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samedi 31 mars 2018

He Pao (Les Voyages d') - tome 4 - Neige blanche, chemin d'antan

Ce tome fait suite à Quand s'éteignent les lampions ; c'est le quatrième sur 5 de la suite de la série Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lu avant. La première série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2008, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Les 4 premiers tomes de ces voyages sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm). La série se conclut dans Un matin pour tout horizon (2010).

Conformément à la promesse faite à He Pao avant qu'elle ne perde tout à fait conscience, Tashi Tsangpo la porte sur son dos, emmitouflée dans une couverture, progressant dans une zone aride et rocheuse du Tibet, en route pour la ville de Geladandong. Il a été repéré par trois bandits de grand chemin dont leur meneur Dilgo Lingpa qui l'interpelle. Comprenant que son fardeau l'alourdit trop pour qu'il puisse les semer, il interrompt sa course et répond aux questions du meneur. Il est pris par surprise, par l'un des brigands qui s'est approché par derrière et le tient en respect avec son couteau. Dilgo Lingpa monte jusqu'à sa hauteur et s'agenouille devant He Pao pour l'examiner. Il promet de tout faire pour la guérir.

Tashi Tsangpo redescend avec les deux comparses pour récupérer les chevaux. Il constate qu'il y en a 4 pour 3 cavaliers, et se fait assommer par derrière et jeter dans le fleuve. Dilgo Lingpa se sépare de ses 2 acolytes de manière malhonnête, après leur avoir fait charger He Pao (toujours inconsciente et emmaillotée dans une couverture) sur son dos. Il se retrouve contraint et forcé de prendre la route de Geladandong. Les 2 acolytes sont rejoints par les hommes armés de Zhou Mei, toujours transportée en palanquin. C'est à son tour d'exprimer son déplaisir sur la situation, et d'en faire porter la responsabilité sur eux.


Le lecteur avait laissé He Pao dans une fâcheuse posture à la fin du tome précédent puisqu'elle avait glissé dans le coma, du fait d'avoir enfreint l'une des règles de l'art martial du Moine Fou. Il se lance dans une lecture un peu paradoxale, puisque le personnage principal (He Pao) est bien présent, mais réduit au rôle d'impedimenta inanimés. Il se sent tout de suite un peu moins concerné par ces aventures, ne pouvant pas se projeter dans le personnage ou ressentir d'empathie du fait de l'absence d'émotion manifestée. Certes il reste le paysage aride à contempler : les aquarelles de Vink et de sa femme Cine (Claudine Khoa) servent toujours à donner du relief et de la texture à chaque surface, voire représentent en peinture directe les éléments de l'environnement, sans contour tracé à l'encre. Les artistes montrent le relief de cette zone désertique et montagneuse, ainsi que la texture de la roche et de la terre, et les pierres roulant sous les pieds. Mais ce paysage désertique n'a rien d'accueillant, ou de plaisant, dans son aridité dépourvue de vie. Il reste les visages des protagonistes, et leur tenue vestimentaire pour trouver un plaisir esthétique, encore que les 3 brigands aient des expressions dépourvues de toute chaleur humaine, et que le lecteur a appris à se méfier de Tashi Tsangpo.

L'enthousiasme du lecteur n'est pas avivé par la suite de l'intrigue, les événements survenant avec une rare opportunité pour relancer l'intrigue à point nommé. Certes, il est logique que Zhou Mei et la confrérie des mendiants s'enferrent dans leur volonté de mettre un terme à l'existence des techniques du Moine Fou, mais la survenance d'une armée chinoise, puis d'une armée tibétaine arrive vraiment trop à point nommé. Les sursauts de conscience d'He Pao pour maintenir Dilgo Lingpa dans le droit de chemin (au sens premier du terme) arrivent également à point nommé, sans parler du passage providentiel pour passer le col. Par contre, petit à petit, le lecteur retombe sous le charme des illustrations, toujours aussi plaisante à l'œil, riches en dépaysement, et porteuses d'informations narratives. L'aridité de la zone traversée n'est pas synonyme d'uniformité, l'artiste montrant bien les changements dans le relief, la progression des personnages restant dictée par les obstacles dudit relief. Le lecteur soupire d'aise en voyant que Vink n'a rien perdu de sa capacité à représenter l'eau en mouvement, celle de la rivière en l'occurrence. Il sourit en voyant un personnage lancer son cheval au galop pour charger droit sur une armée, dans une pente herbue, avec les montagnes en arrière-plan. L'artiste réalise à nouveau un tour de force narratif pour que les images montrent avec clarté les caractéristiques de cet endroit, afin que le lecteur voit la pertinence de la stratégie adoptée par le cavalier, en fonction du terrain. Un sens exceptionnel de la spatialisation et de la configuration géométrique, doublé d'un plan de prise de vue sophistiqué d'une rare intelligence pour donner à voir toute la complexité de ces déplacements, en toute simplicité.


Au bout de 16 pages, le lecteur se retrouve de nouveau totalement immergé dans cette aventure exotique, à la fois du point de vue de l'époque, et du point de vue de l'endroit, dans la Chine féodale des Song. Il tique à nouveau quand l'auteur lui assène une coïncidence supplémentaire très pratique, avec le retour d'un des précédents compagnons de voyage d'He Pao, pas apparu depuis plusieurs tomes. Il a bien conscience en commençant sa lecture qu'il s'agit de l'avant dernier tome de la série, et que l'auteur peut avoir envie de boucler ses intrigues secondaires proprement et de faire apparaître une (avant) dernière fois les protagonistes les plus remarquables. Mais cette apparition-ci est vraiment énorme au point de paraître artificielle et gratuite. Cette série aurait-elle glissé vers l'aventure et le divertissement en perdant toutes les résonnances qui en font sa richesse ? Dans une interview donnée au cours de la série, et reproduite dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale, Vink indique qu'il a souhaité tout au long de la série, transcrire la richesse des romans de cape et d'épée chinois, de l'auteur Jin Yong. Malgré son début de déception, le lecteur apprécie la qualité de la reconstitution historique et le tourisme géographique, cependant il s'était habitué à plusieurs niveaux de lecture.

Mais en arrivant à la trentième page du récit, le lecteur prend conscience de sa suffisance. Vink n'a en rien renoncé à son ambition, et il n'a pas sacrifié son exigence personnelle de créateur, à l'attrait financier de produire un tome supplémentaire. He Pao est amenée à traverser un pic par le biais d'un tunnel, à emprunter des passages creusés à même la roche, ce qui est un leitmotiv dans la série, que ce soit les grottes où elle s'est retrouvée face aux écrits du Moine Fou la première fois dans le tome 2 La mémoire de la Pierre, ou encore dans le tome 6 Les matins du serpent pour ne citer que 2 exemples. À chaque fois, ces passages ont été, pour elle, l'occasion de découvertes, voire de révélations. C'en est une pour le lecteur qui retrouve toute la confiance qu'il avait investi en Vink comme auteur. La dernière partie du récit vient apporter un nouvel éclairage sur ce qui a précédé dans ce tome, montrant le peu de foi du lecteur. Vink n'a en rien changé sa manière de concevoir un récit, et il y a bel et bien un mystère au cœur de l'intrigue, mais moins visible que d'habitude, car il ne prend pas la forme d'un crime ou d'un vol établi en début de récit.

Rasséréné, le lecteur poursuit sa lecture, en recommençant à apprécier pleinement les images, débarrassé d'arrières pensées sur l'intrigue. Les scènes suivantes se déroulent sur le toit du monde, dans des paysages recouverts de neige. À l'opposé d'un dessinateur pressé, Vink et Cine continuent de matérialiser le relief du terrain par le biais d'aquarelles délicates. Le lecteur se surprend à humer l'air pur des montagnes (depuis le lieu où il tourne les pages), et à ressentir le calme et le bien être émanant du beau ciel où paressent quelques nuages blancs immaculés. Les artistes jouent avec la luminosité et la réverbération sur la neige, pour des cases splendides avec une belle profondeur de champ. Ils projettent si bien le lecteur dans ces étendues enneigées, qu'il ressent la sensation d'He Pao ayant l'impression que son esprit rejoint le ciel jusqu'à pouvoir contempler la scène en contrebas. Le lecteur flotte entre expérience mystique et sentiment de sérénité, proche d'une forme d'extase, alors qu'He Pao fait l'expérience d'appartenir à un tout.


