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jeudi 28 décembre 2023

Idée. Sa naissance, sa vie, sa mort

Ce n’est pas la première fois que le graveur belge fait de la littérature à coup de burin.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1920. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Lola Lafon, écrivaine, chanteuse, compositrice et une féministe libertaire. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Un cinéma de papier, constituée de Donner suite (la situation de l’auteur quand il réalise ce récit), Fiat lux (un résumé succinct de l’histoire et l’utilisation de la simultanéité dans une même image), Semer à tout vent (la publication en France puis en Allemagne de l’ouvrage), L’instant critique (la réaction de Romain Rolland, Paul Colin, Pierre Jean, Luc Durtain), Sur vos écrans (l’adaptation en dessin animée par l’auteur et le réalisateur tchèque Berthold Bartosch, avec une bande originale d’Arthur Honegger). Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du quatrième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois).


L’auteur est installé à sa table de travail dépourvue de tout outil, un regard courroucé excédé par sa page blanche. Soudain un éclair semble lui traverser l’esprit, son corps se raidissant, et il jette ses bras en l’air. Une Idée sort de son esprit, sous la forme d’une jeune femme nue d’une vingtaine de centimètres de hauteur. L’auteur la prend dans ses mains et elle se tient debout sur sa table de travail, alors qu’il rayonne de contentement. Tellement touché, il la serre tendrement dans ses bras, rasséréné par la simple existence de cette Idée. Une fois sa sérénité revenue, il la repose sur sa table de travail et il joint les mains devant en elle en sienne de remerciement. En retour, elle lui fait un signe de la main droite. Il prend alors une enveloppe et elle y prend place, toujours nue. L’auteur ferme l’enveloppe, pleure de soulagement ou de contentement, et il remet l’enveloppe maintenant scellée à un messager.



L’employé du service postal avance dans la rue, tenant la lettre à la main, celle-ci irradiant, attisant la curiosité des passants, certains se prosternant même à son passage. L’enveloppe, irradiant toujours, est déposée sur une table devant un homme curieux, dans une pièce bondée d’hommes tous aussi impatients de savoir ce qu’elle recèle. La jeune femme, l’Idée, sort de l’enveloppe de sa propre volonté, semant la panique parmi les personnes présentes, effrayées par cette apparition. Elle s’assoit sur le rebord de la table, les jambes dans le vide, alors que derrière elle deux hommes s’approchent en tenant devant eux une grande pièce de tissu rectangulaire. Les autres ont retrouvé un semblant de courage et les regardent faire.


Avec ce tome, Frans Masereel continue dans la veine conceptuelle : cette fois-ci, l’auteur n’est pas le personnage principal de son histoire, mais une idée qui lui est venue, ou qu’il a engendrée. Elle s’incarne littéralement dans le corps bien proportionné d’une femme mais présentant une taille plus petite que la normale. Elle est le plus souvent dans le plus simple appareil : une des facettes de cette métaphore, l’idée ne pouvant pas être atténuée ou travestie par un vêtement, sa force étant trop intense pour pouvoir être diminuée ou masquée. Elle n’est vêtue que dans treize illustrations et elle apparaît véritablement obscène quand elle relève le bas de sa robe pour révéler son pubis dans quatre autres planches, alors que sa nudité ne comporte ni érotisme ni pornographie quand elle est totale. C’est Idée ne se montre ni aguicheuse, séductrice, mais sa vérité nue attire l’attention, fascine les hommes autour d’elle. D’ailleurs le lecteur finit par remarquer qu’elle ne rencontre que des hommes, jamais de femme, sans qu’il soit possible de déterminer pour quelle raison. Il s’agit forcément d’un choix fait sciemment, sans que la motivation n’apparaisse clairement. Il n’y a pas de concupiscence hypocrite ou malsaine, mais c’est une histoire d’hommes, sauf pour l’idée qui est une femme.



S’il a déjà lu un ouvrage de Frans Masereel, le lecteur retrouve tout ce qui en fait la spécificité et la force graphique. Une histoire racontée à raison d’une image par page, sans aucun mot. Ce créateur réalise d’abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d’un dessin préparatoire détaillé à l’encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d’une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d’être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. Généralement il grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l’aide d’un burin, d’une gouge, d’un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. Le dessin gravé est l’image inversée de celle dessinée, l’artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images aux traits de contour assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion variable. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux.


S’il n’en a pas pris conscience par lui-même, le lecteur découvre dans les commentaires du dossier réalisé par Samuel Dégardin que pour la première fois l’artiste a commencé à réunir dans un même bois, en une seule image, différents personnages, différentes situations et même des idées différentes. Cela ne saute pas forcément aux yeux de prime abord. En y prêtant une attention particulière, le lecteur habitué aux bandes dessinées repère des cases correspondant à cette spécification. Par exemple, dans le vingt-troisième bois, il voit effectivement Idée revêtue d’une simple robe blanche marcher dans la rue, avec son halo étoilé autour de la tête, un groupe de trois hommes en train de discuter sur le trottoir d’en face sans faire attention à elle, un homme assis à sa table de travail visible par la fenêtre, et en arrière-plan un groupe d’une demi-douzaine de personnes en train de faire la fête, il y a bien différents personnages, différentes situations et différentes idées (l’Idée délaissée, la joie de la fête, la solitude de l’individu, la familiarité du quotidien). Dans le trentième bois, l’Idée est représentée deux fois, ce qui correspond à deux moments successifs : quand elle dit au revoir à un prisonnier et quand elle se met devant lui alors qu’il est attaché au poteau d’exécution avec un bandeau sur les yeux. Pour le reste, les caractéristiques graphiques restent identiques : des traits de contour assez épais, une représentation simplifiée parfois proche de l’art naïf, un niveau de détails assez élevé, une forte densité d’informations visuelles, sauf quand l’artiste joue sur la symbolique comme dans la séquence d’ouverture avec le corps de l’auteur irradiant littéralement. Le ratio entre espaces noirs et espaces blancs est en faveur des premiers donnant une sensation de poids, de forte consistance à chaque illustration.



Le récit se déroule de manière linéaire : l’auteur ou le créateur en panne sèche voit l’inspiration le frapper sous la forme métaphorique d’un éclair, une Idée apparaît sous la forme d’une femme nue, et elle se propage dans la nature, passant par différents stades. Le lecteur peut approcher ce récit comme une métaphore sur la création : une fois que l’idée est exprimée par un créateur (ou peut-être une fois qu’elle s’exprime par lui), elle devient autonome et se répand sans que l’auteur n’y puisse rien. Elle commence par être accueillie par la peur de la nouveauté chez ceux qui la reçoivent, par être rejetée, parée d’habits classiques pour neutraliser tout ce qu’elle a d’innovant, pour circonscrire toute possibilité de changement, ou tout risque de changement. Elle se révèle dans toute sa crudité. Elle s’incruste dans quelques individus qui sont à leur tour rejetés par la société normative et réactionnaire. Par différents mécanismes, elle continue de faire son chemin, puis elle se reproduit et se diffuse. Des décennies avant que le concept ne soit formulé, Masereel illustre le développement autonome d’un mème et sa capacité à grandir comme un organisme vivant, la création ayant échappé à son auteur, ayant été interprétée par ceux qui l’ont reçu, avec crainte, avec des faux sens et des contre-sens. Le lecteur peut également approcher ce récit comme une métaphore de la diffusion de la connaissance, voire de la vérité. Les individus peuvent toujours essayer de l’étouffer, de la rejeter, de la travestir, de l’annihiler par tous les moyens imaginables, elle finira toujours par resurgir et s’imposer. Jusqu’à son sort ultime, dans une séquence finale où le pragmatisme triomphe, et aussi une forme cynisme très moderne mêlant l’issue de chaque forme de vie au phénomène de flux.


Un roman graphique d’une force visuelle épatante, qui ne fait pas son âge, pour un propos à la fois très incarné, à la fois conceptuel sur la naissance, la vie et la mort d’une idée. La narration visuelle de Frans Masereel reste limpide après toutes ces décennies écoulées, le lecteur comprenant immédiatement chaque image, chaque lien logique de l’une à l’autre, l‘histoire étant parfaitement intelligible, sans risque d’interprétation. Le propos est ambitieux, à la fois sous l’angle de la création d’une œuvre qui se propage de manière autonome, à la fois sous l’angle d’une vérité qui s’impose quelles que soient les efforts déployés pour s’y opposer ou pour la dévoyer. Limpide et implacable.



mercredi 27 décembre 2023

L'Incroyable histoire du sexe livre 1 : en Occident

Le nouement de l'aiguillette


Ce tome est le premier d’un diptyque : Une histoire du sexe (2017), suivi par L'Incroyable histoire du sexe livre 2 : de l'Afrique à l'Asie (2020). Son édition en ‎intégrale date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Brenot (psychiatre, anthropologue, thérapeute de couple) pour le scénario, par Laetitia Coryn (bédéiste) pour les dessins. Les dialogues ont été coécrits par les deux. La mise en couleur a été réalisée par Isabelle Lebeau. La première partie compte cent quatre-vingt-deux pages de bande dessinée, et la seconde cent-cinquante-six pages.


