Le grand soir
Ce tome est le deuxième de la série et il conclut l'histoire commencée dans le premier L'Orfèvre, tome 1 : La Mort comme un piment. Il est initialement paru en 2001, réalisé par Éric Warnauts et Raives (de son vrai nom Guy Servais). Les 2 artistes collaborent de façon fusionnelle, sur la base d'aller-retour entre eux. Ils collaborent ensemble depuis 1985. Ce tome comprend la deuxième moitié du récit commencé dans La mort comme un piment. Les 5 tomes ont été réédités dans une intégrale de plus petit format : L'orfèvre. Il est indispensable d'avoir lu le premier tome pour comprendre l'intrigue. D'ailleurs les planches de l'album sont numérotées de 47 à 92, à la suite de celles du précédent.
Charles-Albert Lafleur a retrouvé la jolie jeune femme qui couchait avec Evelyne, la femme de l'ambassadrice, sur une petite île au large de Puerto Cabello. Mais elle réussit à lui échapper. Il est retrouvé inanimé par l'inspecteur Alonso qu'il avait déjà croisé dans les rues de la ville. Ils échangent quelques phrases pleines de fiel, et sous-entendus sur une rébellion qui couve, et sur les intérêts de la France qui seront peut-être mis à mal. Quelques jours plus tard, Lafleur se rend à l'enterrement de Louis Debus. Il en profite pour s'adresser à l'ambassadeur et exiger de lui des renseignements supplémentaires, au vu de la tournure que prennent les affaires.
L'ambassadeur évoque la relation que sa femme Evelyne entretenait avec une jeune femme noire (Zoé) et le fait que cette dernière était en passe de lui extorquer une grosse somme d'argent. Il précise qu'elle était en cheville avec des rebelles et qu'il tenait ses informations de Louis Debus qu'il avait dépêché pour suivre sa femme. Il ajoute encore que le dénommé Muvrini était impliqué dans ce trafic, en même temps qu'il faisait tourner un trafic de traite des blanches. Les magouilles gagnent encore un degré de complexité avec la présence des américains à Puerto Cabello. D'ailleurs l'inspecteur Alonso est en train d'effectuer un débriefing auprès de monsieur Clarke, le représentant de l'entreprise United Fruit qui semble avoir des intérêts dépassant le simple commerce.
Dans le premier tome, les auteurs avaient donné la préséance à une forme narrative majoritairement visuelle, avec une distillation des informations de façon lapidaire et elliptique. À la fin de ce premier tome, le lecteur était enchanté par les paysages, et se rendait compte, à la réflexion, que les auteurs avaient déjà installés une situation complexe, reposant sur les intérêts économiques de deux états, bien décidés à s'arroger la plus grosse part de gâteau. Les 2 séquences d'ouverture sont à nouveau magnifiques, d'abord avec les jeux de lumière dans la pièce de l'appartement, puis sur la plage sous les cocotiers, avec un ciel doré virant à l'orangé au fur et à mesure de la conversation. La dimension touristique reste entière, sans virer au cliché de la carte postale arrangée.
Lors de la scène suivante (celle de l'enterrement), les auteurs prennent le parti d'augmenter la part des dialogues, sans en arriver jusqu'à de gros pavés de textes indigestes, ou des phylactères qui mangent les images. Une partie plus importante du récit se retrouve racontée par les échanges entre les personnages, plus que par les images. L'ampleur de l'intrigue qui n'était que sous-jacente dans la première partie est révélée au grand jour. Au fur et à mesure des échanges complémentaires, l'Orfèvre découvre les liens qui unissent les personnages, les motivations de quelques-uns qui n'étaient que vaguement évoqués dans la première partie, un drame qui se joue sur 2 générations. Il a la confirmation d'activités criminelles odieuses, comme une traite des blanches. Comme sous-entendu à plusieurs reprises dans le tome 1, la situation géopolitique de Puerto Cabello et du pays passe au premier plan. Pour un lecteur qui se serait laissé hypnotiser par la beauté des paysages dans le premier tome, cette tentative de révolution semble sortir de nulle part, pourtant les signes annonciateurs étaient bel et bien présents.
