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jeudi 30 novembre 2023

Mon livre d'heures

Ils ne le dompteront pas.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de deux pages, écrite par Jacques Tardi, accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface rédigée par Samuel Degardin, intitulée Portrait de l’artiste et son double, un article d’une page de Martin de Halleux (De l’encre de Chine au bois gravé), un autre sur les détails (un œil au centre d’un triangle), un dossier photographique de seize pages sur l’auteur, une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du deuxième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d’un homme (1918).


Le train arrive en gare et l’homme agite le bras par la fenêtre, alors que s’échappe quelques petits nuages de vapeur. Le train est arrivé en gare, les voyageurs descendent, certains se précipitent dans les bras de membres de leur famille pour des retrouvailles. L’homme descend tranquillement, le dernier à sortir de son wagon. En remontant le quai, il prend le temps de s’arrêter pour examiner une des grandes roues de la locomotive à moitié cachée par un jet de vapeur. À la sortie de la gare, il se retrouve au milieu de la foule, des hommes portant tous un chapeau, alors que lui se trouve nue tête, des hommes marchant rapidement, alors que lui se tient immobile en train d’observer. Il traverse la rue et il se retrouve au milieu de la chaussée, alors que les automobiles passent de chaque côté. À nouveau il se tient immobile en observant. Il continue sa déambulation et il se retrouve dans un autre quartier : plus de femmes, toutes portant un couvre-chef, et quelques hommes eux aussi en chapeau. Il continue encore et se retrouve à l’arrière d’un petit groupe en train d’écouter un homme qui fait un discours en pointant du doigt.



L’homme continue à marcher et il se retrouve à longer une parcelle dans laquelle s’active les ouvriers sur un gros chantier, avec des grues et des échafaudages, un moteur à vapeur actionnant une machine-outil. Un peu plus loin, le calme est revenu : l’homme longe un long mur de clôture aveugle, derrière lequel se trouve des pavillons, et un peu derrière une grande cheminée d’usine. Cette fois-ci, il s’arrête devant des grandes roues mues par un moteur, avec des courroies les reliant entre elles : il semble s’interroger sur leur fonction. Il décide de parcourir la rue suivante en courant, à nouveau un mur aveugle derrière lequel se trouve une grande halle abritant une usine. Il passe maintenant devant les guichets d’une banque et il touche le bras d’un pickpocket en train de subtiliser le portefeuille d’un homme réalisant un paiement au guichet.


S’il a déjà lu 25 images de la passion d’un homme, le lecteur sait à quoi s’attendre, sinon il découvre une œuvre au format original. Le créateur réalise des dessins sur des blocs de bois, par xylographie, et l’ouvrage présente une image par page, sans aucun mot. La lecture s’avère rapide et facile : des dessins assimilables et compréhensibles au premier coup d’œil dans un noir & blanc très contrasté, autant de situations différentes avec un passage du temps fluctuant entre deux cases, soit un bref instant, soit plusieurs jours, semaines ou mois. Les dessins présentent de grosses masses noires, des traits de contours épais, une description simplifiée avec un bon niveau de détails. Le personnage principal est un homme qui n’est jamais nommé et qui est présent dans chacune des images. Cet homme est aisément repérable dans chaque case, soit parce qu’il est tout seul ou seulement avec une autre personne, mais également du fait de sa grande taille, de sa silhouette élancée, ou par de l’absence de port de chapeau, à de rares occasions par la continuité de son activité d’une page à l’autre. Comparé à 25 images de la passion d’un homme, il s’agit à la fois d’une fresque de plus grande ampleur emmenant le personnage dans d’autres pays, à la fois un peu plus réduite puisque le récit commence avec l’arrivée de l’homme dans la grande ville, et pas à partir de sa conception et de sa naissance.



La narration présente une forme très particulière : un dessin par page, aucun mot, du noir & blanc. La suite d’images forme bien une histoire, avec une intrigue (cette phase de la vie du personnage principal), une chronologie linéaire, et des liens de cause à effet ou de succession temporelle évidents. La qualité de la reprographie impressionne par sa netteté. Les aplats de noirs et les traits de contour forment des masses épaisses, aux bords parfois irréguliers, parfois bien nets et droits quand il s’agit de structures métalliques. Dans son introduction, Jacques Tardi met en avant les caractéristiques suivantes : Masereel met en scène, en utilisant toutes les ressources et les codes visuels nécessaires à l’évocation expressionniste de la ville bruyante, des quartiers ouvriers, des intérieurs divers, de la foule de la rue, et aussi les tourments intimes du personnage qu’il incarne. Il court, se moque, s’épuise, rit et pleure. Désespoir et colère s’expriment tour à tour. Partir à la campagne, faire du patin à glace, aller au théâtre, acheter un chou-fleur sur le marché et le faire cuire dans cuisine, boire, jouer de l’accordéon, danser, grimper au sommet du mât de cocagne, labourer un champ, participer à une réunion syndicale, s’informer s’instruire de la réalité sociale, des luttes ouvrières, ne pas être dupe, partager avec ses semblables… désillusion amoureuse, une autre femme, et la mort au bout de cette nouvelle aventure. Oublier, voyager, rentrer, boire, refuser de porter les armes, refuser la médaille, montrer son cul à un ecclésiastique et mourir au milieu des tournesols, le cœur brisé, la tête dans les étoiles !


Le lecteur n’apprendra rien du passé du personnage qu’il est tenté de prénommer Frans, supposant qu’il exprime la vision du monde que l’auteur peut avoir. Il arrive en ville et se montre curieux de chaque situation qu’il peut observer, rue par rue, quartier par quartier. Il participe à la vie sociale, aussi bien par le travail que par les moments de détente, de divertissement, d’activités en commun. Il finit par éprouver le besoin de prendre du recul, littéralement de prendre le large pour aller voir du pays, d’autres pays, de la page 110 à la page 135. Puis il revient dans cette mégapole qui n’est pas nommée. Il raconte à d’autres habitants les merveilles qu’il a vues, les amitiés qu’il a nouées. Le lecteur retrouve tous les éléments disparates énumérés par Tardi dans son introduction, dans le déroulement linéaire de la vie de Frans. De fait, l’artiste épate le lecteur encore et encore par l’expressivité de ses illustrations, par sa capacité à choisir des moments édifiants et parlants, par son art de faire partager la palette des émotions et des états d’esprit de Frans. Son assurance et sa confiance en tant qu’étranger curieux de tout dans une étrange ville. En tant qu’être humain faisant la démarche de se cultiver : lire le journal, se rendre dans les musées pour admirer les œuvres d’art, se plonger dans des livres. Aider son prochain, soit un homme qui pousse une charrette chargée, soit jouer innocemment avec des enfants. Participer à une fête. Éprouver l’amour. Etc. Son empathie lui fait ressentir la souffrance de la condition ouvrière et il n’hésite pas à lutter avec eux contre un système les exploitant, dans des pages rappelant un passage similaire de 25 images de la passion d’un homme. Le lecteur ne s’attendait pas à ce que de simples images puissent rendre compte avec une telle sensibilité du ressenti intérieur d’un être humain, ou de situations sociales complexes avec une telle clarté. L’intention de l’auteur semble avoir traversé intacte les décennies séparant sa création du lecteur.



La forme de la narration visuelle produit d’étranges effets sur le mode de lecture. D’un côté, il s’agit bien évidemment d’une suite d’images, chacune isolée sur une page. Du coup, le lecteur les considère une à une, chacune prise pour elle-même. Il accorde plus d’attention que d’habitude à chaque dessin, que s’il s’agissait d’une bande dessinée classique. Dans la première, il s’amuse du mode de représentation de la vapeur du train : des gros arcs de cercle, délimitant une surface bien blanche, plus importante que les autres surfaces laissées en blanc dans cette image. Il se dit également que le bras de Frans est un peu plus long qu’il ne le devrait, accentuant légèrement une forme de naïveté, le rendant touchant et drôle. En page quarante-neuf, il voit Frans (toujours avec des bras longs) aider une femme avec des béquilles, à traverser une rue pavée. Le rendu de ceux-ci se situe entre une description soignée rendant compte de l’irrégularité du pavage, mais aussi d’abstraction avec leur forme rectangulaire un peu trop géométrique. La silhouette de l’homme et celle de la femme évoquent la gravure sur bois, c’est-à-dire la technique utilisée par l’artiste. Les deux silhouettes en arrière-plan relèvent plus des ombres chinoises, une autre technique de représentation. L’arrière de la cariole s’apparente à un grand rectangle noir, alors que chacun des treize rayons de la roue est silhouetté par une bande laissée blanche, se détachant ainsi clairement. En page cent treize, Frans, debout sur un rocher, contemple un coucher de soleil : les traits noirs tirent vers une représentation conceptuelle des reflets sur l’océan, des rayons du soleil, Frans n’étant qu’une vague ombre chinoise. Page cent quarante-six, Frans conduit une automobile à tombeau ouvert dans une représentation naïve. La dernière séquence dans la forêt évoque l’art naïf. Alors que les images en noir & blanc peuvent sembler austères et faire craindre une forme de monotonie, il suffit que le lecteur s’y attarde un instant pour se rendre compte de leur diversité, de leur richesse, de leur conception soignée et réfléchie.