Origines - L’histoire de la sexualité humaine commence il y a très longtemps dans les forêts de l’Afrique de l’Est, cette région qui a donné naissance aux humains, et où vivent encore aujourd’hui ses cousins, les chimpanzés. Il y a deux millions d’années, un petit groupe d’hominidés s’aventurent hors de la forêt de ses ancêtres pour amorcer la grande aventure humaine. Ils s’installent près des points d’eau, notamment au Tchad et dans la vallée du Rift qui balafre l’est africain du nord au sud, aujourd’hui de l’Éthiopie au Zimbabwe. Ces hominidés ressemblent déjà beaucoup à l’être humain. Leur silhouette commence à se redresser et, signe de modernité, ils marchent sur leurs deux pieds. Et tout cela en à peine quelques millions d’années. De plus petite taille que nous, ils ont encore des attributs qui rappellent l’origine : leur pilosité est toujours présente, sauf sur la face où apparaissent des traits que l’on qualifierait aujourd’hui d’humains. Quatre grandes innovations vont signer le passage à la sexualité des humains. Un : la disparition de l’œstrus, désormais on peut faire l’amour toute l’année. Deux : la disparition de l’os pénien, désormais l’homme peut bander sans tuteur, plus besoin d’os, son pénis est plus grand, plus gros, plus fort, plus solide. Trois : l’invention du sentiment amoureux qui deviendra la grande préoccupation de l’humanité. Quatre, mais en négatif : la domination masculine et l‘asservissement des femelles marqueront profondément l’humanité jusqu’à la période contemporaine.



Babylone, l’amour libre - Isthar est le prototype de la déesse de l’Amour. Aphrodite en Grèce et Vénus à Rome en seront la continuité. Ishtar avait de très nombreux et beaux amants qui ne pouvaient résister à ses charmes. Elle avait tous les hommes qu’elle voulait… sauf un : Gilgamesh, roi d’Uruk dont tout le monde vantait les exploits. Mais quand elle le supplia de devenir son amant, Gilgamesh la repoussa avec dédain. Il faut dire qu’Ishtar avait transformé un de ses prétendants en grenouille après qu’il lui eut touché le sexe. Furieuse d’être éconduite, Ishtar supplia Aru, le dieu du Ciel, de créer un animal invincible, le taureau céleste, qu’elle envoya à Uruk. Gilgamesh le prit par les cornes et, avec un couteau, les lui enleva, tandis que son ami Enkidu le prit par la queue et lui arracha le sexe. Les deux amis se lavèrent les mains dans l’Euphrate et furent acclamés par le peuple. Ishtar, la Dame du ciel, voulait aussi devenir la maîtresse des Enfers. Elle pénétra dans ce lieu où régnait Ereshkigal, sa sœur et son ennemie jurée. Elle passa ainsi sept portes et perdit, à chacune d’elles, un attribut. Elle se retrouva donc nue devant Ereshkigal qui, avec les sept juges des Enfers, la condamna à mort. La disparition d’Ishtar, déesse de la Fécondité et de l’Amour, provoqua sur Terre un cataclysme, un arrêt de la vie et de la reproduction. Ce qui effraya les dieux, qui la ramenèrent à la vie. C’est ainsi que le retour d’Ishtar est fêté chaque année au printemps par le mariage-accouplement du dieu Enki et de la déesse Ishtar et, par procuration, du roi et d’une prêtresse.


Le mot Sexe recelant plusieurs significations, le texte de la quatrième de couverture permet de se faire une idée plus précise du sujet de l’ouvrage : l’histoire de la sexualité à travers les âges. Il comprend douze chapitres intitulés : Origines - Babylone, l’amour libre - Égypte, l’égalitaire - Grèce, le panthéon de l’amour - Rome, grandeur et décadence - Moyen âge, Enfer et Paradis - Renaissance, le peintre et son modèle - M la maudite - Les lumières, répression et libertinage - XIXe siècle, culs serrés et prostitution - XXe siècle, libération sexuelle ? - XXIe siècle, sexavenir. En outre, le titre de l’ouvrage précise que les auteurs se focalisent sur l’Occident. Les auteurs débutent avec l’avènement de l’homo sapiens, et ses quatre grandes innovations qui vont signer le passage à la sexualité des humains : la disparition de, la disparition de l’os pénien, l’invention du sentiment amoureux, la domination masculine et l‘asservissement des femelles. L’exposé suit le développement culturel de l’Occident en passant successivement par les civilisations babylonienne, égyptienne, grecque et romaine. Cela permet au lecteur de les voir sous l’aspect des relations sexuelles entre citoyens, avec des idéaux incarnés par les panthéons de divinités aux comportements et donc aux injonctions parfois contradictoires entre eux, et la mise en avant du savoir des médecins égyptiens qui était très avancé en matière de gynécologie et de tout ce qui a trait à la fécondité, induisant une libération partielle des femmes, et une société plus libre.



Les auteurs présentent donc l’histoire de la sexualité à travers les âges en se focalisant sur la France. Au fil des chapitres, le lecteur constate que la lecture s’avère facile et agréable, preuve d’un travail de conception développé et sophistiqué, évitant les impressions de gavage d’informations, ou de ton encyclopédique impersonnel. Il suffit d’examiner n’importe lequel des douze chapitres pour se faire une idée de la diversité des points de vue adoptés, en relation avec le sujet de la sexualité. Par exemple, le chapitre sept est consacré à la Renaissance, avec le sous-titre de Le peintre et son modèle, et il se compose de plusieurs sous-chapitres d’une ou deux pages. Les dames galantes : il évoque un texte de Brantôme (Pierre de Bourdeilles, vers 1537–1614) qui parlent de certaines femmes de la noblesse qui ne supportaient pas la domination masculine. Adultère et mariage d’amour : comment ces derniers changent la relation entre compagnons masculins, l’épouse devenant une compagne. C’est également l’occasion de relater un rite populaire punissant l’adultère : la course, les deux condamnés, la femme et son amant, devant courir nus à travers le village (variante croustillante : dans certaines régions, la femme tire son partenaire par une corde attachée aux parties génitales). Révolution artistique : Les artistes rivalisent de talent pour mettre en valeur les appâts féminins. La nudité devient source d’inspiration pour Botticelli, Cranach, Raphaël, Rubens… Les Henri mignons et vert-galant : Henri III et ses mignons, Henri IV et ses frasques sexuelles. Léonard, Michel-Ange et le sexe : des relations homosexuelles, Salaï et Francesco Melzi pour l’un, Tommaso del Cavalieri pour l’autre. Le préservatif : une invention de l’anatomiste italien Gabriel Fallope (1523-1562), celui qui a donné son nom aux trompes. Les tribunaux de l’impuissance : une femme pouvait accuser son époux d’impuissance, ce qui lui permettait d’annuler un mariage arrangé peu enthousiasmant. Répression : le pape met en place la censure, chaque livre devant être soumis à l’autorisation de l’archevêché, et en 1599, un jésuite espagnol, le père Tomás Sánchez publie ses questions sur le saint sacrement du mariage, ouvrage monumental qui décrit, classe, répertorie, discute tout ce qui est possible en matière de luxure entre hommes et femmes (ce qui en fait un véritable catalogue pornographique).


Alors bien sûr, la narration visuelle vient aérer l’exposé, intègre des éléments humoristiques et prend en charge les descriptions, les mises en scène. Le tout rend l’ouvrage beaucoup plus vivant. L’artiste réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif, un peu simplifié, avec des exagérations comiques quand le moment ou la séquence s’y prête. En cela, elle se montre parfaitement en phase avec le texte qui ménage ses respirations humoristiques, attestant d’une coordination étudiée entre scénariste et dessinatrice. Laetitia Coryn donne à voir chaque époque, avec des éléments concrets qui vont au-delà de décors prêts à l’emploi, intégrant des éléments spécifiques pour chaque époque, et pas uniquement ceux tombant sous le sens. Ainsi, le lecteur peut aussi bien avoir un aperçu général de Babylone, que des Égyptiens en train de dresser un obélisque, Héloïse et Abélard en train de s’écrire, une femme se livrer au nouement de l’aiguillette, le marquis de Sade emprisonné, ou encore le pape rager contre la commercialisation des premières pilules contraceptives. Elle humanise ainsi les propos tenus, faisant apparaître les différentes formes d’oppression et de répression systémiques, sans oublier les rapports sexuels et le plaisir afférent. Elle représente la nudité sans fausse pudeur, sans verser non plus dans des représentations pornographiques, ni gros plan, ni performance physique. Les auteurs utilisent des anachronismes avec une malice certaine et un à-propos pénétrant, en particulier pour mettre en lumière le décalage entre une pratique ou une loi, et la liberté de l’individu dans la société occidentale contemporaine.



