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mardi 24 décembre 2019

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 29 - L'Anarchie. Théories et pratiques libertaires.

Les tenants de la reprise individuelle


Il s'agit d'une bande dessinée de 58 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2019, écrite par Véronique Bergen (licenciée en philologie romane, docteur en philosophie, romancière, poétesse), mise en images par Winshluss (de son vrai nom Vincent Paronnaud, bédéaste et cinéaste). Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique. Le tome se termine avec un index des concepts (5 pages de Action Directe à ZAD) et un index nominum (4 pages, d'Auguste Blanqui à Henry David Thoreau).

Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 5 pages, plus 1 de notes. Im commence par citer une déclaration du Premier Ministre Édouard Philippe le 18 novembre 2018 à l'occasion du premier acte des Gilets Jaunes : La France, ce n'est pas l'anarchie. Il évoque à que point cette petite phrase n'était qu'un point secondaire dans son discours de 13 minutes, mais que c'est celle qui a été retenue car elle trahit une méconnaissance des mouvements anarchistes. Vandermeulen fait ensuite ressortir la différence entre le mouvement sans chef des Gilets Jaunes, et celui formellement organisé des Bonnets Rouges en Bretagne en 2013. Ensuite il passe par l'étape à l'étymologie du mot Anarchie et arrive à l'absence de hiérarchie dans la civilisation des Indiens d'Amérique quand les colons blancs sont arrivés en Europe, forme de société qui existe également chez les indiens Piaoras, une tribu du Venezuela qui prend ses décisions par consensus, sans hiérarchie établie, une forme de société anarchiste.


Une mère et un père font irruption dans la chambre de leur adolescent Jean-Baptiste, persuadés qu'il est en train de consommer de la pornographie sur internet. C'est pire : il se renseigne sur une paire de baskets qui a choisi comme slogan Ni Dieu, ni maître. Encore pire que le péché masturbatoire, le péché révolutionnaire ! Ils emmènent leur rejeton chez le psychiatre qui détecte la présence d'une bactérie anarchiste dans son système, en train de détruire le système capitaliste de Jean-Baptiste. Alors que le psychiatre le traite à l'électropropagande, Jean-Baptiste se montre violent et décide de s'enfuir. Il saute dans une barque et s'éloigne sur les flots. Ses parents sont restés chez le psychiatre et ce dernier commence à leur faire un cours sur l'anarchisme : les théoriciens et les acteurs, le point commun du refus de l'autorité et des formes de pouvoirs vues comme illégitimes, à savoir l'État, le Capital et Dieu. Il cite la formule de Louis-Auguste Blanqui (1805-1881) : ni Dieu, ni maître. Après avoir explicité l'étymologie du mot Anarchie. Il en évoque ses différentes formes : anarcho-syndicalisme, anarcho-féminisme, anarcho-écologique, anarcho-pacifisme, anarchisme chrétien. Au fur et à mesure de son exposé, le psychiatre s'échauffe jusqu'à avoir la bave aux lèvres, et les parents prennent congés.

Comme souvent, l'avant-propos de David Vandermeulen est parfait pour donner envie de lire la bande dessinée. Il commence par une anecdote qui atteste que la question de l'anarchie est toujours d'actualité, un mot qu'on brandit pour faire peur, un état de désorganisation chaotique, un spectre d'anéantissement de la société. Au fil de son texte, il rétablit le sens premier du concept, et fait apparaître qu'il évoque avant tout un état utopique, une société sans hiérarchie, sans oppression, un concept tellement incroyable que l'homme blanc éprouve es pires difficultés du monde ne serait-ce qu'à l'envisager. Les premières pages de la bande dessinée mettent en œuvre un humour ravageur : du soupçon d'utiliser internet comme un robinet à pornographie, à l'excitation du psychiatre, en passant par la révolte adolescente. L'artiste caricature ses personnages avec une conviction tordante, leurs émotions s'affichant sur le visage, dépourvues de tout filtre, les adultes semblant datés et obsolètes, l'adolescent semblant tout foufou, et le vieil anar ressemblant à s'y méprendre à Mr. Natural de Robert Crumb. Le lecteur sent qu'il est parti pour un ouvrage rentre-dedans, un exposé iconoclaste avec des réparties drôles et cinglantes.


D'un point de vue formel, ce tome de la petite bédéthèque des savoirs comprend 20 pages de bande dessinée, les autres pages s'apparentant plus à un texte illustré. Qu'il s'agisse d'un mode ou l'autre (BD ou illustrations), les dessins de Winshluss dégagent une énergie incroyable. Les personnages sont dans un état d'exaltation très régulièrement : le père qui se met à genoux avec des larmes coulant de ses yeux, le fils qui saute par la fenêtre pour échapper à la société normalisatrice, le psychiatre avec la bave aux lèvres, l'anar au regard blasé, Max Stirner (1806-1856) qui décoche un coup de pied dans les dents de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) en Godzilla, ou encore la tête de de Jean-Baptiste en train d'exploser en entendant les Bérurier Noir interpréter Makhnovtchina. Les pages de bande dessinée comportent entre 2 et 4 cases et montrent des choses aussi inattendues qu'un individu trépané bombardé de rayons, un tricératops, le drapeau noir, deux individus cheminant sous un soleil de plomb dans une route en terre au Mexique, un radeau de rondins de bois… Les pages de bande dessinée sont donc aussi vivantes qu'inventives, aussi exacerbées qu'énergiques.

Il y a donc une trentaine de pages dont la forme est celle d'un texte illustré par des dessins, l'autrice ayant choisi de ne pas essayer de faire semblant, ou l'artiste ayant préféré cette forme pour un texte qui lui a peut-être été livré clé en main. Après 5 pages d'introduction en BD, les auteurs passent au texte illustré pour dérouler leur exposé et déverser leurs informations. Il y a effectivement un volume certain d'informations à présenter. Le texte est en gros caractères manuscrits, avec une utilisation de couleurs pour faire ressortir certains termes, 2 à 4 dessins par page pour accompagner le texte. Il peut s'agir de têtes en train de parler (celle de Jean-Baptiste et celle de l'anar), de caricatures d'anarchistes célèbres, ou de tout autre élément évoqué par le texte, comme un fusil, une bombe, une manifestation, des barreaux de prison, un poing géant écrasant pressant des citoyens en se refermant, un pistolet encore fumant, des gants de boxe, un marteau et une faucille, et donc Godzilla. Il y a une réelle complémentarité entre texte et dessin, ce dernier ne reprenant pas une information déjà contenue dans le premier.


Comme pour tous les ouvrages de cette collection, le lecteur doit garder en tête qu'il s'agit d'une entreprise de vulgarisation, et non d'une somme analytique et historique sur l'anarchisme. Cette approche donne forcément lieu à des passages qui peuvent produire l'impression d'une énumération superficielle, en particulier en ce qui concerne les figures historiques associées au mouvement et à son développement : Auguste Blanqui (1805-1881), Max Stirner (1806-1856), Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Mikhaïl Bakounine (1814-1876), Pierre Kropotkine (1842-1921), Francisco Ferrer (1859-1909), Louise Michel (1830-1905) la vierge rouge, Emma Goldman (1869-1940), Auguste Vaillant (1861-1894), Émile Henry (1872-1894), Caserio (1873-1894), Marius Jacob (1879-1954), Nicola Sacco (1891-1927) & Bartolomeo Vanzetti (1888-1927). Il en va de même pour les faits historiques, des apparitions du drapeau noir depuis qu'il fut brandi par les Canuts de Lyon le 21 novembre 1831, le congrès de Saint-Imier en Suisse (15 & 16 septembre 1875), la fusillade des Fourmies et l'impact des anarchistes sur la Commune de Paris, la révolution mexicaine, la révolution russe, la guerre d'Espagne.

Dans le même temps, cette énumération permet de se faire une idée de l'importance du concept d'anarchisme, de son développement et de sa transmission. Après ces présentations, le lecteur comprend la pluralité de l'anarchisme, comprend que l'autrice indique que la pensée anarchiste a joué un rôle déterminant dans le fédéralisme, l'autogestion, la journée de travail de 8 heures, l'arme de la grève, l'objection de conscience, le droit à l'avortement, l'abolition de la peine de mort, le droit à la contraception. Elle a survécu et a continué d'exister sous une multitude de formes : la révolte zapatiste au Chiapas, George Brassens, les gilets jaunes, la Kommune I et II à Berlin, Mai 38, les situationnistes, le Flower Power, les Blacks Blocs, No border, les zadistes, Occupy aux USA, les altermondialistes, The Dead Kennedys, les émeutes en Grèce dès 2008.... Il fait la distinction entre l'action directe (= la théorie politique) et Action Directe (le groupe terroriste anarcho-communiste).