Qu’il ait déjà lu un autre ouvrage de Frans Masereel ou non, le lecteur n’a pas idée de la richesse du récit dans lequel il plonge. La narration visuelle s’avère sophistiquée sur le plan graphique, très empathique, et capable de rendre compte de situations complexes et délicates en une unique image, toujours aussi parlante après toutes ces décennies passées. Le parcours de vie du personnage révèle son humanité et son humanisme, son refus des compromissions de ses idéaux, sa soif de fraternité et d’entraide. Poignant.



mercredi 29 novembre 2023

Au bonheur des dames T03 Au malheur des dames

On a beau avoir un corps de vingt ans, si le cerveau ne suit pas…


Ce tome est le troisième d’une série de quatre albums, indépendante de toute autre. Il fait suite à Dans la peau d’une femme (2001) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition date de 2002. Il a été réalisé par François Walthéry, avec l’aide de Bruno di Sano, et un scénario de Mythic (Jean-Claude Smit-le-Bénédicte). Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Cette série se compose de quatre albums : Une femme dans la peau (2000) par Walthéry, Georges van Linthout et Fritax, Dans la peau d’une femme (2001), Au malheur des dames (2002), Johanna la dame des sables (2005), ces trois derniers ayant été réalisés par Walthéry, di Sano et Mythic. Ces quatre albums ont fait l’objet d’une intégrale intitulée Au bonheur des dames (2023).


De nuit, Johanna conduit sa BMW décapotable à vive allure dans la campagne française et arrive au village de Curon. Elle sonne à la porte de la clinique vétérinaire, et elle parvient à réveiller le propriétaire. Celui-ci ouvre le volet de sa chambre en faisant remarquer que ça se voit que c’est fermé. Johanna insiste et montre Satan et ses blessures. Le vétérinaire s’offusque : il s’agit de blessures par balle, il faut prévenir la police. Johanna le convainc que la police a d’autres affaires pus importantes comme priorité. Le vétérinaire soigne Satan et elle lui demande de le garder, tout en précisant qu’elle ne dispose pas d’argent, ouvrant son corsage pour montrer qu’elle ne cache rien. Sous le charme, le vétérinaire accepte de garder le chien en l’échange d’une rétribution en nature quand elle viendra le rechercher. Dans la grande demeure des Goldstein, Rebecca en nuisette fait sa toilette, mais elle éprouve soudain la sensation d’être transportée sur le front russe en hiver pendant la seconde guerre mondiale, ce qui la laisse grelottante de froid sur le carrelage. Son fiancé appelle depuis la chambre : elle prend sur elle et le rejoint dans le lit où il l’attend impatient de débuter leurs ébats.



Résignée, Rebecca s’apprête à faire son devoir conjugal, mais le téléphone sonne et c’est pour elle. Ingrid, l’assistante du professeur Brandt, la met au courant des derniers événements : le sort de la famille de Blaigny, la fuite d’Isabelle de Blaigny. Rebecca la remercie, puis elle appelle Martine pour qu’elle se serve de ses connexions afin que la police se mette à la recherche de de la fuyarde qu’elles font accuser du meurtre de la famille. Johanna s’est présentée à un palace et a demandé une chambre, acceptée sans question car elle possède une belle voiture et une tenue présentable. Le matin, Nancy, une femme de chambre, lui apporte son petit déjeuner, et Johanna en profite pour l’attirer dans son lit. Après le départ de Nancy, Johanna se douche et s’habille puis descend à la réception où elle jette un coup d’œil aux gros titres et découvre qu’elle est recherchée. Elle constate la présence de la police dans le hall, et elle parvient à se cacher et à leur échapper, avec l’aide de Nancy qui lui propose de se mettre à l’abri dans son appartement. À la fin de sa journée de travail, Nancy rentre chez elle, retrouve Johanna et elles font l’amour. Puis Antoine Aubert raconte toute son histoire à son hôte. De leur côté, Gurd et Gert interrogent d’autres femmes de ménage de l’hôtel : ils comprennent que Johanna doit se trouver avec Nancy. Dans une somptueuse demeure au Havre, un docteur rend visite à monsieur Giraud : ce dernier trouve que sa fille se comporte de bien étrange manière, parlant en allemand, une langue qu’elle n’a jamais apprise.


À l’identique du tome deux, ce tome trois commence par résoudre le suspense du tome précédent : Johanna, enfin Antoine Aubert, ou plutôt Isabelle de Blaigny (enfin, c’est compliqué), vient d’échapper aux deux tueurs Gurd & Gert, et s’enfuit dans une voiture. En deux pages, la situation est résolue. Suivent trois pages consacrées au général, enfin à Rebecca Goldstein (bon, c’est compliqué), avec un résumé de la situation du tome précédent en trois cases. L’intrigue conserve ce rythme rapide tout du long du tome, avec une bonne quantité de péripéties : une première course-poursuite entre Johanna et la police, une évolution inattendue dans la situation des cerveaux nazis transplantés, une enquête de journaliste, une enquête menée par deux tueurs à gages, un complot pour déstabiliser le gouvernement, des expériences sur des êtres humains (non consentants), une agression canine, un changement de tenue dans les toilettes d’un aéroport, une opération commando dans un vieux château, et un spectacle de danse érotique, etc. À sa grande surprise, le lecteur assiste à la résolution d’une intrigue majeure de la série. Le tome se termine avec la promesse d’une nouvelle aventure pour Johanna (enfin bon, l’héroïne, ou plutôt non le héros…), mais pas sur une scène qui donne la sensation d’un chapitre incomplet comme pour les tomes précédents.



Mythic confirme son investissement dans la série, et sa volonté de raconter une vraie histoire conséquente, plutôt que d’aligner des séquences amenant au dénuement du personnage principal. Son récit s’inscrit toujours dans le registre de la série B, ou peut-être Z par moments du fait de la présence de nazis sur le retour et d’un savant fou effectuant des transplantations de conscience d’un corps à un autre. Mais non, finalement plutôt série B parce que ces tenants d’un ordre fasciste finissent par être rattrapés par une facette de leur condition qui n’est pas forcément celle que le lecteur avait anticipé. En quarante-six pages, le scénariste a à cœur tout du long de divertir le lecteur, que ce soit avec les nombreuses péripéties, avec l’absence de temps mort, et même avec une évolution du personnage principal, en cohérence avec la genèse particulière de sa situation et avec son comportement plutôt libéré des deux tomes précédents. Antoine Aubert n’avait pas réagi à son nouveau corps comme le lecteur aurait pu le présupposer : il se montre une femme peu farouche et prenant plaisir aux ébats sexuels, sans pour autant que cela ne remette en cause sa personnalité. Il s’est habitué à son corps d’un sexe différent sans effort, une adaptation à un genre différent, comme si ça allait de soi. Le lecteur se retrouve tout aussi surpris par le comportement de la plupart des autres transplantés, soit comme si le corps n’est finalement qu’un instrument comme un autre, soit comme si la chimie de leurs hormones leur rendait évidente leur nouvelle sexualité, un parti pris provocateur ou un modèle de tolérance ?


Les caractéristiques de la narration graphique restent à l’identique, à commencer par la représentation des femmes : des poupées à la forte poitrine, aux fesses rebondies et à la taille mince. Treize pages comportent une forme de nudité féminine, soit la poitrine, soit les fesses, ou les deux, mais jamais le sexe. De même, le sexe des hommes n’est pas représenté de manière frontale ou même en ombre. Le ton de la narration se positionne dans un registre amusé, semblant indiquer qu’il convient ne pas prendre ces aventures au sérieux. En planche deux, Johanna découvre un de ses seins au profit du vétérinaire, pour l’aguicher, et elle lui promet une récompense charnelle pour plus tard, les auteurs ne laissant planer aucun doute sur le fait qu’elle ne reviendra jamais. S’ensuivent une scène saphique et une scène de douche finalement bien chaste pour un rapport entièrement consenti où le plaisir guide les deux femmes. À nouveau, il ne s’agit pas d’une scène à caractère pornographique, plutôt d’un érotisme très gentil, le registre graphique faisant penser à une bande dessinée tout public, indépendamment de ce qui est représenté. En outre, le récit comporte quatre rapports sexuels : le premier en quatre cases sur une page qui en compte dix, le deuxième en deux cases sur une page qui en compte également dix, le troisième en deux sur une page de neuf, et le dernier se déroule entre deux pages. La nudité relève de la titillation, tout en mettant en scène des femmes libre de leur sexualité, éventuellement se jouant des hommes.



