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mardi 31 octobre 2023

Marguerite

Échanger des regards


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Joe Pinelli (pseudonyme de Bertrand DeHuy). Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s’agit d’un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux, inspiré de l’ouvrage 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Dans cet ouvrage, l’histoire est racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. Le premier tome de cette collection est La forêt (2020) de Thomas Ott. L’auteur belge respecte cette contrainte à la lettre, à raison d’une image par page. Une petite entorse à la règle : la première et la quatrième de couverture forment une image supplémentaire. Le texte de la quatrième de couverture indique que l’action se situe le lundi 12 février 1934, à la suite des émeutes des ligues du 6 février, alors qu’une gauche unie manifeste contre le danger fasciste.


Marguerite est une jeune femme qui travaille dans un magasin de primeurs à Paris. Ce jour-là, sourire aux lèvres, elle porte son tablier de travail prête à répondre à la demande du premier client qui se manifestera. Elle tourne le dos à un jeune peintre qui passe derrière elle la tête baissée, son carton à dessin sous le bras. Une autre femme est en train de discuter avec le maraîcher. Le jeune homme s’assoit à une table en terrasse. Il a posé son carton à terre et il a sorti son crayon pour dessiner ce qu’il voit autour de lui. Un autre homme et une femme se trouvent à la même table que lui. Derrière eux, toutes les tables sont prises, et la terrasse est assez agitée. Par cette belle journée, Marguerite porte une robe à manche courte et des escarpins à talon. Elle a fini sa journée de travail et elle rentre chez elle, avec un sac contenant des légumes. Elle passe devant la terrasse du café et un léger sourire flotte toujours sur ses lèvres. Sur le trottoir, un autre jeune homme l’observe tranquillement, visiblement appréciateur de la silhouette de la jeune femme. Les clients en terrasse ne lui prêtent aucune attention. L’intérieur du café est également bondé, avec mêmes des clients debout.



Sur le quai de la station de métro, les Parisiens attendent la rame qui est train d’arriver. Le jeune homme tient toujours une feuille dans une main, et un crayon de l’autre. Il ne semble pas regarder quelque chose en particulier. Il est concentré sur sa tâche. Il est l’un des rares hommes à ne pas porter de chapeau. La plupart des femmes portent un manteau. Marguerite poursuit son chemin, avec son visage toujours détendu. Elle continue de porter son sac de commissions avec le bras droit. Derrière elle, les usagers du métro se divisent en deux groupes : ceux qui vont prendre l’escalier pour sortir, ceux qui attendent. Une fois dehors, le jeune homme se dirige vers un groupe de policier en faction, surveillant une manifestation.


Vingt-cinq images, des dessins facilement lisibles au premier coup d’œil, une intrigue linéaire et très simple d’attraction entre un homme et une femme, voire des dessins qui donnent l’impression de s’étaler sur les deux pages en vis-à-vis. Un album qui se lit en dix minutes en prenant le temps, et c’est fini : il y a eu rencontre entre Marguerite et ce jeune homme qui n’est pas nommé. L’absence de texte participe à la rapidité de la lecture, tout autant que cette trame de simple promenade dans Paris. Le lecteur voit bien que l’histoire se déroule dans Paris : le métro et les uniformes de police. Il n’y a pas d’indication de l’année, mais les modèles d’automobiles laissent supposer que ça se passe avant la seconde guerre mondiale. Il n’y a pas d’autres personnages récurrents à part Marguerite, vendeuse dans un magasin de fruits et légumes, et le jeune dessinateur qui croque différentes scènes qu’il a successivement sous les yeux. Le lecteur est bien content pour eux parce qu’il s’est produit une connexion entre les deux jeunes gens. Le récit s’est déroulé exclusivement en extérieur constituant une sympathique balade. Et voilà. Rien de plus qu’une tranche de vie quotidienne rendue une peu plus savoureuse par ce que le lecteur suppose être le commencement d’une potentielle histoire d’amour. Et encore ce n’est même pas une certitude, et il n’en saura rien puisque l’histoire est complète en vingt-cinq images (en réalité vingt-six car la couverture constitue bien la première et apporte un élément significatif dans le récit) et il n’y aura pas de suite.



Le lecteur en déduit que c’est à lui d’apporter quelque chose pour enrichir la lecture, sauf si dépité il se dit qu’il s’est fait avoir par cet exercice de style artificiel et superficiel. Le premier élément surprenant réside dans le texte de la quatrième de couverture, qui précise le contexte historique : Le lundi 12 février 1934, à la suite des émeutes des ligues du huit février une gauche unie manifeste contre le danger fasciste, un jour annonciateur du Front Populaire. Certes, mais quand même il y a de la triche car la simple lecture des illustrations en pleine page ne permet pas d’en apprendre autant. Page six, le lecteur voit bien des hirondelles, c’est-à-dire des policiers à vélo, avec cette cape qui leur a valu ce surnom. En vis-à-vis, page sept, le dessin montre effectivement des hommes en train de défiler avec des pancartes portant des slogans : La liberté ou la mort, Unité, Il faut choisir socialisme ou fascisme. Puis dans les deux pages suivantes, une banderole avec l’inscription : des libertés démocratiques pour assurer la paix. Toutefois, le lecteur a beau revenir en arrière pour chercher d’autres indices relatifs à la date, il ne trouve pas d’autres éléments visuels pour la confirmer, pas même une manchette de journal lu par un figurant. Il prend la précision de la quatrième de couverture comme un élément à mettre en rapport avec l’amour naissant entre Marguerite et le peintre, un contrepoint.