Au fil des chapitres, le lecteur prend conscience qu’ils ne sont pas tous conçus et construits de la même manière. Par exemple, parfois, l’exposé va effectuer le comparatif du comportement des gens du peuple avec celui des nobles (ces derniers ne s’embarrassant pas de respecter la loi). En corollaire, cela permet des points de vue très diversifiés car chaque chapitre contient un ou deux angles de vue inédits dans les autres : différents contextes historique, culturel, sociologique, scientifique, religieux, de classe, et même relatif à l’évolution de la conception du sentiment amoureux. Au final cela constitue un tout qui donne une vision holistique du sujet. Le lecteur relève également que les auteurs ne restent pas neutres : il est question de patriarcat et de répression, de cantonner la femme dans un rôle restrictif, de la liberté sexuelle des hommes, et de celles de puissants, de revendications des femmes pour aller vers une égalité. Ces remarques découlent de manière organique d’un principe naturel qui est celui du plaisir sexuel, du plaisir féminin placé sur un plan d’égalité avec celui masculin, et de l’évolution de la société traditionnelle à la une société moderne avec l’apparition apparaît du sujet décidant de sa trajectoire de vie, indépendamment de la famille et du groupe. Le changement est radical, une révolution.


Le lecteur ressort de ce premier tome en ayant bénéficié d’un voyage généreux et édifiant, un historique sur les relations sexuelles dans la société au fil des siècles, abordant le sujet sous de nombreux angles, aussi bien par un savoir construit que par des anecdotes. La narration visuelle met le lecteur en situation, que ce soit par la description de l’époque et de son environnement, ou par les réactions des individus, humanisant les propos au travers d’individus, avec des remarques et des mises en scène parfois humoristiques, conçues conjointement par le scénariste et l’artiste. Une impressionnante réussite.



mardi 26 décembre 2023

Marshal Bass T10 Hell Paso

C’est bien beau d’être charmant, mais ça ne sert à rien si on n’a pas de jugeote, Appleby.


Ce tome fait suite à Marshal Bass T09: Texas Rangers (2023) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit de la seconde partie d’un diptyque. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Anubis pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Avril 1878, de nuit dans un camp militaire de campagne, un homme est traîné par deux soldats avec un mouchoir pour se protéger la bouche. Il se défend qu’ils n’ont pas le droit de faire, car il n’a rien fait de mal. Les soldats l’amènent jusque devant la bouche d’un canon et l’attachent de telle sorte que son tronc soit collé à ladite bouche. À l’aide d’un porte-voix, le lieutenant Appleby s’adresse aux habitants du village d’El Paso à quelques dizaines de mètres de distance. Il les informe qu’un de leurs concitoyens a été capturé alors qu’il essayait de passer outre le corridor de sûreté établi par l’armée des États-Unis. Pour cela la cour martiale l’a condamné à une exécution sommaire. L’ordre de tir sera donné par le major Philip Penn. Dans la foule au loin, un homme au visage masqué par le rebord de son chapeau serre les dents et répète le nom de famille du major. Ce dernier donne l’ordre de tirer en abaissant son sabre. Le prisonnier est coupé en deux par le boulet, les deux moitiés séparées retombant au sol. Le major lâche un rire de satisfaction.



À Dryheave en Arizona, grand-père Thomas, surnommé Tom, déambule tranquillement dans la rue. Il croise Jake et son frère Joshua, deux de ses petits-enfants, avec un air sombre et regardant jalousement un groupe de garçons en train de jouer au baseball. Il leur demande ce qui se passe. Ils expliquent que les autres ne veulent pas jouer avec des bâtards. Le grand-père leur pose une petite question sur le métier du père de Barney Ellis, celui qui les a rembarrés, puis leur suggère une répartie. Jake et son frère retournent pour demander à jouer et font comme Thomas leur a dit : Barney accepte qu’ils jouent. Thomas poursuit son chemin et passe devant Homer en lui demandant s’il a ce dont ils avaient parlé : pas encore, du coup Thomas lui met la pression. Puis il passe devant le magasin général de Delilah Bass et la salue, ainsi que Cleopatra et Bathsheba. Cette dernière regarde Bathsheba et lui demande s’il y a des soucis. Son interlocutrice répond que pas vraiment, tout le monde a l’air d’apprécier son père, et il est étonnamment bon envers les garçons. En réponse à une question, elle indique qu’il ne touche pas les filles. Et elle continue : il n’a jamais été comme ça. Tout ce qui a toujours vraiment compté pour lui, c’est l’argent. Cleopatra continue en demandant si Bathsheba a des nouvelles de River.


Le lecteur avait laissé River Bass en proie à une crise aigüe de remise en question violente sur lui-même, ses motivations morales et l’espèce d’homme qu’il est. Il avait également découvert la couverture de ce dixième tome au dos du précédent : une situation à laquelle on ne survit pas. Très malins, les auteurs commencent par une exécution sommaire avec ce déchiquetage en deux par un boulet tiré à bout portant. Impossible de s’en sortir ! Encore un peu plus taquins, ils continuent avec une séquence à Dryheave au cours de laquelle le grand-père, c’est-à-dire le beau-père de River Bass, se montre bienveillant envers les enfants, pendant cinq pages. Il faut attendre la page onze pour retrouver le personnage principal, et encore dans la dernière case. Le lecteur tourne la page et dès la treizième retour à Dryheave alors que Cleopatra demande si elle n’aurait pas un boulot pour son fils David qui a perdu un œil dans Marshal Bass T06: Los Lobos (2021). Puis retour au marshal pour onze pages, et retour à Dryheave. Le lecteur fait le compte : River Bass apparaît dans vingt-sept planches sur cinquante-quatre, la moitié. Il en déduit que l’histoire que voulait raconter les auteurs ne tenait pas dans un seul album, mais qu’elle ne suffisait pas pour en faire deux. Aussi, ils mettent à profit leur confiance dans le potentiel de leur série pour intercaler des séquences développant des personnages connexes comme le grand-père et David, afin de préparer les tomes à venir.



Comme dans tous les tomes, les auteurs consacrent deux pages à un dessin en double page, ici les pages quarante-deux et quarante-trois, et l’objet est une scène de liesse dans le saloon de Dame Cleopatra, alors que l’un des fils de Bathsheba et River Bass se donne à fond à l’harmonica sur la scène, avec un guitariste, un bassiste et un pianiste à l’accompagnement et deux danseuses. Une image de plaisir très communicatif. Ce tome comporte lui aussi son lot de scènes ou d’images marquantes : l’exécution au boulet bien sûr (quelle boucherie barbare), River Bass prenant son repas dans un restaurant mais à une table isolée et à l’extérieur (le racisme restant vivace), les six rangers faisant un massacre, une belle vue sur les tentes et l’enclos à cheval du camp militaire, Cleopatra soumettant un jeune garçon à la tentation, River Bass avançant de dos sur une route boueuse vers une ville semblant déserte, les boulets s’abattant arbitrairement dans la ville, un fleuve en crue charriant de la boue, une charge héroïque menant les cavaliers à une mort assurée, etc.


En outre, le lecteur ressent une forte empathie avec certains personnages, par l’expression de leur visage ou leur langage corporel. Il éprouve la force de la détresse de l’habitant d’El Paso qui a voulu s’échapper et qui se retrouve aux mains de deux soldats, contraint par la force physique, sans plus aucune liberté, en totale panique, l’horreur s’y mêlant quand il comprend le moyen par lequel il va inexorablement être exécuté. Il compatit avec les deux fils de Bethsheba qui ont été exclus du jeu de baseball, et même avec le fils du marchand de whisky qui impose sa volonté aux autres garçons par sa force implicite et qui doit céder au chantage sur la réputation de son père. Il fond devant les expressions qui passent sur le visage de David, le fils aîné de Bass, alors qu’il est soumis à la tentation par Dame Cleopatra, devant sacrifier ce qui lui tient le plus à cœur. Le lecteur prend également conscience qu’il scrute le visage, moins expressif, de Marshal Bass pour se faire une idée de son état d’esprit : résigné à manger dehors, amusé par la demande d’aide de Hare et la manière dont il l’exprime, blasé en anticipant les réactions des Texas Rangers dans l’histoire que lui raconte Hare, très conscient que les soldats du major Penn peuvent l’abattre d’une balle dans le dos alors qu’il s’éloigne de leur camp en marchant, etc. D’un autre côté, il éprouve immédiatement un sentiment de rejet et de dégout pour Philip Penn et son sourire de contentement à la suite de l’exécution par boulet du fuyard, un sentiment de défiance un tantinet craintif à l’encontre du grand-père manipulateur, une forme de mépris devant le regard fuyant de Hare, un sentiment de découragement en voyant les visages fermés des Texas Rangers recourant à la force dès qu’ils sont contrariés. Dans le même temps l’expressivité de ces individus génère une telle intensité dans l’empathie qu’il les comprend et sent sourdre une pointe de pitié envers eux, incapables d’avoir le dessus sur leurs émotions négatives.



