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mercredi 26 juin 2019

Jessica Blandy - tome 10 - Satan, ma déchirure

Tout n'est plus que pourriture.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 9 : Satan, mon frère (1993) qu'il faut avoir lu avant car il contient la première partie de cette histoire en 2 parties. . Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1994, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Jessica Blandy est revêtue d'une belle robe blanche, avec un rouge à lèvre rouge intense sur ses lèvres. Elle est allongée dans un cercueil fermé, ses mains serrant un chapelet avec un crucifix, croisées sous sa poitrine. À l'extérieur, une fanfare accompagne la procession, une vierge noire est portée sur un plateau par 4 personnes. La porte d'un caveau en pierre s'ouvre : les porteurs déposent le cercueil dans la réservation ouverte. La procession repart. Jessica reprend conscience dans le cercueil et tambourine en vain contre le couvercle. Elle se sent étouffer : un œuf sort de sa bouche. Elle se réveille dans le lit d'une des chambres de la demeure du gouverneur, en hurlant. Aubercombe entre dans la chambre avec un serviteur qui apporte le petit déjeuner sur un plateau. Elle raconte à Aubercombe sa visite dans la cabane des Charman, et la pulsion irrésistible de manger l'un des œufs présents sur un plateau. Aubercombe mentionne des œufs au plat pour le petit déjeuner, ce qui a pour effet que Jessica se précipite aux toilettes pour vomir.

Une jeune femme se présente à a porte de la demeure et Jessica Blandy accepte que Victoria Charman pénètre dans sa chambre. Elle demande à Aubercombe d'en sortir pour les laisser seules. Victoria Charman est venu lui remettre un domino (un double Deux), un remerciement (pour avoir témoigné de ce qui s'est passé chez madame Grandville) et un avertissement de la part de son frère. Le soir, Louis Charman est dans un club de jazz. Une femme vient le remercier de tout ce qu'il a apporté à la communauté. Après que le groupe ait terminé son set, Carl (le trompettiste) vient saluer Luis Charman. Il refuse le verre que celui-ci lui propose de prendre. Charman a un dernier petit service à lui demander, pour acquitter sa dette. Comme il lui a demandé, Carl sort de la boîte et s'installe à bord d'une décapotable rouge à capote blanche pour la conduire. Il sort de la ville et se gare à côté d'Audubon Park. Il ouvre le coffre et doit jeter le sac qu'il contient : il s'agit du cadavre d'Alma Dove. Un fusil est posé sur le sac et le visage de la jeune femme est visible.


Après un une première moitié tout en tension psychologique, le lecteur revient curieux de savoir comment Louis & Victoria Charman vont être neutralisés, en sachant que plusieurs personnes paieront le prix fort. Il a également conscience qu'il attend les manifestations surnaturelles attestant de l'emprise mentale de Louis Charman sur les personnes de son entourage et ses clients. À ce titre, la première scène exprime avec force cette sensibilité à la persuasion subliminale, à la fois pour cet individu, à la fois par les croyances implicites et les non-dits. Renaud met en scène plusieurs éléments tirés du folklore lié à la Nouvelle Orléans : la fanfare, les caveaux, la population majoritairement afro-américaine. Le lecteur identifie clairement une mise en scène, mais les détails réalistes (costume, ordre de marche, texture des pierres) en font une description naturaliste plausible d'autant plus impressionnante. Les auteurs n'étirent pas le moment de panique de Jessica Blandy comprenant où elle se trouve, introduisant le motif écœurant et symbolique de l'œuf dans la même page, produisant un effet horrifique d'une autre nature. Outre les conséquences des capacités de Louis Charman, Renaud et Dufaux laissent planer le doute sur une intuition de Jessica Blandy (elle sait qui lui rend visite avant d'avoir aperçu la personne), un autre crime commis sous l'influence de Louis Charman, une séance de spiritisme avec poupée vaudou (plutôt des pantins frustes) et sang de poulet, un esclandre d'un client dans un restaurant trouvant que la nourriture est infecte et apostrophant les autres clients, une pratique sexuelle ritualisée. Il n'y a que la séquence finale dans laquelle les auteurs mettent en scène le surnaturel de telle manière à ce que le lecteur ne puisse plus y voir une simple métaphore.


Ces différentes séquences continuent de laisser le lecteur libre d'interpréter ces phénomènes comme étant surnaturels, ou comme étant des manifestations d'hallucinations ou d'hystérie collective, la concrétisation de la capacité d'influencer l'état d'esprit des individus, à jouer sur le pouvoir d'autosuggestion des interlocuteurs. Jean Dufaux retranscrit des pratiques culturelles avérées, et Renaud reste dans un registre réaliste, sans montrer d'éléments surnaturels. Dans le cadre du registre de la série, le lecteur fidèle depuis le premier tome aurait plutôt tendance à y voir la manifestation de désordres psychiques. Le récit peut alors se lire comme une enquête classique, nécessitant que les principaux personnages s'immergent dans un milieu socio-culturel particulier, avec ses propres conventions. Il leur faut déterminer les coutumes et les croyances qui permettent au criminel d'agir, et les utiliser sur son propre terrain. À nouveau, la narration visuelle est cruciale pour pouvoir faire croire à cette histoire. Outre les éléments folkloriques de la première séquence, le lecteur observe également la présence d'un vierge noire (Erzulie) portée par 4 membres du cortège, faisant écho à sa présence lors des séances de Louis Charman.