Ce tome atteint son objectif de vulgarisation du concept d'anarchisme, au travers de son histoire, de ses penseurs, de ses acteurs et de son héritage moderne. L'ouvrage est à moitié une bande dessinée, à moitié un livre illustré, mais Winshluss réalise des dessins percutants et mordants qui ne se contentent pas de redire ce qui le texte, et Véronique Bergen fait preuve d'un esprit de synthèse didactique qui permet au lecteur de se faire une idée claire.


mardi 17 décembre 2019

Chute libre - Carnets du gouffre

Tu as tout pour être heureuse.

Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2018. Il a entièrement été réalisé (scénario, dessin, couleur) par Mademoiselle Caroline (Caroline Capodanno). Il comprend environ 140 pages de bande dessinée en couleurs. Il commence par une introduction de 3 pages rédigée par le docteur Charly Cungi, un court texte de l'autrice assorti d'une citation de Tahar Ben Jelloun. En fin de tome se trouvent une page de remerciements, une playlist de 34 chansons pop avec leurs auteurs, 2 pages de bibliographie (dont les livres de Charly Cungi), et une photographie de la fameuse croix tatouée sur la main gauche de l'autrice.


Tout a commencé en mars 2003… mais sans doute bien avant. Caroline a emmené son fils chez le médecin et ce dernier remarque qu'elle ne rit plus. Elle a alors senti qu'elle cédait, qu'elle craquait, qu'elle a rompu d'un coup sec pour la première fois. Depuis elle vit avec ça tout le temps : c'est noir et ça pique. À la regarder, c'est une charmante jeune femme, blonde avec les joues roses et l'embonpoint rassurant, toujours en forme et de bonne humeur, mais à l'intérieur c'est la chute libre. Lorsque le médecin lui a innocemment posé la question, Caroline s'est sentie tomber au fond, tout au fond, envoyée d'un coup. Elle en est ressortie avec une prescription médicale : des antidépresseurs. Elle a pris son comprimé tous les jours pendant 30 jours, et au bout de 15 jours ça allait déjà mieux. À la fin de la plaquette, elle a arrêté d'un coup, sans savoir qu'il ne fallait surtout pas faire ça. Un mois plus tard, tout redevenait pesant, lourd, mou. Un jour elle s'est remise à pleurer, comme ça presque pour le plaisir de pleurer, juste parce qu'elle ne savait pas quoi faire d'autre. Elle a pleuré plusieurs jours.

Caroline est retournée voir son médecin. Il n'était pas là : elle a eu droit à la remplaçante. Cette dernière lui a expliqué qu'il ne faut jamais arrêter les antidépresseurs d'un coup, que le manque provoque des rechutes encore plus grave que la maladie, la dépression. En entendant ce mot, Caroline reprend espoir car si son malaise a un nom, ça peut se guérir. Passage à la pharmacie pour acheter les médicaments, et reprise d'un comprimé par jour, mais la chute a mis plus de temps à s'arrêter et son état à se stabiliser. Fort heureusement, son époux a pris les tâches du quotidien en main, était présent, rassurant, réconfortant. Caroline continuant d'éprouver une peur irrépressible, il l'a emmenée voir sa première psy. Elle était jeune, belle, mince, avec une grande cicatrice sur la poitrine.


L'introduction de 3 pages est rédigée par le docteur qui salue la performance de réussir à présenter la maladie dépressive avec humour. Il évoque ensuite les différents aspects de la dépression, et termine en indiquant que cet ouvrage lui sera très utilise en tant que thérapeute. Outre son ses consultations, il est également l'auteur d'ouvrages comme Faire face à la dépression avec le docteur Ivan-Druon Note, Cohérence cardiaque : Nouvelles techniques pour faire face au stress avec Claude Deglon. S'il commence par feuilleter cette bande dessinée, le lecteur observe la grande variété des mises en page. Mademoiselle Caroline ne se sent pas tenue de respecter une mise en page à base de cases sagement rectangulaires. Au cours de la lecture, il apparaît qu'elle exerce le métier de graphiste, et cela se ressent dans la liberté graphique. Au fil de ces 140 pages, le lecteur découvre un page noire avec trois lignes écrites à la main en blanc, une page avec Caroline en train de chuter sur un fond blanc, une page avec une trentaine de cases à la bordure irrégulière tracée à la main, une page blanche avec seulement 2 phylactères sans personnage, des dessins réalisés pendant la phase de maladie sur un cahier d'écolier, des dessins en double page avec des éléments tracés de manière lâche, une page entièrement noire, une page avec 9 cases blanches et vides sur fond noir, une page avec un facsimilé d'un bout de papier sur lequel est écrit un mantra, une page avec des phrases écrites en cercles concentriques à partir du centre, des schémas pour expliquer le principe de la bifurcation, etc.

Mademoiselle Caroline dessine dans un registre qui appartient plus à celui de l'esquisse, qu'à celui du photoréalisme. Elle détoure les éléments dessinés, par un trait lâche et fin, s'attachant à la forme globale des personnes et des objets, avec le minimum de détail. Les décors ne sont présents qu'épisodiquement et représentés de manière très sommaire. Le lecteur ne doit pas s'attendre à pouvoir se projeter dans un appartement ou le cabinet d'un médecin ou d'un psy. Les dessins en donne une impression générale : un fauteuil, un meuble, sans possibilité d'identifier une marque ou un modèle. Il est toutefois possible d'observer la différence entre la forme des fauteuils des différents psys. Cela n'empêche pas de bien faire la différence du lieu où se trouve Caroline : une pièce dans son appartement, un cabinet, l'espace naturel de la montagne, etc. Ce mode de dessin est particulièrement adapté pour exprimer des ressentis intérieurs. La page noire (p.14) arrive comme une enclume, une page sans espoir où il n'y a la place que pour une unique pensée, fragile du fait de l'écriture manuscrite légèrement irrégulière. La page en vis-à-vis (p.15) est au contraire toute blanche avec la silhouette de Carline en train de tomber depuis le haut de la page, une horrible sensation de vie, d'absence de tout (de repère, de quelque chose à quoi se raccrocher). Par contraste le dessin en double page (pages 132 & 133) montre quelques ondulations de rose en base, la silhouette d'une chaîne montagneuse en blanc, et un ciel vert-jaune parcouru de trois traits blancs sur chacun desquels s'accroche un discret nuage, lui aussi uniquement détouré par un trait blanc.


Tout du long du récit, l'artiste transmet son état d'esprit au lecteur grâce à ces dessins légers et doux. Sa silhouette avec un grand sourire au milieu de 3 autres parents venus amener leur enfant à l'école, et une petite phrase indiquant qu'ils ne voient pas sa détresse intérieure. Une page avec 30 cases pour montrer la répétition quotidienne de la prise de médicaments, avec leur nombre qui s'amenuise au fur et à mesure sur la plaquette, créant la sensation d'obligation d'accepter ce traitement, son inexorabilité, mais aussi le temps qui passe. Une silhouette encore plus esquissée de Caroline en position fœtale au milieu d'une page blanche montrant ce besoin de se retirer du monde, de s'affranchir de ses exigences et de ses agressions, de la pression qu'il fait peser. Cette position est reprise plus loin (p.51) dans une vue de dessus de Caroline sur son lit, ajoutant l'impression d'être au fond d'un trou. Un dessin représentant un tas de pilules matérialisant ce traitement indispensable pour aller mieux mais qui rappelle aussi la maladie présente tous les jours, qui nécessite d'être sans cesse aux aguets pour ne pas replonger. Page 128, Mademoiselle Caroline insère une quinzaine de lignes comme tapées à la machine pour montrer qu'elle assimile des données médicales, basées sur des observations scientifiques, une façon très différente d'envisager le fonctionnement de son corps et de son esprit.

Mademoiselle Caroline a choisi de raconter son histoire chronologique, sans retour en arrière. Elle commence donc en 2003, parce qu'il s'agit d'une crise qui mène à son premier traitement à base d'antidépresseurs. Elle indique qu'il y avait certainement eu d'autres signes avant, mais c'est ce qui lui semble un bon point de départ. Le lecteur assiste donc à ce sentiment de chute, à la vie qui continue avec son enfant, son époux aimant et compréhensif, sans beaucoup de détails. Ces éléments sont mentionnés de manière incidente, sans qu'elle ne s'épanche sur sa vie privée. Il n'est même quasiment jamais question de son métier, si ce n'est ses doutes quant à sa capacité de le faire correctement. Le lecteur assiste à sa première consultation chez le médecin pour dépression, à sa première redescente après avoir être arrivée à la fin du traitement, à son rendez-vous chez un premier psy. Il mesure la distance entre le mal être intérieur de Caroline et sa vie sociale. Il prend la mesure des éléments de sa vie qui lui permettent de s'accrocher à quelque chose, à commencer par son enfant. Il perçoit comment elle ressent le traitement médicamenteux, la relation avec sa première psy, puis avec le deuxième, puis avec le troisième.