D’un côté, les auteurs apportent une fin satisfaisante à leur intrigue principale, celle de River Bass, comme à leur habitude. Ils intègrent le colonel Terrence B. Helena, ce qui permet d’avoir son point de vue sur le recrutement des Texas Rangers (le capitaine Dexter Miller, Bullock & Hare, Jacinto Juarez & Woodrow Watson, Gabriel surnommé le fantôme, William Joseph Beatty surnommé Topeka Kid), et sur la valeur morale de River Bass, avec une mise à l’épreuve séance tenante. Pour une fois, la conclusion du récit semble un peu moins noire, et sa nature permet de relativiser un chouia celle d’un ou deux tomes précédents, en particulier le trois. En même temps, il ressent une forte appréhension pour la suite, que ce soit le sentiment de solitude de Bathsheba Bass, ou la possibilité que Hope, l’enfant recueillie par Doc Moon, soit toujours porteuse de maladies. Dans la seconde moitié du récit, les auteurs construisent leur narration avec une alternance rapide entre le règlement de compte à (He)El Paso et le premier concert de David Bass, une forme de contrepoint. Le lecteur comprend qu’il s’agit d’une mise en parallèle pour l’amener à comparer les deux situations entre elles. D’un côté, River Bass traversant une crise de doute sur ses valeurs et sa moralité ; de l’autre son fils David qui acquiert la certitude (absolue, à son âge) de sa vocation. D’un côté, un homme de loi qui sanctionne les criminels souvent en les tuant ; de l’autre un tout jeune adolescent qui partage sa joie de vivre aux adultes grâce à un mode d’expression artistique. Dans les deux cas, l’un et l’autre sont très conscients de ce à quoi ils ont renoncé pour leur vocation.


Hors de question de rater la seconde moitié de ce diptyque, encore moins avec une telle couverture. Les auteurs mènent à son terme la comparaison entre River Bass et les Texas Rangers, ainsi que leurs motivations, dans leurs ressemblances et leur différence. Un vrai Western toujours noir, avec des conflits armés, et des personnages complexes. Attention : ce tome contient peut-être une trace d’optimisme.



lundi 25 décembre 2023

Une nuit avec toi

À part utiliser et séduire les mecs, tu n’es capable de rien.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Maran Hrachyan, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-soixante-deux pages de bande dessinée.


Un animateur est en train de présenter un numéro de l’émission télévisuelle Faites entrer le coupable, concernant un tueur : Denis Palmier, jeune homme beau, séduisant, habillé soigneusement, un homme qui sait plaire aux femmes. Selon la police, cet homme a violé 22 femmes, dont 15 tuées et dépecées. C’était il y a plus de 20 ans, entre 1991 et 1997. Les femmes avaient toutes entre 20 et 35 ans et toujours le même profil ; grandes, fines, cheveux bruns. Abandonnant les corps dans des locaux poubelles, il en gagna son surnom : Dépeceur de poubelles ! Il est accusé de viols, de meurtres avec préméditation, et d’outrages à cadavres. Jugé en décembre 2001, il est condamné à la prison à perpétuité. Mais remontons le temps : le 25 juin 1992, la concierge d’un immeuble parisien, en sortant les poubelles, aperçoit un sac suspect, déchiré et laissant échapper du sang. Elle y fait une découverte macabre : une main humaine. Terrifiée, elle appelle la police. Les enquêteurs découvrent le corps d’une femme, coupé en morceaux et distribué dans différents sacs. Les morceaux sont sectionnés au couteau et à la scie. En ouvrant le sac, elle a vu une main et du sang partout ! Elle a hurlé pour appeler son mari. Elle était terrifiée, elle n’a pas… Pendant cette partie de l’émission, à Paris en 2018, Brune, une jeune étudiante de vingt-cinq ans, s’est maquillée et habillée pour sortir. Elle éteint son ordinateur qui diffusait l’émission. Elle sort de son appartement, habillée d’un jean, de sandales et d’un haut à manche courte, avec son sac à main et un sac avec un cadeau pour la soirée.



Brune se rend à la soirée à pied. Elle passe devant un groupe de quatre jeunes hommes sur le trottoir. L’un d’eux s’adresse à elle, en lui disant qu’elle est mignonne comme tout. Elle les dépasse en sentant leurs regards dans son dos, en train de détailler ses chaussures, son sac à main, son postérieur. Elle jette un coup d’œil en arrière. Elle arrive à la soirée qui se tient dans un appartement parisien, à l’étage. Elle salue Matisse qui lui ouvre la porte. Une quinzaine d’invités qui sont en train de papoter, certains avec une bière, d’autres en train de se rouler une clope, ou de flirter. Elle rejoint deux copines et l’une d’elle raconte un de ses rencarts, un homme rencontré sur Tinder, plutôt mignon, mais il ne parlait que de lui. Au cours de la conversation, il lui montre ses photographies de vacances en Corse. À un moment, il part à la cuisine pour chercher un truc à boire et elle en profite pour passer rapidement les photos. Elle tombe sur des vidéos porno trop chelous filmés avec son portable, puis des vidéos hardcore. C’était tellement chelou qu’elle a eu peur. Du coup, elle s’est barrée en disant qu’elle allait acheter du vin. Alex Dubois vient les saluer, répond qu’il a l’appli Tinder mais qu’il n’y va pas souvent, car il préfère les vraies rencontres.


Le début donne le ton : l’histoire d’un violeur et tueur en série, dans une émission anxiogène, le poids du regard de quatre jeunes hommes sur une femme dans la rue, une histoire de rendez-vous Tinder un peu glauque. Brune Fleury accepte bien volontiers de se faire raccompagner chez elle en voiture par Alex, mais il décide d’aller se garer chez lui, plutôt que de la déposer en bas de chez elle. La page neuf est dépourvue de mots et place le lecteur dans une vue subjective depuis le regard d’un de ces hommes : un regard sur les chaussures, puis sur la bretelle du sac à main, puis sur la manière dont Brune ne tient que la bretelle pour éviter que le sac ne ballote, puis sur son postérieur. L’intention est claire : une potentielle agression pour la détrousser, et un regard pour jauger son potentiel physique au lit. À bien y penser, il n’y a eu factuellement que l’apostrophe non sollicitée : Hé mademoiselle, vous êtes mignonne comme tout ! Mais aussi, l’émission sur le violeur en série et la présence de quatre mâles apparemment désœuvrés pèsent consciemment ou inconsciemment sur l’esprit de la jeune femme. Ou encore un homme qui marche derrière elle, la suivant dans la station de métro, la main dans la poche. Le lecteur assimile ces dangers implicitement, sans qu’ils ne soient dits.



C’est même une caractéristique de la narration de l’autrice : cinquante-quatre pages dépourvues de texte, de tout mot. Ce mode de narration visuelle silencieuse provoque automatiquement la participation du lecteur, la formulation de cause à effet d’une case à l’autre, de suite logique, et engendre rapidement des supputations. En fonction de son état d’esprit, il fait des suppositions. Par exemple, ces onze cases de la page neuf qui détaille le dos de la silhouette de Brune : s’agit-il d’une intention d’agression de l’un des hommes, ou s’agit-il du ressenti de Brune indépendamment de leurs intentions réelles ? Dans un cas comme dans l’autre, cela produit un effet anxiogène. Du coup, quand son copain Alex décide d’aller garer sa voiture dans son parking, plutôt que de déposer Brune en bas de chez elle, c’est sûr que ce n’est pas normal, d’autant plus que la discussion se tarit. En outre la radio diffuse un autre numéro de Faites entrer le coupable, l’histoire de Marc Fischer, qui a violé Lilianne Bissonnet, puis lui a asséné treize coups de couteau. C’est sûr qu’il va se produire un drame, une agression physique, un acte sexuel non consenti. Alex a forcément une idée derrière la tête.