Comme dans les tomes précédents, la condition d'héroïne de Jessica Blandy ne se manifeste pas de manière exclusive des autres personnages. L'enquête progresse avec l'aide d'Aubercombe qui sait qui aller voir dans le milieu des praticiens vaudou, de Victoria Charman, d'Oscar Beaubois. Renaud donne une apparence distincte à chacun de ces personnages : la silhouette raide et le sérieux d'Aubercombe, la silhouette longiligne et sensuelle de Victoria avec son air assuré, l'apparence folklorique de Beaubois cohérente avec le domaine dans lequel il exerce ses compétences. Plus que dans le tome précédent, le scénario met en scène des individus issus de différentes origines sociales, du prolétariat à un grand patron, emmenant le lecteur dans différentes strates de la société. Pour autant, il ne s'agit pas non plus d'une radioscopie de ladite société. Renaud montre les endroits associés : la chambre d'ami spacieuse de la demeure du gouverneur (avec cheminée, riches draperies, buste sur pied), avec toujours la très belle allée boisée pour accéder à l'entrée, quelques rues du Vieux Carré (quartier français) avec ses façades typiques, la belle terrasse du restaurant où déjeunent Caroline Baldwin, son éditeur et Aubercombe, l'échoppe à la décoration particulière d'Oscar Beaubois, le bateau avec une roue à aube où se déroule la réception de Pierre Lavish, l'arrière-salle d'un bar avec sa table de billard. Les dessins précis et minutieux montrent les éléments concrets, les traits fins assurant une grande lisibilité quel que soit le nombre de détails, permettant au lecteur de se projeter à chaque endroit.


Dans ce tome-ci, Jessica Blandy n'est pas qu'un simple catalyseur des événements ou de la résolution : elle y joue à chaque fois un rôle actif. Pour autant elle ne se montre pas plus maligne que les autres. En la regardant, le lecteur se rend compte que ce qui fait sa spécificité, c'est sa capacité à s'impliquer dans les situations, à donner de sa personne, à être capable de s'imprégner de la culture du milieu dans lequel elle se trouve. À la fin du tome précédent, sa curiosité l'avait poussée à inspecter la demeure des Charman, mais pas comme une tête brûlée, en ayant bien pris soin de s'assurer qu'ils ne seraient pas présents, pour ne pas déclencher une confrontation à haut risque. Le scénariste n'avait pas utilisé le cliché qui veut que les propriétaires surviennent inopinément. Ici, elle continue de s'informer avant d'agir, que ce soit auprès de Victoria Charman, auprès d'Aubercombie, auprès d'Oscar Beaubois. Elle réfléchit avant d'agir. Dans le même temps, elle ne reste pas en simple observatrice du milieu socio-culturel : elle y participe en se soumettant à ses us et coutumes, en s'impliquant physiquement. Elle se met en situation de risque et paye de sa personne, à l'opposé d'un héros qui arrive avec son système de valeurs et sa façon de faire et qui l'impose aux autres. Elle se soumet ainsi au rite vaudou pratiqué par Oscar Beaubois, a priori sceptique tout en étant réceptive aux croyances mises en jeu. De la même manière, elle accepte de suivre Victoria Charman sur son terrain, de se laisser aller à son invitation sexuelle.


Jessica Blandy reste largement une énigme quant à son passé, ce qui l'a construite en tant qu'individu. Dans le même temps, son comportement est cohérent depuis le début de la série, avec cette mise en danger à chaque histoire, attestant d'une forme de mal-être parfois morbide, d'une façon d'être entière et de ne pas tricher, une authenticité intègre qui qui la pousse à faire l'expérience de l'altérité d'une partie des individus qu'elle rencontre. Lorsqu'elle papote avec Victoria dans une boîte de nuit, il apparaît que l'un et l'autre présentent une fêlure intérieure, caractéristique qu'a identifié Jessica et à laquelle elle répond. Ce comportement permet que le dénouement fasse sens. Il montre également en quoi Jessica Blandy est capable de traverser les épreuves transformatives (ici le rite vaudou) et de surmonter le traumatisme qu'elles provoquent. Le dénouement peut sembler ridicule sur un plan matérialiste ou rationaliste, mais il fait sens sur le plan spirituel et psychologique, Jessica Blandy ayant traversé les épreuves spirituelles et ayant été capable de s'adapter au nouveau point de vue qu'elles apportent.