La présence de ce fonctionnaire un peu particulier prend tout son sens pour une enquête pas si simple (et le lecteur apprend d'où il tire son surnom d'Orfèvre). L'enjeu pour la France dépasse celui de la simple disparition de l'épouse de l'ambassadeur. Dans leur description de la politique économique du pays, les auteurs décrivent une situation dans laquelle un pays souverain est en fait sous la mainmise des puissances étrangères, et la classe politique dirigeante n'a pas que l'intérêt du peuple en tête. Warnauts & Raives évitent de grossir le trait, que ce soit en matière d'ingérence des puissances mondiales, ou en matière de politicien animé par l'ambition personnelle. Ils mettent en œuvre des schémas observés maintes et maintes fois au cours de l'Histoire, sans avoir besoin d'en rajouter pour évoquer la fragilité d'une démocratie. En termes de pagination, ils consacrent peu de pages à la révolution en elle-même, et la majeure partie se déroule de manière sous-entendue, juste par les personnages qui y font référence. Cette dimension de la narration peut susciter une légère frustration chez le lecteur qui n'est pas aux premières loges pour assister au spectacle de la révolution.
Les auteurs préfèrent développer leur récit sur 2 autres axes. Pour commencer, ils tiennent le cap de leur récit policier. Charles-Albert Lafleur poursuit son enquête sur la disparition d'Evelyne, en rencontrant à nouveau les personnes qu'il a interrogées précédemment, ainsi que d'autres. Il est amené à connecter des informations entre elles pour en déduire des motivations, ainsi qu'à se servir de ses propres connaissances. Warnauts & Raives ne font pas croire au lecteur qu'il aurait pu trouver tout seul le coupable. Ils apportent des informations complémentaires au fur et à mesure, qui ne pouvaient pas être devinées. Ils prouvent à nouveau qu'ils maîtrisent bien les conventions des polars. Leur récit associe un enquêteur dont le lecteur ne sait pas grand-chose, capable de faire marcher ses méninges, ne se laissant pas embobiner facilement et utilisant son arme à feu à 3 reprises, plus pour menacer que pour défourailler à l'aveuglette (et poser des questions après). Ils ont réussi à créer un enquêteur assez original, mesuré dans ses actes, même s'ils n'en disent pas beaucoup sur lui.
Outre l'enquête de type policier, les auteurs dressent également le portrait d'une situation géopolitique, dans un pays fictif, mais mettant à nu des mécanismes économiques aussi concrets que réalistes. D'un côté, le lecteur un peu tatillon peut regretter qu'ils n'aient pas été jusqu'au bout de leur approche, en évoquant des faits historiques réels. De l'autre côté, il peut apprécier qu'ils soient restés dans la zone de la bande dessinée de divertissement intelligente (cela dépend de ce qu'il est venu chercher). En outre, comme dans tout polar qui se respecte, les auteurs nourrissent leurs protagonistes, avec des comportements adultes, et une histoire personnelle (ils ne sont ni interchangeables, ni génériques).
L'allégeance de l'inspecteur Alonso en fait un ripou, figure classique du polar, mais le lecteur constate qu'il est loin d'être bête, par un jeu d'acteur mesuré. L'Orfèvre découvre plusieurs mensonges, au moins par omission, dont une personne qui l'a trahi sur la base de motivations complexes. Elle bénéficie d'une dernière page venant éclairer d'un jour nouveau ses choix, sous une forme poétique et romantique, mais sans niaiserie. Les auteurs prennent soin de fournir des motivations différentes et personnelles à chaque protagoniste, toujours en rapport avec leur position sociale, et souvent découlant leur histoire. Chaque personnage se révèle être complexe et sujet à une ou des failles. Il n'y a que des comportements adultes et façonnés par le caractère et les circonstances. Par la force des choses (une révolution qui éclate), la violence est également présente dans le récit, mais sans être au premier plan, sans se substituer à une histoire en bonne et due forme.
Cette deuxième moitié du récit fait donc la part belle à l'intrigue qui occupe le devant de la scène, reléguant au second plan les images si envoûtantes dans la première partie. L'attention du lecteur se focalise sur les révélations et les affrontements, emporté par l'histoire et les personnages. Néanmoins les 2 créateurs n'ont rien changé à leur manière de travailler ou à la qualité des pages. La beauté visuelle des paysages reste présente, dès la deuxième page du récit, avec le dialogue entre l'inspecteur Alonso et l'Orfèvre, qui se déroule sur une belle plage sous les palmiers, avec un début de coucher de soleil. À nouveau, la magie des aquarelles opère. Le ciel se pare d'un camaïeu magnifique et le sol gagne en substance. Le lecteur croit voir les feuilles des palmiers bouger sous l'effet de la brise légère. Il peut encore admirer des paysages naturels, lorsque Lafleur circule de nuit dans une route en campagne, et dans la dernière séquence, en bord de mer, avec le vol des mouettes et la teinte opaline de l'océan (magnifique).