Le lecteur sourit en voyant le spectre d'He Pao surgir de la rivière pour guider les 2 brigands vers le corps inconscient de Tashi Tsangpo, reconnaissant là l'utilisation du surnaturelle telle qu'elle est déjà présente dans les tomes précédents. Pour le coup, il s'agit effectivement d'un artifice narratif, mais qui peut aussi être interprété par l'influence de la forte personnalité sur l'inconscient des individus. En cela, Vink file son thème sur la perception inconsciente et la force persuasion de certains individus, phénomène qu'He Pao elle-même a encore subi dans le tome précédent. Par contre en voyant la conscience d'He Pao se projeter dans les nuages, il n'y voit pas un truc pour épater, mais bien l'expression d'une philosophie de vie. En se rappelant le début de ce tome, il voit encore He Po inconsciente, le déroulement de sa vie évoluant au gré du bon vouloir d'autres personnes comme Tashi Tsangpo ou Dilgo Lingpa. Il y a là une illustration de l'interdépendance qui existe entre tous les êtres humains de la planète, le fait que personne n'existe dans un vide. De ce point de vue, l'expérience mystique d'He Pao prend tout son sens.

Dans ce tome, He Pao se retrouve à nouveau sous l'emprise de l'art du Moine Fou, à son corps défendant. Elle y est confrontée de plusieurs manière, ce qui permet au lecteur de voir en quoi ces périodes diffèrent des précédentes, de constater le chemin parcouru par He Pao depuis le premier tome de la série précédente. He Pao a mûri et appris au contact des autres, le lecteur a encore en mémoire la relation sujette à interprétation qu'elle a entretenu avec Tashi dans le tome précédent. Toujours du tome précédent, il se rappelle une séquence au début où elle disposait d'assez de confiance en elle pour ne pas recourir à la violence pour ne pas régler un problème en faisant usage de la force pour soumettre son interlocuteur (un chamelier). Alors même qu'elle découvre un nouveau mentor potentiel, le lecteur voit bien que son évolution personnelle fera d'elle un élève disposant déjà d'une solide expérience, et donc capable de prise de recul.

Rétrospectivement, le lecteur se remet alors à penser aux deux premiers tiers de ce tome. Il constate à posteriori que Tashi Tsangpo dispose de moins de personnalité que dans le tome précédent. Pour commencer, l'auteur a rectifié son nom qui passe de Tsanpo (dans le tome précédent) à Tsangpo, sans qu'il soit possible d'en deviner une raison, si ce n'est peut-être une orthographe plus respectueuse du nom chinois original. Par contre, fidèle à ses principes de narrateur, Vink fait en sorte que les 2 autres personnages secondaires ne soient pas réduits au simple rôle de faire-valoir d'He Pao. Ainsi Dilgo Lingpa n'est pas un simple brigand profiteur, détroussant les voyageurs sur les grands chemins. L'auteur prend le temps de lui donner une histoire dont découlent des motivations ambivalentes. De la même manière, Zhou Mei ne sert pas uniquement de méchante poursuivant He Pao pour l'exterminer. Son histoire personnelle s'avère particulière, donnant un sens à ses actions, sens qui ne se limite pas à la vengeance ou à la volonté de soumettre sa rivale depuis plusieurs années.


Comme dans les tomes précédents, le lecteur constate qu'il n'y a pas une case en trop, et que plusieurs d'entre elles valent le coup de refeuilleter les pages après avoir terminé la lecture, pour le plaisir esthétique qu'elles procurent, considérées en dehors de la narration. La tête d'He Pao sortant de l'eau du fleuve produit un fort effet, avec un air malicieux parfaitement rendu sur son visage. He Pao s'élançant au-devant de l'armée en déployant le tissu qui l'emmaillotait ressemble à une danseuse folklorique, avec un décalage qui génère un sourire chez le lecteur. Le visage d'un mourant blanchissant sous la neige donne une impression macabre, mâtinée de surnaturel, des plus funestes. Le lecteur a l'impression de pouvoir toucher les traces de doigts ayant dessiné un arbre dans un rocher. He Pao ressortant à la lumière après avoir progressé dans un tunnel donne une scène de nouvelle naissance. Alors même que ce tome se lit rapidement et semble moins sophistiqué, un deuxième coup d'œil atteste que la fluidité de la narration ne s'est pas faite aux dépends de la qualité picturale.


En entamant ce tome, le lecteur a conscience qu'il s'agit de l'avant-dernier et il interprète donc les coïncidences qui surviennent comme le signe que l'auteur souhaite boucler plusieurs intrigues secondaires rapidement et efficacement. En outre, il ressent la première moitié comme un récit d'aventures un peu rapide par rapport au rythme des tomes précédents. Le plaisir de la lecture ne s'en trouve pas amoindri, mais le récit semble moins riche que d'habitude. En découvrant la dernière partie, il comprend l'étendue de sa méprise, et toute la saveur des scènes précédentes s'exhalent. Il ne reste que la coïncidence un peu grosse relative à l'un des premiers compagnons de route d'He Pao qui subsiste comme une synchronicité un peu trop pratique. Vink (aidé par Cine) n'a en rien abandonné son ambition littéraire de conteur. A posteriori, le lecteur prend pleinement conscience que l'auteur a encore franchi un palier dans son art narratif.


vendredi 30 mars 2018

He Pao (Les Voyages d') - tome 3 - Quand s'éteignent les lampions

Ce tome fait suite à L'ombre du ginkgo ; c'est le troisième sur 5 de la suite de la série Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lu avant. La première série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2002, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Les 4 premiers tomes de ces voyages sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

Tang He Pao et Tashi Tsanpo (le tibétain du tome précédent) ont poursuivi leur voyage et arrive dans une ville en bordure d'un grand fleuve. Sans argent, ils se contentent de s'abreuver au puits de la grande place. Ils sont abordés par un mendiant (Yi le Vieux) qui les conduit à la soupe populaire de la ville, où ils obtiennent un bol de soupe, même si Tashi se fait doubler par un individu malpoli. Le vieux leur propose de les mener à un endroit où ils pourront s'abriter pour dormir, un vieux palais romain. Entre-temps le malpoli est revenu, mais Tashi a vite fait de le calmer.

En se rendant au palais abandonné, un chameau mâchonne les cheveux d'He Pao qui le frappe et il s'enfuit. Le chamelier vient la trouver pour exiger réparation, mais il se calme vite en voyant le regard d'He Pao qui, elle, ne fait aucun geste agressif, ne fait pas mine de le corriger. Leur guide les amène dans l'une des pièces du palais abandonné. Tashi part chercher du petit bois pour y faire un feu, mais son fagot est ramené par une jeune fille qui indique qu'il est parti soigner une femme malade dans un village avoisinant. He Pao s'endort en rêvant de ses vrais parents Maria & Luigi Della Roca. À son réveil, Tashi n'est pas revenu. Un jeune homme vient lui apporter une note indiquant qu'il a été enlevé et demandant qu'elle attende les prochaines instructions.


Le lecteur sait parfaitement à quoi s'attendre en ouvrant un nouveau tome de cette série, continuation directe de celle du Moine Fou, sous un autre nom, plus approprié au fait qu'He Pao a repris le dessus sur son héritage : de beaux décors naturels, une narration fluide et dense, une intrigue à suspense, un regard sous-jacent sur la vie. Le plaisir du voyage est immédiat : l'arrivée des 2 voyageurs par une colline qui permet d'admirer les toits des maisons en contrebas, l'escalier qui y mène, un bel arbre au premier plan, la courbe d'une rivière avec un navire marchand, une rive abrupte en face, et tout ça en une seule case. En déambulant dans la ville, le lecteur observe, par les yeux des protagonistes, les différentes façades, un ouvrier en train de manger son bol de nouilles, l'aménagement du puits, la distribution de la soupe. La marche reprend sur un chemin de terre assez large, serpentant en hauteur de la rivière, au milieu d'une végétation dense et rase, avec une petite caravane de 3 chameaux, et un palanquin, sans oublier les bâtiments du palais abandonné dans le lointain. Vient ensuite le temps de regarder l'aménagement du palais, la disposition des bâtiments, la végétation qui a envahi les allées, etc. Le lecteur fait encore le touriste dans un autre village en bordure du fleuve, et il suit He Pao dans ses pérégrinations dans la forêt avoisinante, à la recherche de Tashi. Il a également l'occasion de se tenir dans une carrière à ciel ouvert, de nuit, à la faveur de la lumière d'une centaine de lampions, un moment visuel saisissant.