Renaud et Jean Dufaux concluent l'histoire commencé dans le tome précédent en répondant aux attentes du lecteur en ce qui concerne la mise en scène d'éléments vaudou, sans tomber dans le spectacle de pacotille, en montrant des environnements à la fois touristiques et plausibles, et en apportant un dénouement à leur polar. En creux, le lecteur se rend compte que le thème principal de la série reste bien présent avec une autre forme d'écart par rapport à ce qui est considéré comme la normalité psychologique et avec la personnalité psychologique de Jessica Blandy qui lui permet de s'immerger corps et âme dans une culture différente et de s'y adapter sans s'y perdre.


mardi 18 juin 2019

Jessica Blandy, tome 9 : Satan, mon frère

J'ai mangé un œuf.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 8 : Sans regrets, sans remords... (1992) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1993, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Alors que l'autoradio diffuse la chanson Careless Love de Dr. John (Malcolm Rebennack), Raymond Dove (un représentant de commerce) franchit un pont, puis s'enfonce dans une petite route dans la campagne. Il perd le contrôle de son véhicule et percute un arbre à vitesse réduite. Il sort de sa voiture et se met à marcher en se tordant de douleur du fait de crampes à l'estomac, jusqu'à une grange abandonnée. Il y pénètre, tombe à genou plié en deux par la douleur, et régurgite un œuf entier dans sa coquille. Ce dernier se fendille alors qu'il tombe des pétales de roses noires du plafond. À la Nouvelle Orléans, un barbier pose le linge protecteur autour du cou de son client, alors que la radio diffuse la chanson These Foolish Things de Billie Holiday. Des pétales de roses noires se mettent à tomber du plafond, le barbier tranche la gorge du client. Dans sa cellule, le révérend Ismaël finit sa prière devant une icône de la Vierge Marie. 2 policiers viennent le chercher.

Le révérend Ismaël est conduit à l'étage dans la demeure du gouverneur de la Louisiane. Dans le même temps, Jessica Blandy se présente à la porte principale de ladite résidence. Un domestique la conduit jusqu'au gouverneur qui lui dit avoir aimé son dernier livre. Il lui explique la situation : la présence inquiétante dans la région de 2 prêcheurs (Louis et Victoria Charman) appartenant à l'église de Satan. Jessica Blandy se rend compte qu'il y a une autre personne présente dans la pièce : Auberville qu'elle connaît depuis l'affaire de la famille Anderson et l'enlèvement d'Henry Balasco. Elle accepte de monter à l'étage pour se retrouver face au révérend Ismaël (qu'elle a aussi croisé lors de la même affaire) car il a déclaré qu'elle est la seule à pouvoir mettre fin à l'influence pernicieuse des 2 prêcheurs qui semble provoquer une recrudescence de suicides pour la plupart d'une violence extrême. Ismaël l'accueille dans la chambre en la qualifiant de fille d'Éléazar, en lui rappelant qu'il a consacré son union avec Clay Anderson, le fils d'Éléazar. Il lui indique que la voix du Seigneur lui a parlé de sa rédemption et du mal incarné par Victoria et Louis Charman, les deux prêcheurs.

En ouvrant un nouveau tome de la série, le lecteur sait ce qu'il vient chercher : Jessica Blandy enquêtant de manière plus ou moins développée, des criminels qui font peur, des dessins qui montrent des endroits spécifiques et des individus énigmatiques dans leur comportement. Arrivé au neuvième tome, ce n'est pas une évidence pour les auteurs de se renouveler tout en répondant aux attentes implicites du lecteur, en respectant les caractéristiques de la série qu'ils ont eux-mêmes crées. La scène d'ouverture établit que le récit ne se déroule plus sur la côte Ouest, mais en Louisiane, et que les meurtres présentent une caractéristique potentiellement surnaturelle (pour ce qui est de la pluie de pétales de roses noires). Le lecteur sait aussi que cet élément peut être la visualisation de ce que représente l'individu dans sa tête. Jean Dufaux et Renaud n'ont pas perdu la main pour installer une atmosphère inquiétante et malsaine : un individu qui se suicide à l'écart de tous sans raison apparente, un barbier qui égorge un client sans signe annonciateur. Voilà qu'en plus revient un personnage secondaire de Jessica Blandy, tome 3 : Le Diable à l'aube (1988), s'étant montré malveillant à l'encontre de Jessica Blandy et ayant eu une forme d'emprise sur elle. A priori, le lecteur peut trouver ridicule que le scénariste ait recours à des croyances vaudou, et Jessica montre dans le face à face avec le révérend Ismaël que celui-ci a perdu son emprise sur elle. Il n'est pas sûr que l'intrigue tienne la route sur la base d'un vaudou de pacotille.


Dans le même temps, il retrouve la narration visuelle appliquée et substantielle de Renaud. Dès la première page, il a l'impression d'être en train de conduire sur ce pont métallique à la rouille apparente, d'avancer sur route secondaire bordée d'arbres, avec une végétation en cohérence avec cette région. Dans l'échoppe du barbier, le dessinateur représente les éléments attendus (fauteuil, plan de travail) et va plus loin avec les cartes postales au mur et les flacons de produits. En planche 7, le lecteur voit un peu en élévation Jessica Blandy marcher dans l'allée qui mène chez le sénateur, bordée d'arbres sur une belle pelouse, pour un paysage qui donne envie d'y être. Au fil des séquences, il peut s'installer sur une chaise pour participer à une séance dans la grande salle de la maison des Charman, prendre un canot à moteur dans le bayou, déambuler dans un marché couvert, s'installer dans le salon chic de madame Grandville pour une deuxième séance de spiritisme (avec un mobilier et une décoration bien différente de la première), ou encore marcher dans les rues typiques du quartier français de la Nouvelle Orléans.


