœud coulant ne l’asphyxie. C’est le moment où Alef-Thau franchit la porte de la maison, avec son épée dans sa main droite, et un bébé dans le bras gauche. Il coupe vivement la corde et Malkouth chute à terre. Elle lui demande ce que c’est que ce bébé, et comment il se fait qu’il ait un deuxième bras. Il se met à raconter son histoire.



Après que la boule auxiliaire du satellite natal de Diamante ait aspiré Alef-Thau, Diamante et Louroulou, elle a rejoint le satellite et atterrit au milieu d’une grande salle vide. Alef-Thau porte Diamante sur ses épaules, et il sort prudemment de la boule auxiliaire. Un groupe de robots s’approche et attaque Alef-Thau. Celui-ci se défend et en décapite un avec son épée. Un robot a réussi à le déborder, et à passer derrière lui, il récupère le corps de Diamante et s’en va avec. L’affrontement contre les robots se poursuit : Alef-Thau en décapite un autre, Louroulou réussit à en déconnecter un en trifouillant dans ses câbles. Les deux héros partent en courant, et ils parviennent à se cacher sur une poutrelle en hauteur, les trois robots humanoïdes les dépassant sans les voir. Alef-Thau et Loruoulou poursuivent leur avancée dans l’immense bâtiment. Ils voient passer des gnomes poussant des wagonnets, surveillés par d’autres robots, dont un maniant le fouet. Ils décident de suivre les rails, et ils parviennent dans une immense salle. Les robots les repèrent, alors que les deux aventuriers découvrent le corps de Diamante sur un plateau, prête à être incinérée dans un four crématoire. Alef-Thau s’élance pour la sauver. La voix du vieil immortel lui intime de s’arrêter. Le sage se met à parler et il explique ce qui est vraiment en train de se passer.


Une nouvelle phase des aventures de ce héros improbable, né enfant-tronc. Après avoir été manchot, puis borgne, il réapparait en nettement meilleure forme : il a deux bras et deux jambes, mais toujours un seul œil. En cours de tome, il perd à nouveau une jambe qui d’ailleurs était une jambe de bois. Décidément, il y a toujours un prix physique à payer pour les personnages de Jodorowsky… encore que dans ce tome Alef-Thau n’est plus du tout affecté par son état physique. Il avait même été doté d’une longue natte avec une feuille tranchante comme un rasoir à son extrémité, et il n’a pas besoin d’y avoir recours ici. Toutefois d’autres personnages souffrent dans leur chair. Malkouth a soigneusement préparé son suicide par pendaison, les dessins montrant bien la solidité de la corde et de son attache. Ils montrent également qu’elle a décidé d’en finir devant toute la maisonnée, donnant ainsi à son acte une forme de rite public. Diamante subit une transformation tout aussi bizarre que métaphorique. Comme dans les tomes précédents, certains rebondissements semblent sortir du chapeau, avec des conséquences peu importantes. Le corps de Diamante est incinéré, cependant le scénariste informe le lecteur dans les pages précédentes qu’elle va en réchapper, mais dans une autre forme. Est-ce un effet de l’immortalité de Diamante ? Toujours est-il qu’elle renaît sous la forme d’un nouveau-né grandissant trois fois plus vite que le rythme normal de croissance. À nouveau une résurrection dans cette série.



Cette fois encore, le lecteur sent qu’il tourne les pages rapidement, un rythme soutenu, et aussi une histoire rapide. Il ressent que ce rythme découle également de la narration visuelle d’une clarté admirable. Cette première séquence s’avère en fait complexe à mettre en scène : à la fois du fait de la plausibilité à donner au suicide, à la fois du fait du nombre de personnages. En deux pages, le lecteur peut voir la structure de la grande salle (espace libre, mobilier, poutres, forme des vitres), une quinzaine de participants (Malkouth, Louroulou, Holibanoum, une autre demi-douzaine de nains, une demi-douzaine de fées), le lecteur en oublierait presque de remarquer trois chats. Il reste encore de la place pour l’arrivée d’Alef-Thau, avec le nouveau-né. Dès la planche quatre, l’environnement change du tout au tout, avec l’arrivée de la boule auxiliaire sur le satellite, les grands bâtiments de la base sur le satellite, puis les robots. À nouveau, le lieu apparaît clairement, en particulier la taille des bâtiments, le positionnement respectif des différentes salles, la logique de l’acheminement des wagonnets. Puis vient le temps pour les héros de partir à la recherche du mentor Hogl : le lecteur retrouve les sensations de la forêt traversée dans le premier tome, et la clairière des roches mouvantes rappelle les plantes des marais de Hoor-Paar-Kraat dans le tome trois.