Comme dans les tomes précédents, les artistes réalisent des planches soignées, regorgeant de détails, avec un soin impressionnant apportés aux décors, aux tenues vestimentaires, et aux prises de vue. À nouveau, le lecteur constate que l’ambition des auteurs dépassent largement les apparitions de jeunes femmes dévêtues intercalées entre des scènes prétextes et bâclées. Dès la première case, de la largeur de la page, le lecteur voit la BMW avancer sur une route de campagne, avec le faisceau des phares, les arbres au bord de la route, les petits murets de part et d’autre de la route, les réverbères éclairant la rue à partir de l’entrée du village, un groupe de maisons, le clocher de l’église qui dépasse, et la silhouette de Johanna en train de conduire la décapotable, tout ça dans une seule case. L’attention du lecteur se reporte sur des éléments divers, des scènes étonnantes et sur des détails copieux : la concupiscence du vétérinaire totalement sous le charme, les soldats avançant dans la neige, une cabine téléphonique, un vase avec une délicate décoration, des colombes en train de de roucouler, les fourneaux d’un cuisinier, une luxueuse demeure avec ses deux tourelles, des affaires entassées au sommet d’une armoire, des fleurs dans un pot en étain, des plantes vertes de part et d’autre d’un canapé, une troupe de scouts marchant en groupe pour pénétrer dans l’aéroport, une vue en élévation d’un quartier du Caire, les tenues de scène des danseuses, la lampe d’Aladin (une contrefaçon pour touriste), etc. L’ensemble de ces accessoires très divers produit un effet d’accumulation d’une grande richesse, une narration visuelle généreuse qui ne se prend pas au sérieux.


Cette série avait débuté sous des auspices de prétexte avec un scénario peu consistant, une forme de divertissement amusant permettant à l’artiste de dénuder son héroïne (enfin héros, enfin pas exactement). Le scénariste Mythic avait apporté une intrigue plus fournie, tout autant dépourvue de prétention. Ce troisième tome poursuit dans cette veine : une honnête série B, avec une solide narration visuelle enjouée, et quelques passages dénudés. En filigrane, les auteurs s’amusent avec cet homme dans un corps de femme, sans être graveleux, mais plutôt insidieusement provocateur. Amusant.



mardi 28 novembre 2023

Conan le Cimmérien - Le Maraudeur noir

Devant qui fuirait donc un loup, si ce n’est devant un loup plus féroce encore !


Ce tome est le quatorzième de la série publiée par l’éditeur, adaptant les textes de Robert Erwin Howard, ayant pour personnage principal Conan. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean-Luc Masbou pour les dessins et les couleurs, d’après un récit de RE Howard datant des années 1930, et publié pour la première fois en 1987 dans sa version originale. Ce bédéiste est également le dessinateur des seize tomes de la série De cape et de crocs, parues de 1995 à 2016. Il comprend une postface de quatre pages, rédigée par Patrice Louinet en juin 2023, ainsi que deux pages d’étude graphique de Masbou, et six illustrations pleine page de Philippe Buchet, Isabelle Dethan, Mazan, Alin Ayrolles, Philippe Druillet et Duong Minh-Than.


Nord-ouest des territoires pictes, une jungle dense. Un guerrier fuit en courant, poursuivi par des Pictes arborant des peintures de guerre. Il parvient à gagner le couvert de la forêt, les trois Pictes toujours à ses trousses. Le dernier de la file est toujours le plus inexpérimenté. Un jeune guerrier fougueux en mal de gloire. Caché dans une ramure d’arbre, le guerrier tombe sur le dos du dernier de la file et il règle son sort définitivement. Les deux suivants, c’est une autre histoire. Le deuxième est habitué des fauves qui pourraient attaquer le premier. Il est rapide mais la surprise l’a rendu moins précis. Le guerrier parvient à tromper sa garde et à lui fracasser le crâne avec une hache. Et le premier, vu sa coiffure, est un chef. Chef de quoi, on se le demande ?! Le guerrier le prend de vitesse, passe derrière lui et le tue d’un coup de poignard dans le dos. Il se tient immobile debout et remarque un jaguar assoupi sur une branche d’arbre. Le guerrier reprend sa course à travers la jungle : sa blessure au bras s’est rouverte et ça fait un mal de chien. Et cette brise qui porte avec elle l’odeur de la mer ! Est-il donc allé si loin depuis qu’ils le traquent ? Mais il ne mourra pas seul. Il constate qu’une dizaine de poursuivants sont à ses trousses. Qu’un rocher lui barre la route, et il emportera une cinquantaine des leurs en enfer… Une centaine… Un millier !



Soudain la forêt s’arrête et le guerrier découvre un piton rocheux de bonne taille devant lui. Il grimpe au sommet et se prépare à livrer son dernier combat. Non loin de là, sur une plage en bordure de l’océan, la fillette Tina vient d’apercevoir un navire sur l’océan. Elle court avertir dame Bélésa assise sur un rocher un peu plus loin. Elle se demande si l’homme dont le comte a peur se trouve à bord. Bélésa et elle se rapprochent du fortin de bois et elles préviennent les hommes qu’un navire arrive du sud. L’homme à qui elle s’adresse indique qu’ils l’ont vu. Son oncle a ordonné que tout le monde rentre au fort. Le comte Valenso demande à son second Galbro ce qu’il voit. Ce dernier répond qu’il s’agit d’une caraque gréée comme un navire pirate des Baracha, la coque doublée de cuivre. Le comte en déduit qu’il s’agit de celui du capitaine Strom. Galbro se demande ce qu’il faire ici. L’ordre est donné de barricader la porte.


Du Conan de Robert Ervin Howard (1906-1936) pur jus, les magnifiques planches de Jean-Luc Masbou : ça ne se refuse pas. Le lecteur peut éprouver un doute passager à l’idée de cette alliance du barbare faisant des ravages sur les champs de bataille, et de la finesse élégante des dessins de l’artiste. Ce n’est pas la première fois que le personnage est associé à un dessinateur qui semble à contre-emploi, par exemple P. Craig Russell pour Conan et les joyaux de Gwahlur (2006). Le récit s’ouvre sur une course-poursuite où le personnage principal n’est pas nommé, mais son identité ne fait aucun doute pour le lecteur. En cela, l’adaptateur se conforme au récit originel et à sa structure, comme il le fait tout du long de l’ouvrage. Conan apparaît dans trente-trois planches sur cinquante-quatre, tenant bien le premier rôle dans l’intrigue, et révélant sa présence aux autres protagonistes en page trente-et-un, vêtu d’une belle chemise verte d’un pantalon et de bottes. D’une manière générale, le lecteur peut se retrouver un peu surpris par le choix des tenues vestimentaires qui évoquent plus un moyen-âge espagnol que les temps barbares généralement associés à Conan. D’un autre côté, les combats se déroulent à l’arme blanche et à l’arc, sans aucune arme à feu, ce qui fait que l’esprit de l’âge hyborien est respecté.



La séduction de la narration visuelle opère dès la première page, avec ces magnifiques verts, d’abord en couleur directe pour la première case, puis habillant les contours tracés à l’encre par la suite, complétés par certaines zones réalisées en couleur direct. C’est un enchantement pour l’œil tout du long de l’aventure : les végétaux denses de la jungle avec cette première case montrant la canopée et des nuages dans le lointain crevant et déversant leur pluie. L’impression donnée par la jungle lors de la course-poursuite dans la forêt : entre éléments descriptifs avec la flore et la faune, et impression générée par une verdure enveloppante en arrière-plan. Les séquences sur la plage en bordure d’océan donnent des envies de baignades dans cette belle eau bleue, sous un ciel ensoleillé. Le lecteur s’assiérait bien en compagnie du comte Valenso pour écouter Zarono raconter l’histoire du trésor de Tranicos le sanguinaire, confortablement installé dans une pièce éclairée par le feu de cheminée. Il éprouve la sensation de ressortir trempé de la tempête qui fait rage sur le navire de Strom, avec la mer déchaînée, la pluie drue, et le ciel de plomb. Il se sent gagné par la fureur du combat lors de l’assaut final dans ces pages baignant dans des camaïeux de rouge. L’artiste réalise des merveilles avec la mise en couleur, allant parfois vers l’impressionnisme, parfois vers l’expressionnisme. Un délice pour les yeux.