L'ouvrage tient la promesse à la fois de montrer une dépression de l'intérieur, comme un état maladif, à la fois de le raconter de manière personnelle. Mademoiselle Caroline réussit à se montrer drôle : ce n'est pas un ouvrage déprimant. Elle parle d'elle-même en toute franchise, mais sans se montrer impudique. Son récit repose avant tout sur le ressenti et sur les états d'esprit, tout en montrant les étapes très concrètes telles que les prescriptions, les séances chez le psy, le travail avec le docteur Charly Cungi et les outils mis en œuvre pour aller mieux. Il n'y a pas de baguette magique, pas de solution miracle, juste un témoignage délicat et agréable à découvrir, tout en mesurant bien le poids terrible de la maladie.

Il y a comme ça des ouvrages qui semblent à la fois pénibles et intéressants. Quel que soit son histoire par rapport à la dépression (malade, ou connaissant des malades), le lecteur est intrigué par cette possibilité de voir la maladie de l'intérieur, tout en craignant un ouvrage déprimant. Il commence sa lecture et se rend tout de suite compte qu'elle est très agréable, aérée, douce, tout en générant une empathie bien réelle. Il apprécie la gentillesse des dessins, tout en constatant qu'ils transmettent les états d'esprit avec conviction. Il suit le parcourt très ordinaire de Caroline pour vivre avec sa maladie, à la fois très personnel, à la fois très parlant quant à ses caractéristiques. Il en ressort avec une meilleure compréhension de la maladie, et une sorte sentiment positif, alors même qu'il n'y a pas de solution miracle.


mardi 10 décembre 2019

Caroline Baldwin, Tome 12 : Le Roi du Nord

La pêche est une question de patience.

Ce tome fait suite à Caroline Baldwin, Tome 11 : État de Siège (2005) qu'il est préférable d'avoir lu avant. La première édition date de 2006 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T3: Volumes 9 à 12. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel.


Dans les bureaux du siège social d'un cigarettier, 5 dirigeants sont dans une salle de réunion. Ils évoquent la situation au Québec, et la nécessité de couper les branches mortes de leur trafic de contrebande. La décision est prise de faire assassiner Claude Fortier, leur intermédiaire au Québec, qui est également le meneur des insurgés qui ont organisé la prise d'assaut d'un train sur un des ponts reliant Montréal à la rive nord du Saint Laurent. Le responsable Harper ne veut surtout pas être mis au courant des détails, pour ne pas risquer de se faire supprimer à son tour si les choses tournent mal. À Montréal, le maire reçoit dans son bureau, le préfet de police, ainsi qu'un représentant des services secrets canadiens. Il apprend que les insurgés ont réussi à s'enfuir du pont qui était cerné par la police. L'agent Roy explique que c'est une manœuvre décidée par les services secrets afin de pouvoir neutraliser un gros poisson : Claude Fortier. L'agent Roy fait clairement comprendre au maire qu'il doit soutenir la version officielle d'une fuite en pleine nuit, quitte à faire passer les services de police pour des incompétents.

Chez elle, Caroline Baldwin lit le journal et apprend la fuite des insurgés : elle se réjouit pour Jérémie, son neveu, le fils de sa cousine Rachel. Gary lui indique qu'il se rend à Montréal pour rencontrer un homologue canadien afin de comprendre ce qui s'est réellement passé. Il sort alors que Nohad Yared sonne à la porte, avec un visage très fermé. Elle est reçue froidement pas Caroline Baldwin, Scott s'empressant de s'éloigner au plus vite. Baldwin communique quand même les informations à Nohad Yared : son père a été condamné pour viol sur mineur et a bénéficié d'une libération anticipée avec changement d'identité. Caroline Baldwin prend sa voiture pour aller s'entretenir avec Tom, chef de la police tribale de la région. À la radio, les infos indiquent que les explications du maire sur la fuite des insurgés ne convainquent personne, que d'autres réserves se soulèvent dans le pays et que la traque des terroristes s'annonce longue et difficile.


Le tome précédent s'était achevé sur une situation non résolue et le lecteur revient pour avoir la fin de l'histoire. André Taymans mène à bien ses 2 intrigues concomitantes : celle relative à l'insurrection des indiens et celle relative à la recherche du père Nohad Yared. En cours de route, le lecteur acquiert la conviction que l'auteur a intégré celle relative à la recherche de la personne disparue parce que celle relative à l'insurrection ne tenait pas en 1 seul album, mais n'était pas suffisante pour remplir 2 albums. Puis au fur et à mesure, il se dit que peu importe la raison car dans la vie réelle il est également très rare de pouvoir se consacrer à 100% sur une seule chose, sur un seul objectif, et que finalement c'est ce qui se produit pour Caroline Baldwin. Cet enchevêtrement de 2 histoires n'apparaît plus comme une solution technique pour atteindre un quota de pages, mais comme une situation plus réaliste. Comme l'indique Anne Matheys dans le dossier de l'intégrale, le scénariste a effectué plusieurs révisions à son histoire grâce à plusieurs sources d'informations. Le lecteur plonge donc dans un thriller politique assistant à une révolte d'une partie des communautés des Premières Nations, découvrant la source de financement des groupuscules armés, observant les coulisses de la communication politique et policière. Il ne s'agit pas d'un pamphlet anti-establishment ou d'une analyse sociologique et ethnique sur la maltraitance des peuples autochtones et leur devenir. Mais c'est un thriller qui ne se limite pas non plus à une alternance bien agencée de course-poursuites et de coups de feu.

De fait, le lecteur ressent une curiosité irrépressible de savoir ce qui va se passer. Caroline Baldwin tirera-t-elle Jérémie de ses mauvaises fréquentations ? Comment se dérouleront les retrouvailles entre Nohad Yared et son père ? Accessoirement, c'est quoi le rapport avec la scène d'assassinat en ouverture du tome précédent ? André Taymans ajoute une histoire de vengeance pour faire bonne mesure et le lecteur ne lâche pas sa bande dessinée jusqu'à la fin. En plus, le lecteur retrouve tout ce qu'il aime dans cette série. Caroline Baldwin est toujours attachante : personnalité directe et parfois un peu sèche. Elle ne s'en laisse pas conter, elle souhaite aller de l'avant, faire aboutir son enquête. Elle reste toujours attachante du fait son investissement affectif : son amour compliqué pour Gary Scott, son sens de la justice (sauver Jérémie), sa propension à donner de sa personne en se mettant en danger, mais aussi en se remettant en question (la discussion avec l'ancien de la communauté indienne). L'artiste reste dans un registre proche de la ligne claire, avec des traits de contour précis et nets, très légèrement arrondis, pour une apparence presque tout public. Il nourrit les formes ainsi détourées, avec des traits un peu plus bruts, donnant une apparence un peu plus rêche, un peu plus adulte. Le lecteur se demande si la plastique de Caroline sera mise en avant. Cette fois-ci, André Taymans limite la titillation à une page où son héroïne est en sous-vêtement sur son lit. Il est possible de trouver que cette tenue n'est pas si propice à la décontraction, ou un peu gratuite. D'un autre côté, elle correspond bien à la personnalité de Caroline Baldwin, et le lecteur a déjà pu la voir ainsi à l'aise précédemment.

Dans ce tome, la narration visuelle d'André Taymans s'apparente plus à une approche naturaliste, presque de reportage. Alors que le récit se prête bien à une mise en scène spectaculaire (une fusillade, une personne menacée à bout portant par une autre avec une arme à feu, une personne avec les chevilles menottées autour d'un tronc d'arbre), l'artiste se tient à l'écart des visuels qui en mettent plein la vue, pour mieux servir son histoire. C'est ainsi que le simple fait pour Baldwin de faire demi-tour sur l'autoroute à cause d'un barrage devient marquant, alors même qu'il ne s'agit que d'une petite case qui ne la montre pas à contresens du sens de circulation. Cette impression de reportage se retrouve également dans le traitement des différents endroits. André Taymans prend bien soin de montrer l'endroit où se déroule chaque scène, les actions ayant une relation directe avec leur environnement. Toute trace de tourisme a disparu de la narration, pour faire place à un accompagnement des protagonistes là où ils se trouvent. La case montrant l'Empire State Building n'est pas une photographie d'une visite casée là, mais une case indispensable pour faire comprendre où se situent les bureaux de l'entreprise cigarettière. La vue d'ensemble de Montréal depuis le parc Mont-Royal permet d'établir le milieu urbain dans lequel se trouve la mairie, par contraste avec le pavillon de banlieue peu dense où habite Caroline Baldwin. À nouveau, ce n'est pas la réutilisation d'une photographie de voyage, mais une information nécessaire au récit pour attester de la diversité des territoires du Québec.