Les aquarelles de Vink (et de Cine, sa femme) sont toujours enchanteresses pour évoquer la couleur de chaque endroit, la lumière changeante, l'ambiance lumineuse particulière de la nuit. Les 2 artistes peuvent aussi bien l'utiliser sous forme de tâches de couleurs pour rendre compte de l'impression produite sur l'œil par la masse végétale, le miroitement de l'eau du fleuve, le tapis de verdure en forêt, la vivacité de l'eau d'une cascade, une mer de nuages vue en contrebas, ou encore l'ambiance féérique créée par l'accumulation de lampions. La peinture peut également être utilisée à des fins de description précise, pour rendre compte de la couleur d'un vêtement ou d'un mur, pour reproduire de manière réaliste leur texture, et accentuer leur volume.

Comme à son habitude, l'auteur met sa technique au service de la narration du récit, ne cherchant jamais à réaliser une case pour provoquer l'admiration du lecteur, mais il ne sacrifie aucune case, tout au long de ces 46 pages, il n'y en a pas qui soit moins importante qu'une autre, ou juste fonctionnelle. L'objectif de Vink est avant tout de raconter une histoire, et de faire en sorte que le lecteur en ait pour son argent en 46 pages. Il n'y a donc pas de décompression narrative, ou d'étirement d'une action ou d'un geste. Lorsqu'He Pao se bat contre un assaillant il n'y en pas pour des pages, quelques cases, 2 pages au grand maximum, pourtant le lecteur peut suivre chacun de ses gestes, son économie de mouvement, son efficacité.


Comme dans les tomes précédents, Vink raconte une histoire avec une intrigue en bonne et due. En cela, ses histoires se conforment toujours au schéma de l'aventure, He Pao arrivant dans un nouvel endroit, se retrouvant au milieu d'une situation conflictuelle dont elle est la source, ou juste un témoin de passage, et une résolution du conflit, avec souvent des explications sur le déroulement et les enjeux. Ce tome ne déroge pas à ce schéma, même si le lecteur ne sait pas trop dans quoi il s'engage de prime abord. Des regards furtifs à la dérobée et la remarque des passagers du palanquin indiquent rapidement (au bout de 7 pages) que l'antagonisme sous-jacent trouve à nouveau ses sources dans la maîtrise de l'art du Moine Fou dont He Pao est la dernière pratiquante. Un personnage fait référence aux événements survenus dans le tome 4 de la série du Moine Fou Le col du vent, confirmant une fois de plus qu'il s'agit bien de la continuation de l'histoire personnelle d'He Pao de cette première série à celle-ci.

À la fin de l'aventure, le lecteur constate qu'à nouveau, sans avoir l'air d'y toucher, l'intrigue imaginée par Vink met en scène des situations amenant à s'interroger sur les valeurs des personnages, leur façon d'appréhender leur existence. L'auteur ne jette pas ses interrogations au visage du lecteur par le biais des dialogues. Ce dernier est libre de s'arrêter au plaisir de l'intrigue, ou de chercher un deuxième niveau de lecture en fonction de ses inclinations personnelles. Bien sûr He Pao reste au centre de la narration, peut-être même plus que dans d'autres tomes puisqu'elle apparaît dans chacune des 46 planches. Le lecteur peut donc l'observer à loisir. Il voit une jeune femme sûre d'elle, sans être méprisante vis-à-vis des autres, ou même condescendante. Elle refuse de se laisser marcher sur les pieds ou de se laisser intimider parce qu'elle est une femme ou une cible facile. C'est la raison pour laquelle elle écarte avec force le chameau, puis le chamelier. Elle est consciente de sa place dans l'ordre social et n'abuse pas de sa force pour obtenir ce à quoi elle n'a pas droit. Réciproquement pas, elle n'hésite pas à corriger ceux qui abusent de leur force à l'encontre des faibles. En 5 cases (une seule bande), elle met fin à un braconnage s'exerçant sur les pandas, et elle souhaite que Tashi Tsanpo fasse usage de ses connaissances médicales pour aider la mère souffrante d'une enfant. Elle ne compte pas son énergie pour retrouver Tashi qui a été enlevé. De ce point de vue, elle se conforme aux caractéristiques du héros d'une aventure.


Le lecteur apprécie également que l'auteur montre qu'elle se sert aussi bien de ses capacités physiques pour couvrir le plus de terrain possible, que de son intelligence pour retrouver la trace de Tashi, en surveillant ceux qui la surveillent. Dans la scène finale sous les lampions qu'évoque le titre, elle expose les agissements du criminel de l'histoire, et démonte son argumentaire, comme à la fin d'un roman policier où tout est révélé. De fait cette forme d'exposition donne également un sens métaphorique à l'affrontement physique qui devient également un affrontement moral. Le lecteur est admiratif de cette jeune femme assurée sans se croire supérieure, capable de se servir de son intelligence sans pour autant être infaillible. Fidèle à ses convictions, l'auteur développe également le personnage de Tashi Tsanpo. Alors qu'il n'avait pas eu droit à un nom dans le tome précédent (un des tics d'écriture de Vink), ici il est nommé. Tashi Tsanpo ne dispose pas du caractère noble d'He Pao, ce qui a été établi dans le tome précédent. Néanmoins il est lui aussi attentif à la souffrance d'autrui et prêt à aider. D'ailleurs il a apporté son aide à He Pao pour commencer, en l'aidant à canaliser son trop plein d'énergie. Vink taquine le lecteur en sous-entendant que le mode de soin passer par le contact physique, sans bien définir la nature de ce contact. Ni Tashi, ni He Pao ne manifestent de velléité de commandement ou d'autorité, ils se satisfont de ce que leur apporte la journée. Les 2 personnages principaux ne semblent donc pas avoir de problème d'égo, ce qui apparaît de manière plus manifeste par comparaison quand le criminel explique son but.

Le lecteur se rend compte que l'auteur continue d'évoquer des thèmes récurrents. À nouveau He Pao a une vision de ses parents. Si dans les premiers tomes, ces visions semblaient être le fruit du cerveau exploitant des informations perçues de manière inconsciente par un individu, ici le lecteur n'y voit qu'une forme de synchronicité et de dispositif narratif pour montrer que le chemin d'He Pao passe par les traces laissées par ses parents. D'un autre côté, la séquence au cours de laquelle He Pao observe le sol et la végétation pour retrouver les traces laissées par le passage de Tashi Tsanpo met en scène l'importance d'être attentif à son environnement, de l'observer avec tous les sens en éveil. Vink aborde encore les troubles causés par l'héritage du Moine Fou. Il y a bien sûr la motivation de de Yi le Vieux, découlant de l'affaire du Col du Vent. Tome 4 Le col du vent. Il y a aussi cette question de savoir maîtriser ou canaliser son énergie. La résolution de l'intrigue revient sur un autre thème développé dans le tome 9 Le tournoi des licornes : celui de la force de persuasion exercée par une personne sur une autre. Le lecteur ne sait pas trop si l'auteur soit faire une observation sur la force de l'éducation et le formatage de la pensée qu'elle peut induire, ou s'il utilise ce souvenir uniquement pour amener He Pao où il le souhaite pour le tome suivant.


Comme à son habitude, l'auteur sait aussi surprendre son lecteur. Par exemple, il brise une habitude qu'il avait lui-même instaurée, celle de terminer chaque tome par un court poème. Il n'y en a pas à la fin de cette histoire, peut-être parce qu'He Pao n'est pas consciente dans la dernière case. Il surprend également son lecteur en laissant planer l'ambiguïté sur la nature de la relation existant entre He Pao et Tashi Tsanpo. Bien évidemment, il le surprend par les rebondissements de l'intrigue qu'il n'est jamais possible d'anticiper, que ce soit les événements inopinés ou la motivation du criminel, le retour d'un personnage, ou encore une nouvelle destination (se rendre dans une ville nommée Geladandong, située au Tibet). Il étonne aussi par sa narration visuelle, toujours épatante, et réservant encore des surprises. Le lecteur a déjà vu He Pao bondir de la cime d'un arbre à la suivante (par exemple dans le tome 10 du Moine Fou La Poussière d'or), mais pas encore s'élancer à la poursuite d'un pigeon, pour 2 pages d'une beauté à couper le souffle, montrant que le monde est le terrain de jeu d'He Pao. Un peu avant, il découvre 4 cases occupant la moitié d'une page, baignant dans une lumière verte enchanteresse pour indiquer qu'il s'agit d'un souvenir. Quelques pages après, He Pao est sur une hauteur au-dessus des nuages, dans une posture d'observation, pour un très beau portrait en pied le temps d'une case. Le lecteur apprécie la beauté plastique de l'image, mais Vink n'est pas en train d'attirer l'attention sur son talent. Cette image se justifie par le fait qu'He Pao est en train de réfléchir à sa situation en se disant qu'elle avait oublié ce que c'était d'être seule, qu'elle redécouvre la solitude et qu'elle lui va aussi. Le lecteur sourit en son for intérieur car il avait déjà observé que l'auteur avait jusqu'alors préféré donner un compagnon de voyage à son personnage : d'abord Kim Ki Ju, puis Petit Li, et maintenant Tashi Tsanpo. Il peut interpréter cette phrase soit comme une conviction personnelle de l'auteur que la vie est plus agréable à vivre à deux, soit comme une réflexion ironique sur son choix constant dans la narration d'attribuer un compagnon de voyage à He Pao. Vink surprend à nouveau son lecteur avec la mise en scène des lampions allumés, pour un effet saisissant.