L’auteur réalise des planches découpées en cases rectangulaires, une page pouvant en compter jusqu’à douze. Il varie les découpages en fonction de la nature de la séquence, mettant régulièrement en valeur les paysages dans des cases de la largeur de la page, recourant à des cases de plus petites dimensions pour des une action au rythme rapide, ou pour mettre en réponse dans une même bande des regards, des réactions. Le lecteur ressent cette gestion de l’écoulement du temps et de la mise en scène : les attaques soudaines et imprévisibles de Conan sur les Pictes dans la jungle, sa prise de hauteur sur le piton rocheux avec les Pictes en contrebas, les vapeurs toxiques dans la caverne faisant progressivement leur effet sur Conan, la volée de flèches s’abattant sur les assaillants de la forteresse, le rapport de force évident dès que Conan entre la grande salle de la forteresse, la brutalité sans pitié du champ de bataille, etc. Il s’accommode progressivement du mode de dessin pour les visages : des traits simplifiés, un peu éloigné d’un réalisme habituel, des expressions de visage parfois appuyées, un peu théâtrales qui se justifient souvent par la soudaineté et l’intensité des événements.



L’intrigue s’avère dense : Conan poursuivi par des Pictes, une forteresse bâtie par des exilés de la cour de Kordava, l’arrivée d’un premier navire commandé par le capitaine Strom, l’arrivée d’un second navire commandé par Zarono le noir, et ce mystérieux maraudeur noir. Cette histoire peut s’envisager au premier degré comme une aventure de pirates : un trésor caché sur une île habitée par des sauvages, une malédiction rendant dangereuse la cachette, et une seconde malédiction venue de la cour de Kordava, un différend opposant les uns et les autres, et un mystère dans le passé du comte Valenso. Le lecteur passe alors un bon moment de lecture, un divertissement dans lequel les qualités de Conan sont mises en avant : sa force physique, ses prouesses au combat jusqu’à tuer ses agresseurs, son intelligence et sa ruse. Le récit met en scène des thèmes comme l’appât du gain, une forme de culpabilité, la confrontation de combattants civilisés et de guerriers sauvages. Dans sa postface, Patrice Louinet propose un autre niveau de lecture, en liant de nombreux éléments de l’intrigue avec la vie personnelle de l’écrivain, avec sa connaissance du roman La lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), ce dernier élément apportant une autre possibilité d’interprétation au comportement du comte Valenso.


Une adaptation qui promet d’être originale du fait de la personnalité graphique de l’artiste pas forcément associé à des histoires de barbares se frayant un passage à grand coups d’épée et de poing. La personnalité graphique de Jean-Luc Masbou s’exhale intacte au travers de planches superbes, d’une narration visuelle rythmée, des séquences et des moments de toute beauté et mémorables. Le récit développe une intrigue complexe dans laquelle Conan brille par ses qualités guerrières aussi bien physiques que stratégiques. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut naviguer entre différents niveaux de lecture, Patrice Louinet s’avérant un guide expert. Les hommages contiennent une interprétation féroce du personnage par Philippe Druillet, avec une dimension surnaturelle.



lundi 27 novembre 2023

En silence

Ce n'était rien.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2012, réédité en 2023. Il a été réalisé par Audrey Spiry pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée.


Juliette, vingt-quatre ans, sort d’une eau transparente, pour regagner la plage de sable blanc. Ses pieds ressentent le flux et le reflux des douces vagues. Elle rejoint sa serviette, avec un coup d’œil en arrière pour voir son compagnon Luis, trente-trois ans, nager vers le large. Elle éprouve la sensation d’être au bout du monde, et lui de l’autre côté. Quelque temps plus tard, elle termine de stocker ses affaires dans un bidon étanche et elle s’apprête à le refermer. Luis lui demande si elle pourrait prendre sa serviette, parce que son bidon est plein à cause du pique-nique. Elle le fait, il la remercie. Derrière son bureau, Yann, le moniteur de canyoning, constate que la petite famille vient d’arriver, la maman Erika, le papa Gilles, leur grande fille Margot d’une dizaine d’années, et leur petite Léna, cinq ou six ans. Juliette pose son genou sur le couvercle de son bidon pour tasser la serviette et pouvoir le visser, sans s’apercevoir que la petite Léna la regarde faire avec curiosité. La famille sort à l’extérieur ainsi que Yann, Luis et Juliette sortent à leur tour dans la vive lumière. Il s’excuse de s’être emporté la veille. La petite famille est partie de son côté ; ils attendent sur le trottoir que Yann vienne les chercher.



Yann arrive dans un van bariolé, et fort encombré. Juliette et Luis monte à l’arrière, mettant par terre ce qui se trouvait sur la banquette. Yann met ses lunettes de soleil en indiquant qu’avec ce soleil le canyon va être magnifique. À sa question, le couple répond que c’est la première fois qu’ils font du canyoning. Yann continue : ça fait quatre ans qu’il est moniteur de canyoning, et l’hiver il est professeur de ski. Ça ne plaît pas beaucoup à sa copine : il part six mois de l’année alors pour construire quelque chose… C’est vrai, c’est pas facile. Il demande à Luis dans quoi il bosse. Celui-ci répond : dans le cinéma. Il ajoute que Juliette vient de terminer ses études, et elle cherche du boulot. C’est l’époque des grandes décisions. Pendant le trajet, elle regarde par la fenêtre pour admirer le paysage. Allongée, elle compte les poteaux électriques qui défilent. Luis continue : c’est ses premières vacances depuis trois ans. Le cinéma, c’est tout sa vie. On bosse, on vit ensemble, on ne peut pas lâcher le train en marche. Ça le prend soir et week-ends, le temps n’existe plus, c’est hyper grisant ! C’est comme une famille. Ce n’est pas facile tous les jours, mais le jeu en vaut la chandelle. Ils arrivent à destination, la voiture de la famille arrive juste derrière eux. Tout le monde sort : le vent souffle fort. Ils prennent le temps d’admirer le paysage. Ils enlèvent leurs habits pour ne garder que leur maillot de bain, et ils prennent leur bidon. C’est parti pour une demi-heure de descente à pied jusqu’à l’entrée du canyon. Le paysage est magnifique.


Première page : il nage, elle retourne à sa serviette. Pages deux et trois : entièrement rouge sans aucun dessin, et uniquement une courte phrase sibylline au milieu de la page de droite. Puis le récit passe à la boutique, point de départ pour la journée de canyoning, et premier contact entre tous les personnages. Ils sont au nombre de sept, le couple, la famille de quatre et le moniteur, il n’y en aura pas d’autre au cours du récit. Le lecteur montre aux côtés du couple pour faire le voyage de l’aller dans le van de Yann, avec quelques cases s’attachant aux sensations, le paysage qui défile, l’impression des cahots, des virages de la route de montagne, de l’abandon de la somnolence, de la discussion sans conséquence à bâton rompu. Arrivée au lieu de stationnement : le vent fort, le paysage à couper le souffle, les gestes banals pour se changer et prendre les affaires. Cinq pages de marche jusqu’au point de départ de la descente dans la rivière. Il est temps d’enfiler les combinaisons, de mettre son casque d’en boucler l’attache, de se mettre à l’eau assez froide. De faire quelques pas dans l’eau, quelques mouvements de nage, d’éprouver la résistance et la texture du sol. Sans effort, le lecteur est ainsi déjà arrivé à la page quarante, sur un rythme calme, presque indolent, en toute tranquillité.



Cette approche naturaliste se trouve également présente dans les dialogues. Les personnages parlent normalement, avec des phrases courtes, en omettant parfois la négation. Yann se montre enjoué comme ses clients l’attendent d’un moniteur, doté d’une assure certaine sans être condescendante, en tant que qu’habitué de cette descente, de ses caractéristiques. Juliette & Luis échangent des propos affectueux, basés parfois sur des sous-entendus, sur des expériences vécues ensemble, des émotions partagées, sans pour autant que leurs propos soient excluants pour les autres. En tant que petite fille, Léna fait des phrases plus courtes, avec plus de ressenti direct et non filtré, un enthousiasme intense et irrépressible, une façon très naturelle de voir le monde uniquement à partir de son point de vue. Progressivement, le lecteur se rend compte que les autres personnages jouent un rôle moins important, avec des dialogues moins fournis. Situations et dialogues finissent par apparaître banals de personnes normales se livrant à une activité concrète, favorisant la contemplation et une forme d’isolement par rapport aux autres. Dans le même temps, la narration visuelle présente des caractéristiques graphiques et esthétiques uniques.