Ce soin apporté aux environnements apporte la consistance nécessaire à l'intrigue qui s'appuie sur des réalités géopolitiques spécifiques au Canada. Regarder Baldwin conduire sur une route, c'est voir le pays où se déroule l'action. Aller à la rencontre d'un ancien indien en train de pêcher, c'est voir l'importance des milieux naturels, et comprendre que le peuple des Premières Nations n'est pas un concept désincarné ou un groupe d'individus tous identiques. Baldwin attachée à un arbre, ce n'est pas qu'un rebondissement divertissant dans une intrigue, c'est aussi la réalité des zones sauvages ou semi-sauvages. Voir Gary Scott conduire sa voiture à travers bois, c'est percevoir la réalité des distances dans cet immense pays. André Taymans n'a rien perdu de sa capacité à représenter ces paysages de manière convaincante, au point d'équilibre entre un dessin facile à lire et un niveau de description précis et fidèle. Le lecteur se retrouve vite pris par la qualité d'immersion dans ce thriller qui charrie plusieurs thèmes : les revendications d'une ethnie, la coopération délicate inter-services, la manipulation médiatique et politique, dans une aventure réaliste et divertissante. En outre les personnages continuent d'être attachants, chacun à leur manière, de l'efficacité professionnelle de Gary Scott à l'implication émotionnelle de Caroline Baldwin.

Lorsqu'il arrive à la fin du récit, le lecteur constate que l'auteur s'octroie 6 pages d'épilogue, en 2 séquences différentes. Il est un peu surpris par la première qui arrive comme un cheveu sur la soupe, et par la seconde étrangement bon enfant. Il ne s'attend pas à ce qu'une particularité de Caroline Baldwin ressorte ainsi dans la première, et que la seconde repose sur un appel professionnel inopportun pour Gary Scott. De prime abord, la première séquence donne l'impression d'avoir été réalisée parce qu'il restait assez de pages, et parce qu'il doit y avoir une mention de la séropositivité de Caroline Baldwin par album. Mais en voyant se dérouler la scène, le lecteur sent son cœur se serrer en éprouvant l'émotion qui étreint cette femme. Le contraste n'en est que plus surprenant avec la dernière scène gorgée d'émotion chaleureuse, manquant un peu de nuance.

Cette deuxième partie tient les promesses de la première avec un thriller adulte et plausible, une narration visuelle entièrement en phase avec le récit, les images apportant de nombreuses informations d'une manière sophistiquée. Le lecteur en ressort avec encore plus d'admiration pour Caroline Baldwin (et pour l'auteur).


mardi 3 décembre 2019

Déesse

Soumets-toi Lilith !

Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2019. Il a entièrement réalisé (scénario, dessin, couleur) par Aude Picault. Il comprend environ 120 pages de bande dessinée en couleurs.


Jadis régnait la grande déesse. Tous les peuples se prosternaient devant elle car elle était à la fois la reine de la vie et de la mort. Sa représentante la grande prêtresse conseillait les rois et s'accouplait avec eux avant les batailles. Mais la défaite de ces peuples par d'autres entraîna la chute de la déesse, son asservissement à un dieu guerrier, et son assimilation à la responsabilité de catastrophes naturelles. Puis elle fut oubliée. Cette chute est par exemple racontée dans la Bible. Dieu créa les cieux, la Terre… la faune, la flore, et finalement l'humanité : mâle et femelle, à son image. Tout naturellement, Adam et Lilith s'accouplent, dans diverses positions : missionnaire, Andromaque, balançoire, jusqu'à la jouissance mutuelle. Pourtant après l'acte, Adam déclare que la position de l'Andromaque n'est pas tenable, qu'il doit être au-dessus pour pouvoir contrôler. Lilith lui répond que s'il est le roi de la création, elle en est la reine, à égalité. Adam lui dit qu'elle doit se prosterner devant lui. Elle refuse de se soumettre. Adam en appelle à la volonté divine : si Dieu s'oppose à la domination d'Adam, qu'il se manifeste. Rien ne se produit.

Devant l'absence de réaction, Adam en déduit qu'il a raison. Lilith refuse ce constat et invoque YHWH, provoquant l'effroi d'Adam. Il pousse des ailes dans le dos de Lilith et elle s'en va. Adam se plaint de sa solitude à Dieu et celui-ci envoie 3 anges Snwy, Snswy et Smng pour raisonner Lilith. Celle-ci refuse de retourner auprès d'Adam : elle se voit maudite, et cent de ses enfants doivent mourir chaque jour. Elle décide de s'abîmer dans les flots et de fait ses enfants meurent noyés à la naissance. Lilith ne revenant pas, Dieu décide d'accéder à la demande d'Adam et de lui donner une nouvelle femme. Cette fois-ci, il la façonne à partir de l'âme et de la matière d'Adam de sorte à ce qu'ils soient indéfectiblement liés. Il lui donne le nom d'Ève.


Voilà un ouvrage étrange à la croisée des chemins. Il est paru dans la collection BD Cul de l'éditeur Les Requins Marteaux, et contient effectivement des scènes de sexe pouvant durer une dizaine de pages. Il est réalisé par Aude Picault dont le précédent ouvrage à succès Idéal Standard (2017) abordait le thème du choix de ne pas avoir d'enfant pour une femme, malgré la pression de la société. D'un autre côté, il est vrai que cette autrice avait déjà réalisé le premier ouvrage de cette collection : Comtesse paru en 2010. Enfin, le personnage principal est Lilith : un démon féminin issu de la tradition juive, considérée comme la première femme d'Adam, avant Ève. Le nom de Lilith est mentionné une fois dans la Bible, 4 fois dans le Talmud. Son histoire est développée dans l'Alphabet de Ben Sira (entre 700 et 1000 de notre ère), et reprise dans les textes de la Kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme. Le lecteur se rend vite compte que l'autrice a su reprendre les principaux éléments du mythe de Lilith en les respectant, sans les transformer en un folklore de pacotille : la première femme d'Adam, sa relation avec Samaël, la malédiction de Dieu, l'intervention des 3 anges (Snwy, Snswy et Smng / Sanoï, Sansenoï et Samangelof). La position d'Aude Picault est claire concernant les tenants de la foi juive, mais elle ne se contente pas de se moquer bêtement ou de railler un ou deux préceptes triés sur le volet. Elle donne son interprétation de cette croyance.

Quand il choisit de lire un livre dans cette collection, le lecteur attend des scènes de cul. Elles occupent environ 60 pages sur 120, il n'y a donc pas tromperie sur la marchandise. Aude Picault les représente en vue générale, en gros plan, et tous les stades intermédiaires. Il s'agit de relations entre 2 adultes consentants, dans diverses positions sexuelles, sans prouesses physiques ou techniques. Le lecteur peut observer des positions classiques, ainsi que des pénétrations en gros plans, des excitations du clitoris par la femme, des éjaculations. Les représentations sont plutôt simplifiées, très éloignées d'une représentation photographique, ou d'exagérations morphologiques, déconnectées d'une esthétique pornographique. Le lecteur peut rattacher chaque relation physique à un individu avec des convictions personnelles, une histoire, à l'opposé d'une mécanique bien huilée et spectaculaire, accomplie par 2 professionnels anonymes et sans âme. De même chaque rapport dit quelque chose sur la relation qui unit les 2 individus en présence.


Aude Picault raconte l'histoire de Lilith, personnage mythologique, comme s'il s'agissait d'un être humain. Elle ne se contente pas de broder sur la tradition du judaïsme : elle donne à voir une personne incarnée avec ses propres envies, engagée dans une relation avec un partenaire. Le prologue sert de mise en perspective de l'histoire de Lilith comme étant universelle, et les dessins s'inspirent de représentations assyrienne et égyptienne pour évoquer un temps immémorial. L'artiste dessine sous la forme de fresques, de mosaïques, de hauts reliefs pour marquer une histoire datant de l'aube des civilisations. Ce mode de représentation atteint son objectif, et permet déjà de représenter des relations sexuelles sans que l'aspect pornographique n'écrase tout le reste du dessin. Par la suite, elle représente les environnements d'un trait léger et de manière simple. Il est vrai qu'en ces temps de la Genèse, il n'y a que des zones naturelles, figurées par un tronc d'arbre, son feuillage, des brins d'herbe, mais aussi quelques formations rocheuses, une grotte, des plans d'eau. Aude Picault adopte une mise en page sans dessiner de bordure de case, avec deux ou trois dessins par page et de nombreux dessins en pleine page (environ une cinquantaine). Ce choix est dicté par le format moitié moindre que celui d'une bande dessinée, mais aussi par le genre pornographique qui implique de tourner rapidement les pages pour que la tension monte.