À la fin de l‘ouvrage se trouve une simple phrase venant expliciter les spécifications de cet exercice de style : Il s’agit pour les auteurs de créer un format court en vingt-cinq images – une par page, en noir et blanc, sans textes, tel qu’il a été défini en 1918 par Frans Masereel pour son livre 25 images de la passion d’un homme, premier roman sans paroles moderne. En effet, Joe Pinelli respecte, à la couverture près, le format : vingt-cinq illustrations indépendantes, en pleine page. Ces dessins s’inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, avec des traits de contours présentant quelques irrégularités par endroit, des aplats de noir pour donner de la consistance aux formes ainsi détourées, une absence de bordure de case. L’artiste a choisi un savant dosage entre précision et évocation. Par exemple les traits des visages apparaissent plutôt appartenir au registre de l’esquisse que du photoréalisme. Les décors semblent représentés avec des traits jetés rapidement, sans être repris pour une apparence plus rigoureuse. Dans le même temps, ces représentations des rues de Paris comportent de nombreux détails : le store du magasin de primeurs, les modèles de table et de chaise de la terrasse, les poutrelles métalliques de la station de métro, les rails et les traverses de la voie de métro, les arbres d’alignement dans les rues, les voitures et autobus, la rue Mouffetard, la place de la République, la gare de l’Est, le quartier de Ménilmontant, etc. Ces caractéristiques de dessins donnent une certaine vitalité aux personnages, qu’ils soient au premier plan, ou bien des figurants dans la foule des gens qui attendent le métro, dans celle de manifestants.



Une fois qu’il a commencé à prêter plus d’attention aux dessins, peut-être en relisant l’histoire pour en avoir pour son argent, le lecteur se rend compte qu’il devient plus attentif à d’autres aspects. Marguerite et l’artiste sont réunis dans la première planche, elle au premier plan, lui au second plan. Par la suite, ils ne se trouvent plus jamais dans une même illustration ; en revanche ils sont toujours en vis-à-vis, lui dans la page de gauche, elle dans celle de droite. Le lecteur en vient même à éprouver l’impression que les deux images en vis-à-vis n’en forment qu’une : mais non, elles ne peuvent pas être collées l’une à l’autre car il y manque une partie entre les deux. Toutefois la situation de l’artiste correspond bien à celle de Marguerite : devant le café, dans la station de métro, dans la rue alors que passent les manifestants, sur des trottoirs de part et d’autre de la chaussée, dans la gare de l’Est. Ils vivent dans un espace-temps presque identique, ce qui les rapprochent, ce qui constitue le socle d’une expérience commune, ou plutôt d’un environnement commun, en s’étant trouvé au même moment où se produisent certains événements. D’une certaine manière il s’agit d’une forme de complicité implicite et inconsciente, le partage d’un même instant à quelques mètres de distance. La même situation de détachement par rapport à la manifestation et à son objet, lui en spectateur simplement curieux, elle en passante allant son chemin. Ils finissent par prendre conscience de cette simultanéité, et peut-être à y voir une forme de synchronicité, de lien qui les rapproche, une expérience différente des mêmes choses qui conduit tout naturellement à un échange, représenté dans les deux derniers dessins après une ellipse temporelle qui laisse le lecteur libre d’user de son imagination pour la remplir.


Il est peu probable que le lecteur soit arrivé par hasard à cette bande dessinée : soit il éprouvait déjà un intérêt pour son auteur, soit il a conscience de la nature de l’exercice de style à la manière des 25 images de la passion d’un homme, de Frans Masereel. Vingt-cinq images pour une bande dessinée, c’est très court et ça se lit très vite. Celan ne prend du sens qu’à la condition de l’implication active du lecteur, soit pour considérer la force narrative de chaque dessin, soit pour projeter sa sensibilité sur ce qui se joue sur le non-dit, sur ce qui se passe entre les cases, ou plutôt entre chaque dessin, et le phénomène qui se déroule sous ses yeux. Sous réserve qu’il se prête à ce jeu, qu’il apprécie cette dimension ludique, il y trouve son content et se rend compte que lui aussi peut prendre plaisir à la lecture, sans se soucier des revendications des grévistes du douze février 1934, ou du limogeage du préfet de police Jean Chiappe à la suite de l'affaire Stavisky.



lundi 30 octobre 2023

Félix Leclerc - L'alouette en liberté

Quand il tombe, l’arbre fait deux trous. Celui dans le ciel est le plus grand.