Pourtant, la couverture ne ressort pas particulièrement : une jeune femme en combinaison de plongée descendant l’eau, avec l’air peut-être surpris ou juste les yeux sciemment écarquillés pour voir dans l’élément liquide. En découvrant les pages intérieures, le lecteur se dit que l’image de couverture a perdu en intensité à être imprimée sur une couverture mat. Ensuite, il se dit que le choix même de cette illustration, sa composition gomme la plus grande singularité des dessins. L’artiste n’utilise pas les traits de contour, optant pour un rendu de type couleur directe. Son usage de l’outil informatique aboutit à une sensation de peinture à l’huile, et de dessins presque malléables, comme si chaque zone de couleur se déformait pour s’adapter aux formes qui l’entourent, comme si chaque frontière entre deux zones colorées présentait un degré de plasticité. Comme si l’artiste peignait chaque élément avec un pinceau à la pointe molle, permettant des arrondis à chaque contour, une sorte de fluidité des formes. Ces caractéristiques graphiques rendent à merveille les sensations aquatiques : le courant, la mer d’huile, les bulles d’air, l’effet déformant de la surface, la diffraction, l’onde, les zones où se rencontrent différents courants, les chutes d’eau, etc. Le lecteur peut ressentir la caresse de l’eau, l’effet de flottement des individus, la viscosité de la mousse sur les rochers, les remous, les effets de luminescence, les nuances de la couleur de l’eau en fonction de l’intensité du soleil, de l’angle de ses rayons en fonction du moment de la journée, etc. Ce mode de représentation fait des merveilles également pour les effets de végétation et pour l’expressivité des visages.



Le lecteur prend autant de plaisir que Juliette à voir le paysage défiler par la vitre du van, à regarder avec les marcheurs autour d’eux alors qu’ils descendent vers l’accès au canyon, et bien sûr tout du long de la descente de la rivière à l’air libre comme dans des cavernes souterraines. Il sourit en voyant les quelques passages où l’artiste passe en mode expressionniste jouant avec les formes pour représenter un personnage par son ressenti plutôt que par son apparence physique. Ainsi se déroule cette descente, avec quelques passages un peu plus délicats : un saut de sept mètres dans un bassin en contrebas, un passage trop étroit, des remous, une exploration imposée d’une caverne où se sont fourvoyées Juliette et Léna, rien de grave… Enfin… Dans cette succession de petits riens, il plane comme une forme d’inquiétude. Le lecteur ne saurait la définir car il n’y a pas à proprement parler d’angoisse, de moment de confrontation, d’éclats, mais de minuscules décalages, une phrase qui semble bizarrement formulée, une réaction légèrement différente de celle attendue. Cette vague sensation finit par agir sur l’état d’esprit du lecteur qui se dit qu’un accident va survenir pendant la descente du canyon, alors même que chaque moment déconcerte par sa banalité, son caractère ordinaire. Il peut même finir par trouver que la séduction de l’esthétique visuelle ne suffit pas toujours à retenir son attention. Que ses attentes ne sont que trop partiellement comblées. Finit par venir un moment où il prend conscience de l’accumulation de ces petits riens, de ces petits décalages. Il comprend le changement qui est survenu en profondeur dans l’un des personnages, alors même qu’il n’a pas eu accès à ses pensées, qu’il n’y a pas eu de dialogue d’exposition ou d’explication, que le processus s’est effectué en profondeur.


Une couverture un peu cryptique, avec une image assez sobre. Si sa curiosité le pousse à feuilleter cette bande dessinée, le lecteur note tout de suite l’agencement inusuel des couleurs, ce rendu un peu huileux très agréable à l’œil, ce qui peut suffire à attiser sa curiosité. À la lecture, la narration ressort comme posée, naturaliste et tranquille. Pas désagréable, tout en semblant s’écouler paresseusement, sans tension. Puis vient un moment dans l’esprit du lecteur où il s’interroge sur le malaise indéfinissable qu’il ressent. Il se rend compte qu’il interprète de manière orientée des petits riens que certains personnages ne ressentent même pas. Avec le dénouement, il reconsidère le chemin qu’il vient de parcourir en canyoning, comment les interactions banales et normales entre deux personnages ont fait se cristalliser de vagues impressions en une prise de conscience qui s’impose naturellement comme une évidence organique. Un cheminement inéluctable tout en douceur.



jeudi 23 novembre 2023

Saria T03 La fin d'un règne

Quant au néant, personne ne tient à s’y risquer.


Ce tome est le dernier de la trilogie composée de Saria T01: Les Trois Clefs (2007, illustré par Paolo Serpieri) et Saria T02 La porte de l’Ange (2012, illustré par Federici). La première édition date de 2021. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Riccardo Federici pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une édition en intégrale en 2021.


Après le coup d’état organisé par les Fasci du Doge Asanti, le couvre-feu avait été instauré dans la cité. Mais aucun pouvoir, aucune loi, ne pouvaient arrêter l‘étrange rumeur qui circulait dans les ruelles de la basse-ville. La Luna… La Luna a disparu. Le dirigeable de la Dyle des Forçats se trouve en vol stationnaire au-dessus de Venise. Dans son palais, le Doge Asanti s’énerve après le duc Amilcar qui vient de l’informer que Saria Asanti a rejoint les Enfers. Le Doge s’emporte : son interlocuteur est enfin parvenu, après une longue enquête, à lui prouver que La Luna est sa nièce, qu’elle détient probablement les trois clés, pour lui apporter ensuite la nouvelle qu’elle a disparu. C’est à désespérer ! Il estime qu’il n’est servi que par des incapables, des bureaucrates… Il tourne sa colère vers un scribe, en lui enjoignant de reprendre ses écritures, c’est-à-dire les mémoires du Doge, ou en était-il ? Le duc Amilcar prend la parole : toutes les nouvelles ne sont pas mauvaises. Il est vrai qu’ils ont perdu les traces de la Luna, mais ils où celle-ci a disparu : elle est entrée dans la Scuola Negra pour ne plus en ressortir. Il suffira de procéder à une fouille du bâtiment dès que la paix sera revenue. Le duc Amilcar formule le vœu de pouvoir reprendre le contrôle sur le Doge.



Et comme s’il fallait exaucer un vœu d’une piété bien relative, la nuit même, la Dyle passe à l’attaque. Et un déluge de feu s’abat sur la cité. Les projectiles lancés par la Dyle frappent au hasard. Mais le hasard fait parfois mal les choses, et, lors de l’attaque, la Scuola Negra est frappée de plein fouet ! les bombardements durent toute la nuit. Puis, au petit matin, le vaisseau de la Dyle s’éloigne enfin. Reste à constater les dégâts. Ainsi de la Scuola Negra, où il ne reste presque plus rien de l’ancienne église. Le matin, sur place, sous une pluie dense, le Doge du haut de sa nacelle montée sur une créature humanoïde géante, demande au duc Amilcar ce qu’ils ont trouvé dans les ruines de la Scuola Negra. Un soldat répond : un tableau, et il est intact. Le doge le reconnaît : il est signé de Mario de Maria. Il demande qu’il soit déposé dans la galerie ouverte au public, en témoignage des atrocités commises par la Dyle. En réponse à sa question, le duc indique qu’ils peuvent se servir des forçats de la ville comme autant d’otages contre la Dyle : il suffit de les sortir de leurs trous. Ayant observé ces fouilles de loin, le major P.K. Sirocco décide de se rendre au rendez-vous fixé par Saria Asanti.


À la fin du tome précédent, Saria Asanti franchissait la fameuse porte en ayant choisi l’une des trois clés, le vote démocratique avait eu lieu pour savoir qui de l’Église ou de la Dyle des Forçats allait être dépositaire du pouvoir pour les douze années à venir, qui des deux partis, ou plutôt des deux pouvoirs spirituels allait imposer sa doctrine, la force sans la compassion et la générosité dans un message de destruction d’un côté, des paroles de paix et de pardon de l’autre. Le scénariste tient les promesses implicites de son intrigue : déterminer quel sera le prochain pouvoir en place qui correspondra ou pas aux attentes du peuple dans un processus démocratique ou pas, savoir ce qu’il advient de Saria Asanti et comment son séjour de l’autre côté de la porte des Enfers l’aura changée, ainsi que ce qu’il advient des autres personnages principaux, comme le Doge Asanti, le duc Amilcar, l’ange Galadriel, Ali Muslim Orfa, le major P.K. Sirocco, et même le pauvre Orlando, ou un sous-fifre comme Fra Nello. L’intrigue est menée à son terme jusqu’à une conclusion satisfaisante, sans angélisme, intégrant la nature cyclique de certains phénomènes.