Comme à chaque fois, le lecteur ressort enchanté de cette nouvelle étape dans les voyages d'He Pao. La qualité graphique est toujours au rendez-vous avec plusieurs surprises visuelles qui montrent que l'auteur ne se repose pas sur une recette toute faite. Vink choisit de revenir à un des aspects de l'héritage du Moine Fou pour construire son intrigue, toujours aussi savamment construite et dense en rebondissements et en action. Le récit montre des facettes supplémentaires et complémentaires d'He Pao. L'auteur se montre parfois un peu facétieux vis-à-vis de son lecteur en sous-entendant des éléments de la relation entre He Pao et Tashi, sans les rendre explicites. Il se montre subtil en donnant à voir une jeune femme épanouie, et en laissant le lecteur réfléchir à ce qui la contente, et par contraste ce qui rend insatisfait d'autres personnages.


jeudi 29 mars 2018

Les Voyages d'He Pao, tome 2 : L'Ombre du Ginkgo

Ce tome fait suite à La montagne qui bouge ; c'est le deuxième sur 5 de la suite de la série Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lu avant. La première série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2002, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Il s'agit d'une suite en 5 tomes dont les 4 premiers sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale, mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm) et sur du papier mat.

He Pao et Petit Li sont presqu'arrivés chez la mère de ce dernier. Mais He Pao doit faire une halte pour une séance de méditation en position du cocon, parce qu'elle recommence à ressentir des troubles du comportement, provoqués par l'art du Moine Fou. Sous une pluie battante, elle se déshabille et s'installe sur une branche d'arbre de ginkgo, en demandant à Petit Li de veiller sur sa tranquillité, car elle ne doit être dérangée sous aucun prétexte. Petit Li s'éloigne de quelques pas pour pêcher un poisson dans le torrent adjacent. Il revient immédiatement pour répondre à l'appel à l'aide d'He Pao car il y a un individu dans cet arbre qui y a établi sa cabane. He Pao et Petit Li l'en délogent pour la nuit, Petit Li n'éprouvant aucun remord à manger ses provisions.

Le lendemain, He Pao et Petit Li découvrent qu'il pleut toujours à verse ce qui a occasionné la montée des eaux et une inondation de toute la région, y compris au pied de leur arbre. Ils ont la surprise de voir arriver l'homme de la veille en barque qui vient chercher ses affaires, et qui propose de les déposer chez Maître Song, là où réside la mère de Petit Li. Maître Song est le seigneur de la région, entretenant sa maisonnée avec 2 épouses : Dame la Deuxième et Dame la Troisième. Haowei (la mère de Petit Li) est au service de la Deuxième. He Pao et Petit Li sont bien reçus et bénéficient de l'hospitalité de Maître Song. Dame la Troisième demande à voir He Pao pour lui confier la mission de retrouver l'inconnu qui les amenés (un tibétain) car elle suppose qu'il séjourne chez le médecin d'un village voisin. He Pao s'y rend en barque à la faveur d'un ravitaillement et découvre que le médecin a été poignardé dans la nuit. Le tibétain n'est plus présent.


Ainsi donc l'une des quêtes d'He Pao trouve son terme. Le lecteur n'y croyait pas tellement, vu que celle pour retrouver le Moine Fou s'était achevée d'une bien étrange manière dans le tome 7 Les tourbillons de fleurs blanches, mais Petit Li retrouve bel et bien son foyer. Le lecteur assiste donc aux retrouvailles, à nouveau assez étranges, sans beaucoup d'effusion sentimentale. L'auteur montre un personnage qui se comporte de manière cohérente avec son histoire personnelle. Petit Li est séparé de ses parents depuis plusieurs années, loin des yeux, loin du cœur, il est normal qu'il ne se montre pas plus ému que ça. De la même manière, sa mère n'en semble pas plus affectée que ça, ayant également dit adieu à son fils depuis de nombreuses années. L'étude du caractère de Petit Li ne s'arrête pas là pour autant. À l'occasion de différentes scènes, le lecteur peut voir se manifester son attachement à He Pao, en particulier sous la forme d'une sollicitude quand elle semble souffrir des conséquences du savoir du Moine Fou. De son côté, He Pao justifie à nouveau son refus de transmettre ce savoir à Petit Li, au vu des conséquences qui continue de se manifester.

Le lecteur observe la manière dont l'auteur représente Petit Li. Il s'agit bien d'un personnage avec une morphologie de jeune adolescent, ne serait-ce que par la taille, mais aussi par sa carrure pas encore complètement développée. Le lecteur peut également constater son jeune âge dans ses postures, soit un peu inconfortables, soit parfois soumises devant un adulte. Il apprécie de le voir assumer ses missions avec sérieux, mais aussi de voir apparaître ses sentiments sur son visage, plus facilement que sur celui d'un adulte, en particulier avec un sourire plus franc. Il voit sa sollicitude inconditionnelle dans la rapidité avec laquelle il se porte au secours d'He Pao au début. Il observe ses sentiments contradictoires quand il vient la rejoindre à la fin du récit, à la fois voulant profiter de sa présence pendant ces instants supplémentaires, à la fois se tenant éloigné car sachant la séparation inéluctable, à l'instar de celle qu'il a déjà vécu avec sa mère.

Dans ce tome, Vink continue d'étoffer le personnage d'He Pao, toujours de manière naturelle et discrète. Il y a donc la sollicitude qu'elle-même porte à Petit Li, son attitude ferme et décidée vis-à-vis de tous ceux qui se montrent nuisibles pour la société, et l'inquiétude sous-jacente quant à sa propre personne. Comme d'habitude, He Pao se retrouve plongée au cœur d'une situation complexe et tendue, conflictuelle et débouchant sur un crime, voire plusieurs. Cette fois-ci, elle apparaît dans 36 planches sur 48, ce qui lui donne plus de place pour exister et pour manifester sa personnalité, par comparaison avec le tome précédent. Vink la représente nue dans plusieurs cases le temps de 3 pages, mais il est visible qu'il recherche un compromis entre des gestes naturels d'une personne à l'aise avec son corps, et des images pas trop révélatrices pour ne pas la réduire à un simple objet du désir. He Pao maîtrise plus l'affichage de ses sentiments que Petit Li et ne les montre que partiellement. De même, sa posture est celle d'une personne disposant d'une assurance certaine, réellement présente à chaque instant, disposant d'un bon niveau de confiance en elle. Le lecteur n'en est que plus troublé quand il constate qu'elle doute d'elle-même, se rappelant la destruction des bouddhas dans le tome précédent.


Comme à son habitude, Vink ne dédaigne aucun des personnages secondaires ou des figurants. Ils disposent tous d'une tenue vestimentaire adaptée à leur rang social et à leur occupation. Beaucoup porte une cape de pluie en paille de riz pour se protéger de la pluie incessante. Le lecteur détaille les riches tenues de Maître Song et des deux Dames de la maisonnée. Il apprécie la sophistication des coiffures de ces dernières. Par comparaison, il voit les vêtements simples des paysans. À plusieurs reprises, il peut apprécier le soin apporté par l'artiste pour tous les personnages : le visage immédiatement reconnaissable du tibétain, des figurants discrets en arrière-plan qui apportent une information visuelle complémentaire (la nourrice en train de donner le sein en page 13), ou un clin d'œil très inattendu à un film d'horreur japonais, avec Xiang, une femme qui porte ses cheveux rabattus sur le devant, cachant complètement son visage. Une fois de plus, le lecteur est décontenancé par le fait que Vink ne donne pas de nom à des personnages secondaires essentiels dans l'intrigue. C'était déjà le cas dans le tome précédent pour le Juge et l'Aubergiste. C'est encore ici le cas pour le tibétain et les deux dames. D'un côté, le lecteur les identifie aisément à chaque apparition, de l'autre il s'interroge sur le sens à donner à cette particularité narrative, voire il cherche encore.