Ce tome constitue une courte biographie poétique du chanteur Félix Leclerc (1914-1988), auteur-compositeur-interprète, poète, écrivain, animateur de radio et de télévision, scénariste, metteur en scène et acteur québécois. Sa publication date de 2019. Il a été réalisé par Christian Quesnel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comporte quarante-huit pages de bande dessinée. Il commence avec une courte introduction de Martin Leclerc, son premier fils. Vient ensuite un texte d’avant-propos de deux pages, rédigé par l’auteur. En fin d’ouvrage se trouvent la liste des pièces musicales évoquées, au nombre de vingt-quatre, ainsi qu’une liste des sources d’inspiration.


Dans la préface, Martin Leclerc constate que son père est décédé depuis plus de trois décennies et que son œuvre inspire encore la jeunesse. Dans l’avant-propos, l’auteur évoque l’usage qu’il fait de la parole de Félix Leclerc dans les phylactères et les cartouches bleus, ce qui expose le lecteur à la vie de Félix, mais aussi à certaines de ses œuvres. Puis il indique qu’il a mis à profit les documents laissés des témoins précieux. Il ajoute que ce projet sur Félix Leclerc lui a permis de travailler avec l’Orchestre symphonique de Gatineau, le maestro Yves Léveillé, l’orchestrateur Yves Marchand et l’historien amateur Raymond Ouimer pour créer un concert multimédia autour du récit graphique.



Le 20 mai 1980, au soir de la défaite référendaire, cette sombre journée, c’est comme si toute la vie de Félix l’y avait préparé. Un oiseau s’envole dans le ciel. Il va se poser sur la tête d’un homme assis sur une chaise, le dos courbé comme par un grand poids. Tu ne sais pas voler, tu vas tomber, tu es maladroit, l’air n’est pas pour toi, balourd, n’a-t-on cessé de lui crier. Et l’oiseau eut peur. Il n’a pas osé. Il est resté sur terre tristement. Et il a haï l’azur, et il n’a jamais vu les hauteurs. Son amour et sa soif du pays, Félix les a toujours placés au cœur de son œuvre, laquelle est à l’origine du printemps de la chanson québécoise. La neige qui fond, l’étang dans son petit lit qui boit le soleil, la scie ronde qui chante chez le voisin, la corneille qui est revenue, une hache, un tas de bois à bûcher, la moutonne qui a eu ses petits, la semence qu’on sort des greniers, les premiers pissenlits sur les buttes, l’odeur de l’érable… S’il n’y a pas de ces matins-là au Paradis, ça va jaser du côté des habitants. Les manches de guitare se confondent avec le tronc des érables, le cerf s’éloignant dans le lointain. À l’approche de l’automne, on baisse la voix, au printemps on parle fort. Un homme chaudement vêtu, s’appuie sur la cognée de sa hache, en regardant un oiseau s’envoler au-dessus d’un champ. Félix naît le 2 août 1914, à la Tuque, en Mauricie. Sixième d’une famille de onze enfants, il grandit dans un milieu peuplé de draveurs et de bûcherons, mais aussi bercé par la musique et la tendresse. Suis pas un dur, suis pas un mou, suis un doux. L’amour se passe de cadeaux mais pas de présence. Chaque pomme est une fleur qui a connu l’amour.


L’auteur a donc indiqué que chaque page ou double page ferait dialoguer un élément biographique de la vie du chanteur, avec une brève citation de lui et un tableau ou quelques cases évoquant une chanson ou une image de Félix Leclerc. Effectivement, l’ouvrage comporte douze illustrations en pleine page, et quatre en double page. Au maximum il se trouve quatre cases sur une même page. Pour autant, le lecteur éprouve plus la sensation de lire une bande dessinée qu’un texte illustré. Il y a la progression chronologique de la vie du chanteur, des images qui racontent une histoire, des compositions en double page où l’œil lit les éléments visuels de gauche à droite comme ordonnés sur un fil narratif. La première illustration montre un oiseau, certainement une alouette, en plein vol sur un fond de page blanche. L’oiseau vient se poser sur la tête du poète prostré sur sa chaise, après avoir pris connaissance des résultats du référendum. Le motif de l’oiseau, une alouette ou d’autres, revient tout du long du récit. En page neuf, les ailes grandes écartées pour aller plus haut dans le ciel. En page dix sur un branche, avec un mini Félix Leclerc encore enfant, monté sur son dos. En page trente, volant entre les troncs de bouleaux. Faisant la liaison entre les pages trente-deux et trente-trois, comme il fait également pour les pages trente-six et trente-sept mais en sens inverse de droite à gauche. Mort étendu sur le sol en page trente-huit. À plusieurs moments de son vol en page quarante-neuf. Un vol d’outardes en page cinquante-et-un, observé par un garçon.