Dans la postface, l’artiste indique que, quand il a commencé à travailler sur le tome trois de Saria, il a reçu un énorme cadeau : celui de pouvoir exprimer librement son art, à travers une mise en scène tantôt digne du cinéma, tantôt décorative, en ajoutant des personnages secondaires, en imaginant des atmosphères gothiques et de fantasy, que l’univers riche de Saria exigeait, certains de ces éléments n’étant pas prévus dans le scénario. En effet, le lecteur constate rapidement que Federici semble beaucoup plus à l’aise que dans le tome précédent, ce dernier lui ayant permis de s’approprier cet univers qui avait été créé par Serpieri dans le premier tome. Comme il l’indique, ici, il semble avoir joui d’une vraie latitude pour ses mises en page et ses modes de représentation. Dans la première page, le lecteur découvre un dessin en pleine page : une vue éloignée du palais du Doge, avec ces sortes de câbles semi-organiques qui serpentent densément sur les toits et les façades, un éclairage diffus et insuffisant, un ciel de plomb et le dirigeable de la Dyle des Forçats en position stationnaire. Quatre pages plus loin, une autre illustration en pleine page alors qu’un déluge de feu s’abat sur la cité, des projectiles lancés qui frappent au hasard dans un plan plus rapproché du palais. Par la suite, le lecteur ralentit sciemment sa lecture pour admirer la première apparition de Saria, la découverte d’Orlando également dans une illustration en pleine page, la marche des Fasci dans Venise dans une case s’étalant de la largeur de deux pages en vis-à-vis et d’un tiers de la hauteur de la page, le mouvement de la foule avide pour récupérer l’anneau de Moloch, l’illustration en double page en contraste de couleurs entre le rouge vif et le gris pour un paysage infernal dantesque.


La lecture atteste également que l’artiste a mis à profit la liberté dont il disposait pour réaliser des pages personnelles et saisissantes. Comme Serpieri, il conçoit et réalise des images et des séquences marquantes. Il peut s’agir d’une case dense ou complexe : les sculptures et statues dans les couloirs ou une salle d’un palais, les débris du palais qui correspondent effectivement à l’architecture et la construction d’un tel bâtiment, l’aménagement paysager des jardins du comte Bazano avec le petit bâtiment japonisant, les chairs torturées des damnés aux Enfers, les gigantesques véhicules de guerre des Fasci, les ruelles mal famées d’un quartier populaire de Venise. Le lecteur se laisse également emmener par des séquences qui lui semblent évidentes à la lecture, mais complexes à faire fonctionner quand il y pense : cet échange courroucé entre le Doge et le scribe dans un audacieux éclairage jaune soutenu, la discussion entre Saria Asanti revenue de l’au-delà et le puissant major P.K. Sirocco au cours de laquelle l’un et l’autre cherche à avoir l’ascendant, l’attaque criminelle sur la personne du Doge avec une giclée de sang sur deux cases, la mêlée pour récupérer l’anneau de Moloch, la destruction terrifiante du palais du Doge au lance-flamme, la confrontation entre Galadriel et Saria en plein cœur des Enfers, la mise à mort du duc Amilcar, etc. Le lecteur ressent que l’artiste prend l’envergure de co-auteur du récit qui aurait été bien différent visuellement avec un autre dessinateur, mais aussi avec un glissement de sens, voire une conviction moins plausible.



Les fils de l’intrigue s’entremêlent pour former une vision complète de la situation et ses nœuds se démêlent pour une résolution. Le thème du pouvoir reste central et le lecteur garde à l’esprit la sentence du scénariste : tout pouvoir est fasciste, qu’il passe par des décrets ou par la force, qu’il soit de gauche ou de droite, religieux ou laïc. Les péripéties illustrent cette conviction. Que ce soit dans des affrontements physiques ou verbaux entre les personnages : qui aura le dessus dans cette confrontation, qui aura l’ascendant sur l’autre ? Le lecteur sourit en voyant la jeune Saria tenir tête au major P.K. Sirocco, vétéran à la stature physique imposante. Que ce soit dans les décisions des personnes disposant de pouvoir, avec des conséquences impliquant le peuple de Venise, aussi bien pour le Doge Asanti et le duc Amilcar qui incarnent le pouvoir en place, mais aussi pour le grand Cadi et le martyr de la Dyle des Forçats qui souhaitent eux aussi que le peuple observe leurs règles et leurs convictions morales et religieuses, même s’ils attendent d’avoir été légitimés par un processus démocratique de vote pour disposer de pouvoirs gouvernementaux. Du coup, au-delà de la rébellion de Saria Asanti contre la dictature du Doge, le lecteur s’interroge sur la capacité de la jeune femme à se prémunir contre les risques inhérents au pouvoir. Pourra-t-elle éviter l’écueil du fascisme ? Ou faut-il plutôt se poser la question de la forme du fascisme qui correspondra à son exercice du pouvoir ?


Troisième et dernier tome de cette trilogie. Alors qu’elle fut initiée avec un autre artiste, Paolo Serpieri, ce dernier tome atteste du fait que scénariste et nouveau dessinateur ont su se mettre en phase, pour un dernier acte dantesque, la narration visuelle faisant exister cette variation déliquescente et angoissante de Venise, et les personnages au fort caractère, dans une lutte de pouvoir classique et cyclique, avec des enjeux personnels, une lutte armée pour le pouvoir, des alliances délicates et une thématique de fond sur la nature du pouvoir et ses caractéristiques peut-être inexorables, fort, sécuritaire, réactionnaire.



mercredi 22 novembre 2023

Magritte - Ceci n'est pas une biographie

Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde.


Cet ouvrage porte sur René Magritte (1898-1967) peintre surréaliste belge, et son œuvre, mais, comme l’indique le titre, ce n’est pas une biographie. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour le scénario et par Thomas Campi pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Un chapeau melon ! Qui eut cru qu’un jour, lui, Charles Singulier, il s’abandonnerait à la fantaisie d’acheter une futilité de ce genre. Et avec plaisir, qui plus est. Et il ose même le porter. Quelle extravagance ! il faut dire que la perspective d’être officiellement promu ce lundi a de quoi griser le plus imperturbable des hommes. Comme quoi, vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de ses collègues. Midi. Dans 24 heures, il sera un homme nouveau. Il faut qu’il se calme. Et qu’il enlève ce foutu chapeau. Un peu d’air lui fera du bien. Au fil de ses pensées, il a traversé le marché en plein air, puis remonté sa rue jusqu’à la porte d’entrée de son appartement. Il rentre à l’intérieur passe devant et regarde le miroir de l’entrée qui, étrangement, reflète son dos. Il s’approche de la fenêtre à guillotine. Elle est bloquée et à force de tirer pour la soulever le verre se brise. Il regarde son image fracturée sur les morceaux de verre par terre. L’image de Fantômas apparaît sur son écran de téléviseur et il s’adresse à Charles : c’est à cause lui, Magritte, car Charles n’aurait pas dû mettre son chapeau. Maintenant ça ne va plus s’arrêter.



Charles Singulier a du mal à comprendre. L’avatar de Fantômas continue : ils sont ici pour informer Charles de l’objet de sa mission. Charles se retourne : une géante nue se tient dernière lui. Elle lui indique qu’il doit percer le mystère de Magritte. Fantômas lui dit qu’il a été choisi, à cause du chapeau qui était le sien. La femme ajoute : en le portant, il est entré dans son monde, maintenant il doit en saisir les secrets, sinon… Fantômas complète : sinon son chapeau restera à jamais vissé sur sa tête. Tant que Charles n’aura pas accompli sa mission, il portera le chapeau. Il essaye en vain de retirer le chapeau melon, sans succès. Il débranche sa télévision pour faire disparaître Fantômas, sans succès. L’image de dos de Charles, identique à celle du miroir, apparaît ensuite sur ledit écran. Il se retourne et découvre un petit carton sur sa table basse : au recto figure le nom de Fantômas, et au verso Le cinéma bleu, 13h. Il se rend à pied, à cette invitation. Une jolie jeune femme évoque le peintre. Magritte a toujours adoré les films de Fantômas qu’il allait voir adolescent au Cinéma Bleu de Charleroi. Avec les nouvelles d’Edgar Poe, Fantômas fait partie des œuvres fondatrices qui le marquent durablement. Le refus de l’ordre établi revendiqué par le roi des voleurs plaisait au peintre. De même, le changement d’identité de Fantômas ne pouvait que séduire Magritte, lui qui n’aura de cesse d’étonner en affichant une personnalité changeante suivant les époques. La conférence est terminée, les spectateurs se rendent dans les salles de l’exposition pour admirer les tableaux du peintre.