Comme à chaque fois, Vink décrit en creux un autre élément qui en vient à prendre assez de consistance pour être assimilé à un personnage : les lieux où se déroule l'histoire, et les conditions climatiques. Dès la première page, le lecteur peut voir les trombes d'eau s'abattre. Il ne s'agit pas d'un déluge à proprement parler, mais d'un rideau de pluie incessant. Le récit se déroule sur 3 jours et le niveau d'eau n'a de cesse de monter. Vink ne représente pas la région avant la crue, le lecteur ne peut donc pas comparer les 2 états, par contre il voit l'inondation. En fonction des séquences, Vink utilise soit de fins traits blanc pour rendre compte de la chute des gouttes d'eau, soit des couleurs un peu délavées pour rendre compte du flou de l'arrière-plan vu au travers du rideau de pluie. Tout au long du récit, le lecteur peut également contempler les effets de l'inondation : terre recouverte par 40 centimètres d'eau ou plus. Il sait donner à voir la terre que charrie cette eau, complètement saturée en boue. Il montre aussi bien sa stagnation par endroit, que les courants qu'elle crée à d'autres. À chaque fois que des personnages se déplacent en barque, le lecteur promène son regard et aperçoit les maisons à demi-englouties, les troncs d'arbre les pieds dans l'eau et les feuillages trempant dans le fleuve. Dans ce tome, il innove à nouveau dans la représentation de l'élément liquide avec un torrent de boue dans lequel se retrouvent 2 personnages en train de lutter physiquement, totalement convaincant pour le courant, et la texture très particulière de ce fluide.


Les différents lieux se partagent entre le milieu naturel recouvert par l'eau, et les habitations. Il y a bien sûr la belle demeure de Maître Song, avec son beau mur de clôture, ses toits de tuile, son mobilier choisi avec soin, et ses pièces bien aménagées, sans ostentation. S'il le souhaite, le lecteur peut prendre le temps de s'attarder à détailler lesdits aménagements et les ustensiles ou accessoires. Il est amené à pénétrer dans des constructions moins prestigieuses, comme la maison du médecin avec sa pièce unique et un lit, ou la maison d'une famille de serviteurs de Maître Song, également avec sa pièce unique dans laquelle toute la famille dort à même le sol. Le lecteur regarde également avec curiosité le modèle de barque utilisé pour se rendre d'un point à un autre pendant l'inondation, avec un toit sur arceau offrant un abri à la marchandise ou à un passager.

Le lecteur s'immerge avec plaisir dans ces endroits concrets et consistants, tout en prenant le temps de savourer l'intrigue. Vink propose un nouveau polar dans lequel les personnages sont incarnés, et pas de simples dispositifs narratifs sans épaisseur, avec un enjeu pour chacun d'entre eux, tout en reposant sur le contexte social et historique. Alors que le lecteur aurait pu commencer à trouver un peu facile pour l'auteur de toujours mettre en cause les riches et puissants dans leurs malversations, Vink prend ici le contrepied en montrant un seigneur intègre soucieux des paysans. Il dresse un portrait complexe du contexte dans lequel se déroule l'histoire. Maître Song prend sur lui de pallier le délai d'intervention des autorités locales pour réagir à la catastrophe, en organisant une distribution de nourriture aux populations privées de toit et de ressources, tout en veillant à en assurer une gestion responsable. Par quelques répliques brèves, Vink se montre assez facétieux en faisant apparaître comment les tensions entre les 2 épouses influent de manière émotionnelle sur les décisions de Maître Song, établissant que tout ne relève pas d'un processus rationnel. Il ajoute quand même une petite pique contre les autorités en place quand un personnage rappelle que lors de la crue de l'année passée les vivres distribués par les autorités ont été largement détournées par les fonctionnaires et leurs familles et que ce sont les pires de voleurs.

Vink déroule son intrigue criminelle avec son élégance habituelle. Il y a bel et bien un meurtre, doublé du mystère entourant les agissements réels du tibétain, avec en toile de fond le pillage des réserves de nourriture. Le fin mot de l'histoire est bien sûr révélé au fur et à mesure que les pièces du puzzle sont dévoilées. Mais à la fin, le lecteur n'est finalement pas très sûr des motivations du chef des brigands. Par contre, il sourit en son for intérieur en découvrant l'occupation du tibétain, et sa rouerie dans sa manière de présenter les choses, d'autant plus que le lecteur l'a vu à l'œuvre en cours de récit. Vink n'utilise pas une transgression taboue comme pour l'aubergiste dans le tome précédent, mais une activité plus ordinaire, tout aussi transgressive, avec une forme d'imposture qui arrange tout le monde, un grand moment de manipulation qui en dit long sur la crédulité humaine.


Comme dans les tomes précédents, il appartient au lecteur de choisir son rythme de lecture, plutôt rapide s'il s'intéresse essentiellement à l'intrigue, plus lent s'il veut pleinement profiter de la richesse de la narration. Dans ce deuxième mode de lecture, il peut alors savourer des cases remarquables par leur sophistication tout en restant immédiatement lisibles : le rideau de pluie devant un paysage, Petit Li avec de l'eau jusqu'au genou observant le fond de l'eau pour repérer un poisson, le délicat feuillage du ginkgo représenté avec légèreté, la toiture d'un bâtiment avec toutes ses tuiles, la texture des capes de pluie, les paysans pataugeant péniblement dans la boue, la façon élégante et silencieuse qu'ont les barques de glisser sur le fleuve, la coiffure de Dame la Troisième, le saut de carpe d'He Pao bondissant hors de l'eau, la masse de terre et de roches en mouvement lors d'un glissement de terrain, la couche de boue sur les personnages dans le torrent, les sauts de cabri d'He Pao avec une personne sur le dos, etc.


Ce deuxième voyage d'He Pao constitue encore une réussite magnifique et exceptionnelle, que ce soit pour l'épaisseur des personnages, pour la consistance des endroits, pour l'articulation de l'intrigue, pour les thèmes sous-jacents, pour sa beauté plastique. Vink donne également une autre signification au titre, apportant une touche poétique à l'ombre du ginkgo.

mercredi 28 mars 2018

He Pao (Les Voyages d') - tome 1 - Montagne qui bouge (La)

Ce tome fait suite à La poussière d'or, le dernier tome de la série intitulée Le Moine Fou qu'il vaut mieux avoir lue avant car il s'agit d'une histoire à suivre. Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). Le présent tome est initialement paru en 2000, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Il s'agit d'une suite en 5 tomes dont les 4 premiers sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

Dans la Chine médiévale, vers le onzième ou douzième siècle, en province, 2 jeunes gens de la famille Miao sont en train d'observer les bâtiments de la famille Yao, à l’affût d'un indice qui leur permettrait de les accuser de l'enlèvement de plusieurs jeunes filles de leur famille. Le sorcier de la famille Miao intervient pour leur demander d'arrêter, de peur qu'ils ne se fassent repérer et qu'ils soient accusés à leur tour d'avoir enlevé plusieurs jeunes filles de la famille Yao. He Pao et Petit Li viennent à passer par là sur le chemin qui doit les rapprocher de leur voyage vers les parents de Petit Li. Ce dernier se plaint qu'He Pao ne prononce plus un mot depuis plusieurs jours. Le chemin passant au-dessus d'une statue gigantesque d'un bouddha assis, He Pao met en branle un rocher qui roule, dévale pente et brise la statue. Elle propose de changer le nom du col, pour que de col du Bouddha assis, il devienne Le col de la Montagne qui bouge.