Tout du long de l’album, l’œil du lecteur est attiré par la faune et la flore du Québec. Un renne en pages huit dans les bois, un autre sur la tour Eiffel en page seize. Encore un en page vingt-neuf dont les bois semblent engendrer un halo fantasmagorique dans leur sillage. En page huit des manches de guitare forment les arbres d’une forêt, avec des gobelets pour en recueillir la sève. Lors des années parisiennes, la chevelure de Félix semble voir se développer comme des branches en hiver, comme s’il lui poussait de nouvelles ramures générées par ses expériences en France. De retour au Québec, la nature reprend son importance primordiale : une forêt de bouleau, l’île d’Orléans dans l’embouchure du fleuve Saint Laurent, avec ses côtes, les petits bateaux de pêche à moteur, les zones marécageuses, le scintillement de la lumière sur le fleuve, une vision onirique des plantes aquatiques sous-marines comme une longue chevelure folle, le bleu de l’eau répondant au bleu du ciel, etc. Dès la première page, le lecteur se rend compte que l’histoire du Québec est également présente en filigrane. L’auteur entame sa biographie par : Le 20 mai 1980, au soir de la défaite référendaire… Il appartient au lecteur soit d’être familier avec l’importance de cet événement dans l’histoire du Québec, soit d’aller se renseigner pour comprendre l’importance qu’il revêt pour Leclerc. À savoir le premier référendum relatif au projet de souveraineté du Québec ; il a été organisé à l'initiative du gouvernement du Parti québécois (PQ) de René Lévesque, l'un des événements majeurs de l'histoire du Québec contemporain.


Au fil de la vie de Félix Leclerc, apparaissent d’autres marqueurs temporels et culturels. Sa date de naissance bien sûr, et en fin d’ouvrage la date de sa mort, mais aussi le début de ses études à Ottawa en 1931, ses débuts à Radio-Canada, son premier mariage en 1942, le début du succès dans les années 1950 grâce à l’accueil que lui réserve la France, ce qui sera suivi par sa reconnaissance au Québec, son influence sur la génération suivante de chanteurs compositeurs français et belges Guy Béart (1930-2015), Léo Ferret (1916-1993), Georges Brassens (1921-1981) et Jacques Brel (1929-1978), son second mariage en 1969, la crise d’octobre en 1970 (enlèvement d’un attaché commercial britannique, enlèvement et meurtre du ministre provincial du travail Pierre Laporte au Québec, par le Front de Libération du Québec), la Superfrancofête d’août 1974 sur les plaines d’Abraham à Sainte-Foy à Québec avec la participation de Gilles Vignault (1928-), Félix Leclerc (1914-1988) et Robert Charlebois (1944-) pour le spectacle J’ai vu le loup, le renard, le lion, le 13 août 1974. Dans ses paroles le chanteur rend hommage à sa province, que ce soient ses paysages, ou des métiers spécifiques comme celui de draveur.



Après avoir pris connaissance de l’avant-propos, le lecteur sait que l’auteur va évoquer brièvement quelques dates et faits biographiques de Félix Leclerc, et qu’il va surtout se consacrer à l’évoquer par ses mots et par les images qu’ils engendrent. Le lecteur va découvrir Félix Leclerc au travers de la vision et du ressenti qu’en a Christian Quesnel, bédéiste originaire de la région du Outaouais au Québec. Il réalise des illustrations à l’encre et à la peinture, amalgamant parfois des images entre elles, jouant à la frontière de l’impressionnisme, de l’expressionnisme, du collage. Les couleurs expriment le ressenti ou l’état d’esprit du chanteur. Les dessins naviguent entre représentation descriptive pour une voiture, pour un bâtiment, un télésiège dans une station de ski, et des visons oniriques comme une licorne, une guitare avec une chevelure, des mains formant une coupe contenant de l’eau et un petit bateau de pêche à sa surface, l’image récurrente d’une femme en train de danser. L’artiste choisit la technique qui correspond le mieux à ce qu’il souhaite exprimer : formes détourées à l’encre, peinture, écriture manuscrite pour en fond de case avec des bribes de parole de chanson, photographie de famille tracée, dessin au crayon pour une rue de Paris, fond de case en motif de cercles de couleur, trame de fond avec un texte tapé à la machine à écrire, surimpression de deux images décalées, etc. Une grande richesse visuelle avec une vision d’ensemble qui assure une cohérence tout du long.


L’auteur évoque l’héritage de Félix Leclerc. Succinctement par quelques éléments biographiques, quelques événements historiques. Culturellement par des citations succinctes de texte de ses chansons, et la mise en valeur de la province du Québec. Affectivement et émotionnellement par une narration visuelle qui lie texte et image, qui se fait poétique et onirique, donnant à voir la représentation du monde et plus particulièrement du Québec telle que l’œuvre de Félix Leclerc en brosse le portrait partial de la terre qu’il porte dans son cœur.



jeudi 26 octobre 2023

Saria T01 Les trois clés

Tout pouvoir est fasciste.