La narration visuelle s’avère très agréable : aérée, avec une économie de texte, sept dessins en pleine page, un double page. L’artiste utilise des cases sagement rectangulaires, disposées en bande, faisant varier leur nombre en fonction de l’importance qu’elle souhaite donner à une action, ou à un simple geste, à un regard, à un objet, à un paysage. La première page commence avec huit cases de la même taille, disposée en quatre bandes de deux pour évoquer le cadrage de l’écran de télévision, ou d’ordinateur en l’occurrence. Page suivante : quatre cases de la largeur de la page pour mettre en valeur les gestes délicats de Brune se maquillant, d’abord les cils, puis les lèvres. Le nombre de cases peut varier de deux, hors les dessins en pleine page, à dix, avec l’utilisation régulière d’une page construite sur trois bandes de deux cases. Les dessins sont réalisés au crayon, puis habillés avec des couleurs réalisées à l’infographie. L’artiste donne plus de consistance à la plupart des surfaces avec des ombrages et des textures légères au crayon, tout en conservant une lisibilité parfaite. Elle dessine des personnages normaux, en bonne santé, sans être d’une beauté particulière. Elle s’attarde régulièrement sur les regards, le lecteur ne pouvant alors pas s’empêcher de se demander ce que pense le personnage, quel est son état d’esprit, en particulier celui de Brune, souvent indéchiffrable. Elle réalise de nombreuses planches ou cases mémorables : le regard en vue subjective des hommes dans la rue, l’appartement très propre d’Alex, la reprographie de la couverture de Patrick Dewaere: À part ça la vie est belle (2021) par Hrachyan et Laurent-Frédéric Bollée qu’Alex prête à Brune, les gestes déplacés et timides d’Alex, la dalle des Olympiades dans le treizième arrondissement de Paris, la voiture qui roule plusieurs cases durant pour s’éloigner de Paris, le regard d’une chouette dans un arbre la nuit, le sourire chaste et timide de Brune, etc.



Le lecteur se retrouve ainsi dans un état d’inquiétude qui monte progressivement, se demandant s’il sur-interprète des petits riens insignifiants, ou si au contraire il ne prend pas la mesure de ce qui est train de se passer. Il essaye de se faire une idée en se fixant sur les réactions de Brune, mais celle-ci est une jeune femme calme et posée, s’exprimant avec peu de mots, n’extériorisant que peu ses émotions. Dans l’instant et avec le recul, il s’avère très difficile de savoir ce qu’elle ressent, et elle réagit le plus souvent avec calme et posément. D’un côté, elle est rebutée par les avances insistantes d’Alex, puis d’un autre jeune homme qui voient tous les deux en elle une partenaire sexuelle. Le second lui indique même explicitement qu’il ne croit pas en l’amitié entre un homme et une femme. Ça n’existe pas. D’un autre côté, il dit encore qu’il estime qu’elle l’a bien cherché, et que ça n’arrive qu’à elle, comme si quelque chose de conscient ou d’inconscient dans le comportement de Brune pourrait être interprété comme des signaux de disponibilité sexuelle. Le lecteur se retrouve devant une autre ambiguïté avec une nouvelle émission de Faites entrer le coupable, cette fois-ci sur des meurtres commis par une femme, avec la façon sensationnaliste de présenter les faits, comme si elle appartenait à la même engeance que les violeurs et tueurs en série. Mais pour avoir vu les faits se dérouler, le lecteur a bien constaté qu’il n’est pas possible de les mettre sur le même plan, que ce n’est pas comparable, ce qui emporte sa conviction sur les responsabilités des uns et des autres dans ce qu’il vient de lire.


Harcèlement de rue ou simple remarque en passant, séduction féminine passive ou comportement masculin harceleur : l’autrice joue admirablement avec les ambiguïtés en s’appuyant sur une narration à forte composante visuelle, conduisant ainsi le lecteur à s’interroger. Il perçoit Brune comme une victime potentielle, et pourtant les faits ne vont pas dans ce sens. La conclusion rétablit les faits et les responsabilités, levant ainsi le doute sur le comportement d’Alex Dubois, de Pacôme Gérard Kulakowski et de Brune Fleury, et sur leur responsabilité personnelle. Éclairant.



jeudi 21 décembre 2023

Conquistador T02

Et Txlaka sourit car les dieux chérissent la douleur des mortels.


Ce tome est le deuxième d’une tétralogie formant une histoire complète ; il fait suite à Conquistador, tome 1 (2012). Sa première édition date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Xavier pour les dessins et Jean-Jacques Chagnaud pour les couleurs. Il s’agit de la même équipe de créateurs qui a réalisé la série en huit tomes : Croisade parus de 2007 et 2014. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Hernando del Royo se tient devant un petit feu de camp dans la jungle, seul. Il repense aux événements de ces derniers jours. Il n’a pas succombé. Il avait des compagnons, de vaillants compagnons. Ils se sont bien battus. Ensemble, ils ont emporté quelques pièces précieuses appartenant au trésor des Aztèques. Leur fuite avait été bien préparée mais à un coude du fleuve, alors qu’ils prenaient quelques repos, des Otomis sont sortis de la jungle, l’arme au poing. Oui, c’étaient de vaillants compagnons. De vrais soldats. Qui résistent… et savent se replier si nécessaire. Est-il possible que cette fuite ait duré tant de jours ? Est-il possible qu’ils aient tant souffert… Et que d’épreuves subies… Les chutes d’Hueva qui ont failli les engloutir. L’embuscade aux abords de Quilpa. Les fièvres qui règnent sur les berges du rio Grijalva. Les feux allumés alors qu’ils tentaient de traverser la cité lacustre d’Athanoc. Jusqu’à cette dernière confrontation où tout a basculé…



Les membres de l’équipe ayant pillé le trésor de Moctezuma II se trouvent dans la jungle autour d’un feu de camp : la capitaine Catalina Guerero, le guerrier Marto Marces Burro, le prêtre Cristoval, le second Bartolomé Gomes et Hernando del Royo, Sauterelle et Tzilli s’étant momentanément éloignés. La capitaine explique que dans deux jours, ils rejoindront le capitaine Ramirez qui les attend à la pointe du Rio Guateros. Ce sera la fin de la mission : ils ont ordre de livrer le trésor à Ramirez. Le trésor et l’amulette que del Royo porte sur lui. Ce dernier répond qu’il garde l’amulette. Burro lui demande à quoi elle ressemble, ils ont le droit de savoir. Del Royo tente de leur expliquer, espérant peut-être soulager sa conscience : c’est une racine, une racine de l’Oqtal. Il était déjà trop tard pour soulager sa conscience : dès le premier jour de leur fuite, alors qu’il guettait un moment pour s’éloigner de ses compagnons, il avait ouvert l’étui qui contenait l’amulette. Celle-ci était composé de trois racines liées entre elles. Poussé par une force irrésistible, sans même comprendre pourquoi, il a avalé une de ces racines. Un jus noir a coulé de sa bouche. Son père le lui répétait souvent : l’homme n’est qu’un jouet aux mains du diable. Une douleur foudroyante lui a broyé la poitrine. Et les eaux du fleuve, pendant quelques instants, ont revêtu une couleur pourpre, sanglante. Depuis, la douleur ne l’a pas quitté. Elle le ronge, remplit un vide qui ne cesse de grandir en lui. Le pire, c’est qu’il doit lutter de toutes ses forces pour ne pas avaler une autre racine.


Après un premier tome bien troussé racontant un casse dans le trésor des Aztèques à Tenochtitlan, le lecteur sait déjà qu’il va suivre Hernando del Royo dans la jungle, et que tous ses compagnons vont y laisser leur peau, ce qui diminue d’autant la tension dramatique générée par cette facette du récit. Au cours de ce deuxième tome, il découvre donc la suite de la fuite périlleuse dans la jungle et les circonstances fatales coûtant la vie aux uns et aux autres, l’intrigue rejoignant le temps présent de la scène d’ouverture du premier tome, et la dépassant. L’enjeu est vite rappelé : rejoindre le campement du capitaine Ramirez et lui remettre le trésor de Moctezuma. La petite équipe doit affronter les attaques des Otomis qui sont à leur trousse. Grâce à une capacité inattendue, del Royo peut percevoir ce qui se déroule à Veracruz : Hernán Cortés et ses soldats sont arrivés dans la ville et Cortès va rendre compte à Pánfilo de Narváez de sa conquête au nom du roi d’Espagne, et se justifier de ses actes. Le scénariste conserve l’ancrage de son récit dans une réalité historique, en 1520. Dans le même temps, il dispose d’assez de liberté pour accommoder la réalité historique à sa sauce, que ce soit sur le déroulement réel de l’attaque des forces de Narváez, ou l’introduction d’un personnage comme Oczu, prêtre de Moctezuma à Tenochtitlan.