Dans la vallée, son excellence le juge arrive dans une chaise à porteur, à l'auberge, et demande sa spécialité à l'aubergiste. Ce dernier se confond en excuses pour expliquer qu'il n'a pas eu le temps de la préparer. He Pao et Petit Li arrive sur ces entrefaites. Elle demande un verre de vin pour elle, et du thé pour Petit Li. Sous l'effet de l'alcool, elle défie le capitaine Pi, commandant de la garde du juge. Ce dernier apaise la situation. Ivre, He Pao sort de l'auberge et part vagabonder dans la nature. Petit Li s'endort sur le banc sous l'action du thé drogué. L'aubergiste est très agité à l'idée de devoir préparer sa spécialité dans un délai très contraint, faute du bon ingrédient.


Juste 1 an après la sortie du dixième et dernier tome de la série Le Moine Fou, Vink lui donne une suite en changeant de titre pour souligner qu'He Pao, une jeune femme, est devenue maître de sa vie. Le résumé de ses aventures précédentes est condensé de manière très succincte, pas forcément très intelligible pour un nouveau lecteur. Il vaut mieux qu'il acquière l'intégrale en 2 volumes et qu'il prenne le récit par le début. Pour un lecteur de longue date, le résumé n'a pas de caractère indispensable car il retrouve He Pao et Petit Li comme s'ils venaient tout juste de sortir du tome 10 de la série précédente. Il observe une jeune femme toujours aussi indépendante, entière et concentrée, qui a pris comme habitude de détruire les sculptures de bouddhas en pierre qui se trouvent sur le bord des chemins qu'elle emprunte. S'il a bien les tomes précédents en tête, cette activité constitue tout de suite un signal d'alarme, sinon l'un des personnages explicite la référence à des propos tenus dans le tome 5 Le monastère du miroir précieux.

Le lecteur retrouve également la forme des récits de Vink, ainsi que sa facétie discrète. He Pao et Petit Li ont repris leur itinérance pour retourner au village natal de ce dernier et le rendre aux bons soins de ses parents. Leur route les amène à proximité d'un village dans lequel l'agitation grandit du fait de la disparition chronique de jeunes filles. Comme dans les tomes précédents, Vink ne se contente pas d'un unique mystère avec une enquête, avec une résolution à la clef. Il y a également le comportement bizarre du tavernier, et les manigances du Juge (le nom de ces 2 personnages n'étant jamais prononcé, ils ne sont désignés que par leur fonction). Sa facétie se manifeste dans le fait qu'He Pao soit neutralisée pendant une bonne partie du récit, comme cela s'était déjà produit dans le tome 8 Le voyage de Petit Li. Cette mise à l'écart pendant une partie du récit permet à l'auteur de disposer de plus de place pour développer les autres personnages, son intrigue, et la situation politique en arrière-plan. En découvrant progressivement les manigances du Juge, le lecteur découvre également l'exercice du pouvoir et ses abus, en creux. Comme à son habitude, Vink ne donne pas un cours de démocratie (et pour cause, le régime politique de l'époque était une monarchie avec à sa tête un empereur) : il montre comment le Juge dans sa position de pouvoir en abuse pour son avantage, et se compromet avec un personnage peu recommandable, tout en conservant une apparence respectable, et en conservant l'approbation de ses troupes intègres. Comme à son habitude, Vink ne va pas dans la caricature, ni ne force le trait. Il y a bien un paysan qui subit un jugement inique, mais sans que le lecteur ne puisse réellement en évaluer le degré de malveillance. Par contre, un émissaire de l'empereur arrive dans ce village pour enquêter sur la manière dont le Juge exerce sa fonction. Il y a là un exemple très concret de contrôle exercé par une autorité centrale sur un empire d'une envergure peu commune, où chaque fonctionnaire représentant l'autorité peut facilement succomber à la tentation de s'enrichir à des fins personnelles, sans grand risque.

Dès la première séquence, le lecteur est pleinement rassuré sur le fait que Vink n'a rien changé à son mode de dessins et que le plaisir du voyage proposé reste intact. Il peut donc se tenir aux côtés des 2 jeunes gens de la famille Miao pour observer les maisons en contrebas, perdues dans la verdure des frondaisons, puis se retourner avec eux pour voir la verdure des collines alentour, rendue par des touches d'aquarelle rendant compte de l'impression produite. En page 2 et 3, He Pao et Petit Li progresse sur un sentier pierreux, bordé d'une herbe d'une dizaine de centimètres, desséchée par le soleil. Le lecteur peut ensuite se rendre compte du relief autour de l'auberge, ainsi que de la végétation plus verdoyante. Vink n'a rien perdu de sa capacité à représenter les cours d'eau avec le léger miroitement à la surface, et la couleur changeante en fonction du point de vue. En page 16, le lecteur a même l'impression de pouvoir tremper sa main dans un torrent et de sentir la fraîcheur du courant de l'eau, rien qu'en regardant les cases correspondantes. Les 4 pages en fin se déroulant dans des souterrains rendent bien compte de la géométrie des tunnels et de la texture de la terre, mais ne parviennent pas à éviter une certaine uniformité des différentes galeries. Heureusement la dernière page se déroule en extérieur, à nouveau dans la verdure, au soleil couchant, laissant une belle impression de randonnée au lecteur.


À nouveau la durée du récit est très ramassée, environ 36 heures, avec des séquences se déroulant tout du long. C'est donc à nouveau l'occasion pour l'artiste de transcrire la luminosité de plusieurs moments de la journée, d'une clarté vive en début de récit, à la scène nocturne lors de l'évasion du palais du Juge à la lumière des torches, en passant par la tombée progressive de la nuit. Le lecteur peut apprécier la vivacité des couleurs et des plantes sous la lumière du jour, la lumière vacillante des torches et des éclairages des pièces du palais, ainsi que les violets chaleureux du coucher du soleil. À nouveau, He Pao et Petit Li sont amenés à côtoyer des personnages d'horizon et de classes sociales variés. Le lecteur en profite pour regarder les tenues vestimentaires de chacun : la tunique violette inusable d'He Pao, la riche robe du Juge et celle encore plus luxueuse de l'émissaire, les uniformes sobres de ses gardes avec le morceau de toile blanche sous leur ceinture, le kimono plus fonctionnel de l'aubergiste avec son tablier, l'uniforme différent des soldats de la famille Miao mais confectionnés à partir des mêmes étoffes, les robes plus colorées des femmes de la famille Miao.

Le lecteur apprécie également de pouvoir passer des chemins pierreux et des talus enherbés, aux intérieurs. Il observe l'intérieur dépouillé et fonctionnel de l'auberge, les demeures en bois du village Miao, les rues pavées du palais, ainsi que les toitures élaborées, et les piliers de soutènement laqués de rouge, les statues ornementales de chien, les tentures du palais, ou encore les murs de pierre d'une taverne italienne où He Pao déguste un verre de chianti. Il regarde avec curiosité les figurants vaquer à leurs occupations. Page 8, les employés du Juge forment le cortège qui annonce et porte sa chaise à porteur. Page 23, en chemin, il croise avec plaisir un fermier avec son fils qui emmène leurs moutons vers la ville. Sur la même page, il observe l'aubergiste transporter ses mets dans des paniers portés sur l'épaule à l'aide d'une palanche. Il observe aussi les gens du village s'accroupir pour écouter les paroles du sorcier.

Bien qu'elle soit neutralisée pendant une partie du récit, He Pao bénéficie de plusieurs moments mémorables à commencer par les pages où elle se retrouve sous l'emprise de la boisson accomplissant des actes saugrenus, Vink transcrivant bien le caractère heurté de ses gestes, par contraste avec sa grâce habituelle. Le langage corporel de Petit Li reste celui d'un jeune adolescent fougueux et vif, dont il est possible de lire les émotions sur le visage. Celui de l'aubergiste reste indéchiffrable, d'une honnêteté totale en toute circonstance, quel que soit le mensonge qu'il est en train de proférer. Le portrait ainsi dressé de l'aubergiste montre un menteur pathologique, de manière fine et crédible, un personnage glaçant. La posture du Juge montre un individu sûr de lui, un peu hautain, conscient de sa supériorité sociale vis-à-vis des gens du peuple, trop noble pour s'abaisser à se comporter de manière vulgaire.