L'artiste représente les formes humaines de manière simplifiée, avec un simple détourage des corps avec un trait fin. Elle donne des silhouettes normales aux personnages, sans musculature exagérée, sans taille mannequin (Lilith est plutôt bien en chair). Elle ne s'attarde pas sur certains détails anatomiques (pas de tétons, que des auréoles), quelques poils. Il y a moins d'une demi-douzaine de gros plans de pénétration, et ils sont également représentés de manière légère, très éloignés d'une représentation photographique, ou d'une exagération de prouesse sportive. Il y a très peu de personnages, essentiellement quatre : Lilith, Adam, Samaël et Ève. Le lecteur apprécie la justesse de l'expressivité de leur visage : la sollicitude, l'inquiétude, la colère, la surprise, le plaisir innocent. Il ne fait pas de doute que Lilith, Adam et Ève prennent du plaisir pendant l'acte sexuel. Le plaisir féminin est montré sans tabou, sans que cette bande dessinée ne se transforme en un éloge du plaisir féminin.


L'interprétation qu'Aude Picault donne du mythe de Lilith est bien sûr féministe. Le prologue attire l'attention du lecteur sur le caractère universel du discours, dont le mythe de Lilith n'est qu'une version parmi tant d'autres : la soumission de la femme à l'homme. L'autrice n'est pas dans la dénonciation ou la critique négative : elle propose une autre façon d'envisager les choses. Il ne s'agit pas de faire une chasse aux sorcières, de dénoncer une religion parmi d'autres, de se lancer dans une diatribe facile contre le patriarcat. Le changement de point de vue s'opère par une simple phrase : Enfin, Dieu créa l'humanité à son image, mâle et femelle. Lilith n'est pas née de la côte d'Adam, elle a été créée son égale. C'est effectivement l'envie de domination du mâle qui a conduit à la rupture de cet équilibre. Adam est montré comme ne sachant pas accepter cette égalité, comme étant incapable de lâcher prise, de se laisser aller et de perdre le contrôle. Plus tard Lilith demande à Samaël s'il a peur de son désir à elle : elle explicite ce qui a effrayé Adam. Étrangement Dieu accède à la demande d'Adam de demander à Lilith de revenir, puis de créer une nouvelle compagne Ève à partir de son propre corps, niant ainsi l'altérité féminine.

Sur cette base, Aude Picault peut ainsi renverser le symbole de Lilith et même celui de Samaël (ange déchu) qui n'incarnent plus le mal, mais une alternative à la domination masculine, au patriarcat diabolisant le plaisir sexuel des êtres humains, et surtout celui des femmes. L'union de Samaël et Lilith montre que cette égalité entre les 2 sexes peut fonctionner jusque dans les relations sexuelles. Aude Picault ne montre pas du doigt une frange de la population, ou le clergé, ou une religion : elle se montre constructive. Elle met en lumière le mécanisme qui conduit à la volonté de soumettre les femmes à celle des hommes : la peur des hommes face à quelque chose qu'il ne peut pas être, face à une altérité profonde. Elle montre qu'il n'y a pas de culpabilité à associer au plaisir féminin, et pas d'impossibilité de trouver du plaisir pour les 2 partenaires.

A priori, le lecteur se dit qu'il s'agit d'une entreprise étrange : effectuer une interprétation d'un mythe biblique sous la forme d'un récit pornographique. Aude Picault n'est pas la première à le faire : Gilbert Hernandez s'y était essayé avec Jardin d'Eden (2016) pour un résultat très plat et littéral. Rapidement, le lecteur constate que Déesse mérite sa classification dans les BD pornographique, et que cela ne diminue en rien la voix de l'autrice. Il ne s'agit nullement d'un récit exécuté à la va-vite avec un fil directeur squelettique pour aligner les scènes de sexe. Il s'agit d'une vraie histoire, celle de Lilith, avec une narration visuelle élaborée et pleine de charme avec un faible niveau de vulgarité, doublé d'un point de vue sur l'un des modes d'asservissement du patriarcat, sans virer à la dénonciation simpliste et aigrie.


mardi 26 novembre 2019

Contrôle des voyageurs

Un truc plus immersif. Il faut pousser le concept.

Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il s'agit d'un roman-photo de 176 pages en couleurs, réalisé par Xavier Courteix. Il se termine avec le nom des 18 interprètes ayant joué un rôle dans le récit.


Dans un futur très proche, peut-être même le présent, Gilles arrive à son bureau à Paris. Il salue Emmanuel qui est déjà présent derrière son ordinateur. Gilles indique qu'il a rendez-vous avec une guide à l'instant : elle s'appelle Jihye et habite Séoul. Il se connecte sur son ordinateur portable et la salue : elle lui dit bonjour en coréen. Elle ne se trouve pas à Séoul, mais au mont Hallasan sur l'île de Jeju. Elle est chercheuse en géophysique et travaille sur l'inversion des pôles magnétiques. Elle se trouve Jeju pour aller ramasser des pierres de lave refroidie sur les pentes du volcan de l'île. Elle promet de lui faire visiter la prochaine qu'il se connectera. Il quitte son ordinateur et salue Aurore qui est arrivée entre-temps. Elle leur indique que leur appli lui fait penser au jeu vidéo Myst, sauf que là il s'agit d'exploration réelle. Elle demande à essayer. Gilles et Emmanuel voient qu'il y a un guide appelé Roland disponible en Allemagne proche de la ville de Nauen, très exactement à la Nauen Transmitter Station, la plus vieille station émettrice, inaugurée en 1906. Comme convenu, Aurore se connecte à l'application le lendemain chez elle et entre en contact avec Roland qui habite dans la station émettrice. Il lui explique qu'il propage des sons à partir des antennes, à travers la ionosphère et autour du globe. Il enregistre les parasites et leurs perturbations au cours de leur transmission avant qu'ils ne reviennent sur mon récepteur radio. Aurore lui indique qu'elle aimerait bien revenir pour visiter la station le jour où il se livrera à cet exercice.

Le lendemain Aurore retourne voir Gilles et Emmanuel et leur dit qu'elle a trouvé l'expérience géniale et qu'elle pense que l'appli présente un énorme potentiel commercial. Par contre, il faut trouver comment transformer cette expérience en histoire pour pouvoir accrocher les clients. Quelques jours plus tard, Gilles se reconnecte avec Jihye. Elle se trouve en vêtement de pluie en train de marcher sur une pente du mont Hallasan. Chemin faisant, en lui montrant les images avec son téléphone, elle explique qu'elle est liée à ce lieu par son histoire personnelle. Elle avait assisté à une reconstitution du soulèvement de Jeju en 1948. Elle lui parle aussi des souvenirs de sa mère qui était présente sur les lieux lors du soulèvement, avec sa propre mère, et qui était encore une petite fille à l'époque. Elle continue de marcher, s'enfonçant dans la forêt qui couvre la pente. À la fin de la balade, Gilles indique qu'il l'a beaucoup appréciée, Jihye lui répond que c'est réciproque. Ils conviennent que la prochaine fois, elle lui fera visiter Séoul. Quelques jours plus tard, Aurore, Gilles et Emmanuel ont une réunion de travail pour faire évoluer l'application dans le but de la commercialiser. Aurore indique qu'elle a trouvé le concept permettant d'en faire un produit vendeur : le tamagotchi. L'application s'appellera DOBLE.


L'éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos, format narratif peu usité en dehors des histoires de romance publiées par Nous Deux. Le précédent publié par FLBLB était Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, récit d'anticipation prenant et dépaysant. Même s'il ne s'agit pas du même auteur, le lecteur ayant goûté au dépaysement provoqué par le format est prêt à tenter l'aventure une deuxième fois. Dès le départ, il constate que l'auteur a imaginé une histoire intrigante et intéressante : une appli qui permet de voyager à l'aide d'un guide qui fait le touriste, sans que le client n'ait à se déplacer. Xavier Courteix ne se contente pas d'évoquer des concepts avec des images de gugusses en train de parler. Il raconte son histoire en image, montrant les différentes étapes pour passer de l'état d'idée à une application fonctionnelle : la recherche d'une technologie greffée au guide DOBLE, la recherche d'une nourriture adaptée à la mission de guide, la recherche d'habitat à mettre à disposition du guide DOBLE, la recherche d'une tenue adaptée, et même l'opération de greffe sur Azwaw, premier guide DOBLE (pages 54 à 57). S'il arrive avec l'a priori que le roman-photo part avec le handicap d'une réalisation fauchée, le lecteur est très agréablement surpris. Il bénéficie lui aussi du tourisme proposé par l'application : visite de la station émettrice de Nauen (5 pages), balade sur la pente du mont Hallasan (8 pages), promenade dans plusieurs quartiers de Séoul (6 pages), petit tour le long d'un canal avec Azwaw (6 pages), etc.