L’artiste continue également de donner à voir l’exotisme de ce monde imaginaire, des éléments de Fantasy, pouvant basculer dans la science-fiction. S’il y est sensible, le lecteur peut consacrer une partie de son attention sur l’amure de Malkouth toujours cohérente avec le tome précédent, les petites fées avec leurs petites ailes, les nains différenciés par leurs vêtements, et par les yeux globuleux pour l’un d’eux, l’étrange mobilier en matériaux bruts (essentiellement du bois), la forêt avec ses arbres aux formes étranges pour un effet expressionniste, et le bric-à-brac dans l’atelier de travail d’Alef-Thau. Le dessinateur conçoit des prises de vue très parlantes pour les différentes phases d’affrontement opposant Hogl à Alef Thau pendant une vingtaine de pages. Il s’amuse bien avec le visage démoniaque changeant de Hogl, avec ses transformations corporelles, une sorte de géant difforme, et ses nervis qualifiés de Hombies. Comme anticipé, Alef-Thau utilise à nouveau ses pouvoirs mentaux pour faire apparaître son corps ectoplasmique, un très beau combat contre celui de Hogl en un peu plus d’une page, et des couleurs plus vive pour rendre compte de l’intensité de ces formes et de la confrontation brute entre ces énergies.



Car le lecteur a pris l’habitude de ces moments où un personnage ou deux sortent de leur corps physique pour faire apparaître leur avatar mental, la force de leur esprit. Première des deux occurrences dans ce tome, Alef-Thau crée un bouclier ectoplasmique autour de sa demeure, pour empêcher que les hordes de Hombies d’approcher. Cela semble ne lui demander aucun effort particulier : il interdit l’accès à sa demeure par la seule force de sa volonté, la barrière ectoplasmique pouvant être considérée comme la manifestation physique de son droit de propriété. Deuxième occurrence : l’affrontement entre Hogl et Alef-Thau sur le plan astral, tournant rapidement à l’avantage du premier. Le lecteur peut y voir une métaphore de la relation mentor – élève, du fait que Alef Thau a tiré sa connaissance des leçons de son maître, qu’il a fait le choix de relire tous ses livres (Cette décision incroyable de contre-attaque quand il déclare que pour lutter, il va lire). Cela semble sous-entendre que les capacités du héros restent toutes entières contenues dans celle de Hogl, qu’il n’a pas encore acquis assez d’expérience par lui-même pour en savoir plus ou différemment.


D’un côté, le lecteur peut trouver qu’il s’agit d’une aventure rondement menée, avec une intrigue un peu décompressée, faisant la part belle à l’action, et à l’exotisme de la Fantasy et de la Science-fiction. D’un autre côté, il peut continuer à lire cette série comme une quête initiatique, et spirituelle : le héros acquérant un peu plus de sagesse à chaque épreuve, en même temps que son intégrité physique évolue. Il peut aussi s’interroger sur le titre de ce tome qui rompt avec la progression des trois premiers : L’enfant-tronc, Le prince manchot, Le roi borgne. Le présent titre, Le seigneur des illusions, attire son attention sur une remarque déjà présente dans le tome précédent, et répétée dans celui-ci : Alef-Thau explique à Diamante qu’il est une illusion, comme tout ce qui est sur cette planète, un monde d’illusions créé par le satellite dans le seul but de la mettre à l’épreuve. Avec cette idée en tête, le lecteur s’interroge sur la réalité de ce qu’il lit, sur ce qu’il doit prendre pour argent comptant, et sur ce qui n’est qu’illusion, un monde virtuel qui se trouve dans l’esprit de Diamante, ou peut-être encore dans la conscience d’un autre personnage… en tout cas dans l’imagination du scénariste et du dessinateur.


Un récit d’aventure mené tambour battant dans un monde de Fantasy mâtiné de Science-fiction, avec une narration visuelle limpide et gracieuse. Une quête aussi bien physique que spirituelle, des jeux d’esprit qui vont sûrement au-delà de ce qui se trouve sur chaque planche. Ensorcelant.