Ceci n’est pas une biographie : un bel avertissement en guise de sous-titre, ainsi qu’un écho de la phrase figurant sur le tableau La trahison des images (1928/1929). Le lecteur suit un personnage sur lequel il n’apprend quasiment rien. Les dessins montrent que Charles Singulier est un homme blanc, habitant à Bruxelles, mince et d’une grande taille, habillé en costume avec une cravate, portant le chapeau melon de René Magritte, une apparence évoquant un pâle reflet du peintre, une version affadie. Il doit accomplir une mission bien vague : percer le mystère de l’artiste. Le lecteur se dit qu’il peut y voir une incarnation littérale de la démarche des auteurs : à défaut de percer ledit mystère, charge à eux de le présenter, de le mettre en scène, de donner à voir ce mystère sous différents angles pour en présenter différentes facettes… Et peut-être donner quelques clés de compréhension, quelques faits et quelques circonstances présentant pour partie le contexte dans lequel René Magritte a grandi et a produit ses œuvres. Cette bande dessinée n’est pas une biographie dans le sens où elle ne retrace pas la vie et l’œuvre de René Magritte dans l’ordre chronologique, avec une ambition d’exhaustivité quant aux circonstances ayant engendré un artiste aussi singulier, pour reprendre l’adjectif servant de patronyme au personnage principal.



Dès la première page, le lecteur se sent confortablement installé dans une narration visuelle très sympathique : des couleurs douces pour le marché avec un savant dosage entre éléments représentés avec précision, et formes donnant plus dans l’impression produite. Le premier contact avec le personnage principal s’effectue à la fois avec les courtes cellules de texte établissant la situation en une douzaine de phrases sur deux pages, et c’est parti pour la mission. Charles Singulier ne paye pas de mine, un monsieur anonyme, assez pour que le lecteur puisse s’y reconnaître sans effort, assez particulier pour ne pas faire mentir son patronyme. En page cinq, le lecteur comprend facilement que les morceaux de verre reflétant une image brisée de Charles et l’apparition de Fantômas à l’identique de l’affiche du premier film (1913) réalisé par Louis Feuillade donnent des indications sur la manière dont le personnage perçoit la peinture de René Magritte, et donc par voie de conséquence de la manière dont les auteurs vont la présenter. Le coup du chapeau inamovible relève du surréalisme, tout en constituant également un phénomène d’empreinte de l’œuvre de Magritte sur Charles Singulier. L’esprit de l’artiste l’a touché, a laissé une marque sur lui et il ne pourra s’en défaire qu’en s’y intéressant, c’est-à-dire littéralement en accomplissant la mission que lui confie cet avatar de Fantômas.


La suite de la narration visuelle se situe dans le registre de la première séquence. Le dessinateur continue d’utiliser des couleurs douces, une palette évoquant celle de René Magritte. Un mode de représentation sans trait de contour, en couleur directe, comme les tableaux de Magritte. D’ailleurs, il est amené à réaliser plusieurs reproductions de ses œuvres. Tout d’abord lors d’une visite du musée René Magritte à Bruxelles, de nuit, plusieurs tableaux célèbres : Le modèle rouge, L’invention collective, La clairvoyance, Mal du pays, La magie noire, Condition humaine. Puis quelques-unes éparpillées dans les séquences, en particulier quand les images des cases se décollent pour révéler des œuvres en dessous, comme La lampe du philosophe, Clairvoyance, Perspective du balcon, Le faux miroir, La légende des siècles. Le lecteur observe également que les bédéistes jouent avec les codes de leur support comme Magritte pouvait jouer avec les conventions de la peinture : intégration d’éléments oniriques (la géante nue dans le salon de Singulier, Fantômas apparaissant sur l’écran éteint), de nombreux éléments absurdes, comme les deux chasseurs au bord de la nuit, sans visage), le feuillage des arbres qui est en deux dimensions dans le cimetière, l’irruption d’un train miniature dans le salon de Singulier par la cheminée (évoquant le tableau La durée poignardée), l’utilisation d’un tableau pour en faire un trou dans une porte (La réponse imprévue), le placardage du tableau Georgette Magritte sur les murs de la cité, des mots s’inscrivant sur les images, les grelots qui flottent dans l’air (La voix des airs), le passage d’un plan d’existence à un autre, d’une réalité à une autre, le désordre chronologique, les apparitions et disparitions de la jeune femme et du biographe officiel de l’artiste, etc.



La narration visuelle constitue une lecture très accessible et très agréable, tout en se nourrissant des facéties et des rapprochements visuels de René Magritte. Le lecteur se sent vite gagné par ce jeu de citations et d’écho, ainsi que par la dimension ludique de la structure du récit. Effectivement, le scénariste ne se sent pas tenu de respecter le déroulement chronologique de la vie de Magritte, comme le ferait un biographe académique. Pour autant, lors d’une demi-douzaine de passages, il expose des éléments biographiques que ce soit le séjour dans la banlieue parisienne ou les conditions de la mort de Regina Bertinchamps, la mort de l’artiste. Dans le même temps, il ne fait qu’évoquer en passant les réunions du groupe des surréalistes belges, ou les relations de Magritte avec d’André Breton (1896-1966), la valeur marchande de ses tableaux n’apparaissant que lors d’une fugace allusion, l’analyse restant à l’état embryonnaire pour les tableaux et leur modernité par rapport à la production de l’époque. Le rôle de son épouse Georgette n’est que succinctement évoqué et elle-même n’apparaît que d’une bien étrange façon. De temps à autre, un personnage effectue une remarque sur l’artiste ou sur son œuvre. Deux protagonistes différents font observer que Magritte n’aime pas qu’on fouille dans son passé, ce qui vient apporter une explication au fait que les auteurs eux-mêmes ne le fouillent pas beaucoup. Le lecteur relève quelques observations éparses sur l’œuvre. Vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de mes collègues. L’œuvre de Magritte est figurative, mais elle est un attentat permanent contre la représentation. Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde. La vraie vie est toujours un ailleurs qui n’existe pas. La peinture n’agit pas comme un miroir passif de la réalité, elle la métamorphose. On ne fume pas dans une pipe peinte. L’œil du peintre est un faux miroir. Tout objet en cache un autre. Magritte déteste la psychologie. Elle essaie d’expliquer le mystère, tout le contraire de sa démarche.


Ceci n’est pas une biographie : en effet, cette promesse est tenue. L’artiste réalise une narration visuelle en osmose avec la peinture de René Magritte, ce qui permet d’intégrer ses œuvres, soit comme telle, soit comme dispositif narratif, sans solution de continuité. Le scénariste joue également entre les éléments biographiques désordonnées, les énigmes des tableaux, le paradoxe de la vie rangée de Magritte et la remise en cause rebelle contenues dans ses œuvres, avec quelques questions et réflexions sur sa démarche artistique. Les auteurs laissent le lecteur avec une dernière question : Pourquoi vouloir répondre aux questions que la peinture nous pose ?



mardi 21 novembre 2023

War and Dreams T04 Des fantômes et des hommes

Ce sont les hommes qui doivent être jugés et non les peuples.


Ce tome faite suite à War and dreams: Le repaire du mille-pattes (2009) qu’il faut avoir lu avant, et il vient clore cette tétralogie. Sa première publication date de 2013. Il a été réalisé par Maryse Charles pour le scénario, et par Jean-François Charles pour les illustrations, crayonnés et couleurs. Il compte quarante-six pages. Il se présente sous la forme de plusieurs entretiens, parfois des dialogues, d’autrefois épistolaires, avec des illustrations peintes, et des crayonnés. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2023, enrichie d’un dossier de vingt-quatre pages, avec un texte d’Isabelle Bournier. Ce dossier comporte des entrées sur le Mur de l’Atlantique (Hitler décide de construire le Mur de l’Atlantique, Rommel renforce le mur, le Mur de l’Atlantique face au Débarquement, Le Mur était un bluff gigantesque), La construction du Mur de l’Atlantique (L’organisation TODT, Une construction standardisée le Regelbau, Les entreprises françaises sur le Mur de l’Atlantique), Le Pas-de-Calais sous l’occupation (L’arrivée des Allemands et le début de l’Occupation, Le poids de l’occupation, La Résistance dans le Nord-Pas-de-Calais), Le Mur de l’Atlantique dans le Pas-de-Calais (Des batteries d’artillerie offensives, L’Angleterre à moins de 30 kilomètres, Lindeman et Todt les deux plus grosses batteries de l’Antlankwall, 1944 l’opération Fortitude), Les armes secrètes allemandes (Hitler croit encore à la victoire, Des sites V1 dans le Pas-de-Calais, La coupole d’Helfaut-Wizernes). Ce dossier est agrémenté de photographies d’archives, et d’esquisses de Charles.


Julien Lécluse s’adresse à son épouse Laure. Il lui demande si elle sait ce qui lui arrive. Hier, il aidait Gaston au musée quand une gamine l’a abordé. Elle s’appelle Laure Deschamps, et il paraît que c’est le maire qui la lui a envoyée. Elle fait des études en histoire, à Amiens, à l’université et elle doit rentrer un genre de rapport sur la guerre, un mémoire qu’elle a dit. Julien continue : il n’aime pas les étrangers et qu’à part Laure, il ne parle plus guère à personne. Il a d’abord refusé, mais elle lui a raconté qu’elle avait des racines dans la région. Son père est le fils de la Julie qui tenait la ferme de Haringzelle, et son grand-père maternel est le photographe de Lille chez qui Laure et lui étaient allés avant son départ pour le Service du Travail Obligatoire.