Au cours de ce deuxième tome, Warnauts & Raives illustrent également des séquences urbaines. Celle de l'enterrement commence par une vue aérienne de la ville permettant de voir l'architecture et les toitures des bâtisses, complétée par des cases où Lafleur conduit en ville. Le lecteur peut également admirer la décoration intérieure du palais présidentiel, ou encore sentir l'air du large dans une maison en bordure de plage. Il y a moins de séquences complètement muettes que dans le premier tome, mais elles restent tout aussi éloquentes et permettent de mieux se rendre compte des qualités de la narration graphique. Dans la première, Juan est en train de faire l'amour avec une femme dans la cabine d'un bateau. Les artistes adoptent une approche coquine, montrant les boiseries de la cabine, les vêtements au sol, les frottements entre les corps, à l'opposé d'une description clinique ou pornographique. La séquence se termine par un dialogue entre les 2 amants qui fait apparaître leur caractère et leurs préoccupations respectives, leur donnant ainsi une personnalité, donnant du sens à la scène, plutôt que de simplement remplir l'obligation d'avoir une scène coquine.
Warnauts & Raives utilisent également une page muette pour montrer la révolution. L'absence de mots et le choix des images montrées mettent en avant le mouvement d'un peuple, mais aussi la violence qui accompagne ce Grand Soir. Ils mettent en scène à la fois une action populaire, mais aussi les morts arbitraires qui en découlent. L'un des personnages évoque la survenance du Grand Soir, renvoyant à la notion communiste du bouleversement social indispensable pour déloger le capitalisme. D'une manière générale, ces auteurs font bien attention à ne jamais rendre la violence séduisante. Comme dans le premier tome, elle est sèche, soudaine et elle contient une part d'arbitraire car l'issue d'un affrontement comprend une part de hasard dicté par les circonstances. Warnauts & Raives prouvent leur maîtrise des codes du polar en remplissant le cahier des charges relatif à la violence et au sexe, mais sans les transformer en spectacle primaire pour faire appel au plus bas instinct du lectorat, afin de ratisser le plus large possible. Cette violence et ces rapports sexuels sont légitimes de par le contexte dans lequel ils surviennent.
Au milieu de ce tumulte et de ces crimes, les auteurs savent décrire des protagonistes qui déclenchent une empathie chez le lecteur. Pourtant ils ne montrent personne comme étant parfait, encore moins comme un héros lisse et sans reproche. Cependant, le lecteur comprend que l'inspecteur Alonso ait pu s'acoquiner avec l'entreprise United Fruit pour améliorer sa condition sociale. Il ressent les émotions de Maman Jo pour sa fille, et comprend également ses choix, même ceux allant à l'encontre de la morale. Il est touché par la dimension tragique de Charles-Albert Lafleur quand il répond qu'il n'est qu'un instrument, pour faire comprendre que ses obligations professionnelles passent avant ses propres sentiments et qu'il a la conviction de servir un intérêt supérieur qui prime sur tout. Du coup, le lecteur ne peut retenir un serrement de gorge lors de l'épilogue qui établit un contraste habile entre l'amertume ressentie par Lafleur et la douceur du climat. Il est ému par les choix de vie de Maman Jo qui s'y est tenue, et par leurs conséquences.
Dans un premier temps, cette deuxième partie du diptyque déstabilise un peu le lecteur. Les auteurs ont pris le parti de modifier l'équilibre de leur narration, en augmentant la part consacrée aux dialogues, neutralisant la prééminence des dessins. D'une certaine manière, cette modification de l'équilibre justifie le découpage en 2 tomes distincts. Par contre, il apprécie la densité de l'intrigue et sa capacité à mettre en scène des enjeux politico-économiques aussi concrets qu'édifiants, sans exagération caricaturale. Il se rend compte qu'il s'est attaché aux personnages et que leur sort lui importe. Les auteurs tiennent les promesses d'un polar adulte, l'enquête se jouant à plusieurs niveaux, aussi bien politique que personnel. Si la narration visuelle est en partie éclipsée par l'intrigue, sa qualité n'a pas baissé d'un iota, et il suffit que le lecteur y prête attention pour ressentir la caresse du soleil sur sa peau, la petite brise rafraîchissante, ou encore l'effet délassant de cet environnement paradisiaque (s'il n'y avait pas tous ces êtres humains pour le polluer).
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