Le lecteur commence donc par retrouver Hernando Del Royo, seul, se lamentant sur le sort de ses compagnons disparus, le temps de deux cases de la largeur de la page. Dans la première, il constate que le dessinateur s’est contenté d’un visage de profil en gros plan occupant un peu moins de la moitié de la case sur la gauche, et un camaïeu réalisé par le coloriste sur la partie droite. La deuxième case comporte plus d’informations visuelles dessinées et encrées. Ayant eu son attention ainsi attirée sur ce type de cases, il se fait la remarque qu’elles sont en nombre significatif tout du long du récit, et dans le même temps la narration visuelle ne semble pas pauvre. S’il en a le goût, il remarque que dessinateur et coloriste se complémentent avec une grande habileté et une coordination parfaite. Ainsi dans la première case, le camaïeu semble mêler des teintes gris brun pour la nuit avec une légère teinte de jaune. Dans la case en dessous, les nuances jaunes prennent sens : il s’agit de la lumière atténuée par la fumée du feu. Dans la planche cinq, l’artiste joue avec des aplats de noir pointillistes, évoquant la nuit noire, au-delà de la clarté du feu, et à nouveau un camaïeu brun gris, avec des nuances de jaune plus ou moins légères en fonction de l’éloignement avec le feu. Ce positionnement fluctuant entre rappel d’un élément figuratif et glissement vers des impressions est mis en œuvre tout du long, venant nourrir les cases en fonction de la densité d’informations représentées sous forme de contour détouré, avec un dosage parfait. Le coloriste utilise également d’autres effets : des teintes brun rouge pour un cours d’eau, évoquant le sang, des nuances d’une même teinte pour ajouter un modelé sur des surfaces détourées soulignant ainsi les reliefs, à quelques reprises la mise en couleur d’une onomatopée pour un bruitage l’associant ainsi à un autre élément dessiné ou à une émotion, le rappel d’un élément sans contour encré comme les arbres en arrière-plan, des raies de couleurs pour évoquer le motif des plis du tissu d’un tente, etc. Cette répartition entre éléments dessinés et camaïeux atteint un niveau remarquable, discrète et sophistiquée au point que le lecteur ne s’en aperçoit pas, la densité d’informations visuelles (dessins + couleurs) conservant un niveau identique quelle que soit la répartition, la qualité de l’immersion ne faiblissant jamais.


A priori, l’intrigue semble se cantonner à seulement deux types de localisation : la jungle, ou une ville, soit Tenochtitlan, soit Veracruz. Pourtant, la narration visuelle s’avère diversifiée et riche. Certes, le lecteur se retrouve à plusieurs reprises dans la verdure de la jungle, entre éléments concrets et rendu impressionniste, et il bénéficie également de magnifiques visuels inattendus. Cela commence par cette composition en double page, une vue de paysage de la jungle : une chute d’eau, un arbre au premier plan, une vision de la canopée à plusieurs centaines de mètres de distance, les montagnes dans le brouillard au loin, un vol d’oiseaux indistincts à grande distance, et un vol de perroquets colorés au premier plan, superbe. Vient ensuite la découverte d’un ancien temple abandonné depuis des décennies, avec des sculptures et des statues particulièrement sinistres. Puis en planche treize, le lecteur se retrouve face à un monstre dessiné en pleine page, Oqtal, avec une onomatopée très comics, ce qui lui fait penser à une version horrifique de Swamp Thing. Quelques pages plus loin, Hernando del Royo gagne des capacités surnaturelles, lui permettant de se déplacer à une vitesse plus importante que la normale dans la jungle et de tuer avec une efficacité redoutable, avec à nouveau une discrète saveur superhéros de comics. Puis c’est au tour de Burro de se lancer dans le combat, maniant sauvagement deux épées, dans une page découpée en cinq cases de la largeur de la page, une scène évoquant Conan dans sa furie guerrière. L’artiste met à profit les possibilités de découpage d’une planche pour donner une identité de mise en scène spécifique à chaque séquence : cases de la largeur de la page, cases de la hauteur de la page, agencement en bandes traditionnelles, cases en insert, etc.



Le lecteur se retrouve emporté par la narration visuelle, l’intrigue se trouvant quasiment reléguée au second plan. La folie de conquête d’Hernán Cortés induit des conséquences sur ses hommes, sur les Aztèques et les Otomis, Les individus ne peuvent que subir et essayer de s’adapter pour minimiser les répercussions, souvent sans prise sur des événements arbitraires. Le guerrier Burro se trouve enfermé dans son rôle, sans échappatoire possible. La quête spirituelle de frère Cristoval se heurte à une culture qu’il ne comprend pas. Le scénariste reprend l’un des thèmes de sa série Croisade avec le même artiste : le personnage principal constate que personne ne peut vaincre les légendes qui font un peuple, un continent, un mythe. En parallèle, le prêtre aztèque se retrouve contraint d’agir en conformité avec ses croyances, ce qui le conduit à une issue tout aussi fatale que celle de frère Cristoval. Hernán Cortés et Pánfilo de Narváez ne peuvent s’extraire de la logique militaire qui est la leur. Même le comportement des deux jeunes gens, Itzilli et Sauterelle, est dicté par l’entrain de leur âge. Une seule personne parvient à échapper à un destin tout tracé conditionné par son histoire socio-culturelle, parce qu’il a fait la démarche consciente de transgresser les règles de sa condition d’Espagnol, et celles de la culture aztèque.


Avec la lecture du premier tome, le lecteur pensait s’être engagé dans une série bien troussée et un peu prévisible dans le respect des conventions de genre, une aventure d’exploration historique et de guerre de conquête, le scénariste ayant en plus révélé dès la première page, le destin des pilleurs. Il succombe au charme de ce deuxième tome dès la première scène, grâce à l’incroyable équilibre visuel de chaque case entre dessins et couleurs, et le dynamisme de la composition des pages. Il savoure les deux touches comics parfaitement assimilées et adaptées à une BD franco-belge. Il se sent confortablement installé dans une histoire dont la direction générale s’avère facile à anticiper, tout en savourant les surprises, de petites libertés avec l’Histoire, et des thématiques inattendues.



mercredi 20 décembre 2023

La déflagration des buissons

Mais comment profiter du moment présent sans rien partager à personne ?


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, racontée sous la forme d’un roman-photo. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Julie Chapallaz. Les principaux personnages sont interprétés par Xavier d’Almeida, Marie Nora, Ya, Coralie Léguevaque, Yvan Schwab, et les ours Georg, Kupa, King et Zoé du parc animalier Juraparc. Les bûcheronnes sont interprétées par Sylvia Faleni, Kyoko Murayama, Jeanne Macaigne, Élodie Hurée, Dorota Kleszcz, Coralie Léguevaque, Lucia Clavino. Neuf autres personnes font de la figuration. Le récit compte deux-cent dix-neuf pages de roman-photo.


Edgar, un jeune homme, est allongé sur son canapé, les yeux clos, portant ses lunettes à monture ronde et rouge. Il rêve d’une comète qui s’abat sur Terre. Le choc de l’impact le réveille en sursaut. La lumière de l’ampoule nue brille. L’écran du téléviseur est empli de neige. Il s’assit sur son séant et se demande où il est. Il ne se souvient de rien, si ce n’est de son prénom. Il se lève et ouvre la porte devant lui : elle donne sur une chambre avec deux lits jumeaux, sur la table de nuit un guide de l’astronomie, un exemplaire de L’île au trésor, une fusée en plastique et un morceau de roche, froid comme du métal. Edgar le prend et le sert dans sa main. Il passe dans la pièce d’à côté : la chambre des parents. Il y a des photographies punaisées au mur : des jumeaux en trottinette, un bord de mer, autant d’images qui lui procurent une sensation de déjà-vu. À certains endroits, le mur présente une tâche plus claire : il manque des photographies. Edgar se place devant la fenêtre et il se dit qu’il y a peut-être d’autres personnes qui collectent des objets comme lui. Il aimerait bien pouvoir les rencontrer. Le sommeil le reprend, comme pour les nombreux habitants de cette ville.



