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jeudi 28 mars 2024

L'impératrice rouge T03 Impurs

Personne n'échappe à son destin.


Ce tome fait suite à L'Impératrice rouge, tome 2 : Cœurs d'acier (2001) qu’il faut avoir lu avant car la tétralogie forme une histoire complète. Sa première édition date de 2002. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Philippe Adamov pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2009, avec un épilogue inédit supplémentaire de quatorze pages. Adamov est également le dessinateur des séries Le Vent des dieux (1991, cinq tomes) et Les eaux de Mortelune (1986-2000, dix tomes), deux séries écrites avec Patrick Cothias, ainsi que deux tomes de la série Dakota (2012, 2016) avec Dufaux.


Le chef des impurs ordonne que le skan Lermontov soit déclenché. Adja est allongée nue dans une sorte de capsule : le couvercle est en train de s’abaisser descendant vers elle pour l’emprisonner dans ce sarcophage technologique. Elle hurle un énorme Nonnnnnnn !!! Le responsable regarde calmement en appréciant la mélodie qu’il y a dans le cri d’une femme, il ne s’en lassera jamais. Adja voit le couvercle approcher de son visage et sa dernière pensée est pour Catherine : c’en est fini. Le sarcophage se referme et le technicien indique que les impurs peuvent entrer : le colis est prêt. Une dizaine d’hommes et de femmes pénètrent dans le laboratoire, libèrent la capsule de son support, et la font glisser devant eux, flottant à un mètre de hauteur. Le technicien s’adresse au chef en indiquant que l’empereur peut être prévenu : il sera satisfait.


Dans une grande salle d’audience, en présence de l’empereur, du comte Orlof, de l’ingénieur Constantin Demko, Catherine assise demande : Aucune trace de sa petite Adja ? Le comte effectue son rapport : ils ont fouillé les blocs Z et Kb de fond en comble… Rien, aucun signe, aucun élément leur permettant d’espérer. L’impératrice se lève et s’adresse à Demko : c’est pourtant près du block KB que Rostan a été retrouvé ? L’ingénieur le confirme et il donne des nouvelles de l’état du cyborg : il est encore trop tôt pour se prononcer sur son état. Le disque OV24 est abîmé. Ils l’ont branché sur un rhésus quanta optique. Ils en sauront plus le lendemain matin. L’empereur Pierre perd sa patience : son épouse ne l’avait pas tenu au courant de ces balivernes. Retrouver une trace des impurs ! Comme s’ils pouvaient encore exister ! L’impératrice lui répond en haussant le ton qu’ils existent, l’un d’eux a même failli la tuer. L’empereur exige des preuves, qu’on lui montre ce soi-disant impur ! Elle répond que c’est impossible que la morgue où se trouvait son corps a brûlé. Il s’emporte prenant tout le monde à témoin : Cette femme ne cesse d’attaquer son époux sans jamais apporter de preuves ! Elle agit ainsi par pur caprice, par perversité. Il ne supportera plus cela longtemps encore : elle devra faire des excuses publiques au lieu et à l’heure qu’il aura choisi. L’empereur tourne les talons et sort, très satisfait de son numéro. Rostan entre dans la pièce, visiblement pleinement remis.



Même les plans les mieux préparés partent en sucette. L’impératrice rouge semblait avoir le dessus dans le précédent tome : deux coups d’avance sur son mari, une meilleure compréhension des factions au sein du peuple prêtes à la soutenir, et elle avait survécu à la cérémonie de Saint-Bothrace, et la voilà maintenant privée de sa fidèle confidente, inconsciente que son garde du corps a été reprogrammé, sans information sur le clan de Stepan Rajine. En deux tomes, le scénariste a mis en place et en mouvement de nombreux personnages et plusieurs factions, et le lecteur se retrouve dans l’incapacité d’anticiper le sort des uns, les actions des autres, d’estimer les rapports de force en place. Il a bien conscience également que le scénariste peut faire intervenir de nouvelles informations ou d’autres forces qui n’avaient pas encore été évoquées. En cours de lecture, il se dit qu’il a peut-être sous-estimé le risque pour les principaux protagonistes car l’histoire se conclut dans le tome suivant, et certains pourraient bien ne pas survivre au tome en cours. Il suit donc un peu inquiet le sort d’Adja, la jeune demoiselle menue aux mains des impurs, des individus génétiquement modifiés. Il se dit que la personnalité de Rostan ne pèse pas lourd face à la reprogrammation de ses membres et organes robotiques. Il se rend compte que le valeureux amant de l’impératrice, Nicolas Pancock (Nom de code : Vladimir) a été envoyé dans une mission diplomatique vouée à l’échec.


Le lecteur se retrouve donc bien impliqué dans l’intrigue générale : qui de l’empereur ou de l’impératrice parviendra à consolider sa base de pouvoir et à évincer l’autre avec perte et fracas ? Peut-être une tierce personne ? Il s’immerge avec le même plaisir dans ce mélange d’anticipation, de science-fiction et d’uchronie, grâce à la narration visuelle riche et dense. Il savoure les nouveautés de ce tome pour leur détails et leur caractère baroque, leur savant dosage entre des éléments de provenance disparate : la sarcophage à effacer la mémoire, l’apparence hétéroclite des impurs et leur apparente intelligence limitée, la prestance retrouvée de l’empereur alors qu’il vient de remette son épouse à sa place, l’allure décharnée et le teint cadavérique de Frère Zosime véritable exemple des ravages d’une vie de prières, le regard de Rostan oscillant entre absence d’émotion et folie, le comte Orloff en train de faire valoir son grade auprès de sous-fifres peu consciencieux, l’architecture de la gare Anna Karénine, le baiser mortel de Rostan, etc.



Outre la méticulosité des représentations, la finesse des traits de contour et l’imagination visuelle, l’artiste compose des scènes mémorables, en termes de plan de prise de vue et de direction d’acteurs. Bien évidemment, le lecteur ressent une forte empathie pour Catherine, le personnage principal de la série dont celle-ci porte le nom. Il la regarde réagir aux différentes informations auxquelles elle est confrontée : la colère refoulée alors qu’elle perçoit très bien le petit jeu d’indignation factice et de duplicité auquel se livre l’empereur, le jeu d’écoute et d’intimidation vis-à-vis de frère Zosime, la conservation de l’initiative lors de ses ébats au lit avec Rostan, le retour au comportement calculé avec Drossof. Il se montre tout aussi inquiet du sort d’Adja qui doit se défendre sur onze pages face aux impurs, en particulier lors d’un combat à mains nues sur une étroite planche au-dessus d’un bassin de liquide irradié. C’est l’une des séquences impressionnantes, avec un duel de trois pages, dont les attaques et les parades se succèdent de manière impeccable, avec une logique parfaite dans les déplacements et les mouvements. Juste avant, le lecteur assiste à la fuite d’Isaac dans la gare Anna Karénine, et c’est superbe de bout en bout. Tout d’abord une vue générale de la gare en extérieur, puis la structure métallique avec les poutrelles sur le quai, la décoration en carrelage des couloirs souterrains, le magnifique hall avec les lustres suspendus et les horloges, l’arrivée en gare d’une locomotive à vapeur ouvragée, tout ça en suivant les déplacements d’Isaac, tantôt en marchant, tantôt en courant. En accomplissant sa mission, Nicolas Pancock se retrouve à dos de cheval sur une grande route recouverte de neige, encadré de part et d’autre par des poteaux télégraphiques, une scène dégageant un froid intense et un sentiment de désolation, rendue plus cruelle par un paysan obligé d’abattre sa monture tombée au sol.


Dans cette lutte pour se maintenir au pouvoir, tous les coups sont permis, même les pires. Par réflexe conditionné, le lecteur accorde sa sympathie aux personnages qui sont dans le camp des bons, qui incarnent des valeurs morales, ou au moins qui sont animés par une ou deux. Il a facilement écarté l’empereur Pierre, vieux débris libidineux, n’hésitant pas à faire exécuter ceux qui le menacent, à frapper une jeune femme sans défense. Dans le même mouvement, il se plaît à détester toute sa clique, surtout l’infâme traître Demko. Il a dû se résoudre à écarter également l’impératrice qui ne peut faire autrement que de recourir aux assassinats, elle aussi, ce qui rend Pierre un peu moins pire par ricochet. Rostan est un tueur, Nicolas Pancock est une victime en puissance juste parce qu’il côtoie l’impératrice. Le comte Orloff abuse de son autorité, Drossof est un parrain du crime organisé. Il ne reste qu’Adja, jeune femme qui se prête aux jeux de l’impératrice, tout en conservant une forme de distance, qui ne se salit par les mains directement. Ayant fait ce constat, il se dit que chaque personnage s’est adapté à son environnement : le pouvoir corrompt, tout le monde, sans exception. Pour autant, autre chose le chiffonne : en repensant aux motivations de chacun, il ne voit que des individus devenus des professionnels dans leur partie, politique, militaire, criminel, confident. Ces individus de pouvoir ne se préoccupent à aucun moment des intérêts du peuple.