Renaud continue de détourer les décors et les personnages avec un trait très fin et précis, mais sans impression de fragilité. Ce choix peut parfois donner une impression un peu clinique (les façades des maisons dans Bourbon Street), ou un peu artificielle (l'oreille en gros plan de Jessica Blandy, planche 13). Majoritairement, ce détourage au trait fin produit un effet de précision et de délicatesse, et il est complété par une mise en couleurs de type naturaliste rendant bien compte de la qualité de la lumière. Les différents protagonistes ont une apparence à chaque fois différenciée, sans être exagérée, à la fois par leur morphologie, leur visage, leur coupe de cheveu et leur tenue vestimentaire. Jessica Blandy est plus séduisante que jamais, avec un corps élancé, un maintien droit et un visage expressif, parfois un peu triste. Rien qu'en regardant le révérend Ismaël, le lecteur peut ressentir la force inébranlable de sa foi, l'impossibilité de remettre en cause ses valeurs et ses rites. Aubercombe apparaît froid et efficace, mais aussi capable d'écouter. Albie, un indicateur employé par Aubercombe, donne l'impression de quelqu'un de courageux, mais aussi de peu réfléchi. La surcharge pondérale et la robe de madame Grandville lui donne une apparence de rombière, tout en conservant son naturel, sans en devenir comique. Le lecteur éprouve donc la sensation de regarder de vraies personnes, évoluant dans des endroits réels.

Les talents de dessinateur de Renaud font que le lecteur ressent la souffrance de Raymond Dove due à ses crampes d'estomac. Il ressent la curiosité et la fascination d'Albie qui le conduisent à manger un œuf dans la demeure des Charman. Il comprend comment une personne peut être convaincue par la voix et les paroles de Louis Charman, grâce à son attitude calme et posée. De la même manière, Jean Dufaux évite d'en faire trop et dose ses effets. Il n'abuse pas de la pluie de pétales de roses noires, et il ne sort pas tout l'attirail souvent associé aux pratiques vaudou. Il se tient à l'écart du satanisme (pourtant évoqué dans le titre). Quand il fait référence à une pratique religieuse, c'est juste en passant, sans insister, et le lecteur peut très bien ne pas la relever (comme l'usage du silice pour la mortification, planche 12). Il installe des morceaux de musique en ouverture de plusieurs scènes : à chaque fois un interprète issu de la région ou un morceau en lien, Billie Holiday (1915-1959), Danny Elfman (pour le film Nightbreed 1990), The Jumping Rivers, Sarah Vaughan (1924-1990). L'intrigue fonctionne sur la base d'une enquête sur la nature des prêches et de l'influence de Louis Charman, et l'assistance de sa sœur Victoria. Le lecteur peut très bien s'en tenir là dans son approche de la lecture, en estimant que les gogos se laissent influencer par les Charman du fait de leur crédulité, et que les œufs et les pétales sont effectivement la manifestation de leur esprit enfiévré, qu'ils se sont auto-persuadés du la réalité du boniment du prédicateur.

L'adresse des auteurs résident dans la mise en scène des suicides sans explication rationnelle, et dans l'utilisation du symbole de l'œuf (objet fermé contenant la vie). Au lieu de mettre en scène le folklore spectaculaire associé aux rites vaudou, ils mettent en scène le thème de l'influence pernicieuse, de l'emprise mentale, de l'ascendant d'une personne sur une autre. Mis à part une référence à Marie Laveau (pas très subtile), Dufaux ne fait référence qu'à la vierge noire, et encore que par la présence d'une statuette lors des séances de Louis Charman. Le lecteur qui ne connaît pas le lien avec Erzulie (esprit vaudou) n'y voit qu'une bizarrerie. Il associe alors les comportements étranges uniquement au fait que les protagonistes sont inconsciemment influencés par le comportement de Louis Charman. Sans qu'ils ne s'en rendent compte, ils ont intégré un élément ou un autre de son discours, de son système de croyance, leur inconscient faisant le reste jusqu'à ce qu'ils accomplissent un geste inhabituel, ou qu'ils manifestent des douleurs psychosomatiques insupportables. La force des convictions personnelles de Louis Charman est aussi intense que celle des convictions d'Ismaël, une foi aveugle dans un système de croyance qui par voie de conséquence fait douter les autres de leurs propres certitudes. Le lecteur peut très bien n'ajouter aucune foi au vaudou ou à la religion chrétienne, il finit par être gagné par le malaise de ces individus perturbés dans leur confiance en eux au point que ce conflit psychique ait des répercussions physiques sur leur corps et leur esprit.


Une fois encore, Renaud et Jean Dufaux réussissent à mettre le lecteur mal à l'aise avec des comportements sortant de la norme sociale acceptée, et provoquant la mort de plusieurs personnes. Il s'agit d'enquêter sur l'influence d'un prédicateur et de sa sœur se réclamant de l'église de Satan, normaux en apparence. Évitant les clichés du vaudou, ils mettent en scène la notion d'influence mentale, d'angoisse pour des personnes impressionnables. Cette première partie de l'histoire reste bien dans le registre de la série : sonder des comportements sortant de la norme de la bonne santé mentale.


mercredi 12 juin 2019

Une aventure de Dick Hérisson T01 L'ombre du torero

Et j'oserais même affirmer qu'il est mort de peur.

