Le Moine Fou
Il s'agit du premier tome d'une série indépendante de toute autre. Cette histoire a bénéficié d'une prépublication dans le magazine Charlie Mensuel à partir de décembre 1983, et d'une édition en album en 1984. Il a été entièrement réalisé par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa, né au Vietnam, et installé à Lièges) : scénario, dessins, mise en couleurs (qualifiée de coloriage dans les crédits de dernière page, établis par Vink). Il s'agit d'une série en 10 tomes qui a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format d'origine (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).
Ce récit se déroule en Chine féodale, dans le royaume de la dynastie Song (entre 960 et 1279). Un groupe de 3 personnes (Yu Kong, le fils du seigneur local Yu Feng, et ses 2 accompagnateurs) viennent de recevoir en cadeau une boisson, offerte par 2 voyageurs anonymes, dans les bois. Non loin de là, la jeune He Pao (13 ans, gardienne de buffle) est lancée dans une course à dos de buffle, contre 2 autres adolescents. Un officier retrouve les 2 accompagnateurs de Yu Kong, endormis au pied d'un arbre. Il s'inquiète de savoir ce qu'il advenu de leur maître. Des cris en provenance du village le renseignent : sous l'emprise de la folie, il vient d'incendier la maison des parents d'He Pao, qui y ont péri. L'officier intervient pour calmer la foule, sans incriminer Yu Kong. He Pao comprend qu'elle a intérêt à déguerpir en toute discrétion.
Malgré les précautions prises par Yu Feng, son fils Yu Kong réussit à s'enfuir de sa chambre, et à retrouver He Pao dans la forêt. Elle doit son salut à l'intervention de 2 nonnes qui l'emmènent sur une jonque amarrée sur la rive, non loin de là. He Pao est recueillie par 3 nonnes : Grande Sœur, Sœur Pure Conscience et Sœur Esprit Limpide. À la tombée de la nuit, une forte pluie s'abat. He Pao parvient à trouver le sommeil mais il est troublé par un cauchemar. La jonque est attaquée par 6 individus ayant l'intention de tuer toutes ses occupantes, alors qu'ils sont surveillés par un individu anonyme depuis la berge.
Le temps écoulé depuis la parution de ce premier album a consacré cette série pour ses qualités. Le premier contact du lecteur avec ces planches fait ressortir 2 de ses particularités. La première réside dans les dialogues qui sont assez denses et écrits. Vink rend bien compte de certaines tournures de phrases orales, mais certains personnages peuvent monopoliser la parole pour exposer ou expliquer leur point de vue pendant quelques cases, entrecoupés par quelques interjections des autres interlocuteurs. De fait pour un album de 45 pages, il s'agit d'une histoire dense et conséquente, parsemée de points de vue originaux.
La deuxième particularité manifeste apparaît dans l'approche graphique. Vink a opté pour des dessins descriptifs, avec des contours de formes détourés par un trait fin de largeur uniforme. Cette approche donne corps à des environnements très solides, décrits avec minutie. Ces traits encrés sont complétés par une mise en couleur en peinture directe, s'approchant du rendu de l'aquarelle, l'artiste ayant précisé dans des interviews qu'il s'agit d'encre diluée. L'apparence des pages est très singulière du fait de cette mise en couleurs. L'artiste utilise essentiellement des teintes délavées qui adoucissent les dessins, même lorsque la violence éclate. Il utilise des couleurs plus soutenues lorsque la lumière provient d'une bougie ou d'un feu, ou lors du rêve d'He Pao. À quelques reprises, il utilise également des teintes éclatantes et vives, créant un contraste total avec le reste de la planche, pour faire ressortir des visions oniriques, ou des moments brutaux. Il ajoute de la couleur dans le fond de quelques phylactères, sans que cela n'ajoute un sens au propos, ou que le lecteur ne puisse déterminer l'intention dans la mise en couleurs de ces bulles.