Au fur et à mesure de la progression du récit, le lecteur est même épaté par la diversité et la richesse des décors : les lieux visités par les DOBLES, mais aussi le bureau de Gilles, une salle d'opération dans un hôpital, une salle d'enregistrement d'une émission radiophonique, un bureau de ministre, une ville déserte la nuit. Il s'immerge avec facilité dans chacun de ces lieux, aux côtés des personnages qui interagissent avec les décors, avec les éléments des environnements. La narration visuelle ne s'apparente ni à une bande dessinée en photographies, ni à des arrêts sur image d'un film. Les pages sont construites sur la base d'un découpage en cases (en nombre variable, avec quelques photographies en pleine page ou en double page). Celles-ci se suivent dans l'ordre chronologique, soit sur la base du déroulement d'une scène, soit en alternant la vision d'un personnage dans un lieu, et celle d'un autre à un autre endroit. Les acteurs jouent dans un registre naturaliste, sans exagération, tout en prenant bien soin d'avoir des visages expressifs quand la scène le nécessite. Chaque scène est construite sur un plan de prise de vue spécifique, avec une lisibilité et une compréhension irréprochable. L'auteur utilise des cellules de texte (lettres blanches sur fond de couleur, avec une couleur différente pour chaque personnage), sans la pointe directrice des phylactères de bande dessinée. L'ensemble de ces techniques est admirablement bien intégré dans un tout cohérent en termes narratifs.


Le ressenti de ce roman-photo est effectivement différent de celui d'un film (il n'y a pas le mouvement et le lecteur maîtrise sa vitesse de progression) et d'une bande dessinée. La nature même de la photographie induit une forte densité d'informations visuelles, par comparaison avec la bande dessinée où l'artiste choisit ce qu'il représente, ce qu'il détoure, ce qu'il met en couleurs. L'auteur a fait le choix de ne pas utiliser d'effets spéciaux, de retouches infographiques, ou alors de manière très limitée, ce qui conserve un aspect de réel sans comparaison possible avec la bande dessinée. À la lecture, l'effet est très différent de celui de la BD : le cerveau du lecteur oscille entre 2 modes de fonctionnement. Soit il détaille chaque photographie car il s'agit d'une fenêtre vers un endroit qu'il ne connaît pas avec des individus qu'il découvre, soit il passe rapidement n'y prêtant pas plus d'attention qu'aux milliers d'images qu'il peut voir chaque jour. Dans les 2 cas, les photographies induisent une sensation de réel sans commune mesure avec une bande dessinée. Le récit acquiert une plausibilité incroyable puisque le lecteur voit bien que c'est ce qui se passe en image sous ses yeux.

Un peu déstabilisé par cette sensation de réel, le lecteur voit l'intrigue progresser tranquillement, sans idée préconçue de la direction qu'elle va prendre. Le titre semble indiquer une forme de contrôle par l'autorité qui assure le voyage, de type contrôleur dans les transports en commun, orientant l'esprit du lecteur dans cette direction. En fait, ce contrôle des voyageurs s'entend différemment dans cette histoire. De la même manière qu'il peut être surpris par la richesse des décors, le lecteur peut être surpris par l'ampleur que prend cette application DOBLE, par son succès et les transformations sociétales qu'elle provoque. Il s'attache plus ou moins aux personnages principaux : Gilles, Emmanuel, Aurore, Jihye. Il les côtoie comme il peut côtoyer des collègues de travail, apprenant quelques bribes d'information sur eux, devinant partiellement leur motivation. Cette distance relative avec eux ajoute encore à la sensation de réel. Le lecteur est le témoin privilégié du développement de DOBLE (l'entreprise), mais il n'est pas dans la tête de ses concepteurs.


Xavier Courteix raconte un vrai récit d'anticipation. Il utilise avec astuce et à propos des éléments du quotidien (comme les modules de canalisation en béton de grande taille, les gens qui parlent à haute voix dans la rue) en les détournant de leur raison première. Il imagine une technologie n'existant pas tout à fait aujourd'hui, mais pas impossible dans quelques années. Il mène à bien son intrigue, tout en imaginant les ramifications d'une telle technologie. Il y a des questions éthiques (avec la mise en place d'un très caustique Indice de bonheur), des questions économiques (l'emploi créé par l'engouement pour devenir guide DOBLE), la force du lien intime qui unit client (Visiteur) et guide (DOBLE) assimilable à un contrat entre 2 individus, la généralisation de l'application qui échappe à ses créateurs, les réactions de la société civile en voyant émerger une nouvelle application omniprésente et en situation de monopole, etc. À chacune de ces occasions, le récit renvoie une image déformée d'une facette du monde réel, occasionnant une prise de conscience du lecteur, constituant une réflexion le sujet, amenant le lecteur à se rendre compte de son avis sur le sujet et à s'interroger sur ce qui peut lui apparaître comme des évidences.

Même s'il s'agit d'une forme fortement connotée, le roman-photo a déjà prouvé par le passé sa capacité à être une forme narrative spécifique pouvant rivaliser avec les autres sur le plan de la complexité et de l'ambition, par exemple avec Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart & Benoît Peeters. Il dispose d'un historique attestant déjà de son potentiel, évoqué dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain (2018) de Jan Baetans & Clémentine Mélois. Avec Contrôle des voyageurs, Xavier Courteix fait preuve d'une maîtrise impressionnante de cette forme narrative, racontant une histoire originale et surprenante, divertissante sur le plan visuel, porteuse d'un regard enrichissant sur plusieurs questions sociétales.

mardi 19 novembre 2019

Dick Hérisson, tome 4 : Le Vampire de la coste

Le signe de Thulé !

Ce tome fait suite à Dick Hérisson, tome 3 : L'Opéra maudit (1987) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1990. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié. Il compte 46 planches de bande dessinée.


En novembre 1932, Jérôme Doutendieu conduit sa voiture sur une route escarpée du Lubéron, Dick Hérisson étant assis sur le siège passager. La voiture tombe en panne et Hérisson sort pour continuer le chemin à pied, faute d'une autre possibilité. Avançant à pied sur la route, les deux amis aperçoivent une borne kilométrique qui indique que le village de La Coste se situe à trois kilomètres. Ils arrivent en vue du village perché à flanc de montagne, en fin de journée, alors que la neige commence à tomber paresseusement. Ils pénètrent dans le village dont toutes les maisons sont déjà fermées, apercevant une femme qui claque la porte de sa maison avant qu'ils ne puissent lui adresser un mot. Un individu un peu difforme part en courant en les apercevant. Finalement ils entrent dans le café Chez Gothon où il y a plusieurs clients et ils se font servir une soupe au lard (le seul et unique plat restant) en écoutant les conversations qui portent sur la dernière cliente qui est partie sans payer sa chambre. Du coup, le patron accepte de la louer à Hérisson & Doutendieu. Une fois à l'intérieur, le patron retire les affaires de la demoiselle, Dick Hérisson allume sa pipe et Jérôme Doutendieu se met à lire un livre qui traînait sur Les rites druidiques en Provence.

Alors qu'il ouvre la fenêtre pour faire partir l'odeur de tabac, Dick Hérisson aperçoit des lumières dans les ruines du château. Le lendemain, Doutendieu & Hérisson vont voir le garagiste qui leur indique qu'il en a pour 3 jours réparer la voiture, le temps de faire venir un delco. Ils en profitent pour aller faire un tour dans le château en ruine. Ils se font interpeller par le gardien des lieux qui les informe qu'il s'agit d'une propriété privée. Il en profite d'ailleurs pour chasser Aldonze en lui jetant une pierre, individu simplet, estimant être un descendant du marquis de Coste. Jérôme Doutendieu fait le lien entre le Marquis de La Coste et le Marquis de Sade, et le gardien confirme qu'il s'agit bien des mêmes personnes. Le journaliste lui glisse quelques billets et les deux amis peuvent ainsi se promener à leur guise dans les ruines. Hérisson retrouve l'endroit où il a vu de la lumière la veille au soir. Il y a une volée d'escalier qui mène à la chambre rouge. Doutendieu a la surprise de voir un cadavre dénudé de jeune femme enchaînée en bas des marches.