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre qui en compte 10. La première édition date de 1984, regroupant les pages prépubliées dans Charlie Mensuel, du numéro 21 au 26, en 1983/1984. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié.

En novembre 1929, en Camargue, 5 hommes sont penchés sur le cadavre d'un autre étendu par terre. En présence d'un autre inspecteur, d'un gendarme, et du détective Dick Hérisson, l'inspecteur Caragnoux demande au médecin légiste ce qu'il peut dire. Ce dernier lui indique que le décès remonte aux premières heures de la nuit, vers onze heures, minuit, et que l'homme a succombé à une crise cardiaque, voire qu'il est mort de peur. Le défunt est le docteur Batistin Billardot, bien connu à Arles. Dick Hérisson indique en réponse à une question de l'inspecteur qu'il a dû s'arrêter ici du fait de son réservoir vide. L'agenda du médecin révèle que son dernier client fut le Baron de Segonnaux, propriétaire de manades, d'actions dans le chemin de fer, et des usines de sel du Salins. Hérisson remarque des empreintes de taureau à proximité de la voiture du docteur. L'inspecteur Garagnoux se fait conduire en voiture par le gendarme, jusqu'à la demeure du Baron, accompagné par Hérisson. Ils y sont accueillis par le majordome Cyprien qui les mène jusqu'au propriétaire de la demeure. Ils lui apprennent le décès du docteur, ce qui ne surprend pas trop le baron, vu l'état éthylique chronique du docteur. Hérisson commence à parler des empreintes de taureau, ce qui fait que le Baron marque le coup. Sur ces entrefaites, arrivent Jean Verdier et sa femme Élisa. Au cours de la conversation, cette dernière laisse échapper qu'elle connaissait le docteur depuis septembre 1925.


L'inspecteur et le détective prennent congé du Baron et de son gendre. L'inspecteur dépose Dick Hérisson à son hôtel à Arles. À sa grande surprise, alors qu'il est en train de prendre une bière à table, arrive son ami Jérôme Doutandieu, journaliste au Petit Provençal. Hérisson raconte à son ami l'objet de son enquête et lui demande ce qu'il sait d'Élisa, la fille du Baron. Il se souvient vaguement qu'elle avait été mariée à Pedro Espargo, un toréro, contre l'avis de son père, Espargo étant décédé lors d'un combat dans l'arène en septembre 1925. Hérisson raccompagne son ami au journal, et va lui-même faire un tour à la bibliothèque pour retrouver la coupure de presse relatant le décès du toréro. Il y découvre qu'il avait été pris en charge par le docteur Billardot après avoir été blessé par un taureau. Le lendemain matin, Hérisson est réveillé dans sa chambre par l'inspecteur Garagnoux qui lui apprend la découverte d'un deuxième cadavre, la voiture de Jean Verdier ayant été accidentée. Le corps de Verdier n'a pas été retrouvé ; seul le corps de son chauffeur était à proximité. Ils vont annoncer la nouvelle au Baron Segonnaux. Sa fille les attend sur le pas de la porte et leur indique que son mari est vivant et qu'il vient de téléphoner. Se sachant observée, elle donne rendez-vous le lendemain à Hérisson dans le musée Arlésien (Museon Arlaten) à quinze heures.


En voyant le nom du personnage principal, le lecteur pense tout de suite à Harry Dickson, un détective américain recréé par Jean Ray (Raymond Jean Marie De Kremer, 1887-1964) dont il a écrit 103 nouvelles sur les 108 publiées. Le lecteur retrouve effectivement l'archétype du détective privé, sans beaucoup de personnalité, avec une capacité de déduction supérieure à celle des inspecteurs de police officiels, et menant des enquêtes sur des crimes sordides. D'ailleurs s'il y prête un peu attention, il se rend compte que Didier Savard intègre régulièrement des clins d'œil à d'autres auteurs comme Gaston Leroux (1868-1927, créateur de Joseph Joséphin en 1927, dit Rouletabille), à Frédéric Mistral (1830-1914, écrivain et prix Nobel de Littérature), au personnage de Demaesmeker (en référence à De Mesmaeker, personnage créé par André Franquin), Jacques Tardi, ou encore Alfred Hitchock (1899-1980, apparaissant sur le quai de la gare dans la planche 43). S'il est familier de ces références, le lecteur est en terrain connu : une enquête où un détective privé collabore avec facilité avec la police, pour découvrir un coupable dans un meurtre dont l'apparence laisse présager l'intervention d'un phénomène surnaturel. Effectivement le doute plane rapidement sur le retour d'entre les morts du toréro Pedro Espargo (Est-il bien mort ?), et sur les capacités du taureau, un personnage citant explicitement Le chien des Baskerville (1902) de Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930).