De page en page, le lecteur se rend compte qu'il peut se projeter dans chaque case, et qu'il se promène dans des lieux d'une rare consistance. Dans la scène d'ouverture, il apprécie le feuillage des arbres et le vert de l'herbe, lui donnant l'impression de cheminer aux côtés des 2 voyageurs anonymes. Par la suite, il peut admirer le bureau de Yu Feng dans sa demeure, les poutres apparentes de sa maison, ou encore les tuiles du toit. Toute la délicatesse des dessins de Vink ressort dans sa manière de représenter les dalles de pierre dans le jardin, des formes blanche non encrées, posées sur l'herbe. La course-poursuite dans la forêt fait apparaître que Vink a choisi des essences reconnaissables à la forme de leur feuille pour la flore, et qu'il représente des espèces d'oiseau également identifiables.
Sans en avoir conscience, le lecteur se retrouve entièrement immergé dans ces environnements reproduits avec minutie et intelligence. Il ne s'attend pas à ce que le degré de cette immersion augmente encore. Or les pages de la jonque sur la rivière, et sous la pluie sont encore plus envoûtantes, avec le tracé de la chute de chaque goutte d'eau, le cours de la rivière devenu agité par l'apport de l'eau de pluie, les impacts des gouttes sur la surface, un éclairage bleu-violet (avec des teintes d'indigo et de violine) transcrivant la nuit zébrée d'éclair. Les séquences suivantes (de jour sous un soleil normal) sont encore plus magnifiques et intelligentes. Vink parvient à montrer le relief des zones traversées par les nonnes et He Pao, les différentes natures de sol, la diversité de la végétation, et la disposition très particulière de la vallée encaissée dans laquelle elles se retrouvent acculées.
Page après page, le lecteur éprouve la sensation de déambuler ou de séjourner aux côtés des personnages, dans la forêt, dans une maison, sur une route ou un sentier. Il apprécie également la qualité de la reconstitution historique de l'époque et de l'endroit, au travers des constructions, de la jonque, des outils, des armes, des tenues vestimentaires, des coiffures. Vink n'utilise pas une mise en image démonstrative pour épater le lecteur, il se contente de montrer comme s'il s'agissait de photographies prises sur le vif, sans essayer d'éviter de dessiner les éléments les plus compliqués. En regardant les cases, le lecteur a l'impression qu'il pourrait apprendre comment fabriquer le palanquin de fortune sur lequel He Pao est transportée après avoir été blessée.
Le lecteur suit donc une demi-douzaine de personnages (He Pao, les 3 nonnes, Yu Kong, Wang Po le boiteux rigolant). Il n'éprouve aucune difficulté à les reconnaître, que ce soit par un signe distinctif de leur visage (la moustache de Yu Kong) ou par leur tenue vestimentaire. Vink adopte une approche naturaliste pour les représenter, sans exagération morphologique, ni pour les hommes, ni pour les femmes. De même les expressions des visages correspondent à celles d'adultes, assez mesurées, sauf lors des séquences d'action. Les personnages ne sont pas tous identifiables uniquement par leur visage, et il est également difficile de déterminer l'âge d'un protagoniste par son seul visage. En particulier, seul le texte permet de savoir qu'He Pao est âgée de 13 ans, car son apparence ne présente pas beaucoup de différence avec celle des sœurs qui elles ont une morphologie de femme adulte.
Totalement sous le charme visuel de cette bande dessinée, le lecteur pénètre petit à petit dans une intrigue dont le sens général lui échappe. Dans des interviews, Vink a indiqué qu'à l'origine il savait qu'il pourrait réaliser au moins 2 albums pour cette série. De séquence en séquence, le lecteur éprouve l'impression que l'auteur avait en tête dès le début une intrigue de grande envergure. En effet, la séquence d'ouverture montre ces 2 voyageurs anonymes dont les actions ont pour conséquence la folie meurtrière de Yu Kong, mais rien n'est dit de leur motivation. Yu Kong s'acharne sur He Pao, mais le lecteur reste dans le doute quant à une éventuelle préméditation ou même une volonté consciente de donner la mort à ses parents. Le titre de la série évoque un moine fou, mais il n'apparaît pas dans ce tome, ou alors peut-être juste le temps de 3 cases, de manière furtive.