L'entrée en la matière établit rapidement la nature du récit : route de montagne, village isolé, population méfiante, château hanté, pratiques sacrificielles, idiot du village, victimes retrouvées nues et exsangues. À l'évidence, le récit ne se prend pas au sérieux, utilise des conventions du Grand-Guignol et l'auteur en rajoute une couche avec l'ombre de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814). Le lecteur sourit devant la panne de voiture dans une région peu fréquentée, le livre qui traîne par hasard sur les rites druidiques (sujet des plus courants), les lumières dans le château, les cadavres exsangues, l'inquiétant idiot du village, la réunion nocturne de conspirateurs, jusqu'à l'assaut donné au château par des villageois armés de fourche venant faire justice eux-mêmes. Didier Savard maîtrise ses classiques des films d'horreur du studio Universal des années 1930/1940. La narration graphique montre ces événements au premier degré, sans amoindrir leur intensité dramatique, sans les tourner en dérision, et les clins d'œil sont évidents pour le lecteur qui dispose des références correspondantes.


Le lecteur retrouve cette même combinaison dans l'intrigue. D'un côté, Didier Savard joue le jeu avec une histoire de cadavres de jeunes femmes, de rituel meurtrier peut-être païens, de descendance dégénérée et d'influence des valeurs du Marquis de Sade. Effectivement, Doutendieu et Hérisson effectuent une enquête : inspection sur place pour faire des constats par eux-mêmes, discussion avec la population, recherche d'informations auprès d'experts et dans une bibliothèque. Ils ont un regard critique sur ce qui leur est raconté à commencer par le prétendu expert du Marquis de Sade qui ignore les circonstances de sa mort. D'un autre côté, le lecteur éprouve des difficultés à prendre l'intrigue au premier degré : l'évocation de pratiques sacrificielles est superficielle sans socle de croyance, la présence de bonnes sœurs effarouchées est caricaturale, les noms des scouts font sourire (Belette Besogneuse, Fourmi Mélomane) et le motif du criminel est peu plausible. Il n'y a pas de doute : l'auteur a réalisé un pastiche nourri de de références, mais aussi d'éléments qui ne font pas sérieux, mais qui font naître un sourire très agréable.

Cette façon de jouer sur une forme de comique complice n'obère en rien la qualité de la narration graphique. Pour commencer, le lecteur observe que Sylvie Escudié continue de faire évoluer sa mise en couleurs vers un domaine plus naturaliste, sans rien perdre en sensibilité. Le lecteur ressent l'ambiance lumineuse d'un temps de neige dans la première page, ainsi que la clarté régnant dans le village à la nuit tombante. Planche 13, elle apporte des informations supplémentaires sur les différences de couleur des végétaux en fonction de leur espèce, sur la manière dont ils ressortent sur la pierre. Du coup, cela donne plus d'intensité et de force aux mises en couleurs vives pour les 2 pages de cauchemar (planches 24 & 25), évoquant là aussi les jeux d'éclairage artificiel des vieux films d'horreur. En cela, son travail est en phase avec les choix de l'artiste. Il investit toujours autant de temps et d'énergie pour la représentation des différents environnements. Le lecteur a l'impression qu'il se trouve sur la route du Lubéron et qu'il voit arriver la voiture (modèle d'époque), avec le panorama des montagnes boisées en arrière-plan. Sur la deuxième planche, il bénéficie d'une vue imprenable et magnifique sur le village de La Coste représenté avec soin et fidèle à la réalité. Il a ensuite l'impression de ressentir l'irrégularité du sol sous ses semelles en explorant les ruines du château. Il sent l'air frais du site du fort de Buoux. Il ressent la fraîcheur de la nuit en voyant es fragiles tentes sous lesquelles dorment les scouts. Il assiste navré à la mise à sac de la bibliothèque du docteur Müller.


Didier Savard continue de choisir de choisir de représenter les personnages avec une forme de simplification : des traits de visage légers, une chevelure indomptée par Doutendieu, des gueules exagérées pour les figurants. Il faut voir la populace déchaînée au pied du château. À plusieurs reprises, le lecteur peut voir l'influence de Jacques Tardi dans les visages des habitants, aussi dans la silhouette d'Aldonze. À nouveau, ce mode de représentation fonctionne à la fois au premier degré (des êtres humains montrés sans fard, avec leur altérité), et des gugusses à la tronche patibulaire renvoyant à des esprits obtus et donc dangereux. D'un côté, Doutendieu et Hérisson conservent leur dignité du début jusqu'à la fin, avec un peu de recul quant à ce qui leur arrive, et des réactions émotionnelles devant les crimes ou quand l'urgence se fait sentir. Il n'y a que lorsque que Jérôme Doutendieu est déguisé que l'artiste passe dans un registre un peu plus outré, générant un comique visuel irrésistible. Face aux deux héros, tous les autres personnages semblent bizarres : l'aubergiste Gothon particulièrement bourru, le docteur Müller faussement distingué, les charmantes scouts trop indépendantes pour être vraies, etc.

Au bout de quelques pages, le lecteur apprécie le récit comme un pastiche avec des références qu'il n'est pas nécessaire de connaître pour sourire, mais qui apportent un plus quand on les connaît. Le lecteur de Tintin assimile tout de suite les déformations du nom de Doutendieu, à celles que Bianca Castafiore fait subir au nom de Haddock. Il se rend également compte que derrière le ton léger et l'ambiance au second degré, l'auteur met en scène des thèmes comme les superstitions, la dangerosité d'une foule, la défiance provoquée par la différence, les comportements criminels irrationnels, l'incidence de la littérature (la manière dont les écrits du Marquis de Sade continuent d'influencer des vivants, des années après sa mort). La tonalité du récit n'est pas réaliste du fait de l'emploi de clichés en toute connaissance de cause, ce qui rend le récit plus divertissant, sans pour autant empêcher l'intégration de thématiques plus sombres.

Avec ce quatrième tome, Didier Savard donne l'impression de pousser sa narration dans une orientation plus affirmée que dans les précédents. Le lecteur retrouve tout ce qui l'avait intéressé dans les premiers tomes : une enquête sur des crimes sordides, une description vivante et fidèle d'une région, des conventions classiques de la littérature d'évasion et d'aventure. Didier Savard s'implique toujours autant dans la représentation de sites régionaux, avec une grande qualité. Il a un peu augmenté l'étrangeté des individus rencontrés par ses héros, ce qui renforce la sensation d'altérité. Il a choisi d'augmenter la part du pastiche, avec un savoir-faire qui permet au lecteur qui ne connaît pas les références de ne pas se sentir exclu. Il marie avec élégance les éléments humoristiques et les éléments plus graves.


mardi 12 novembre 2019

Wannsee

Vous voyez la tâche est énorme.

Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2019. Il a entièrement réalisé (scénario, dessin, couleur) par Fabrice le Hénanff. Il comprend 70 pages de bande dessinée en couleurs couvrant la conférence de Wannsee, ainsi que 11 pages dessinées supplémentaires présentant le premier propriétaire de la villa au bord du lac de Wannsee, ainsi que les différents participants à la conférence. Le tome s'ouvre avec un court avertissement de l'auteur explicitant qu'il s'agit 'une fiction, une introduction d'une page rédigée par Didier Pasamonik (éditeur, directeur de collection, journaliste et commissaire d'exposition dans le domaine de la bande dessinée), évoquant les questions de ressenti, de séduction esthétique et de transmission par le biais d'une bande dessinée historique.


Dans la villa Marlier en banlieue de Berlin, le 19 janvier 1942, le personnel s'affaire pour préparer les chambres des invités, et pour les questions logistiques de la conférence qui doit se dérouler sous la responsabilité de Reinhard Heydrich (1904-1942). Sur place, Adolf Eichmann (1906-1962) fait enlever les fanions SS, et exige qu'à la place soient hissés des fanions aux couleurs du drapeau. Il a fait amener avec lui de bonnes bouteilles pour le buffet du lendemain. Le 20 janvier 1942, Eichmann accueille lui-même certains arrivants : Rudolf Lange (1910-1945), Karl Eberhard Schöngarth (1903-1946). Il les accompagne à l'intérieur et fait le point avec l'adjudant : il ne manque plus que Reinhard Heydrich et Wilhelm Kritzinger (1890-1947). Il indique à Lange et Schöngarth qu'ils peuvent aller se restaurer au buffet en attendant que la conférence commence. Kritzinger arrive dans sa voiture avec chauffeur, au moment où Heydrich survole le domaine dans son avion. En attendant le début, les conversations s'engagent sur plusieurs thèmes : la solution finale à la question juive, les combats à Moscou, la mort du général Walter von Reichenau(1884-1942), Herman Göring et le pillage des musées d'Europe, les lois de Nuremberg de 1935 (dont celle sur loi sur la protection du sang allemand et de l'honneur allemand).