Ce tome est le premier d’une trilogie, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2007. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Paolo Eleuteri Serpieri pour les dessins et les couleurs. Cet artiste est également l’auteur de la série Druuna. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. À la suite de problème de santé, Serpieri n’a pas pu réaliser les deux autres albums de la trilogie : Riccardo Federici lui a succédé. Le premier tome avait été publié sous le titre de Les Enfers, tome un.


La ville de Venise : elle a vécu de meilleurs jours, certains bâtiments semblant abimés, d’autres parcourus par d’énormes câbles parfois rompus. Orlando, le serviteur de la famille, vient réveiller la jeune Saria avec une lanterne à la main. Elle doit le suivre car son père approche de la fin de sa vie : il va mourir. Elle doit se dépêcher, il a fait préparer une malle, et ils quittent le palais cette nuit-même. Parce qu’ils vont venir la chercher et lui poser des questions auxquelles elle ne pourra pas répondre, et cela peut lui coûter la vie. Il a déjà ordonné aux domestiques d’évacuer les lieux. Orlando conduit Saria à la chambre du prince Asanti. Celui-ci est couché nu dans son lit. Il s’excuse de ne pas être beau à voir. Il lui aurait bien épargné ce spectacle, mais le temps presse. Ils peuvent surgir d’un instant à l’autre. Il lui confie une boîte. À son invitation, elle l’ouvre et y découvre trois clés à l’intérieur. Il expose ce qu’elles sont. Des rois, des tyrans tomberaient aux genoux de Saria pour posséder ces clés. Des familles ravageraient des continents entiers pour s’en emparer. L’une de ces clés peut l’emmener aux portes de l’Enfer, la deuxième au seuil des Paradis célestes, la troisième au néant. C’est la plus terrible, et il ignore de laquelle il s’agit. C’est pour cela qu’il ne les a jamais sorties de ce coffret. Le néant est pire que la mort. Elle devra se méfier de tout le monde. Le doge, le frère du prince, attend l’heure de sa mort pour s’emparer de cette boîte. Les lois de la Cité l’empêchent de verser le sang de sa famille.



Orlando fait sortir Saria de la pièce car le temps presse. Après leur départ, l’ange Galadriel fait son entrée dans la chambre du mourant. Elle vient pour les clés. Le prince Asanti lui rétorque qu’il n’allait pas les confier à sa fille naturelle. Désormais, les clés appartiennent à l’Église : il les a données à un prêtre car les pouvoirs de Galadriel s’effacent à la lumière de la sainte Croix. Contraint par Galadriel, il ajoute que ce prêtre n’a pas de nom, il porte un chiffre, celui de son ordre. Il appartient à l’ordre Sancti Aura, les Inquisiteurs assis à la droite. Jamais l’ange ne pourra les corrompre, elle doit abandonner toute idée de retrouver les clés. Elle le poignarde en indiquant que les clés lui appartiennent car elle est le gardien de la porte. Dans la barque sur le canal, Saria fait remarquer à Orlando qu’on dirait que la chambre de son père est en train de brûler. Il s’aperçoit qu’on les suit, il fait rentrer la barque dans une venelle discrète. Le duc Amilcar passe dans la grande artère, avec ses troupes de fasci : ils se rendent au palais du prince Asanti. Sur place, un soldat localise la chambre du prince et appelle le duc : le corps du prince flotte à quelques centimètres au-dessus des draps, transpercé par la lumière des douleurs.


La page d’ouverture établit d’entrée un mélange de genres déconcertant. Dans son introduction, le scénariste évoque la République de Venise, ainsi qu’une histoire qui serait le pendant cauchemardesque de sa série Giacomo C. (15 tomes de 1988 à 2015, et deux tomes en 2017/2018 Retour à Venise) illustrés par Griffo (Werner Goelen). Le lecteur en déduit que le récit se déroule dans le courant du XVIIIe siècle, ou peut-être un peu avant au vu des tenues vestimentaires et de quelques éléments technologiques. Dans le même temps, la première case présente ces câbles par endroit mis à nu, à d’autres sectionnés et tordus comme s’il existait un réseau distribuant de l’énergie. Plus loin dans le récit, il est question d’une ogive, et le doge semble bien s’apparenter à un cyborg. Les images véhiculent des éléments d’anticipation, comme si cette Venise correspondait à une version post apocalyptique, avec des vestiges incompris d’une science oubliée et un retour à une restauration d’une époque révolue. Dès la planche cinq, il apparaît également une ange, Galadriel, pas commode, symbolisant le Bien, mais aussi une partie du Mal, et le récit fait mention des Enfers (qui était le titre original de la série) et du Paradis. Un lecteur familier de la série Druuna en reconnaît plusieurs éléments constitutifs, l’érotisme et la pornographie en moins.