Le lecteur doit donc accepter d'acquérir les informations de manière progressive et éparpillée. Il comprend qu'He Pao a été recueillie, sans en savoir plus sur ses parents d'adoption, ni ses vrais parents, sans rien savoir des circonstances de son adoption. Il apprend que les 3 nonnes sont en fait en mission, sans savoir qui les a mandatées, ni même quelle est l'étendue de leur mission. D'ailleurs il ne sait rien non plus sur l'ordre auquel elles appartiennent. Il en apprendra un petit peu plus sur Grande Sœur à la fin du tome. Il a également du mal à percevoir l'origine et les raisons de la folie de Yu Kong, ainsi que l'intérêt de ceux qui entretiennent cette folie. Dans le dernier tiers, il est enfin question de ce moine fou qui apparaît donc peut-être furtivement le temps de 3 cases, mais à nouveau incidemment, sans information claire.
Le lecteur n'a donc d'autre choix que de se tenir aux côtés d'He Pao, sans pouvoir anticiper le déroulement du récit, ou en deviner la direction générale. Il ne s'agit pas ici d'un auteur qui ne sait pas trop où il va et qui improvise de page en page, mais d'une intrigue fournie qui nécessite du temps pour en installer les différentes composantes. Effectivement, le lecteur ne s'ennuie pas un instant car il suit les tribulations d'He Pao, une jeune adolescente générant un bon niveau d'empathie. Il peut aussi ressentir l'implication des adultes autour d'elle, essayant de garder la main sur le déroulement des événements, avec plus ou moins de réussite. En outre, l'histoire est très intrigante quant au sort d'He Pao, et aux événements qui semblent se cristalliser autour d'elle, sans qu'elle n'en soit la responsable à chaque fois.
En cours de récit, le lecteur remarque des situations ou des réflexions de différentes natures. Il y a l'officier de police qui protège ses intérêts en protégeant les puissants (en particulier Yu Kong), face à une foule qui n'est pas dupe. Il y a la tirade de Wang Po sur la folie. Le lecteur peut prendre ses déclarations comme une échappatoire facile à la vie d'adulte, en cherchant le réconfort de drogues récréatives pour ne pas avoir à supporter la réalité. Il peut aussi y voir un refus de se conformer à une société normative, en vivant une vie de brigands, sans avoir de responsabilité, en profitant des plus faibles. Rapprochés du comportement du riche marchand Yu Feng, les fous ne font que reproduire le comportement des puissants qui abusent de leur pouvoir sur le dos des paysans.
La force du récit réside également dans le fait que les personnages formulent des points de vue en fonction de leur classe sociale, et de leur rôle. Ainsi Grande Sœur envisage l'existence d'He Pao d'une manière poétique et presque mystique, en voyant dans sa survie aux noyades, un joyau du fleuve, une personne sous la protection de l'élément liquide. La dimension mystique reste sous-jacente, en arrière-plan, avec l'oiseau qui guide Yu Kong pour retrouver He Pao, ou la transe dans laquelle entre Wang Po lors de sa tirade sur la folie. Au fil des séquences, le lecteur voit également apparaître la fascination d'He Pao pour les arts martiaux, pour la force qu'il donne, comme un outil de défense, mais aussi de vengeance. En considérant ce premier tome comme un prologue, cette fascination devient l'annonce du thème récurrent de la série, en lien direct avec l'existence d'une technique qui rend fou, celle du Moine Fou.
Ce premier tome de la série plonge le lecteur dans une intrigue à l'allure originale, au milieu de personnages se comportant en adultes, au milieu d'une situation complexe dont les tous les tenants et les aboutissants ne sont pas explicités. La qualité de la narration picturale transporte le lecteur dans cette Chine féodale, d'un village de paysan à une forêt agréable, en passant par des flots tumultueux. Le lecteur se laisse charmer par les environnements, il se prend au jeu de découvrir le sort d'He Pao. Il s'interroge sur la direction de l'intrigue, sur le thème principal, sur les motivations des uns et des autres, sur le profit que certaines factions souhaitent retirer de leurs actions. Sous réserve de s'adapter à la narration, il découvre un récit adulte, bénéficiant d'une reconstitution historique intéressante, avec des personnages façonnés par leur époque, dans une aventure qui sort des sentiers battus.
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