Didier Savard débute directement par la découverte du cadavre dans la première page, et par la possibilité d'une créature surnaturelle dès la page 2. L'enquête se déroule de manière conventionnelle en allant voir les personnes qui ont croisé le docteur, dont son dernier client. Dick Hérisson ne fait jamais usage de la force, il ne s'agit pas d'un polar hard-boiled. Il se rend à la bibliothèque, au musée pour recueillir plus d'informations. Il écoute ce que disent les uns et les autres. De manière inattendue, l'auteur adjoint un compagnon à son personnage principal, et le journaliste Jérôme Doutendieu s'avère tout aussi perspicace que Hérisson, participant activement à l'enquête, n'étant pas cantonné au rôle de faire-valoir, ou de confident. L'enquête amène les personnages chez un notable riche et puissant, pour faire connaissance avec lui, sa fille et son gendre. L'auteur ne se brosse pas un portrait psychologique de ces individus, et ne se livre pas à une analyse sociologique. Il est apparent que son scénario repose entièrement sur l'intrigue et sur la mécanique de l'enquête, sans l'ambition d'un polar qui agirait comme le révélateur d'un milieu social.


Les personnages se présentent avec des caractéristiques qui les rendent aisément identifiables : forme du visage et coiffure, tenue vestimentaire, morphologie. L'artiste leur apporte une certaine élégance, que ce soit les toilettes d'Élisa Verdier, ou les costumes d'époque pour les hommes. Il épure leur visage, façon ligne claire. Il a tendance à simplifier également les expressions de leur visage, qui donnent une sensation de jeu d'acteur un peu emprunté, pas tout à fait naturel. Les postures et les mouvements sont plus réalistes. Rapidement le lecteur se rend compte que la représentation épurée des personnages tranche avec la finition plus détaillée des décors. Même si le choix des couleurs est parfois déconcertant, donnant une impression un peu criarde, il constate que Savard a soigné la décoration du salon du Baron Segonnaux. Dans la planche 7, il admire la qualité du rendu de la façade de l'hôtel dans lequel séjourne le détective, ainsi que la statue sur la place devant, celle de Frédéric Mistral, et les modèles de voitures, ainsi que la forme des chaises à l'intérieur.


Effectivement, tout du long de ce tome Didier Savard s'investit pour représenter avec minutie les différents endroits. Ainsi, le lecteur peut admirer l'architecture de la façade du journal de Doutendieu, celles du musée Arlésien qui existe vraiment, son aménagement intérieur avec ses poutres apparentes, la cour de l'hôpital Van Gogh à Arles, les baux de Provence vus d'en bas, les pierres tombales du cimetière, ou encore une usine désaffectée à l'écart, une belle locomotive sortant de la gare d'Arles et passant sous un portique métallique avec 2 colonnes en pierre de chaque côté et une statue de lion sur chacune. De temps à autre, il tique un peu sur le choix des couleurs, souvent naturalistes, mais donnant l'impression de combiner plusieurs intensités lumineuses différentes. Il est possible d'y voir une intention d'introduire une sensation d'étrangeté, mais alors elle n'est pas assez assumée. Si l'intrigue ne rend pas compte d'une dimension sociale ou historique, les paysages sont à l'opposé d'environnements génériques et inscrivent le récit dans un lieu précis et concret, donnant l'impression au lecteur de pouvoir le visiter, ou de retrouver des lieux qu'il a déjà visités.


Dès ce premier tome, la personnalité de l'auteur transparaît dans l'histoire. Il affiche ses références en toute transparence, rendant hommage aux auteurs de romans policiers français et belge, avec une pointe de Conan Doyle. Il déroule une histoire de facture classique, à base d'entretiens de quelques personnes de l'entourage de la victime. Il recrée une époque, en représentant les tenues et les véhicules d'époque, effectuant une reconstitution historique honnête, sans verser dans le roman historique. Il ménage le suspense quant aux méthodes du criminel, laissant la bride abattue à l'imagination du lecteur s'il souhaite se prêter au jeu de savoir si les crimes sont purement matérialistes, ou si un élément surnaturel a pu entrer en jeu, tout en donnant une réponse claire et tranchée à la fin. Le lecteur peut être étonné par la répartition des rôles entre Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu en cours de récit. Il finit même par se demander si ce Jérôme a quelque chose à voir avec Jérôme K. Jérôme Bloche d'Alain Dodier, pourtant apparu 2 ans plus tard en 1985. Si l'enquête n'agit pas comme un révélateur social ou psychologique, les dessins emmènent le lecteur dans une visite guidée de la région, avec une qualité d'immersion inattendue.



mercredi 5 juin 2019

Une aventure de Blake & Mortimer - Le dernier Pharaon

Rien de plus effrayant que l'inconnu, rien de plus dangereux que l'ignorance.


Ce tome comprend une histoire complète mettant en scène Francis Blake et Philip Mortimer. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par François Schuiten (scénario, dessins et encrage), Jaco van Dormael (scénario, réalisateur et metteur en scène belge), Thomas Gunzig (scénario, écrivain belge francophone) et Laurent Durieux (couleur).