Ensuite, Laure Deschamps se rend chez Kate & Archie Wyeth. Ce dernier évoque comment elle lui est apparue : C’était un petit bout de femme d’une vingtaine d’années, aux yeux bruns et aux cheveux noirs. Elle était venue à vélo. Elle portait un chapeau, une jupe fleurie et un chemisier de couleur parme qui mettait en valeur son teint mat de méditerranéenne qu’elle n’était sans doute pas… En tout cas, un rayon de soleil venait d’entrer dans la maison. Il savait par Kate qu’elle recherchait des témoignages de différents belligérants de la seconde guerre mondiale pour rédiger son mémoire de fin d’études et qu’elle parlait parfaitement l’anglais. Kate lui avait déjà dit qu’il avait fait la guerre du désert. Elle semblait fascinée par le Renard du Désert.


A priori, le lecteur n’est pas bien sûr d’avoir envie de lire cet ultime tome. Il se présente donc sous la forme de quatre chapitres, chacun consacré à un des quatre principaux personnages des tomes précédents : Erwin le soldat allemand ayant été affecté à des postes du Mur de l’Atlantique, Archie Wyeth l’officier britannique blessé dans le désert Libyen et affecté au service d’espionnage en Égypte, Joe Bubble ayant occupé un poste de mitrailleur dans les bombardiers américains et Julien Lécluse parti au STO puis revenu et engagé dans la Résistance. Pendant la seconde guerre mondiale, chacun dans sa fonction a été amené à servir ou à réaliser une mission dans ou en relation avec la forteresse de Mimoyecques. Ce site fut un bunker à proximité du hameau de Moyecques, dans le Pas-de-Calais, construit en 1943/44 pour recevoir une batterie de canons V3 visant Londres. Il découvre, en outre, que ce tome quatre n’a pas la forme d’une bande dessinée, mais de textes entre dialogues et roman, agrémentés de nombreuses illustrations, majoritairement en couleur directe, avec quelques esquisses au crayon dans la partie consacrée à Erwin, comme des facsimilés de ses propres travaux. Chaque chapitre s’ouvre avec un dessin au crayon de la tête du protagoniste concerné, sur un papier à fort grammage. D’un autre côté, c’est l’occasion de retrouver des personnages auxquels le lecteur s’est attaché, et il comprend rapidement que ces entretiens ont lieu après les derniers événements du tome précédent, ce qui lui permet de découvrir ce qu’ils sont devenus quelques temps plus tard.



Indépendamment de la forme différente, les auteurs utilisent exactement les mêmes ingrédients que dans les trois premiers tomes : des évocations de souvenir de la seconde guerre mondiale, et quelques anecdotes sur le présent des personnages. Le dispositif narratif, des entretiens pour un mémoire de fin d’études, amène les personnages à revenir sur des faits déjà racontés dans les tomes précédents. Toutefois le lecteur n’éprouve pas la sensation de lire une seconde fois la même chose, car les personnages ajoutent leur affect et parfois le recul amené par le passage des années. Par exemple, Julien Lécluse parle de l’humiliation de l’examen médical en arrivant en Allemagne pour le S.T.O., et la mascarade qu’il constitue puisque jamais personne n’a été déclaré inapte au travail. Il aborde également les conditions de travail extrêmement difficiles (chaleur, bruit, impossibilité de communiquer, faim en continu), le retour en France et l’opprobre engendrée par le fait d’avoir travaillé pour l’ennemi, aux yeux des Français. Dans le chapitre qui lui est consacré, Archie Wyeth revient sur les conditions de vie dans le désert libyen. Puis il évoque sa convalescence au Caire, et son travail dans le Renseignement, en particulier sa connexion avec Roger Falise, nom de code Martin dans la résistance, l’homme qui lui avait fait parvenir les plans de la forteresse de Mimoyecques (la pièce manquante dans le tome précédent pour relier ce résistant à cet agent du Renseignement). Les souvenirs de Joe Bubble concerne son service dans les bombardiers lorsqu’il était affecté dans la région de Calcutta, le pont aérien au-dessus de l’Himalaya, son affectation en Birmanie, et son retour aux États-Unis, en particulier au Nouveau-Mexique pour honorer le souvenir de Wutpaki. Enfin Erwin raconte les années passées dans une isba en Sibérie d’abord comme prisonnier de guerre, puis pendant de nombreuses années après la fin du conflit mondial.


Le lecteur retrouve vite sa sympathie pour ces personnages, même pour les deux moins respectables du fait de leur comportement et des crimes commis. Il apprécie de voir ainsi explicité le lien les unissant lors du bombardement de la forteresse de Mimoyecques. Il se rend compte qu’il avait très envie d’avoir de leurs nouvelles, de savoir ce qui s’était passé après les dernières pages du tome précédent, en particulier pour celui ayant eu l’occasion de se saisir d’un pistolet chargé, découvert dans un cimetière, de l’autre portant une terrible culpabilité. Il se dit que les auteurs se montrent un peu taquins en ne faisant pas apparaître Opale dans les illustrations au temps présent. Le passage d’une forme bande dessinée à des illustrations d’entretiens fait sens du fait du principe de recueil d’informations pour un mémoire d’études. Chaque chapitre comporte une pagination différente : six pages pour Julien, huit pour Archie, dix pour Joe et vingt pour Erwin. Cela correspond presqu’à leur importance dans les tomes précédents, à l’exception d’Archie et Joe qui auraient pu être inversés. Mais il y avait plus à dire sur le devenir de Joe du fait de son crime et du jugement. Les quatre portraits en gros plan réalisés au crayon correspondent à l’apparence de ces hommes pendant la seconde guerre mondiale, avec des regards très différents : plus opprimé et abattu pour Julien, plus distant et distingué pour Archie, plus sûr de lui et même presque condescendant pour Joe, entre résignation et inquiétude pour Erwin.



Le lecteur retrouve avec grand plaisir les illustrations du bédéiste. Laure est magnifique dans sa jupe bleue à motif et son corsage blanc, sans oublier son petit bibi, et l’arrière-plan qui montre une station-service et un garage d’époque, celle de la seconde guerre mondiale. L’avance des chars britanniques dans le désert dans une peinture en double page fait ressortir l’inhumanité de tels engins blindés dans un environnement hostile, l’être humain semblant trop fragile pour y avoir sa place. Le passage consacré à Joe contient des visuels mémorables : une vue en plongée verticale avec un bombardier en premier plan et le paysage où explosent les bombes loin en contrebas, l’avancée à dos d’éléphant dans la jungle Birmane, la voiture rouge pétant de Joe dans la réserve indienne au Nouveau-Mexique. Le plus étonnant réside dans ce nu en pleine page consacrée à Eva Braun (1912-1945) qui a peut-être été réalisé par Adolf Hitler (1889-1945). Le chapitre consacré à Erwin commence par une magnifique illustration en pleine page une vue en plongée oblique au-dessus des toits d’un petit village de Normandie, avec la mer au fond. Outre les facsimilés des esquisses d’Erwin pour représenter Opale, le lecteur prend le temps de savourer une illustration en double page consacrée au paysage naturel autour de l’isba, puis un portrait saisissant en gros plan de la tête d’Erwin au temps présent du récit. Toutes les images viennent illustrer et montrer les faits évoqués par les quatre hommes dans leurs souvenirs, leur donnant une consistance remarquable, colorée par les émotions qui s’y rattachent.


Pas forcément très enthousiaste à l’idée de lire un quatrième tome qui n’est pas une bande dessinée et qui peut faire penser à une opération mercantile de l’éditeur et des auteurs, le lecteur se rend compte immédiatement qu’il avait envie de retrouver ces personnages une dernière fois. De bonne grâce, il entame sa lecture et il tombe vite sous le charme de la narration, mêlant souvenirs et émotions qui leur sont liées. La continuité avec les trois premiers tomes s’avère parfaite : entre évocation de la seconde guerre mondiale telle que vécue par Erwin, Archie, Joe et Julien, éléments complémentaires venant parachever l’intrigue initiale, et prise de recul sur ce que ces hommes ont vécu, sur ces circonstances arbitraires de leur vie qui l’ont façonnée sans qu’ils n’y puissent rien. Une conclusion émouvante sur les conséquences des épreuves subies, des erreurs commises, des traumatismes persistants, de la fragilité et de la faillibilité de l’être humain.