Chacun ayant fait un peu connaissance avec les autres, et Reinhard Heydrich étant arrivé, tout le monde pénètre dans la salle de réunion et prend place autour de la table. Heydrich a la ferme intention de boucler la réunion en une heure et demie, deux heures maximum. Il pénètre dans la salle, et propose que tout le monde se dispense du salut nazi. Il organise un tour de table pour que chacun se présente. Chacun à tour de rôle annonce son nom, son titre, et sa position dans le gouvernement : Adolf Eichmann, Roland Freisler, Josef Bühler, Garhard Klopfer, Wilhelm Kritzinger, Alfred Meyer, Martin Luther, Georg Leibbrandt, Wilhelm Stuckart, Heinrich Müller, Otto Hofmann, Karl Schöngarth, Rudolf Lange, Erich Neumann, et donc Reinhard Heyrich. Ce dernier rappelle qu'il est l'organisateur de la réunion et qu'il la préside, que tous les participants sont tenus au secret, qu'ils ont droit de prendre des notes mais pas de les conserver ni de les emmener avec eux, et qu'il s'agit de régler les détails techniques de la question juive.


Il y a des bandes dessinées au thème tellement fort qu'elles intimident le lecteur : la solution finale ! Il est vraisemblable qu'elles doivent également intimider leur auteur : c'est sûr qu'il est attendu au tournant par tous les historiens professionnels, et aussi amateur, par tous les férus de cette période de l'histoire, fourbissant leurs critiques avant même d'avoir lu une seule page. Il n'est pas possible de faire dans la demi-mesure avec un tel sujet : exemplarité, rigueur et exactitude. En outre, il s'agit de raconter dans un média visuel, le déroulement d'une réunion, c’est-à-dire majoritairement des gens statiques sur une chaise en train de parler : un défi à la limite de l'inconscience. De fait, cette bande dessinée est bien telle que le lecteur peut se l'imaginer : présentation un par un des 15 participants à la réunion, avec leur fonction au sein du gouvernement ou de l'armée, explication du déroulement de la réunion, passage en revue des objectifs et suggestions sur les méthodes et les moyens à mettre en œuvre, et beaucoup de cases avec uniquement une tête en train de parler. D'un autre côté, comme le lecteur s'y attendait, il est déjà préparé à fournir l'effort nécessaire pour se plonger dans une bande dessinée sans action, sans scène spectaculaire, et un peu alourdie par les informations historiques, parfois trop précises, parfois pas assez.

Dès la première page, le lecteur est frappé par les choix de mise en couleurs : entre naturalisme et approche conceptuelle. À la fois, les couleurs jouent leur rôle habituel : accentuer la distinction entre les formes détourées, ajouter un peu de relief à chaque forme, rendre compte de des couleurs réelles en fonction de l'éclairage. À la fois, l'artiste a retenu une palette limitée, à base de marron clair, d'ocre et de vert de gris. En fonction des séquences, l'impression du lecteur passe d'une sensation d'uniformité un peu glauque, à une immersion dans un état d'esprit grisâtre dominé par un processus technocratique sans âme ni émotion. Tout du long de ces pages, le lecteur constate également que l'artiste a appliqué des traits verticaux, sur la plupart des cases, mais pas sur toutes les surfaces. Il s'agit le plus souvent de segments, parfois un peu courbes, parfois discontinus. Cela produit un effet de voile comme si les images étaient rayées, portent la marque du temps qui a passé. Étrangement, cela ne surcharge pas les dessins, ne les rend pas plus compliqués ou plus longs à lire. Par contre les sens du lecteur se retrouvent comme engourdis, à la fois par les couleurs ternes, à la fois par ces striures qui forment comme une sorte de voile affadissant la réalité.


Le lecteur se rend également vite compte de la difficulté de rendre visuellement intéressante une réunion de personnes assises autour d'une table. Fabrice le Hénanff fait de son mieux pour inclure un peu de variété : vues de la façade de la villa Marlier, l'avion de Heydrich dans le ciel, phase d'attente dans les salons, 5 pages consacrées à la prise de Kiev… Il n'en reste pas moins qu'il y a beaucoup de cases ne comprenant qu'une tête en train de parler, ou des gros plans, à la rigueur des plans poitrine sur les participants. Malgré les présentations lors du tour de table initial, il est possible que le lecteur décroche en cours de route et n'identifie pas tel ou tel intervenant. De ce point de vue, les 11 pages en fin permettent de revoir chacun des participants et de se les remettre en mémoire. Malgré ces caractéristiques visuelles et narratives, le lecteur ressent bien une impression d'immersion et de narration graphique. Au fil des pages, il voit bien qu'il y a de nombreux détails qui nourrissent la reconstitution historique : modèle de voiture, modèle d'avion, uniformes, portrait d'Adolf Hitler, décorations militaires, déportation de population, exécution sommaire et fosse commune, facsimilé de document administratif, etc. Il a conscience que l'utilisation d'une palette de couleurs réduite et un peu terne et que les hachures discrètes évitent tout effet voyeuriste, tout regard complaisant ou malsain, en produisant un effet de prise de recul.

Alors que la réunion progresse, le lecteur s'immerge complètement dans les échanges, comme s'il était lui aussi assis à la table de réunion, ou sur une chaise un peu en retrait. Les choix graphiques lui rappellent qu'il s'agit bien d'une reconstitution, d'une fiction, grâce à cette distanciation visuelle d'une représentation de type photographique. Il remarque facilement les éléments chiffrés ou les rappels de faits qui fournissent des points d'ancrage dans la réalité historique et qui sont facilement vérifiables. Fabrice le Hénanff se montre transparent dans ce qui relève de faits avérés (la quantification de la population juive en page 26, la prise de Kiev) et de mise en scène fictionnelle. Il n'y a pas de tricherie, pas d'imposture. Visiblement, les différents officiels ne se connaissent pas plus que ça, et la plupart restent sur leur quant-à-soi, évitant de trop s'engager, de prononcer une parole qui pourrait les compromettre. Certains se montrent habiles dans l'art de la manipulation pour influencer, évoquant le nom du Führer en passant, rappelant une prise de position publique de l'un ou l'autre des participants. Petit à petit, le lecteur observe également qu'il se produit un glissement sémantique : les participants ne parlent plus d'êtres humains mais de processus de traitement, la rationalisation bureautique s'applique ainsi à des processus. Chacun propose une idée, émet une suggestion : la responsabilité se dilue dans le groupe, chacun pouvant estimer qu'il n'est en rien responsable du processus global.


Au fur et à mesure que les fonctionnaires et les militaires analysent les possibilités d'action, le scénariste intègre des éléments historiques plus pointus : la Babi Yar (un lieu-dit de la ville de Kiev où les soldats allemands fusillaient les juifs de Kiev et de ses environs), le traumatisme des soldats allemands chargés des exécutions, la consommation en munition, le traitement des Mischlinge et des mariages mixtes, ainsi que l'origine de la politique de traitement des juifs (la Limpieza de Sangre, appliquée en Espagne et au Portugal à la fin du quinzième siècle). Même lorsque l'auteur a recours à un portrait d'un interlocuteur dessiné en pleine page et artificiellement découpé en 9 cases (3 rangées de 3 cases en page 49), le lecteur conserve l'impression d'une bande dessinée, du fait de la progression de la rhétorique dans les phylactères successifs. Il prend pleinement conscience de la démarche organisatrice et planificatrice à l'œuvre, maintenant totalement déconnectée des individus, de la notion d'être humain. Pendant 4 pages (51 à 54), les participants examinent la question des mariages mixtes et des personnes d’ascendance partiellement non-allemande. C'est d'une efficacité redoutable, à la fois pour catégoriser les individus, leur situation et leur sort, à la fois pour que le lecteur fasse l'expérience de cette logique de traitement. Il est tellement absorbé par la normalité du discours et son décalage avec la réalité de ce qu'il recouvre, qu'il est possible qu'il ne prête plus attention aux informations visuelles qui l'accompagnent : les allées et venues des rats, la composition de la page 41 silencieuse et des bordures de case dessinant l'étoile juive. Même dans un moment aussi technocratique, l'auteur réussit à mettre à profit la narration visuelle.

Avec cette bande dessinée, Fabrice le Hénanff relève un pari risqué : évoquer un moment de l'Histoire dans une période très visitée, raconter une réunion statique autour d'une table dans un lieu clos dans un média visuel. Sans surprise, le lecteur découvre que la bande dessinée prend vite en charge de nombreuses informations historiques et que la réunion est dépourvue d'action. Progressivement, il se rend compte qu'il écoute les participants, comme un réel observateur à cette réunion, et que la partie visuelle est pleine de personnalité et ne se limite pas à une soixantaine de pages montrant des têtes en train de parler. Une fois les participants partis, il reste sous le choc de l'extermination qui a été organisée avec professionnalisme, ayant vu comment un tel massacre est devenu un défi administratif relevé avec compétence. L'addenda se révèle tout aussi cruel : le lecteur découvre ce qu'il est advenu des participants à la conférence de Wannsee, et il établit une comparaison avec ce qu'ils ont participé à organiser, et le sort des êtres humains exterminés dans ces opérations.