À l'intérieur de la pyramide de Kheops, au Caire en Égypte, Francis Blake et Philip Mortimer reprennent difficilement conscience. Ils ne se souviennent plus d'où ils se trouvent. Ils finissent par comprendre qu'ils se trouvent dans la Chambre du Roi de la pyramide. Quelques années plus tard, le professeur Mortimer pénètre dans la salle des pas perdus du Palais de Justice de Bruxelles. Il y retrouve son ami Henri qui évoque le taux élevé du rayonnement électromagnétique. Henri emmène Mortimer au sous-sol et lui montre une pièce récemment mise à jour : le bureau de travail de Joseph Poelaert (1817-1879), l'architecte du Palais de Justice. Il l'emmène jusqu'au fond de la pièce où il lui montre des hiéroglyphes et une représentation du dieu Seth. À la surprise de Mortimer, Henri se saisit d'une masse et en frappe le mur. De la fissure s'échappe une puissante lumière. Henri passe par la faille, mais le mur s'écroule derrière lui, empêchant Mortimer de le suivre. Mortimer remonte le plus vite possible et sort du Palais de Justice. Le rayonnement s'échappe du bâtiment et irradie toute la ville.


Trois semaines plus tard, Mortimer se réveille sur un lit d'hôpital où il est venu consulter à cause de terribles cauchemars dans lequel Seth lui apparaît. À l'extérieur, l'armée a commencé à évacuer les civils. Quelques temps plus tard, Mortimer retrouve Blake devant le Palais de Justice, autour duquel ont été élevés des échafaudages pour constituer une cage de Faraday afin de contenir le rayonnement. Des années plus tard, les bâtiments ont commencé à se dégrader et quelques animaux sauvages circulent dans la rue. Non loin du Palais de Justice, un groupe de personnes prépare un acte de destruction contre le bâtiment. Leur intervention a des conséquences néfastes et Philip Mortimer est contacté par Francis Blake pour une intervention de la dernière chance, en urgence. Mortimer doit se rendre à Bruxelles.

En 1996, paraît une nouvelle aventure de Blake & Mortimer, réalisée par Jean van Hamme & Ted Benoît, 9 ans après la mort de leur créateur Edgar P. Jacobs. Entretemps, Média Participations a fait l'acquisition des Éditions Blake & Mortimer, et Jean van Hamme a défini les règles à respecter pour les albums de la reprise : rester dans les années 1950 et ne pas poursuivre après Les 3 formules du Pr Sato (voir Autour de Blake & Mortimer - tome 9 - Blake et Mortimer - L'héritage Jacobs (2016/2018). Lors de l'annonce de ce tome, l'éditeur a clairement indiqué qu'il s'agit d'un projet à part, qui ne s'inscrit pas dans le cadre établi. D'une part Blake et Mortimer ont vieilli car l'aventure se déroule après Les 3 formules du Pr Sato ; d'autre part François Schuiten ne s'en tient pas aux caractéristiques graphiques de la ligne claire d'EP Jacobs. Du coup l'horizon d'attente du lecteur s'en trouve plus incertain, car il a conscience qu'il ne va pas retrouver les spécificités bien établies pour la reprise de la série.


Avec la scène d'ouverture, l'amateur de Blake & Mortimer se retrouve en terrain connu, puisqu'il s'agit d'une scène tirée de Blake & Mortimer - tome 5 - Mystère de la grande pyramide (Le) T2 (1955). Au fur et à mesure du récit, il retrouve les éléments classiques des personnages, ainsi que le ton de la narration, et le thème d'aventure. Il suit Mortimer (et un peu Blake) enquêtant sur un phénomène physique non théorisée scientifiquement, menaçant de causer des destructions à l'échelle planétaire, devant faire preuve de courage pour surmonter les obstacles tant physiques que scientifiques. Dans des interviews, Schuiten a indiqué qu'il a développé l'intrigue (avec Dormael et Gunzig) sur la base d'une idée présente dans les carnets de Jacobs. En termes de narration visuelle, le lecteur découvre une mise en couleurs très sophistiquée qui met en jeu des techniques autres que les simples aplats de couleurs. François Schuiten réalise des images d'une minutie exquise, évoquant les gravures du dix-neuvième siècle, et les illustrations de Gustave Doré, pas du tout dans un registre ligne claire.

Le lecteur entame ce tome et se sent tout de suite en terrain familier, qu'il soit lecteur de Blake & Mortimer, ou de Schuiten. Outre la base de l'intrigue empruntée à Jacobs, il suit le professeur Mortimer dans sa difficile progression dans Bruxelles, jusqu'à atteindre la source du rayonnement électromagnétique, pour essayer de sauver le monde, pendant que Blake essaye de limiter les dégâts probables d'une intervention armée sans finesse. Les auteurs font référence à quelques éléments de la mythologie de la série, soit évidents comme la Grande Pyramide, soit plus à destination des connaisseurs comme l'apparition d'une Méganeura. Pour autant, l'histoire reste intelligible et satisfaisante, même si le lecteur n'a jamais ouvert un album de Blake & Mortimer. De la même manière, le lecteur retrouve les caractéristiques des dessins de François Schuiten : une incroyable précision, des touches romanesques et romantiques, un amour de l'architecture. Il peut aussi apprécier la narration visuelle s'il ne connaît pas cet artiste, pour la qualité de ses descriptions, l'utilisation de cadrages (gros plan sur une main en train d'agir, posture des personnages en mouvement) et de plans de prise de vue directement empruntés à Jacobs. Le lecteur familier des albums originaux retrouve ces cases très déconcertantes où la cellule de texte décrit ce que montre l'image. Par exemple page 11, le texte indique : Mais déjà le marteau s'abat contre la surface de pierre. C'est exactement ce que montre la petite case, faisant s'interroger le lecteur sur l'intérêt de doublonner ainsi l'information, si ce n'est pour un hommage.