Cette aventure s'appuie à nouveau sur un phénomène de décorporation, comme il y en a déjà eu dans les tomes précédents. Cette fois-ci, Vink n'incite pas le lecteur à supposer que cette expérience psychique dans laquelle l'esprit quitte le corps, puisse s'expliquer de manière plus ou moins rationnelle, par des sensations perçues de manière inconsciente. En effet, Petit Li retrouve l'esprit de son maître Cho, dans un endroit dont il n'a jamais entendu parler, ni encore visité. De même He Pao accueille la visite de l'esprit d'une personne dans une taverne italienne, lieu où ni l'une ni l'autre n'ont jamais mis les pieds. Vink reprend donc à son compte la croyance chinoise en l'existence des esprits, sans donner l'impression d'y ajouter foi, juste pour nourrir son intrigue. Le lecteur peut trouver que cela exige une augmentation trop importante de sa suspension consentie d'incrédulité. D'un autre côté, il lit, depuis le premier tome, un récit d'aventure qui ne cache pas sa nature, dans lequel une jeune femme a acquis des capacités physiques extraordinaires, en lisant des traces sur la pierre.

Le lecteur se laisse donc porter par le plaisir de l'aventure, sans trop s'offusquer de cette forme édulcorée de spiritisme, l'appréciant pour ses qualités de divertissement. Il remarque aussi que l'auteur continue de se montrer subversif en toute discrétion. Il y a bien sûr la critique de l'individu placé dans une situation d'autorité et qui abuse du pouvoir qu'elle lui confère. Le comportement du Juge est à la fois la source de la tension narrative, mais aussi une illustration du mécanisme par lequel les puissants profitent de leur position dominante, presque sans y penser, au nez et à la barbe de la populace. Le comportement de l'aubergiste se fonde sur des croyances et des superstitions qui l'amènent à commettre des crimes, parce que d'autres y ajoutent foi. À nouveau, il s'agit d'un mécanisme qui conduit à inciter un individu à continuer à perpétrer des crimes, parce que d'autres en tirent profit, et par ce biais légitiment son action.


Vink se montre tout aussi discret dans son féminisme. Certes son personnage principal est une femme depuis le début. À bien y regarder, non seulement les hommes sont incapables de la neutraliser même quand elle a un coup dans le nez, mais en plus c'est le sang-froid d'une femme qui permet de mettre un terme à son comportement à risque pour les autres. Par la suite il s'avère que les 2 espions très efficaces et très discrets sont aussi de sexe féminin. Alors que le récit donne l'impression d'être une aventure coulée dans le moule habituel de celles des héros d'action, en fait les femmes (et les enfants en la personne de Petit Li) ont le beau rôle. En plus de tout ça, Vink arrive à intégrer des moments réservés au développement de l'histoire personnelle d'He Pao (au travers de son comportement vis-à-vis des statues, et de sa projection astrale dans une taverne italienne), et à celle de Petit Li qui continue d'observer He Pao avec appréhension (et si la folie du Moine Fou se réveillait en lui aussi ?) et à faire preuve d'un solide sens de l'initiative.


C'est un grand plaisir pour le lecteur de retrouver He Pao (et Petit Li) et de pouvoir l'accompagner pour un bout de chemin supplémentaire. Vink n'a rien perdu de son talent de conteur, de son talent d'illustrateur. Il propose une nouvelle étape qui intègre avec adresse de nombreuses composantes narratives, à la fois visuelles et thématiques, pour une nouvelle réussite de belle facture et de grande qualité.


mardi 27 mars 2018

Le Moine fou, tome 10 : La Poussière d'or

Ce tome fait suite à Le tournoi des licornes qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre, en 10 tomes. Il est initialement paru en 1999, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, dont les 4 premiers sont regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).

He Pao et Petit Li ont repris leur vagabondage, et ils traversent une ferme alors que commence ce tome. He Pao bondit de branche en branche sans déranger les feuillages ou les branchages, pendant que Petit Li court au sol, refusant de tenter les acrobaties d'He Pao. Suite à l'appropriation malvenue d'un œuf, Petit Li doit se jeter dans la rivière avoisinante pour rejoindre l'autre rive et échapper au fermier. Ayant rejoint He Pao de l'autre côté, ils entendent le bruit d'une algarade : il s'agit en fait d'un convoi de 3 chariots de marchandises qui est attaqué par des brigands sur le chemin, au milieu d'une forêt. Petit Li s'arrange pour qu'He Pao se retrouve dans la situation de devoir intervenir, car il espère bien que les responsables du convoi offriront de les transporter jusqu'à la ville la proche, et peut-être de le nourrir.

Après avoir mis en déroute les brigands, He Pao est amenée, par Lok le convoyeur, devant maître Buchier le propriétaire. Ce dernier explique à He Pao qu'il vient du royaume de France, et qu'il a connu ses parents, madame et monsieur Della Roca qui ont sombré dans un naufrage à Jiang Su. Il lui propose qu'elle et Petit Li l'accompagnent jusqu'à la ville, puis qu'ils embarquent sur la jonque qu'il a affrétée et qui doit emmener les marchandises jusqu'à la famille de commerçants de Rachid le Persan, ce dernier ayant mieux connu les Della Roca que lui. Alors que le convoi continue sa route, Lok s'en éloigne pour aller retrouver Ping, l'un des brigands ayant dirigé l'attaque, qui s'avère également être son cousin. Ils se donnent rendez-vous dans l'établissement de Fleur de Printemps, une Cour aux Fleurs.

Comme toujours quand une série s'est avérée exceptionnelle, le lecteur commence par hésiter à lire le dernier tome, sachant que sa lecture marquera la fin de cette amitié précieuse qui lui a procuré autant de plaisir. Dans le cas présent, il sait aussi qu'il pourra passer ensuite aux 5 tomes de la suite appelée les Voyages d'He Pao. Comme dans les 3 tomes précédents, il plonge dans une intrigue bien tordue où il apparaît que plusieurs personnages ne jouent pas franc jeu. Accordant une totale confiance à l'auteur (après 9 tomes exceptionnels, c'est la moindre des choses), il se laisse porter par les événements, acceptant de se prêter au jeu de l'aventure, à la forme d'interactivité propres aux enquêtes où le lecteur sait que certaines situations et paroles masquent des intentions cachées et des motivations peu reluisantes. De fait, Vink a conçu une intrigue rocambolesque, avec un historique liant plusieurs personnages dans un pacte douteux, pour des intérêts économiques ne s'embarrassant pas de morale. D'un côté, le lecteur retrouve la forme des 3 tomes précédents, avec des personnages disposant tous d'une histoire personnelle, un mystère quant aux raisons des agissements des uns et des autres, et une situation conflictuelle propice à des affrontements. D'un autre côté, Vink y a intégré un pan de l'histoire personnelle d'He Pao que le lecteur n'attendait plus.

La première scène d'action se trouve en ouverture du tome, avec He Pao bondissant gracieusement de branche en branche et Petit Li courant pour la suivre et s'attirant les foudres du fermier. Le lecteur est aux anges dès la première page, en retrouvant des poules (rappelant le coq du tome 4 Le Col du Vent) et en découvrant un cochon. Les frondaisons sont représentées avec l'intelligence graphique habituelle de l'artiste. Il peut aussi bien détourer chaque feuille avec un trait encré dans un plan rapproché, que rendre compte de l'impression du feuillage par des touches de vert appliquées au pinceau. En fonction du geste et du moment, il peut consacrer 4 cases pour montrer un mouvement (He Pao bondissant par-dessus le fleuve pour atterrir de l'autre côté), ou montrer juste un instant (Petit Li éclaboussant alentour lorsque son corps s'enfonce dans l'eau). La séquence d'action suivante correspond à l'attaque du convoi par les brigands. L'artiste accomplit des merveilles à l'aquarelle en rendant compte de la lumière changeante sur les personnages, en fonction des ondulations des branchages qui masquent ou laisse passer la lumière du soleil. Le lecteur éprouve l'impression de se trouver aux côtés des personnages, sous les frondaisons.

La traversée en jonque est à nouveau l'occasion de quelques cases d'action pour He Pao. C'est également l'occasion de retrouver toute la magie de l'eau représentée par Vink. Le lecteur avait pu apprécier le calme du cours d'eau par-dessus lequel He Pao avait sauté, avec son miroitement sous la lumière du soleil. Il observe alors l'élément liquide sombre dans la nuit, captant et reflétant la lumière plus ténue de la Lune, ou la mer fendue par la proue d'une jonque, les éclaboussures provoquées par la chute d'individus à l'eau (He Pao en jetant quelques-uns par-dessus bord, comme elle avait déjà jeté Lu à l'eau dans le tome 8 Le voyage de Petit Li). L'avant dernière scène raconte l'infiltration de la demeure de Rachid le Persan, et culmine en un affrontement physique durant 2 pages. À cette occasion, le lecteur admire He Pao en action, mettant en œuvre l'art du Moine Fou, de manière toujours aussi rapide et efficace. Sans aller jusqu'à le chorégraphier, Vink veille à concevoir un plan de prises de vue qui permet au lecteur de suivre les déplacements de chaque personnage, les uns par rapport aux autres.