Jean Dufaux et Philippe Adamov excellent à raconter la lutte de pouvoir entre l’empereur et l’impératrice dans cet environnement de science-fiction. La narration visuelle procure un grand plaisir d’inventivité, de rythme et de construction des séquences, de détails de toute sorte, de personnages inoubliables. L’intrigue utilise des termes aux relents russes, mentionne le poète Mikhaïl Iourievitch Lermontov (1814-1841), le roman Anna Karénine (1877), œuvre de Léon Tolstoï (1828-1910), évoque la grande Russie, ce qui nourrit cette guerre froide entre puissants où leur entourage se compose de victimes en puissance. Toutes ces composantes hétéroclites se combinent pour un récit entre intrigues de palais, espionnage et politique, très réussi.



mercredi 27 mars 2024

Neurocomix: Voyage fantastique dans le cerveau

Une sorte de symphonie dont le rythme permet au cerveau de lire le signal de neurones individuels


Ce tome correspond à une présentation du fonctionnement du cerveau d’un point de vue scientifique, ne nécessitant pas de connaissances préalables. Son édition originale date de 2013 pour la version originale. Il a été réalisé par Matteo Farinella, détenteur d’un doctorat en neurosciences, pour le scénario et les dessins, et par Hana Roš, docteur en neurosciences, pour le scénario. Il comprend cent-trente-deux pages de bande dessinée, en noir & blanc. Il se termine avec des notes : huit pages de bandes dessinées supplémentaires présentant succinctement les découvertes de Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), Charles Scott Sherrington (1857-1952), Sir Bernard Katz (1911-2003), Alan Hodgkin (1914-1998) & Andrew Huxley (1917-2012), Eric Kandel (1929-), William Beecher Scoville (1906-1984), Brenda Miller (1918-). Enfin se trouve une page de lectures conseillées, des ouvrages de Larry Squire & Eric Kandel, Karine & Lionel Naccache, Alfred David, Alain Lieury, Jean-Pol Tassin, Matthew Cobb.



Un homme seul marche dans un paysage de campagne, avec deux petits arbres dénudés dans le lointain, et des nuages moutonnant dans le ciel. Il regarde autour de lui, curieux de ce qui peut se trouver là. Il avise une jeune femme en jupe et corsage en train de lire un livre, assise devant une petite table ronde de jardin, avec une tasse de café posée dessus. Il la trouve séduisante et s’apprête à lui adresser la parole. Elle se retourne et le regarde en enlevant son chapeau : il commence à flotter dans les airs et il se retrouve comme collé sur l’un des pages du livre. Il est lu et aspiré à l’intérieur du cerveau d’un lecteur. Il reprend conscience dans un paysage avec deux nombreux arbres nus, et un ciel noir. Il trouve que cela ressemble à une forêt épaisse. Il commence à avancer sur le chemin, en se disant qu’il doit trouver un moyen de sortir d’ici.


Morphologie. Au milieu de cette forêt d’arbres dénudés, il aperçoit une silhouette : un homme en blouse en train de dessiner un arbre sur son carnet. L’homme s’adresse au scientifique lui demandant s’il a vu passer une jeune femme, et lui disant qu’il doit la retrouver : Y a-t-il un chemin pour sortir de cette forêt ? L’homme lui répond : il n’y a aucun moyen de sortir d’ici, il est à l’intérieur du cerveau, le centre de sa propre existence, ce ne sont pas des arbres, ce sont des neurones, les cellules finement ramifiées qui constituent le système nerveux. L’homme se présente : Santiago Ramón y Cajal (1852-1934), neurobiologiste, lauréat du prix Nobel. Il continue : Tout commence et s’achève avec les neurones, depuis les récepteurs sensoriels jusqu’aux nerfs qui contrôlent les muscles. Toutes les sensations, les souvenirs ou les rêves sont transcrits dans ces cellules. Dans cette forêt qui est celle de son interlocuteur réside le secret de l’esprit humain. Cajal a passé sa vie à observer ces neurones, essayant de résoudre ce grand mystère. Hélas, les scientifiques n’ont pas encore découvert toute la vérité.



Un voyage fantastique dans le cerveau : le lecteur souhaite savoir comment il peut situer le niveau scientifique de l’ouvrage, vulgarisation par des journalistes généralistes, ou par des scientifiques spécialisés. La présentation des auteurs sur le rabat de la première de couverture permet de savoir : deux docteurs en neurosciences britanniques. Outre la courte présentation des découvertes de huit scientifiques, le déroulé de l’histoire évoque également Camillo Golgi (1843-1926), Hans Berger (1873-1941), Ivan Pavlov (1849-1936), et le cas du patient HM (Henry Gustav Molaison, 1926-2008, souffrant d’épilepsie depuis l’âge de 10 ans, puis d’une amnésie à la suite d’une opération à 27 ans). Les auteurs présentent ainsi la notion de neurones (dendrites, soma, axone) formant un réticulum, les différentes formes de neurone, les synapses, les neurotransmetteurs et les vésicules, les signaux électriques neuronaux grâce aux pompes ioniques, le fait que les connexions entre neurones évoluent en fonction de l’expérience, l’existence, la propagation et la fonction des ondes cérébrales. Le lecteur lit chaque partie en se rendant compte qu’elles sont assez denses en informations, tout en se lisant avec une facilité trompeuse.


Cette impression de simplicité provient également de la narration visuelle. L’artiste met en œuvre une esthétique réaliste et descriptive, avec un degré de simplification dans les représentations. Avec la première page, le lecteur voit un homme à la tête légèrement trop grosse par rapport à son corps, des nuages dessinés de manière enfantines, un terrain naturel sans consistance tout juste délimité par un trait vallonné pour marquer la différence entre la terre et le ciel. Les boutons de la chemise ne sont pas représentés. Dans les pages suivantes, la dame est un peu plus réaliste, cependant les expressions de visage sont surjouées. Le tout dégage une forme de naïveté, en décalage avec la complexité du sujet, laissant supposer que le discours ne s’adressera pas forcément à des adultes. La représentation des arbres dans la forêt renforce cette impression : des silhouettes blanches sur fond noir, des troncs très allongés sans aucune texture, des branchages plus évocateurs que naturalistes. Il en va ainsi de chaque élément de décor qu’il soit naturel, ou construit de la main de l’homme (un sous-marin, un ordinateur des années 1960, la cage à taille humaine pour le chien de Pavlov, un château de conte).



Pour autant, les dessins viennent montrer aussi bien les différentes étapes du voyage du personnage principal et les péripéties correspondantes, qu’illustrer les concepts scientifiques comme les neurones ou les canons ioniques. En page cent-trente-quatre, le monsieur a retrouvé la jeune femme et celle-ci lui fait observer que leur existence est le fruit du cerveau du lecteur, l’image montrant un être humain en train de lire L’art invisible (1993) de Scott McCloud, attestant de la culture des auteurs en matière des bandes dessinées. Le lecteur peut aussi voir l’influence d’un bédéiste comme Chester Brown dans les choix graphiques de traits de contour simples, de dessins épurés, et d’une forme de focalisation sur l’étrangeté de l’individu en déformant légèrement les proportions anatomiques. En prenant un peu de recul, il se rend compte que les auteurs savent utiliser les spécificités de ce mode d’expression pour produire des effets sophistiqués. Dès le prologue, le personnage principal se retrouve sur une page de livre (ou de bande dessinée), une mise en abîme de l’acte de lecture, et une façon de briser indirectement le quatrième mur en mettant au premier plan le fait qu’il s’agit d’un ouvrage imprimé. Ils utilisent les rapprochements visuels entre une forêt et le réticulum des cellules nerveuses, tout en n’hésitant pas à s’inscrire dans un registre humoristique et tout public pour la représentation des différentes formes de neurones. Ils mettent à profit la possibilité de faire des schémas qu’ils soient descriptifs comme pour l’axone du neurone pré-synaptique possédant une terminaison synaptique qui contient des vésicules remplies de molécules de neurotransmetteurs, ou qu’ils soient des schémas de principe pour la production d’un courant se diffusant à travers la membrane d’un neurone. Ils s’amusent avec un chien anthropoïde, comme ils représentent fidèlement un calmar ou une aplysie, en évoquant le tableau Le cri (1893-1917) de Edvard Munch (1863-1944), ou en donnant une forme humaine aux neurotransmetteurs (avec un parachute et une clé).