La narration visuelle porte la marque très forte de la personnalité graphique de l’artiste. Le lecteur identifie au premier coup d’œil son usage de petits traits secs pour donner de la texture et du relief à chaque élément détouré, et apposés en disposition de croisillon très dense en guise d’arrière-plan dans certaines cases. Cela donne des images semblant très solides, tout en restant immédiatement lisibles. Ses dessins s’inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, apportant une consistance impressionnante tant aux décors qu’aux personnages. Le lecteur se retrouve rapidement convaincu par la réalité de cette déclinaison fantasmagorique de Venise : l’architecture gothique et l’architecture de la Renaissance vénitiennes pour les façades et les intérieurs des bâtiments. Subjugué par les visuels, il effectue sciemment une pause pour savourer régulièrement une case : l’escalier monumental à l’intérieur du palais du prince Asanti avec ses grosses conduites et ses pierres effondrées, la façade dudit palais avec des tuyaux dessinant des formes évoquant une vulve, la grand place vue du dessus avec sa tour étayée tant bien que mal, un palais à la coupole éventrée, le grand bureau du Doge, et son mobilier, une autre vision de la grand place cette fois-ci à hauteur d’homme pour une exécution publique, un statuaire impressionnant devant l’entrée d’un autre palais, la présence parfois discrète parfois massive de machineries métalliques à l’arrêt, le pavage du quai où Ricardo emmène Saria pour un déplacement en barque, la vision apocalyptique du fourneau d’Hérodias, une structure métallique délabrée en pleine lagune avec des flammes s’échappant par le dessus, la vision dantesque de la base immergée de ce haut fourneau, l’échoppe très encombrée d’un fourgue, le peuple rassemblée sur la place pour assister à la cérémonie d’appel de Moloch par le Doge, etc.


Tout comme les environnements, les personnages présentent également une forte consistance visuelle, ce qui leur donne à la fois de l’épaisseur et de la présence. Orlando apparaît comme un beau jeune homme compétent et capable alors qu’il vient chercher Saria. Le lecteur peut voir qu’il a pris de l’âge alors que six années ont passé entre la scène introductive et la suite du récit, et que sa santé s’est détériorée. La Luna correspond à une vision de la femme telle que l’affectionne le dessinateur : avec des rondeurs accentuées, un postérieur consistant, et elle se dénude entièrement pour plonger dans la lagune à la suite de Ricardo pour aller voir où il trouve des médaillons frappés du nombre XXVII. Les postures des soldats menés par le duc Amilcar attestent d’hommes de métier, sûrs de l’autorité que leur confère leur uniforme, ce comportement s’avère encore plus manifeste chez le duc. Le lecteur scrute les détails apparents du corps du Doge, s’interrogeant comme Muredi d’Ispahan sur sa véritable nature. Galadriel en impose dès sa première apparition : ses ailes, ses cuissardes, ses bijoux en or et son poignard, ainsi que son visage dur et fermé. Le lecteur ressent également la force des motivations et des émotions des personnages dans la structure des pages : l’artiste utilise des cases rectangulaires majoritairement avec une bordure, dont l’agencement s’adapte à chaque situation, et parfois à la morphologie ou au geste d’un personnage. Elles ne constituent que rarement une bande sagement rectiligne. Régulièrement, une tête dépasse sur la bande supérieure, ou un personnage représenté en pied dépasse sur la bande inférieure, les ailes de Galadriel nécessitent une plus grande largeur de case à cet endroit, le corps du prince Asanti transpercé par la lumière des douleurs occupe une case de la hauteur de deux bandes et demi, des pics qui transpercent un corps transpercent également la bordure de case adjacente, etc.



Dans la scène introductive, Saria reçoit un coffret contenant trois clés ouvrant une porte donnant sur trois lieux différents. Six années passent, et elle est devenue une jeune rebelle idéaliste luttant contre le pouvoir en place, grâce à l’aide d’Orlando. Le scénariste en fait une jeune adulte sûre d’elle, n’hésitant pas à se mettre en danger pour sauver une famille injustement accusée. Elle lutte contre le pouvoir en place organisé dans un gouvernement militarisé, coupé du peuple, préoccupé par le maintien de l’ordre pour se maintenir en place, et certainement pas par le bien commun, une dictature fasciste. L’auteur évoque également des traditions qui ont perdu leur sens, un appareil d’Église déconnecté des valeurs religieuses. Lorsqu’est évoqué l’arrivée de la dyle des forçats, le lecteur identifie une opposition entre la religion de la Croix et celle du Croissant, que Dufaux développera dans sa série Croisade avec Philippe Xavier. En outre, Muredi d’Ispahan fait observer à Ali Muslim Orfa que le message du Doge au peuple est de craindre la colère de Dieu si on ne lui obéit pas, alors que Orfa parlera d’espérance, de pardon, de rachat. Ce à quoi son interlocuteur répond qu’ils verront si les hommes craignent davantage l’Enfer qu’ils ne souhaitent le Paradis. Lorsque le Doge fait apparaître Moloch au milieu de la place de Venise, le lecteur reconnaît un symbole éminemment phallique dans cette ogive commandée par le Doge, auquel s’oppose Saria une femme. Il rapproche ce symbole de celui de la vulve sur la façade du palais du prince Asanti.