Arrivé au terme de ce tome, le lecteur constate qu'une fois encore l'auteur a veillé à raconter une histoire dense, dans une forme fluide. Le voyage est enchanteur comme d'habitude. Le lecteur passe d'une basse-cour à côté d'un verger (avec meule de foin et cochon), à une route de terre empruntée par un convoi de chariots. Il découvre ensuite une place en bordure du fleuve où viennent s'amarrer quelques jonques marchandes, dans une grande case minutieuse, montrant comment s'organise un chargement, et à quoi ressemblent les voiles. Le goût de Vink pour les détails et les impressions fugaces apparaît au détour d'une petite case discrète. C'est ainsi que le lecteur peut voir la silhouette des carpes koï évoluant entre deux eaux, qu'He Pao aperçoit du coin de l'œil dans un des bassins d'apparat de la demeure de maître Buchier. Comme à son habitude, l'auteur ne réalise pas une case de grande taille pour impressionner le lecteur avec ses capacités d'artiste, il glisse juste une petite case capturant avec élégance la sensation d'He Pao observant ce détail. Le lecteur admire également les colonnes laquées de rouge de la demeure de maître Buchier, les toitures aux tuiles délicatement entrelacées, la marquèterie décorative des cloisons et l'aménagement paysager du domaine, tout ça en 4 pages qui donnent envie de séjourner dans cette demeure, ou simplement de passer la voir pour l'admirer.

Le voyage en jonque offre moins de variété architecturale, mais Vink a pris le temps nécessaire d'effectuer des recherches pour la décrire conformément à son volume et à son aménagement intérieur, et le lecteur se plaît à contempler les mouvements de la mer. En arrivant dans la demeure de Rachid le Persan, il peut à nouveau regarder les constructions, l'aménagement paysager, et le mobilier. Il constate que le style architectural présente de fortes similarités avec celui de la demeure de maître Buchier. Il remarque que la disposition de la demeure de Rachid a été conçue de manière à prendre en compte les particularités du relief du terrain. Il ne s'agit pas d'un décalque de celle de maître Buchier. Il voit également que Rachid a souhaité un aménagement intérieur en fonction de ses goûts, différents de ceux de maître Buchier.

Le scénariste semble être conscient qu'il s'agit du dernier tome de la série sous cette forme en insérant quelques références internes légères comme celle de la poule ou celles de hommes jetés à l'eau. He Pao se rend compte que certains brigands l'ont déjà vu à l'œuvre lorsqu'elle s'est battue contre 2 tigres dans le tome 7 Les tourbillons de fleurs blanches. Mais comme toujours dans cette série, les références n'ont pas comme objectif de s'assurer que le lecteur distrait sera contraint d'acheter des tomes qu'il aurait sauté par mégarde. Cela participe plus au fait qu'il s'agit bien d'évoquer la vie d'un personnage qui a sa continuité interne, et qui ne fait pas que de passer d'aventure en aventure, sans que l'une ait des conséquences sur l'autre. Vink a développé un format d'écriture où chaque tome peut être lu indépendamment de l'autre, mais où le récit gagne en épaisseur à lire chaque tome dans l'ordre.

Dans ce tome, peut-être à nouveau parce qu'il s'agit du dernier de la série sous cette forme, l'auteur a choisi de dévoiler une part du passé d'He Pao. Dans le tome 1, le lecteur avait fait sa connaissance dans la deuxième moitié de l'adolescence, voyant une femme blanche au milieu de chinois, se faisant régulièrement traiter ou au moins qualifier de barbare. Les pérégrinations de l'héroïne la mettent sur le chemin d'un négociant français ayant connu ses parents biologiques. Le lecteur se souvient également qu'elle avait appris son prénom de naissance dans le tome 6 Les matins du serpent. Cette rencontre opportune ressort comme un dispositif romanesque, de même nature que le fait qu'He Pao soit confrontée à une situation conflictuelle dans chaque tome. Cette rencontre s'inscrit donc la logique narrative de la série. Il est d'ailleurs traité de la même manière : l'auteur ne joue pas sur la dramatisation des sentiments de son héroïne, et cette révélation nourrit l'intrigue, comme de nombreux autres éléments. Comme à son habitude, He Pao garde la tête sur les épaules, y compris en découvrant des informations sur ses parents, pas dupe de l'intérêt que peut lui porter un autre individu. Il faut dire que jusqu'alors tous ceux s'intéressant à elle le faisaient soit par intérêt en convoitant l'art du Moine Fou, soit pour prouver leur supériorité sur ce même art. Une fois encore, He Pao est le personnage principal, l'héroïne sans pour autant incarner un code moral utopique. Elle est également un individu dont le sexe n'a pas d'incidence directe sur le récit, au point que le lecteur en vient à l'oublier (même si les dessins le montrent de manière naturelle sans exagération aucune), ne s'en souvenant que lors de l'évocation d'autres femmes dont la fonction et le rôle reflètent la société et la culture de l'époque (ici les tueuses envoyées dans un gynécée).

Vink ne sacrifie pas pour autant les autres personnages du fait des révélations sur He Pao. La relation entre elle et Petit Li continue à s'étoffer. À nouveau l'art du Moine Fou menace de nuire à He Pao en ayant des conséquences sur son protégé, le jeune garçon qu'elle ramène à ses parents. Dans le tome précédent, He Pao avait fini par tenter l'expérience de faire bénéficier de l'une des techniques du Moine Fou, à Petit Li. Mais voilà, cet apprentissage est tout aussi lourd de conséquence pour lui que pour elle. Petit Li ayant été témoin direct des risques comportementaux occasionnés par cet art sur He Pao, il devient la proie d'une crise d'angoisse fort légitime. Le lecteur peut y voir la mise en scène logique et directe des éléments narratifs bâtis dans les tomes précédents. Il peut aussi y voir la suite du thème sur la passation du savoir. He Pa joue le rôle d'une professeure sans compétence pédagogique particulière, délivrant un savoir maîtrisé mais présenté de manière brute, avec des inconvénients connus sur l'élève, qu'elle n'est pas en mesure de prévenir ou d'atténuer. La situation de Petit Li est à la fois moins dramatique que celle d'He Pao précédemment car elle a été obligée de tout assimiler en une période très courte, et à la fois tout aussi préoccupante car il en devient le récipiendaire plus jeune qu'elle.

Au travers de son intrigue, Vink aborde un autre thème : celui du commerce, ou plutôt de l'organisation du profit. Après un tournoi de licornes, c’est-à-dire une pratique culturelle sous forme de joute, il construit un récit apparaissant tout d'abord sous forme d'un voyage, puis sous la forme d'une quête personnelle (en apprendre plus sur les parents d'He Pao), puis sous la forme d'un vol qualifié organisé par une bande, et enfin sous la forme d'une enquête sur un crime. À nouveau Vink ne se contente pas d'une simple vengeance sous le coup de la colère, ou d'un crime passionnel. Le motif s'inscrit dans une histoire qui réunit amour passionnel, contexte historique, plusieurs générations, intérêts économiques, lutte des classes. En cela, il s'inscrit dans le registre des meilleurs polars qui se servent des conventions du genre pour sonder des aspects peu reluisants de la société et de l'âme humaine, avec pots de vin, partage du gâteau, etc. Le lecteur n'en est que plus impressionné par l'élégance narrative de Vink qui lui permet de marier toutes ces dimensions de manière harmonieuse et parfaitement intégrée.


Ces 10 tomes constituent une série de bande dessinée exceptionnelle de bout en bout, qu'il s'agisse des dessins sophistiqués tout en restant entièrement dédiés à raconter l'histoire sans esbroufe, de l'héroïne courageuse et volontaire sans être parfaite, sans servir d'objet de titillation, du contexte historique, de la sophistication des intrigues, de l'épaisseur des personnages, des éléments fantastiques en quantité très limitée, mais très divertissant, des paysages magnifiques où il fait bon promener son regard, des différents thèmes comme la description d'une société, de l'apprentissage, du pouvoir, du poids de l'héritage, etc. Vite ! Il faut se lancer dans la lecture des Voyages d'He Pao, à commencer par La montagne qui bouge, toujours réalisé par Vink.