Arrivé à la fin de l'album, le lecteur a apprécié l'aventure, observé que Dormael, Gunzig et Schuiten ont imaginé un risque technologique de type anticipation plausible dans son concept, peu réaliste dans sa mise en œuvre, mais très cohérent avec les récits d'anticipation de Jacobs. Il a bénéficié d'une narration visuelle d'une grande richesse, respectant l'esprit un peu suranné des œuvres originelles, avec des techniques de dessins et de mise en couleurs différentes de celles d'Edgar P. Jacobs. Il en ressort un peu triste. Le choix de situer l'histoire plus récemment amène à voir les personnages ayant vieilli, Mortimer indiquant qu'il est à la retraite. Ils ne sont pas diminués physiquement, mais leurs remarques contiennent une part de nostalgie, et de jugement de valeur négatif sur leur présent. Dans des interviews, Schuiten a déclaré qu'il souhaitait exprimer l'état d'esprit d'Edgar P. Jacobs qui se déclarait déconnecté de son époque à la fin de sa vie, ne comprenant plus le monde qui l'entourait. Cette sensation d'obsolescence de l'individu s'exprime en toile de fond, avec le jugement de valeur de Mortimer sur les conséquences du rayonnement électromagnétique, ramenant l'humanité dans un stade technologique qu'il estime plus humain.

S'il a suivi la carrière de François Schuiten, le lecteur détecte plusieurs références à d'autres de ses œuvres. L'échafaudage englobant le Palais de Justice évoque le réseau Robick de Les cités obscures : La fièvre d'Urbicande (1985). La locomotive est un modèle 12.004 de la SNCB, celui qui figure dans La Douce (2012). Le Palais de Justice de Bruxelles joue déjà un rôle central dans Les cités obscures : Brüsel (1992), et son architecte Joseph Poelaert y est évoqué. Le thème du temps qui passe, du décalage avec l'époque présente entre en résonance avec ces évocations d'une longue carrière, constituant un regard en arrière. Avec cette idée en tête, le lecteur considère d'une autre manière les références à la culture de l'Égypte antique, à la très ancienne confrérie évoquée par Henri, aux transformations induites par la technologie sur la société humaine. Dans cette optique, l'essaim de scarabées libéré par Bastet s'apparente à une plaie d'Égypte, une condamnation divine. Les cauchemars de Mortimer deviennent des signaux émanant du passé. L'utilisation d'un pigeon voyageur (Wittekop) pour communiquer est un symbole d'une communication indépendante de la technologie de pointe. Mortimer fait confiance aux chats pour le guider car l'instinct des animaux les pousse à éviter ce qui pourrait leur faire du mal : à nouveau la sagesse ne vient pas de la technologie, mais de la nature. Les soins prodigués par Lisa relèvent d'une forme de médecine alternative qui devient un savoir thérapeutique héritée de la sagesse ancienne, et plus efficace que les cachets et les pilules. Le fait que Mortimer se retrouve devant des statues égyptiennes sens dessus dessous finit par évoquer que c'est le monde moderne qui marche sur la tête. La nostalgie d'un monde plus simple, plus maîtrisé submerge alors le lecteur. Très habilement, 2 personnages évoquent le syndrome chinois : hypothèse selon laquelle le matériel en fusion d'un réacteur nucléaire situé en Amérique du Nord pourrait traverser la croûte terrestre et progresser jusqu'en Chine. Là encore le lecteur peut y voir une angoisse d'applications scientifiques non maîtrisées, et qui en plus ne date pas d'hier.

En ouvrant ce tome, le lecteur sait qu'il s'agit d'un album de Blake & Mortimer qui sort de l'ordinaire, à la fois parce que les personnages principaux ont vieilli, à la fois parce que l'artiste a bénéficié de plus de libertés créatrices que les autres équipes ayant repris la série. Il plonge dans une bande dessinée d'une rare intensité, non pas parce que la narration est dense ou l'intrigue labyrinthique, mais parce qu'il s'agit d'un projet ayant mûri pendant 4 ans de durée de réalisation, parce que les phrases prononcées par les personnages portent en elles des échos des préoccupations des auteurs, parce que la narration visuelle est d'une grande beauté plastique et d'une grande minutie, parce que la mise en couleurs semble avoir été réalisée par la même personne que les dessins. En refermant cet album, le lecteur reste sous le charme de ce récit pendant de longs moments, touché par une œuvre d'auteur jetant un regard d'incompréhension sur le monde qui l'entoure, comme s'il s'était trouvé dépassé par la modernité, finissant déconnecté de son époque.