Chapitre un : le réveil d’Edgar. Edgar est assis sur un banc face à la mer, une vieille dame assise à côté de lui en train de tricoter. Ils échangent quelques paroles. Il ne se sent pas bien ; elle compatit car on s’ennuie à mourir ici. Il ne sait pas où ils sont, il ne sait pas qui il est. Elle lui conseille de profiter du moment présent, ce qu’il ne sait pas comment faire sans personne avec qui le partager. Elle-même se retrouve avec son tricot qu’elle fait et qu’elle défait. Ce n’est pas parce qu’elle est une mémé qu’elle doit tricoter d’ailleurs. Elle voudrait vivre à fond et brûler la chandelle par les deux bouts. Vivre brièvement mais furieusement, lancée à trois cents kilomètres à l’heure, sur la route de la corniche. Au lieu d’attendre dans cette éternité qui se rétrécit. Heureusement la mer efface ses mauvaises pensées. Edgar s’est rendormi et il se réveille dans un appartement qu’il ne connaît pas. Une femme tenant un sac plastique sonne à la porte et il va ouvrir. Il ouvre, elle s’excuse d’être en retard, par pure convention car elle ne sait ni où elle est, ni avec qui. Il l’invite à rentrer et lui offre un verre d’eau. Elle déverse le contenu de son sac plastique sur la table : c’est toute sa vie. N’est-elle qu’une suite d’objets énigmatiques qui lui rappellent vaguement quelque chose ?


L’éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos qui ont tous comme particularité de sortir de l’ordinaire, et de n’entretenir qu’un rapport de forme avec ceux qui firent les beaux jours du magazine Nous Deux. Celui-ci défie également les attentes du lecteur. Ça commence dès le titre énigmatique et l’illustration de couverture tout aussi cryptique. Une autre caractéristique déroutante apparaît dès la première page : le parti pris de la colorisation artificielle. L’artiste n’a conservé aucune couleur naturelle. La première page a été repassée dans des teintes bleu-gris, avec une nuance violette prenant de l’importance dans les pages suivantes de cette introduction. La silhouette d’Edgar devient d’un bleu un peu plus clair dans le premier chapitre, ce qui fait qu’il ressort un peu plus par rapport à ce qui l’entoure comme s’il était plus vivant. Le deuxième chapitre, intitulé Edgar et la forêt, vire vers des teintes vert sombre pour attester de l’environnement forestier. Quant à lui, Edgar vire à une teinte rose un peu sale après avoir rencontré le groupe de bûcheronne. Le lecteur est pris par surprise par la page cent-onze qui baigne dans un rouge foncé, en rapport direct avec l’activité décrite. L’intérieur de la cabane du Doc présente une palette plus importante de couleurs différentes. La teinte rouge revient pour les pages deux-cent-huit et deux-cent-neuf, l’activité étant de même nature que page cent-onze.



Le lecteur peut avoir besoin d’un peu de temps pour s’adapter à ce choix esthétique de mise en couleur. En revanche, il constate que l’autrice utilise les caractéristiques de la bande dessinée pour la narration visuelle. Les photographies sont disposées comme des cases de BD, le plus souvent rectangulaires et disposées en bande. L’artiste varie le découpage de la planche en fonction de la séquence, elle joue également sur le nombre de cases par planche. Elle utilise des cases de taille variée, parfois de la largeur de la page, parfois de la hauteur de la page. Il y a quelques photographies qui occupent toute une page, et le nombre de cases peut monter jusqu’à douze sur une seule page. Lors de quelques séquences particulières, elle joue sur la forme des cases : des trapèzes pour les pages soixante-six à soixante-dix, avec une très belle composition sur deux pages à la fin pour accompagner la chute d’un arbre. Le lecteur retient également la composition des pages quatre-vingt-seize et quatre-vingt-dix-sept : une case circulaire au milieu, et des cases radiales tout autour. Elle arrondit les angles des bordures de case pour indiquer qu’une séquence se déroule dans le passé ou est de nature onirique. Les personnages s’expriment dans des phylactères. Le lecteur se rend compte de temps à autre que l’artiste utilise des collages pour des effets spéciaux, et qu’elle ajoute parfois un élément bricolé avec des outils numériques sur une photographie. Il en découle une sensation étrange, en décalage avec l’effet classique d’une photographie reproduisant le réel sous un angle donné : un effet onirique légèrement éloigné du réel.


L’intrigue apparaît rapidement : une sorte d’épidémie de sommeil qui fait que toute la population dort en continu ou presque, avec quelques individus qui parviennent à regagner conscience pour des périodes limitées. Edgar, le personnage principal, ne se souvient plus de sa vie, mais il éprouve la conviction d’avoir eu un frère jumeau et il essaye de le retrouver. Trouvant un moyen très artisanal de rester conscient, il fait la rencontre de la femme au sac plastique, puis de Max et de ses fourmis, ce dernier lui conseillant de sortir de la ville. Dans la forêt, il fait la connaissance d’un groupe de sept bûcheronnes, puis de celui qu’elles appellent Doc, un individu lui aussi très singulier pratiquant l’art de la Dendrochronologie. Le lecteur se laisse emporter par la balade d’Edgar, sans bien savoir où cela peut le mener. Il comprend que le récit présente une forme d’anticipation avec cette maladie généralisée du sommeil, sur laquelle l’autrice ne dit rien. Il comprend également des éléments de type fantastique comme un ours doté de conscience et parlant, ou des fourmis et des sangsues aux vertus psychotropes, avec deux collages en pleine page, page cent et cent-un.



Le lecteur se laisse porter par cette situation extraordinaire, l’impression de s’immerger dans une histoire entre rêve et réalité. Il cale son comportement à celui d’Edgar en acceptant les choses comme elles viennent, sans s’interroger sur le pourquoi ou le comment. Il aborde chaque rencontre avec l’esprit ouvert, sans idée préconçue, ce qui le rend également réceptif aux images à la poésie inattendue : un homme endormi dans une laverie automatique avec son slip sur la tête, la présence d’une K7 audio, des livres dans une librairie, avec une liste d’auteurs hétéroclites Alain Aslan (1930-2014, Alain Gourdon), Charles Bukowski (1920-1994), Michel Tournier (1924-2016), Ernst Zurcher (1951-), Michel Pastoureau (19487-), une fourmilière géante entourée de cierges dans une église, une bûcheronne se vantant de la taille de sa chatte avec un geste obscène, un ghettoblaster, un usage peu orthodoxe de la dendrochronologie, une femme avec des lanières de cuir en guise de sous-vêtements, etc. Dans le même temps, ces éléments hétéroclites et insolites sont propices à des remarques générant d’étranges résonnances. Ces êtres humains endormis, font-ils des personnages conscients des êtres éveillés ? Edgar est à la recherche d’Arthur, son frère jumeau disparu, peut-être un autre lui-même, peut-être son avatar éveillé ? Max semble n’être qu’un doux dingue avec sa fourmilière millénaire, et dans le même temps il est également parvenu à rester réveillé, la fin justifie-t-elle les moyens ? Les bûcheronnes estiment que l’avenir de l’humanité passe par l’abattage de tous les arbres présents sur Terre, en opposition totale avec les angoisses environnementales du temps présent. Un ours doté de conscience veut retrouver sa place de roi du règne animal en éliminant les hommes ou en prenant leur place. 


Le roman-photo constitue un moyen d’expression, fortement connoté par son succès dans le genre très particulier de la romance. Il peut également permettre de raconter d’autres types d’histoire, d’autres fictions de genre. Ici, le lecteur plonge dans un récit d’anticipation mâtiné de fantastique. L’autrice travaille les images leur donnant un caractère artificiel par la colorisation, l’emploi de collage, pour une balade dans un monde endormi où les gens éveillés sont pour le moins singuliers. Étrange.



mardi 19 décembre 2023

Africa Dreams T02 Dix volontaires sont arrivés enchaînés

Et comme me disait mon père, c’est à armes égales qu’il fallait se battre contre les hypocrites.


Ce tome est le deuxième d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Africa Dreams 1 L’Ombre du Roi (2010) qu’il faut avoir lu avant. Sa parution originale date de 2012. Il a été coscénarisé par Maryse & François Charles, dessiné et mis en couleurs par Frédéric Bihel. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


En 1897, dans le port d’Anvers, un navire décharge sa cargaison pour l’État indépendant du Congo, l’entreprise qui exploite les ressources de ce pays. Il s’agit de nombreuses caisses contenant des chaînes. L’opération est inspectée par Edmund Dene Morel, un employé de l’entreprise britannique Elder Dempster. Il est observé à la dérobée depuis les fenêtres d’un bureau, par monsieur Stuurewagen, haut dirigeant de l’EIC. Ce dernier interroge son assistant : qui est vraiment ce Morel et pourquoi Liverpool l’a choisi malgré sa jeunesse ? Le secrétaire répond : son employeur a toute confiance en Morel et l’envoie régulièrement pour contrôler le chargement et le déchargement des vapeurs qui font le Congo. Stuurewagen décide de le recevoir dans son bureau. Il lui demande si tout va comme il veut. Morel répond qu’il est étonné. Elder Dempster reçoit du caoutchouc et de l’ivoire, envoie des soldats et des armes pour maintenir l’ordre, et aussi des chaînes. À quoi servent les chaînes ? Son interlocuteur essaye de détourner son attention en lui suggérant qu’il pourrait prétendre à un poste plus en rapport avec ses compétences, un poste qui lui permettrait de rester plus souvent auprès des siens en Angleterre, et qui doublerait son salaire.