Aussi, malgré une apparence de naïveté initiale dans la narration visuelle, le lecteur se rend compte que l’exposé repose sur de solides bases. La forme de la promenade dans différents niveaux du cerveau donne lieu à des rencontres avec des neuroscientifiques ou des précurseurs : une narration en mouvement, une balade de découverte, parsemée de péripéties. Le langage reste également à un niveau assez simple, le lecteur pouvant parfois trouver une tournure de phrase un peu naïve ou maladroite, l’attribuant à une traduction trop littérale. Outre le prologue et l’épilogue, l’aventure se compose de cinq chapitres intitulés : Morphologie (pour la description du neurone), Pharmacologie (pour les neurotransmetteurs), Électrophysiologie (pour les impulsions électriques au niveau du neurone), Plasticité (pour l’évolution de l’utilisation des neurones en fonction des sollicitations et de l’expérience), Synchronisme (pour la manière dont les neurones fonctionnent ensemble, alors qu’il n’y a pas de contrôle centralisé). Le lecteur a parfois l’impression que les explications sont un peu simples, voire expéditives, ce qui est contingent de la pagination assez faible, et de la démarche de vulgarisation. À d’autres moments, une question ou une remarque vient ouvrir la réflexion sur un horizon vertigineux : l’utilisation de produits psychotropes pour agir sur le fonctionnement du cerveau (avec l’utilisation du mot Drogue en traduction trop littérale de Drugs) comme les antagonistes, les agonistes ou les neuromodulateurs, le questionnement sur la nature de la conscience c’est-à-dire le problème du dualisme (L’esprit est-il différent du cerveau ? Ou l’esprit n’est-il que le produit du cerveau ?). Le lecteur ressent alors que le savoir scientifique des auteurs va bien au-delà des éléments basiques qu’ils exposent. Il garde également à l’esprit que l’ouvrage date de 2013, et que les neurosciences ont progressé depuis.


Il n’est pas toujours évident de pouvoir situer un ouvrage de vulgarisation avant de l’avoir lu. De prime abord, celui-ci n’inspire pas forcément conscience : des illustrations un peu naïves, des pages peu chargées en texte, des images parfois comiques plus ou moins volontairement. Pour autant à la lecture, il apparaît une présentation solide, bien construite, documentée, avec une narration visuelle utilisant à bon escient les spécificités de la bande dessinée, dans toute sa diversité. Le lecteur en ressort avec une idée claire sur les différentes étapes dans le développement des neurosciences et sur les différents modes de fonctionnement du cerveau. Enrichissant.



mardi 26 mars 2024

Urban: Enquête immobile (4)

Dorénavant les robots devront arborer des signes qui les distinguent des humains.


Ce tome fait suite à Urban: Que la lumière soit… (3) (2014) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome, car il s’agit d’une pentalogie formant une histoire complète. Sa première publication date de 2017. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Roberto Ricci pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-huit pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale en 2023, d’un format plus petit.


16 mars 2046, extrait n°21 tiré des archives de Monplaisir. Sous la pluie, de nuit, dans les ruines, Narcisse Membertou, armé d’un fusil, fouille les débris à la recherche de quelque chose de valeur. Il s’adresse à son employeur qu’il appelle patron, en train de travailler à des soudures sur un robot, à l’abri dans un conteneur maritime transformé en atelier. Il lui dit qu’il le regarde depuis ce matin et il y a une question qui lui brûle les lèvres. Le patron ne lui répond pas. L’employé tente quand même : Voilà, ça fait seize heures que le scientifique est là, à monter son robot pièce après pièce, et il se disait Comment il va faire pour monter les milliers d’autres mécas qu’il a amenés avec lui ? Il s’explique : Son patron a annoncé à toute la clique interplanétaire que son parc ouvrirait dans moins de deux cents jours. Pourtant Membertou ne voit pas trop comment l’ingénieur va arriver à monter tous ces machins, alors qu’il est le seul type compétent en robotique sur ce qui reste de cette planète. Et donc, voilà où il voulait en venir : est-ce que ça n’aurait pas été plus simple de faire assembler tous ses robots sur une chaîne de montage ? Et de les ramener sur Terre déjà prêts à l’emploi ? Le patron finit par répondre : Si Membertou pose la question, c’est qu’il ignore tout des principes de l’A.L.I.C.E. Il explicite l’acronyme : Pour Analising and Learning Intelligence Communitarian and Evolutionary. Attention, chacun des termes qu’il vient de citer est important… Et leur combinaison encore bien davantage !!! Est-ce que Membertou l’a suivi ? Ou bien, est-ce qu’il l’a perdu ? La discussion s’arrête là, et Membertou emmène son employeur sur son dos, pour qu’il ne se mouille pas les pieds, jusqu’à leur logement dans un immeuble désaffecté.



Plus tard, Le patron est allongé sur le ventre, sans parvenir à dormir, un pistolet posé sur sa table de nuit. Il entend des cris : il se lève, pistolet en main. Il arrive sans se faire voir à la pièce où réside Narcisse Membertou et il observe à la dérobée son employé en train de faire l’amour avec une femme pulpeuse. Il regarde en parfait voyeur. Une fois l’acte terminé, les amants se rhabillent et la femme repart en emportant une caisse contenant des vivres. Arès son départ, le roboticien se montre à Membertou et il lui pose de nombreuses questions sur les circonstances et le déroulement de ce rapport. Est-ce que Membertou la connaissait avant ce soir ? Réponse négative. Comment a-t-il réussi à faire ça, alors qu’ils ne savaient rien l’un de l’autre, qu’ils ne partageaient rien du tout, ni sentiments, ni origines ou goûts communs ?


En découvrant cette première archive sur la construction de la cité Monplaisir, le lecteur se rend compte qu’il est avant tout revenu pour l’intrigue. L’auteur en avait déjà dévoilé un peu dans le tome précédent, ce qui avait permis au lecteur de se rendre compte qu’il y avait d’autres éléments du passé présents dans les deux premiers tomes mais qu’il n’avait pas identifié comme tel lors de sa lecture. Le premier tome présente un monde original, une cité plaisir pour vacanciers, et un meurtre mystérieux. Tome après tome, l’intrigue acquiert de plus en plus de profondeur, à la fois quant au grand dirigeant de Monplaisir, personnage étrange toujours revêtu d’un costume de lapin, à la fois quant au mode de fonctionnement de la ville. Voilà que dans le premier chapitre du présent tome, le lecteur assiste en direct aux prémices de la construction de Monplaisir, par deux individus. Il n’entretient aucun doute quant à l’identité du roboticien ; il a la confirmation de l’importance de son homme de main Narcisse Membertou. Il se dit que cela explique qu’il occupe la position de chef de la police dans le présent du récit en 2059. Par la suite, Zachary Buzz utilise un accès illimité aux archives de la ville et il pose les questions les plus pénétrantes possibles pour un enquêteur, pour la plus grande satisfaction du lecteur.



Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans l’intrigue, les révélations générées par la découverte du passé, et les événements survenant au temps présent du récit. Un véritable délice. Comme il aurait dû s’en douter, Monplaisir est une entreprise capitaliste, avec des ramifications politiques. Springy Fool n’a rien du doux dingue que laisse supposer le port d’un costume de lapin en permanence. Comme découvert dans le tome précédent, l’adjectif doux ne s’applique pas à lui, en revanche le qualificatif de dingue se discute. Effectivement Narcisse Membertou a une longue histoire avec Springy Fool, depuis les prémices de Monplaisir, et leur relation présente des facettes glauques, tout en étant profitables aux deux hommes. Le lecteur retrouve également Zachary Buzz qui se voit assigné à résidence après son action d’éclat à la fin du tome précédent, sa sœur Julia, Ishtar Akthar, Merenia Colton, Olif, l’enquêteur Gunnar Carl Christiansen et son épouse Pernilla Ann, Overtime le justicier du temps, ainsi que Springy Fool & A.L.I.C.E. au temps présent. Il resitue avec aisance chaque personnage, ainsi que son histoire personnelle, ses motivations et ses relations avec les autres, voyant apparaître des points de connexion entre leurs trajectoires qui se poursuivent ensuite indépendamment. Il revoit même l’administrateur Gregorescu de la Fédération galactique et l’administratrice Pichniewski, apprenant par là-même le prénom de son fils Roman, et l’agent Sikorski qui avait fait équipe avec Buzz.