A priori, l’association de deux créateurs à la personnalité si forte peut faire craindre un exercice de style entre surenchère et neutralisation de talents incompatibles. À la lecture, il apparaît que Jean Dufaux a écrit en fonction de la personnalité de Paolo Serpieri et que ce dernier s’est adapté aux caractéristiques du scénario. Le lecteur savoure cette dystopie vénitienne, cette version fantasmagorique de la cité où une jeune femme résiste contre un pouvoir fasciste, dans une narration visuelle flamboyante et macabre, mettant en scène l’exercice du pouvoir totalitaire pour lui-même, déconnecté du peuple qu’il doit servir.



mercredi 25 octobre 2023

L'Humanité de mes couilles

Où que tu ailles, tu emporteras ton malaise avec toi.


Ce tome constitue une histoire complète indépendante de toute autre, qui s’apprécie mieux avec une connaissance superficielle de la genèse biblique sous l’angle mythologique. Sa publication date de 2023. Il a été entièrement réalisé par Emmanuel Moynot, pour le scénario, les dessins et les couleurs, bédéiste également connu pour ses albums de Nestor Burma. Il comprend cinquante-trois pages de bande dessinée


À l’époque des hommes des cavernes, Adam est en train de se coudre un pagne avec un lien de cuir et une grosse aiguille. Il est très satisfait du résultat et il le revêt. Il va se présenter à sa mère assise dans la grotte, en lui annonçant qu’il a inventé un truc. Elle le calme direct en lui demandant d’y aller mollo sur les superlatifs et de lui montrer le truc. Il avance vers elle, disant qu’il trouve que ça lui va vachement bien. Elle répond du tac au tac, que c’est complètement idiot son truc, on ne voit plus son pénis. S’il croit que c’est avec son intellect qu’il va impressionner les gonzesses… Bref, il s’est planté. Elle lui demande d’aller cueillir des cailloux pour faire la purée de lézard. Il râle, parce qu’il en a marre de la purée de lézard. Elle lui rétorque qu’il n’a qu’à inventer l’arc et les flèches et alors ils pourront en reparler. Il sort ramasser des cailloux tout en marmonnant pour lui-même qu’un jour il inventera la religion et qu’on verra bien c’est qui qui rigole. Il se rend compte qu’Ève se tient devant lui : elle lui demande pourquoi il planque son pénis, s’il a rétréci ou s’il a chopé la chtouille. Il répond sèchement que les gonzesses n’y comprennent rien à la mode, et que si un jour il y a des grands couturiers, ce ne sera pas les femmes qui feront la tendance.



Peu impressionnée par sa répartie, Ève demande à Adam s’il veut faire du sexe. Elle va se coucher sur le dos dans l’herbe, dans la position du missionnaire, tout en lui indiquant qu’elle aimerait bien le faire à la normale une fois de temps en temps. Il répond qu’il évolue, qu’il n’a plus d’os pénien, et que le faire comme des bêtes ne lui occasionne plus d’érection. À l’entrée de la grotte, la mère d’Adam s’époumone à l’appeler. Il finit par l’entendre et il peste contre elle, ne pouvant pas être tranquille. Il décide que le jour où il va écrire ses mémoires, il va l’en évincer. Ève rentre chez ses parents, et sa mère lui fait la leçon parce qu’elle a encore été traîner avec l’autre demeuré. Elle leur répond qu’ils profitent bien d’être crétins maintenant parce que la préhistoire ne va pas durer pour toujours. Elle va trouver refuge dans les branches d’un arbre, où un serpent bleu vient lui prodiguer des conseils. La jeunesse, c’est le printemps de la vie ! C’est là qu’il faut cueillir les plus beaux fruits, se remplir du suc de l’existence pour ne pas finir comme un vieux pruneau tout fripé. Où qu’elle aille, elle emportera son malaise avec elle. Elle finit par suivre son conseil et croquer dans une pomme, ce qu’elle regrette immédiatement car elle n’est pas mûre. Elle est persuadée que l’herbe est plus verte ailleurs : il faut qu’elle s’en aille, et ainsi ses parents la laisseront tranquille.