Au Congo belge, Niundo avait accepté d’accompagner Paul Delisle, jeune missionnaire, jusqu’au nord-ouest du lac Tanganyika où se trouvait Kibanga, la mission des Pères Blancs d’Alger. Puis, ne désirant pas rencontrer les démons blancs, il s’en était retourné vers la plantation M’Bayo. La mission vivait en complète autarcie. Son potager, ses champs de maïs, de sorgho et de tabac, son élevage de poules et de bétail, en faisaient un des établissements les plus prospères de la région. Paul se présente au père Camille, et se confesse quelques temps après. Le père l’admoneste : il ne comprend pas comment Paul peut calomnier leur ordre et leur roi. Le jeune missionnaire a été appelé par le Seigneur pour évangéliser les sauvages d’Afrique et non pour critiquer les méthodes employées par la Force Publique. Le père Camille continue : les nègres sont de race inférieure et Paul sait comme lui qu’ils sont paresseux, indolents, chapardeurs, retors, sans aucune morale. En un mot, ce sont des païens indignes de confiance. Certains d’entre eux pratiquent encore le cannibalisme, c’est tout dire ! Le père lui pardonne et l’absout de ses péchés, mais il faudra que Paul prie beaucoup et faire jeûne pour retrouver la pureté de son âme. Ils sortent dans la cour, au grand soleil. Le père Camille accueille une expédition qui est de retour. Deroo, le responsable de l’expédition rend compte : beaucoup de pertes cette fois, près des trois quarts des enfants africains sont morts, les fièvres, un trajet pénible semé d’embûches.


Une superbe illustration en pleine page pour ouvrir ce récit : une vue en élévation d’un quai du port d’Anvers, la capitainerie, les grues en train de débarquer le chargement, les charrettes à cheval venant prendre les caisses, les cargos amarrés, les voiliers, un navire avec son bateau pilote, quelques mouettes ou goélands. Au fil des séquences, l’artiste consacre du temps à composer des images mémorables. Le bureau principal de l’EIC avec son parquet, ses tentures ses grandes vitres, ses pupitres avec des registres, un poêle à charbon au centre, une maquette de trois-mâts, des tableaux accrochés au mur dont un du roi Léopold II, le lecteur prend le temps parcourir toute la pièce du regard. Le bureau de monsieur Stuurtewagen dispose de sa propre décoration, avec des meubles plus luxueux, une grande carte murale du Congo, une pendulette, un coffre-fort, un fauteuil cuir, des statuettes africaines, une lampe de bureau ouvragée, etc. L’artiste compose également de magnifiques paysages, par exemple la première vision du Congo, au bord du fleuve avec un ciel allant de l’ocre au gris et des rives verdoyantes, en fort contraste avec la grisaille du port d’Anvers dans la page précédente. La représentation de l’intérieur des serres royales de Bruxelles coupe le souffle par leur hauteur. Le lecteur se dit qu’il aurait bien accompagné à vélo le roi Léopold se rendant en tricycle adulte chez son amante la baronne de Vaughan, parcourant la promenade le long de la plage et de l’océan à Ostende. Il savoure également la chaleur de l’éclairage artificiel des Folies Bergères à Paris.



L’artiste semble avoir gagné en confiance par rapport au premier tome avec une narration visuelle disposant de découpages très équilibrés, entre les moments descriptifs, les moments focalisés sur les personnages en gros plan, et les moments d’atmosphère. L’histoire continue de se focaliser sur l’exploitation du peuple congolais par le gouvernement du roi des Belges, une main d’œuvre bon marché réduite au travaux forcés, un euphémisme pour un esclavage de la pire espèce. Le dosage des éléments visuels et la conception des plans de prise de vue racontent admirablement bien chaque moment en fonction de sa nature. En planches seize et dix-sept, l’artiste montre d’abord les consignes du roi Léopold II pour améliorer la production et limiter les investissements, des images dans les serres royales, et l’évocation des travaux de voies de chemin de fer au Congo, puis il montre un pont métallique franchissant une rivière, les ouvriers pelletant dans de petits wagonnets, de type Deauville, à flanc de montagne et enfin la locomotive qui progresse tirant lesdits wagonnets, répondant au modèle réduit dans la page en vis-à-vis, se trouvant dans les serres. Les scénaristes consacrent également des passages à Paul Delisle : l’artiste réalise une planche dépouillée, avec des camaïeux reprenant les couleurs de la chapelle, quand il se confesse au père Camille, focalisant ainsi l’attention du lecteur sur ce qui joue dans l’esprit des deux hommes. Plus loin, le lecteur partage la détresse du frère Lucien-Marie entamant une relation amicale avec Paul, une forme de souffrance émotionnelle dans le regard. À Ostende, le lecteur n’en croit pas ses yeux en découvrant la lueur égrillarde dans le regard du roi Léopold quand son secrétaire mentionne son rendez-vous avec la baronne de Vaughan. Il sent les larmes lui monter aux yeux quand il voit Roger Casement avec le regard embué, ne pouvant émettre aucune objection au spectacle des chefs de tribus des environs et de leur famille, contraints et forcés de danser pour lui, sous peine qu’ils soient affreusement punis. Régulièrement, le lecteur se sent emporté par une atmosphère particulière : la lumière grise du port d’Anvers au-dessus de la Mer du Nord, l’horreur de l’eau teintée de sang du fleuve Congo après qu’un hippopotame ait été abattu, la douceur d’une forêt du pays de Galle, celle d’un feu de cheminée dans un appartement de Londres. L’agitation de la mer d’Irlande au large du port de Liverpool. La majesté d’un vieil éléphant, réduit à une petite silhouette dans un paysage embrumé d’Afrique.


La narration visuelle apporte une identité très particulière à cette reconstitution historique de la colonisation du Congo belge. Les auteurs ont construit leur récit en une quinzaine de séquences, dont celles mettant en scène le frère Paul Delisle qui continue de découvrir l’étendue des atrocités commises par les colons, ainsi que des personnages historiques. Le lecteur retrouve le roi Léopold II qui est mis en scène comme le décideur responsable de cette exploitation où seul compte le profit capitaliste. Il découvre Edmund Dene Morel (1873-1924, écrivain et journaliste), Roger Casement (1864-1916, diplomate britannique au Congo), et le révérend William Henry Sheppard (1865-1927), missionnaire presbytérien, américain de l’Alabama. Par ces trois hommes, et certainement d’autres dans la réalité historique, les exactions commises par la Force Publique et par les autorités belges au Congo commencent à être portées à la connaissance du grand public.



Les époux Charles se sont basés sur une quarantaine d’ouvrages pour relater le mode d’exploitation des ressources du Congo belge (importation d’ivoire et de caoutchouc, les gisements de cuivre à ciel ouvert, et peut-être d’or), les responsabilités de Léopold II (1835-1909) dans cette politique de colonisation, les mécanismes de décision permettant aux entreprises d’exploiter la main d’œuvre sur place, de piller les ressources, de faire fonctionner l’exportation, d’importer les produits nécessaires au Congo belge, un banquier s’extasiant auprès du roi des Belges d’un taux de 700% de bénéfices annuels. En parallèle, Paul Delisle assiste, et parfois participe à l’esclavage de la population africaine, faute de savoir dans quelle situation il se trouve, appartenant à une mission. D’un côté se trouvent des individus engagés dans une entreprise capitaliste, faisant de leur mieux pour satisfaire leurs commanditaires, pour se montrer efficaces avec les moyens que le système met à leur disposition. De l’autre côté, des individus ne se sentent pas légitimés par le système pour considérer les peuples autochtones comme des êtres humains de seconde zone. Il leur est alors impossible de concilier la souffrance humaine avec les diktats capitalistes, avec un objectif de profit à tout prix, en particulier au prix de vies humaines.


Le premier tome commençait par l’émerveillement d’un enfant visitant le musée royal de l’Afrique centrale, de Tervuren en 1960, pour ensuite raconter cette colonisation avec des yeux d’adulte. Ce deuxième tome commence par transporter le lecteur dans chaque lieu, auprès de personnages incarnés, montrant clairement les situations et les actions, avec une narration visuelle d’une qualité exceptionnelle. Progressivement, le lecteur voit se cristalliser l’horreur ressentie par plusieurs occidentaux de la société civile qui alertent petit à petit l’opinion publique. Formidable.