Le scénariste a imaginé une savante structure pour son récit, dévoilant progressivement ce qui se trame, ce qui a mené à la situation actuelle devenue littéralement explosive, l’ampleur des enjeux, jusqu’à la Fédération galactique, l’importance très relative que peuvent avoir les choix de Zachary Buzz dans un tel imbroglio. Et pourtant… Dans le même temps, les secrets mis à jour agissent comme des révélateurs de la réalité de cette société. L’histoire personnelle de Springy Fool s’avère être celle d’un inventeur de génie, d’un entrepreneur audacieux avec une vraie vision, d’une création monstrueuse, celle la cité de Monplaisir, une créature qui menace d’échapper au contrôle de son créateur. Les relations interpersonnelles font apparaître les passions, ainsi que les contraintes sociétales systémiques. Zachary Buzz est animé par des principes et motivé par une envie d’œuvrer pour la justice : il se heurte à la nature même de la police de Monplaisir, plutôt une police privée protégeant les intérêts du propriétaire de ladite cité. Sa notion de la justice lui vient d’un personnage d’une série de dessin animé, Overtime, une forme absolue et pure, qui se heurte forcément au principe de réalité, et à la complexité des émotions humaines. Springy Fool est privé des qualités sociales qui permettent d’initier une relation avec une femme, la société ne lui offrant aucune alternative. Les dirigeants de Monplaisir manipulent la présentation des faits au travers des informations, jusqu’à imposer de prétendues vérités alternatives. Les contraintes socio-économiques poussent la roboticienne Merenia Colton à la prostitution. L’enquête met à nue les forces systémiques qui façonnent et forment la vie de chaque individu, comme un polar.



La narration visuelle donne à voir ce monde et met en scène ces personnages, avec une approche descriptive et naturaliste qui apportent les détails et les émotions pour faire vivre l’ensemble et chacun. Après trois tomes, l’horizon d’attente du lecteur est élevé en ce qui concerne les paysages, les accessoires, les vêtements. Le niveau de qualité reste identique et très élevé : les bâtiments en extérieur comme en intérieur, avec un niveau de détails qui ne baisse pas, le jeu d’acteurs et leur expressivité, entre naturalisme et quelques exagérations comiques pour Springy Fool, la mise en couleurs sophistiquée qui définit une atmosphère spécifique pour chaque scène, la densité remarquable d’informations visuelles tout en préservant la lisibilité. Le lecteur ressort de ce tome avec de nombreuses images en tête : les immeubles en ruine avec les conteneurs maritimes à leur pied, Membertou portant son patron sur dos sous la pluie, ledit patron interrogeant son employé sur son activité sexuelle avec un entrain et une candeur juvéniles, des sacs de nourriture déchargés d’un train, Merenia Colton accouchant seule dans une rue déserte, la même se tranchant la gorge, les effets d’une intoxication alimentaire de grande ampleur, etc. Sans oublier le plaisir ludique à identifier les costumes des vacanciers, comme ceux de Super-Dupond, Wonder Woman, Wolverine, Hans Solo, Princesse Leia, Kakshi Hatake.


Scénariste et dessinateur continuent d’emmener leur lecteur, loin, très loin. À la fois dans les visuels de ce futur, que ce soient les environnements urbains ou les modes de transport. À la fois dans les situations dramatiques, jusqu’à l’exécution pure et simple en public d’individus désignés comme ennemis d’état, ou dans le comportement abject de Springy Fool dans ses relations personnelles, en particulier avec les femmes. Également dans les contraintes comportementales et les entraves implicites à la liberté des individus intrinsèques au fonctionnement systémique de cette société.



lundi 25 mars 2024

Left

Le geste de côté. Laisser aller.


Ce tome constitue un ouvrage complet, indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2018. Il a été entièrement réalisé par Philippe Dupuy, de la main gauche. Ce volume comprend quatre-vingt-seize pages. Il se compose de soixante-trois illustrations, et de six courts textes. Dans la carrière de l’auteur, il est paru entre deux ouvrages de 2016 Nuages et pluie avec Loo Hui Phang Une histoire de l’art (2016), et celui paru en 2019 Une histoire de l'art - Tome 2 – Peindre.


Le geste de côté. Laisser aller. Laisser aller et oublier le geste coutumier. Celui de la main qui sait, intuitivement, mais savante. Oublier l’aisance et les années de pratique. Retomber en enfance et découvrir l’imprévu, l’inexpérience et la spontanéité. La douleur est la chance de l’artiste. Elle l’oblige à la reconquête. Deux femmes pieds nus, debout, avec les cheveux longs, en longue robe sans manche, bras nus, côte à côte, comme adossées au mur d’une pièce, derrière celle de droite dépasse un serpent comme sortant de sa chevelure. De l’autre côté de la porte ouverte passe un lion anthropomorphe à tête de coq ; il ne semble pas être conscient de la présence des deux femmes. - Une femme nue allongée sur le ventre à même le sol, recroquevillée sur elle-même. Derrière elle, se tient une silhouette vague, avec comme une aile devant elle de la hauteur de son corps, un oiseau semble comme posé sur son épaule gauche. – Une femme étendue allongée sur le ventre, nue. Elle se trouve peut-être à même le sol d’une nature indéterminée, ou peut-être en train de flotter à la surface de l’eau d’une piscine. Derrière se trouve un aménagement végétal, formant comme une fenêtre, un minuscule bosquet, et peut-être un tronc avec de larges feuilles.



Une petite silhouette féminine nue, de profil, son bras gauche placé sous sa poitrine. En arrière-plan, un arbre en plein pied avec un feuillage, comme vu au travers d’une fenêtre de plain-pied, en ogive. Au sol un élément rond difficilement identifiable. – Une femme nue allongée à même le sol, les genoux légèrement fléchis, le corps partiellement recouvert d’un drap qu’elle maintient avec ses mains. Juste devant ses pieds se trouve un petit tronc d’arbre dénudé, peut-être un mètre de haut. – Une autre femme dénudée étendue dans l’herbe, mais au-dessus de sa poitrine, son buste est remplacé par une main gauche géante, de sorte que le poignet se raccorde à sa largeur d’épaules. – Une jeune fille habillée d’une robe se tient sur un petit monticule, presqu’un pain de sucre, bien droite, les deux bras écartés à l’horizontale, une sorte de halo émanant de la partie supérieure de son corps. Une page de texte : C’est un miroir. Le membre inerte a disparu entraînant avec lui des paysages insoupçonnés. Oublier. Être parti à leur recherche, étendus, offerts comme des amants délaissés. Ignorer tout, mais savoir. Plonger et s’abandonner dans les profondeurs.


Cet ouvrage ne semble en rien fait pour un lecteur de passage. Pour commencer, il s’agit d’une lecture de droite à gauche : la couverture se trouve en lieu et place de la quatrième de couverture avec le dos se trouvant donc sur la droite, et non sur la gauche comme pour un ouvrage occidental classique. La couverture représente une main gauche bandée, avec le titre écrit de droite à gauche T F E L, les lettres ayant également été inversées comme dans un miroir. En bas figurent le nom et le prénom de l’auteur, également écrits de droite à gauche, également avec des lettres ayant subi une rotation axiale. La finition de l’ouvrage est de type toilé, avec une couleur marronnasse, et donc une quatrième de couverture vierge. Sous réserve qu’il soit familier de l’auteur ou vraiment très curieux, le lecteur jette un coup d’œil aux pages intérieures. Il découvre comme des feuilles de papier couleur crème collées sur la page blanche, parfois une feuille de couleur ocre, parfois comme une feuille coquille d’œuf collée sur une feuille ocre, elle-même collée sur la page blanche. Parfois un collage, parfois deux images raboutées, parfois des traces de correcteur liquide. La graphie des pages de court texte est malhabile et irrégulière, tout en lettres capitales. La suite d’images ne forme pas une narration, même pour un lecteur doté d’une imagination délirante. Les textes peuvent paraître sibyllins, vaguement poétiques, ils ne racontent pas non plus une histoire. Le dernier ressemble au commentaire d’une radiographie du dos.



Malgré son caractère hermétique, cet ouvrage constitue une étape essentielle dans la vie de l’auteur, dans le développement de son art. Il fait entièrement sens si le lecteur est familier des œuvres ultérieures de Philippe Dupuy, des thèmes récurrents qui les parcourent. Sous les dehors d’une collection d’images disparates et malhabiles, avec une fixette bizarre pour les femmes nues, le lecteur retrouve la genèse de la phase suivante de l’œuvre du bédéiste. En 2022, il publie un ouvrage intitulé Mon papa dessine des femmes nues, évoquant à la fois la nudité dans l’art et son ressenti pour de nombreux artistes picturaux, ainsi que pour les œuvres de Takako Saito. Dans J’aurais voulu faire de la bande dessinée (2020) avec Stephan Oliva & Dominique A, il évoque son intégration de dessins réalisés de la main gauche dans ses bandes dessinées, sa quête de sortir de ses habitudes de bédéiste acquises au cours de décennies de pratique pour apprendre et raffiner son art. Dans J’aurais voulu voir Godard (2023), il se confronte à la démarche artistique du cinéaste, à sa propre recherche sur la nature de l’art, sur l’exploration de pistes moins conventionnelles. Avec ces éléments en tête, le lecteur peut apprécier la présente collection de dessins. Il se souvient que dans l’ouvrage avec Oliva & A, Dupuy évoque le fait que certaines œuvres d’art parlent immédiatement, sur le plan des sentiments, des émotions, et que d’autres nécessitent une forme d’acculturation, ou de bénéficier de l’entremise d’un passeur, et qu’il en va ainsi de certaines bandes dessinées qui ne sont pas immédiatement accessibles au lecteur néophyte en bande dessinée.


Une fois sa curiosité mise en éveil, le lecteur peut accéder en ligne à un article de Frédéric Holjo qui évoque les maladies dont a souffert l’auteur à ce moment de sa vie en 2015 : discopathie, hernie, cervicarthrose, névralgie, autant de douleurs et d’empêchements physiques qui l’ont conduit à la paralysie complète de sa main droite, et à apprendre à dessiner de la main gauche. Le dernier texte inclus dans Left correspond à un diagnostic : Disque C4-C5 : Discopathie et ouverture de l’espace inter-somatique postérieur en regard une hernie paramédiane droite pré-foraminale droite sous-ligamentaire légèrement migrée vers le hait de 9 par 5 par 7mm comprimant la racine C5 droite. – Disque C5-C6 : Cervicathrose débordant circonférentiellement un peu plus dans la partie basse du foramen droit possible conflit C6 droit avec un carthrose. – Disque C6-C7 : cervicathrose et un carthrose rétrécissant les formina droit et gauche contact radiculaire C7 bilatéral. – Cervicathrose déjà évoluée C6-C7 avec retentissement foraminal droit plus marqué. Volumineuse hernie paramédiane pré-foraminale et foraminale droite C4-C5 et conflit droit. Névralgies cervico-brachiales droites hyperalgiques avec diminution de la force musculaire.



Le regard orienté par ces explications, le lecteur envisage cette collection d’un autre œil : le témoignage d’une redécouverte du dessin, sans la maîtrise de l’outil qu’est la main, avec des gestes malhabiles desquels naissent des imprévus. Par la suite, le bédéiste va conserver cette technique, réalisant parfois des dessins de la main gauche pour leur spontanéité, le contrôle amoindri du geste menant à des traits inattendus. S’il a lu ses ouvrages postérieurs à Left, le lecteur a pu faire l’expérience de ce qu’apportent ces dessins réalisés avec du lâcher prise, comment ils participent à l’expression de Philippe Dupuy, comment ils s’inscrivent aux côtés d’autres idiosyncrasies de cet artiste, aboutissant à des œuvres totalement personnelles, indissociables de l’auteur, des facettes inaltérables de sa personnalité. Dans ces images, le lecteur ne voit plus des dessins grossiers, inexpérimentés et indignes d’un professionnel. En effet, le dessinateur exprime sa vision du monde, compose des images qui lui sont propres, associe des éléments inattendus, rapproche des visuels, crée avec l’expérience de décennies accumulées en faisant avec les limitations physiques de son corps.


Dans le même temps, la pulsion d’identification des schémas, très humaine, fait son œuvre, et le lecteur se retrouve à projeter une interprétation sur ce qu’il voit, quand bien même il s’agit de dessins disparates. Il peut les apprécier un par un : tout ce que le corps féminin véhicule comme imageries culturelles et comme associations d’idées. Une femme habillée repoussant un homme habillé, tous les deux pieds nus, avec une main tendue venant de la droite pour porter assistance à la femme : une situation archétypale, des symboles, du harcèlement et de l’aide, l’éternel féminin et la pulsion masculine. L’esprit du lecteur se met en surchauffe à l’idée de toutes les significations potentielles, tout en sachant qu’il n’aura jamais la clé du mystère. Une femme allongée avec une abondante chevelure qui forme une pieuvre de sa taille, comme la manifestation de l’inconscient sous la surface, ou la personnalité profonde de cet être humain, ou… Sur la page de droite, une femme à quatre pattes, vue de dos, sa main gauche posée au sommet d’un tétraèdre, et sur la page en vis-à-vis une collection de triangles reprenant la forme générale du dessin de droite. Un cerf avec de grands bois courant vers une maison minuscule. Autant d’images qui suscitent rêveries et interrogations. Il y a bien l’esprit d’un artiste à l’œuvre, d’un poète également. Au bout de quelques pages en découvrant un nouveau dessin, le lecteur revient en arrière pour se remémorer un dessin en particulier, imaginer que les deux ont été faits à la suite, puis espacés de plusieurs pages, tout en sachant parfaitement qu’il affabule, et qu’il ne saura jamais rien de la réalité des choses. Deux radiographies retouchées et miniaturisées évoquant les examens médicaux effectués par l’artiste, attestant de ses douleurs, enfin… c’est ce que suppose le lecteur, parce que rien ne prouve qu’il s’agisse des radios de l’auteur.


C’est quoi ce truc ? Cette collection de dessins maladroits, parfois retouchés au correcteur liquide, comme réalisés sur des pages collées sur chaque page blanche, ces textes écrits de droite à gauche avec des lettres irrégulières ? Il faut que le lecteur puisse contextualiser ces images dans la vie et l’œuvre du bédéiste pour pleinement les apprécier, pour comprendre ce qu’elles racontent de sa vie et de sa vision de créateur. Il est aussi possible de se laisser porter par ces femmes, ces postures, ces dessins comme issus d’une écriture automatique, par ces associations libres, par la présence du règne animale, et laisser son esprit divaguer, lâcher prise. Unique.



jeudi 21 mars 2024

Camille Claudel – La création comme espace de liberté

Les attentes : le démon caché dans toute âme enthousiaste.


Ce tome contient une approche biographique de la vie de la sculptrice Camille Claudel (1864-1943), également sœur du dramaturge Paul Claudel (1868-1955), et collaboratrice du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917). Son édition originale date de 2022 en Italie, et de 2023 en France. Il a été réalisé par Monica Foggia pour le scénario et Martina Marzadori pour les dessins et la mise en couleurs, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas. Il comporte cent-dix pages de bandes dessinées. Il se termine avec une postface de cinq pages, rédigée par la scénariste, revenant sur la relation entre la sculptrice et Rodin, sur son internement et la notion d’hystérie à l’époque, sur le fait qu’elle était considérée inadaptée pour exercer un métier réservé aux hommes, et sur l’inspiration de l’écoute de La mer de Claude Debussy pour son écriture. Viennent ensuite une page de remerciements, et une dernière page avec la bibliographie recensant sept ouvrages, le film de Bruno Nuytten dans lequel Isabelle Adjani incarne la sculptrice, et deux sites internet.


Une petite fille de bonne famille. La souffrance de la beauté qui déchire la roche, la met en pièces pour dominer sa forme. En 1876, dans la campagne de Montfavet, devant un rocher appelé géant de Montpreux, Camille Claudel est en train de façonné une petite statue de terre, son petit frère posant devant elle et commençant à fatiguer. Il finit par s’allonger dans l’herbe. Louise-Athanaïse, leur mère, les appelle, exigeant qu’ils viennent ici tout de suite. Elle admoneste sa fille qui devrait avoir honte : les demoiselles de bonne famille ne se salissent pas, et la robe de Camille est maculée de terre. Cette dernière répond que pour créer, il faut se salir, Dieu l’a fait. Montfavet en 1921 : Camille regarde par la fenêtre, elle observe un oiseau donner la becquée à ses oisillons. Une dame l’appelle : un paquet est arrivé pour elle. Il contient de la terre à modeler.


À Villeneuve-sur-Fère en 1878, dans la maison familiale des Claudel, la jeune Camille indique à sa mère qu’elle a une grande envie de faire son portrait, elle ajoute que papa serait content. Après un mouvement de refus, sa mère accepte à condition que sa fille essaye de la mettre en valeur. La fille emmène la mère dans le jardin et cette dernière s’assied dans un fauteuil, sous l’ombre d’un feuillage. Camille se met au dessin en pensant que pour mettre sa mère en valeur, elle a dû déchirer le voile que sa mère avait elle-même tissé. Des grands yeux de sa mère, Camille a saisi la douleur secrète. De son corps, l’esprit de la résignation. De ses mains l’abnégation complète. Camille a toujours pensé que sa mère la détestait parce que sa fille n’avait pas voulu se soumettre comme sa mère l’avait fait. Mais avec le temps, elle a compris qu’au fond sa mère l’enviait parce que Camille n’était pas comme elle. Au temps présent de 1921, Camille se demande où est ce portrait à présent. Il doit être perdu, comme sa mère. Elle se rappelle comme sa mère détestait ses outils d’artiste, elle les aurait volontiers jetés au feu, et sa fille avec.


Les autrices ont choisi d’adopter le point de vue de Camille Claudel (1864-1943) du début jusqu’à la fin, présente dans chaque page. Il s’agit donc d’une histoire de femme, avec son point de vue, l’accès de temps à autre à ses pensées. Dans sa postface, la scénariste explicite son choix de ne pas insister dans ce roman graphique sur la maladie mentale qui affligea Camille : il est dicté par la nécessité de rendre justice à la femme, à la sculptrice, à la personne et à sa grandeur artistique. Elle évoque également le comportement de sa mère à son égard : froide et bigote, ne cessant de la rabaisser, et de tenter de brider sa vocation artistique. Elle indique que son père, à l’inverse, était parfaitement conscient du talent de sa fille aînée : il la soutint jusqu’à la fin de ses jours. Le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934) a évalué et reconnu son talent. Son frère Paul Claudel (1868-1955) l’a également soutenue. Auguste Rodin l’a encouragée : elle est devenue sa plus proche collaboratrice, sa modèle et sa maîtresse. Elle dû vivre avec son infidélité, la possible appropriation de ses œuvres par Rodin, un avortement, la réaction d’une société patriarcale contre le mouvement d’émancipation des femmes, en particulier le recours abusif au diagnostic d’hystérie. Pour autant, ces faits sont évoqués comme les autres événements de sa vie, sans que la bande dessinée ne prenne les formes d’un pamphlet féministe ou anti-patriarcat, les autrices se focalisant sur les moments essentiels dans la vie artistique de cette créatrice.



Le lecteur découvre Camille Claudel avant l’adolescence en train de modeler la terre pour sculpter son petit frère. Les cases sont dépourvues de bordure tracée, alignées en bande, quelques-unes biseautées en trapèze. L’absence de bordure introduit une forme de douceur, confortée par la mise en couleurs, comme réalisée au crayon, et estompée. De prime abord, la narration visuelle dégage une impression d’art naïf avec des visages simplifiés, des expressions parfois un peu enfantines, un regard qui s’attache plus à certains éléments de l’environnement qu’à d’autres. Dans le même temps, la composition des pages et la variété des découpages correspondent à une narration adulte, avec une quinzaine d’illustrations en pleine page, trois en double page, des pages où un personnage est représenté à plusieurs reprises dans des positions diverses dans une seule image, des cases avec uniquement un personnage et des accessoires sans arrière-plan, quelques magnifiques paysages ou intérieurs. Par exemple, le très bel effet de la lumière du soleil dans le feuillage à la fenêtre de la chambre de Camille à Montfavet, les motifs abstraits des tapis, une double page consacrée à une vue d’une rue de Paris avec son animation nocturne, les étudiants en train de s’affairer sur leur sculpture dans l’atelier de l’Académie Colarossi, la grande salle d’un théâtre parisien, les falaises de l’ile Wight, un quai en bord de Seine à Paris, une vue en extérieur du bâtiment de l’asile de Montfavet, etc.


À plusieurs reprises, la narration visuelle saisit un moment fugace ou complexe, avec une grande sensibilité. Le lecteur ressent pleinement ce qui se joue entre la mère et la fille quand cette dernière demande à la dessiner, par les expressions de visages, les mouvements. Dans la scène suivante quand la mère fait obstacle à la volonté du père d’emmener leur fille à Paris pour qu’elle puisse étudier dans un atelier, le lecteur éprouve l’impression que le jeu des acteurs est forcé : il se dit que l’artiste représente les réactions du père et de la mère comme vues par les yeux d’enfants de Camille, ce qui explique ces émotions plus brutes. Il en a la confirmation en voyant l’entrain avec lequel la demoiselle prépare sa valise, tellement heureuse que son père ait emporté la décision. Lorsqu’elle rencontre Rodin pour la première fois, le lecteur voit qu’elle est devenue une jeune femme, consciente du désir. Plus tard, il peut comparer le comportement de Camille avec Claude Debussy (1862-1918), à son comportement avec Rodin : les deux jeunes gens apparaissent plus insouciants, plus gais, sans le poids de l’âge de Rodin, de vingt-quatre ans l’aîné de Camille. En page cent-onze, la sculptrice se retrouve devant un peloton d’exécution, une métaphore de la condamnation que la société fait peser sur elle, du fait de sa vie émancipée, que ce soit pour l’exercice d’un métier d’homme, ou pour la liberté de sa vie amoureuse.


Du fait du mode narratif, le lecteur éprouve une empathie pleine et entière pour Camille Claudel, voyant sa vie par ses yeux, au travers de ses émotions. Il ressent le besoin de créer, la vocation sans doute possible pour sculpter. Il ressent son élan de bonheur quand elle apprend que son père a pu faire en sorte qu’elle étudie dans un atelier. Il ressent son assurance quand elle répond à Filippo Colarossi (1841-1906) qui estime qu’elle a un style viril, sans rien de mièvre, ni de décoratif, car l’œuvre qu’il contemple à un style incisif. Elle le reprend devant tous les autres étudiants et étudiantes, en lui enjoignant de ne pas confondre ce qui est masculin avec ce qui est expressif et profond, une femme aussi est capable d’exprimer cela. Il s’enthousiasme avec elle quand elle accueille Jessie Lipscomb (1861-1952). Il apprécie une deuxième fois sa confiance quand elle répond à Auguste Rodin que le style de ce dernier n’est pas celui à elle. Les autrices savent faire vivre Camille Claudel, par ses envies, ses convictions, ses émotions, son travail. Elles évoquent la nature de son talent, sans aller jusqu’à se livrer à une analyse de son apport à la sculpture. Elles dressent le portrait d’un être humain grandissant en faisant avec les caractéristiques de la société de l’époque, ballotée entre sa vocation, ses amours, la manière dont elle est traitée par son amant.


En entamant la biographie d’une artiste, le lecteur ne sait pas toujours qu’elle en sera la nature, plutôt biographique axée sur les moments de vie personnelle, ou avec un accent plus important sur la carrière avec une analyse de l’œuvre. Ici, les autrices ont choisi la première approche, montrant avant tout un être humain faisant tout son possible pour exercer sa vocation, pour faire aboutir sa vision artistique, tout en composant avec les contraintes imposées par la société. La narration visuelle s’avère formidable par sa douceur, et par sa sensibilité, très adulte même si l’apparence des dessins peut évoquer certains aspects de l’art naïf.



mercredi 20 mars 2024

Xoco, tome 1 : Papillon obsidienne

Il est de l’autre côté maintenant.


Un article coécrit avec Barbüz.

Papillon obsidienne est le premier tome de Xoco, une tétralogie (1994-2002) composée de deux cycles illustrés par deux artistes différents et qui comprennent chacun deux albums. La parution originelle de ce tome date de 1994, dans la collection Gibier de potence de la maison Vents d’Ouest. Les quatre numéros ont fait l’objet d’une réédition en deux volumes en novembre 2008, dans la collection Grand format : Xoco - Intégrale - Cycle 1 est le premier. C’est cette édition qui est l'objet de cet article. L'ouvrage comprend deux pages d’introduction sous la forme de fiches de police et cinquante-quatre planches de bande dessinée. Il y a eu une autre réédition en 2020, en un tirage limité à mille exemplaires seulement. Papillon obsidienne a été réalisé par Thomas Mosdi pour le scénario, et par Olivier Ledroit pour les dessins et les couleurs. En 1994, Olivier Ledroit avait illustré les cinq premiers tomes de la série Les Chroniques de la Lune noire (sur le scénario de François Marcela-Froideval). Thomas Mosdi, quant à lui, avait déjà écrit la série L’Île des morts (en cinq recueils) avec Guillaume Sorel.


Rapport de police du 20 novembre 1921, rédigé par le lieutenant de police Vincente Lazzari. Objet : homicide commis sur la personne d’Ambrose Griffit, né le vingt mai 1872, assassiné le 17 novembre 1921 dans sa boutique d’antiquités, sise 4 impasse Mulberries à Manhattan. Le commissariat de police reçut le témoignage de sir Aleister Welling, beau-père de la victime. Il indiqua dans sa déclaration avoir été prévenu par des voisins de la boutique du décès de son gendre. Il s’était ensuite rendu sur place et avait constaté les faits. Une étude des lieux par les agents de police permit de découvrir le corps de la victime, ligoté à un fauteuil et bâillonné. D’après la raideur cadavérique, il put être estimé que la mort remontait à la fin de l’après-midi. Une recherche effectuée auprès de l’administration compétente révéla qu’Ambrose Griffit n’avait plus de proche parent direct hormis sa fille, Mona Griffit. Entendu à plusieurs reprises au cours de l’enquête, sir Aleister Welling reconnut avec tristesse que son gendre était un excentrique, un faible qui s’était montré incapable de faire face au décès de son épouse, comme d’éduquer correctement sa progéniture. Un interrogatoire du voisinage ne donna rien quant aux possibles inimitiés dont la victime aurait pu être l’objet. Une perquisition effectuée à son domicile ne permit pas de découvrir d’indices intéressants pour l’enquête. Griffit n’avait pas contracté d’assurance à son nom. Il fut conclu à un homicide volontaire durant un cambriolage.



New York, automne 1931. Un individu en imperméable, avec un chapeau dont l’ombre lui masque le visage, entre dans la boutique d’antiquités d’Ambrose Griffit. Celui-ci, si c'est bien lui – n’a-t-il pas été assassiné dix ans plus tôt ? - est assis à son bureau ; il s’adresse à l’inconnu en lui montrant un poignard d’obsidienne qu’il tient dans la main et lui assure que c’est l’arme dont l’inconnu rêve. Ce dernier n’a qu’un geste à faire pour qu’elle soit à lui, pour rallumer le feu qui couve en elle. S’il sait s’y prendre, elle lui donnera beaucoup de plaisir. 

Peu après, dans une zone désertique du Mexique, de nuit, autour d’un grand feu. Trois Amérindiens (des Nahuas, semble-t-il) font le point sur la situation : Juan, un ancien, Miguel et un autre, à l'attitude plus hargneuse. Ils évoquent un événement mystérieux arrivé à l'un des leurs, Lucio, et un autre, qui est parti de l'autre côté : Xoco (le frère de Lucio), qui a été désigné par un certain Mescalito pour être leur bras.


Le lecteur entame un ouvrage dans un esprit de confusion : ce scénario le décontenance instantanément, une sensation qui durera jusqu'à la conclusion. La quatrième de couverture fait état d’un récit se déroulant en 1921, mais la première page en bande dessinée référence l’année 1931. Un individu entre dans la boutique d’antiquités, qui devrait être abandonnée. Ni lui ni l’antiquaire ne sont nommés, plongeant le lecteur dans le doute quant à leur identité : est-ce Ambrose Griffit ? Un revenant ? Tout du long de ce tome, les auteurs jouent avec les non-dits et une narration visuelle qui privilégie les sensations à l’explication. Le lecteur se retrouve souvent à se demander quelle est l’identité du personnage principal d’une scène, à devoir laisser en suspens son envie de compréhension, les liens de cause à effet n’étant pas clairs. Dans un premier temps, cette volonté de déstabiliser le lecteur (si volonté il y a), de lui faire perdre pied peut s’avérer aussi réussie qu’irritante. Finalement, qui est l’antiquaire qui remet le couteau d’obsidienne à un inconnu dont rien n'est dit ? Pourquoi est-ce une entité non incarnée qui s’oppose à l'homme nu dans sa chambre ? Mince, le monsieur en planche vingt-trois ne serait-il pas celui en planche trois ? À quoi correspond cette image récurrente sur le visage grimaçant qui orne le corbin du couteau ? À qui appartient le corps du Saigneur de Brooklyn abattu par un policier ? Combien y a-t-il de personnes dans la séquence du hangar désaffecté, deux, trois ou quatre ? Quelles sont les motivations du père de Mona ? Enfin, qui a tiré Itzpapalotl de son sommeil, et pourquoi ?



La difficulté ne s'arrête pas là : à ces questions sans réponses s'ajoutent quelques invraisemblances, bien que mineures. Au début, le rapport de police mentionne que le beau-père a été informé du meurtre de son beau-fils par les voisins ; il est curieux que ceux-ci n'aient pas directement appelé le commissariat. Plus tard, l'inspecteur Macallan se rend à la morgue plutôt que de recevoir Xoco, alors que pourtant rien ne presse (il écoute d'ailleurs le récit du combat de boxe de Willy et semble s’ennuyer ferme). Dernier exemple, l'hypothèse de la femme du légiste, une pirouette narrative bien pratique ; la dame est férue d'histoire, certes, mais là ça relève quand même de l'expertise de pointe ! Histoire de corser l'affaire, Mosdi introduit plusieurs protagonistes. Les Nahuas, qui sont assurément au fait de ce qui se trame. Xoco, qui est sur place, mais qui est davantage utilisé comme deus ex machina que comme partie prenante de premier plan. L'inspecteur Macallan et les forces de police. Et Mona, la fille de l'antiquaire, vecteur narratif pendant les deux derniers tiers. Le tueur lui-même – le Saigneur de Brooklyn – a ses propres séquences. Cette mécanique est intéressante, car l'intrigue est ainsi menée par plusieurs personnages chacun leur tour.


L’auteur écrit bien un récit fantastique, voire horrifique, sans autre angle d’interprétation. Il ne s'attarde guère à des considérations sur la société nord-américaine de l'époque : nulle mention de la prohibition ou de la crise. Néanmoins, elle apparaît comme cloisonnée : on n'y voit aucun Afro-Américain (le seul évoqué l'est – péjorativement – dans le récit oral d’un combat de boxe) et les Amérindiens n’ont guère d’empathie pour les victimes à venir : Qu’importe si tous ces étrangers meurent, ce ne sont que des yoris, yori signifiant (homme) blanc en yaqui. Malgré un peu de maniérisme, le texte sonne plutôt juste. Mosdi ponctue quelques scènes de phrases en yaqui, qu’il soit authentique ou pas ; il est possible que certaines aient été inspirées de l'œuvre de l'anthropologue et écrivain américain Carlos Castaneda (1925-1998), dont Ledroit s’intéressait beaucoup à l’œuvre à l’époque. Rien n'est traduit ; cela ajoute à l'atmosphère, au mystère et au côté hermétique de l’affaire.



Concernant la toponymie, aucune rue ne semble avoir porté le nom de Buther Street. L'impasse Mulberries est peut-être une déformation de Mulberry Street, dans Little Italy. En revanche, le quartier de Red Hook existe encore aujourd'hui. D’autres références sont fictives : il ne semble pas y avoir eu de champion nord-américain de boxe du nom de Charlie Baxter, pas plus que de gang Pellone, bien que ce nom fût fréquent dans l'État de New York à cette époque.


Malgré le côté touffu de l’intrigue (précisons que Mosdi intégra dans Xoco des souvenirs de l'un de ses cauchemars), le lecteur dispose de suffisamment d'éléments pour se raccrocher à son fil directeur, qui lui forme une dynamique limpide : des crimes rituels commis par une entité surnaturelle issue de la mythologie aztèque, Itzpapalotl, une déesse de la mort qui règne sur des démons. Le papillon d'obsidienne, c'est elle, c'est ce que signifie son nom. Elle a été tirée de sa léthargie et revient à la conscience ; encore faible, elle compte bien regagner des forces en dévorant des âmes.


En outre, même si elle donne l’impression d’être confuse, la narration visuelle, bousculée plutôt que posée, en met plein la vue au lecteur. À l'époque, Ledroit vient d'arrêter Les Chroniques de la Lune noire. Il explique avoir souhaité explorer le registre fantastique, travailler sur New York, et s'essayer au noir et blanc et à l'expressionnisme. Avec Xoco, l'artiste a déclaré avoir mis la barre plus haut et s'être dépassé. Il évoque encore l'effort de documentation, l'importance des cadrages, ses influences, dont – en vrac – Dave McKean, la fin new-yorkaise de King Kong (1933), Buster Keaton (1895-1966), Il était une fois en Amérique (1984) ou les gimmicks du polar américain. Xoco est donc une œuvre charnière dans sa carrière.

Pour ce diptyque, l’artiste passe de pages encrées à la technique de la couleur directe. Dans une New York sombre, gothique, peu accueillante et mystérieuse avec ses édifices gigantesques et ces rues ou ruelles dans lesquelles le jour pénètre à peine, et dans ces intérieurs envahis par la pénombre. Tout commence avec une magnifique vue de nuit des gratte-ciels de New York, avec l‘Empire State Building en fond, un jeu sophistiqué sur les façades des immeubles du premier plan, détourées à l’encre avec un haut niveau de détails (cheminées, briques, vitrages de puits de lumière, réservoir d’eau, etc.), puis au fur et à mesure que la perspective s’éloigne, des taches de lumière pour les fenêtres avec seulement la silhouette noire du building qui se détache sur le ciel. Tout du long de l’album, la mégapole bénéficie de représentations qui en font un personnage à part entière. Retenons un dessin en pleine page de nuit où le noir des bâtiments contraste avec le rouge des feux de voitures, pour une vision où le sang affleure à chaque pore de la ville. Des plongées vertigineuses sur des ruelles comme pour sonder des abysses. Des scènes de jour où chaque case est saturée d’informations visuelles : la forme et la texture des matériaux des façades, les escaliers de secours métalliques, les fenêtres, la circulation automobile, la foule des piétons, les déchets à terre et les poubelles, une bouche d'incendie, les fumerolles sortant des égouts, et la pluie qui s’abat. Le lecteur se rend vite compte que l’artiste prend plaisir à représenter les sites célèbres de Manhattan en choisissant des angles de vue pour les rendre plus impressionnants, et en déplaçant insensiblement le curseur de la mise en couleurs vers l’expressionnisme pour lui donner plus de caractère et la faire apparaître comme un lieu mythique. Le don de Ledroit pour la captation de la lumière produit des rendus d'exception.


Le dessinateur combine à la fois la composition très sophistiquée des planches avec la mise en couleurs appuyée, et les cadrages penchés pour créer cet effet de déstabilisation constant. Il utilise la technique du zoom et produit une mise en page d'une grande originalité propice au développement d’une atmosphère d’étrangeté. Autant d’éléments qui – avec des onomatopées stylisées – lui permettent de traduire la montée en tension.



D’un côté, le lecteur peut éprouver la sensation de devoir parfois lutter pour garder pied dans cette narration visuelle ; de l’autre, elle crée des effets saisissants. Une case de la largeur de la page cadrée sur le couteau en obsidienne présenté à plat, la pointe vers la droite : à la fois une forme de respect pour cet objet attestant de son importance, à la fois un plan induisant qu’il peut s’enfoncer ainsi dans un mouvement de gauche à droite. Une case occupant les deux tiers inférieurs de la page : une vue du dessus du cadavre de la prostituée dans une ruelle très sombre et des incrustations comme des éclats effilés dans une teinte rouge sang, montrant le Saigneur de Brooklyn en train de s’acharner, comme autant de coups de poignard. Le père de Mona (ou une entité maléfique) raconte à sa fille son passage de l’autre côté : une case où sa chair élastique est comme arrachée de la structure du squelette pour évoquer la matière corporelle (ce qui constitue l’individu) enlevée de force par une puissance qui l’aspire. La vision du hall gigantesque de l'American Museum of Natural History, en pleine page avec cinq cases en insert : noyée de lumière, avec les squelettes de dinosaure démesurément grands, les deux personnages, telles deux silhouettes insignifiantes, symbolisant l’existence de forces disparues réduisant l’être humain à une quantité négligeable. Les reflets inquiétants – ou est-ce l’esprit du lecteur ? – dans les verres des lunettes de soleil de Mona.


À cela s’ajoute un effort louable de reconstitution historique : la Ford A II (planche douze), les meubles, les uniformes de la police (le numéro du commissariat qui apparaît sur le col de la chemise des agents est le 22 : cela correspond effectivement au commissariat de Central Park) ou la mode vestimentaire. La minutie est d’autant plus admirable que le détail est dense : un mouchoir qui sort d'une poche, les clous de tapissier d'une chaise, la robinetterie d’un évier de cuisine, un carrelage en damier, les rayons d'une roue de voiture, le motif du tissu d’un costume, le rendu d'un ongle, etc. Certains objets n'ont pas reçu le même soin ; ainsi, le numéro du badge de l'agent Albert (9995) est bien lisible (planche treize), tandis que celui du réceptionniste ne l'est pas (quatorze).



Les personnages sont aisément identifiables et ont tous été dotés d’une allure qui leur est propre : le Nahua longiligne, l’inspecteur costaud, le coroner corpulent et entièrement chauve, l’élégant conservateur aux yeux vairons. Quant à Mona, elle traduit la vénération de Ledroit pour les actrices des années quatre-vingt ; elle présente une ressemblance assez flagrante avec Isabelle Adjani. Elle est le vecteur d’un érotisme (involontaire) diffus (planche vingt).


L'absence aléatoire d'appendice des phylactères pourra perturber la compréhension instantanée de la conversation en question, l'enchaînement des bulles n'étant pas toujours intuitif, d'autant que Mosdi désynchronise parfois texte et image. De plus, le lettrage (des capitales d'imprimerie en italique) est terriblement vieillot ; il a d’ailleurs été retravaillé à l’occasion de la sortie de l’édition limitée de 2020.


Subjugué par la narration visuelle, le lecteur subit à son tour les événements et leur survenance, qu’il ne parvient pas à réordonner dans des séquences de cause à effet. Les pièces du puzzle s’imbriquent progressivement, incitant parfois à revenir en arrière pour vérifier un visage ou une réplique. L’intrigue s’avère assez rudimentaire : une entité maléfique du dehors possédant des individus pour commettre des meurtres dont on peut supposer qu’ils lui permettront de s’incarner pleinement sur le plan physique. Les thèmes sont des classiques : possession, retour à la vie et sacrifice. Le lecteur peut envisager l’utilisation de la mythologie aztèque comme un artifice narratif pour une histoire à la manière d’Arthur Machen (1863-1947), un précurseur de Howard Philips Lovecraft (1890-1937). Certains ont d’ailleurs vu là une œuvre lovecraftienne : la somme des éléments est loin d’être suffisamment convaincante pour étayer leur hypothèse.



Le lecteur peut également considérer que cette mythologie fait office de métaphore pour la pulsion de meurtre, une forme de chaos arbitraire détruisant aussi bien la vie des victimes que celle de leurs proches, un surgissement de l’inconscient envisagé comme le siège de forces mystérieuses, incompréhensibles et irrépressibles, ne pouvant au mieux qu’être contenues grâce au savoir ancestral des peuples indigènes qui ont combattu ces entités depuis la nuit des temps, hélas tourné en dérision par la civilisation et les sciences de l’homme blanc, ce dernier se retrouvant bien incapable de faire face à ces forces qu’il ne sait pas appréhender parce que sa culture en nie l’existence.


Certains apprécieront la complexité de la trame, qui fait que la linéarité de l’intrigue est à peine perceptible. Surprenante, la conclusion propose une nouvelle orientation de l’histoire (sur le thème du complot) et appelle une suite. Il en reste que cette lecture est paradoxale : à la fois difficile à comprendre, et immédiatement parlante. Mosdi et Ledroit optent sciemment pour une narration qui engendre une sensation de confusion chez le lecteur. Dans le même temps, la narration visuelle constitue un spectacle extraordinaire, nécessitant également l’implication du lecteur pour exhaler toutes ses saveurs. Ainsi les auteurs déstabilisent le lecteur, lui faisant éprouver le désarroi des personnages, source de peur et de terreur, dans une métropole plus indifférente que vraiment hostile. Ils ont su créer une force étrangère à l’humanité dont les actions lui sont fatales.