Un titre qui claque bien et qui ne laisse pas place au doute : l’auteur ne va pas faire l’éloge des êtres humains. Il place son récit à la naissance de l’humanité, dans l’âge mythologique de la Genèse selon la Bible, dans une version quelque peu revue et corrigée. Il s’agit d’un album publié par l’éditeur Fluide Glacial, et le lecteur peut y reconnaître l’humour maison, un peu gras, souvent en-dessous de la ceinture, et aussi impertinent que pertinent et pénétrant. La première page propose un gag reposant sur un anachronisme, de la couture, filé par la suite avec l’évocation du métier à inventer de couturier, et de la mode qui sera certainement plus masculine que féminine. Par la suite, le lecteur sourit à l’emploi d’anachronismes qui abondent tout au long de l’album : la mention d’une pension alimentaire en retard, le régime végétarien, le rôle traditionnel de la femme voire rétrograde, les démarcheurs Vendeur Représentant Placier (VRP), le principe d’éduquer le palais (la gastronomie), les jours de la semaine, le fromage, la prospection les clients potentiels pour réaliser une étude de marché, le fait de parler face caméra, l’existence de la forêt primaire, etc.



L’auteur joue également sur les attendus du lecteur, en prenant à rebrousse-poil le déroulement de la Genèse tel qu’établi dans la Bible. Le lecteur sourit quand Abel explique la notion de sacrifier un bélier pour que ça lui porte chance : un détournement du sacrifice à Dieu, transformé en une croyance sans fondement sur le fonctionnement de la chance, une interprétation erronée d’une occurrence de corrélation, sans aucune causalité. Un peu plus loin, Adam reçoit l’étrange visite d’un individu à la peau noire, visiblement un Africain, ce qui l’amène à se mettre en colère, en demandant qu’on le laisse construire sa légende tranquille, et à se regarder le nombril en disant que, oui, il en a un ! Cette séquence intègre également une autre forme de dérision, cette fois-ci s’appliquant à l’Histoire, et dans ce cas particulier à l’histoire évolutive de la lignée humaine, contrastant fortement au récit de la Genèse. Dans une séquence, Caïn se met à inventer le concept de cité et de logements mitoyens, faisant ainsi ressortir le fait qu’Adam et ses parents habitent dans une caverne. Il est également question de mots de vocabulaires divergents entre les deux frères, prémices de la naissance des langues, et du mythe de la tour de Babel. Ou encore Abel s’est déjà installé comme éleveur, et Caïn comme agriculteur.


En cohérence avec l’époque et les personnages qu’il a choisis, l’artiste a fait le choix de les représenter nus tout du long de l’album avec une approche majoritairement réaliste, et donc des fesses, des poitrines et des pénis apparents, ce qui est même visible sur la couverture pour Adam. Cela ne fait pas de cette bande dessinée un ouvrage érotique ou pornographique, plutôt naturiste. Lorsque Ève et Adam s’accouplent, cela ne dure que le temps d’une unique case fort chaste. Le dessinateur montre des individus en bonne santé physique, les parents étant marqués par l’âge, les Africains (apparaissant dans une séquence) étant peut-être plus athlétiques. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, avec un degré de détails de niveau moyen. L’artiste ne se contente pas de formes génériques, mais le degré de précision ne permet pas de reconnaître les essences de végétaux, par exemple. Il emploie un mélange de traits très fins pour des portions de contour, et de traits plus épais pour donner plus relief et de texture aux formes détourées. Le lecteur observe une belle variété dans les visages, dans les postures corporelles et dans les expressions de visage. Il voit passer des représentants de différentes espèces animales : le serpent bleu vil tentateur, un pauvre lapin qui finit le crâne éclaté sous une pierre, une girafe, une biche, un lézard, des moutons, deux aurochs, un poisson, un lion et une lionne, deux chiens et des chiots.



Le dessinateur réalise des décors qui donnent une impression de chaque lieu, sans les décrire dans le détail. Pour autant, les personnages évoluent dans des environnements diversifiés : des grottes (quelques-unes bénéficiant de peintures rupestres), des zones boisées avec même des arbres à liane, des collines permettant de voir loin, un mont avec des grottes, une savane, un champ de blé, une hutte en bois, un fleuve, une immense cité en pierre, et même un véritable jardin d’Éden. Le lecteur apprécie la fluidité de la narration visuelle et sa variété, avec des scènes mémorables : le serpent évoluant autour d’Ève assise sur une branche d’arbre, Caïn se prenant une mandale pour avoir tenté de tuer Abel encore nouveau-né, Adam tuant un lapin par surprise, les deux démarcheurs essayant de fourguer un balais présenté comme l’une des dernières innovations en matière d’entretien ménager, Abel s’adonnant à la peinture rupestre, Adam plongeant pour pêcher un poisson à main nue, deux lions en train d’observer des humains se recueillir sur un corps enseveli, l’incroyable cité en pierre, le principe de la géante de neuf mètres en train de se faire féconder.


En fonction de sa familiarité avec l’histoire d’Adam et Ève, le lecteur se rend compte que l’auteur n’en reste pas à une parodie moqueuse et sarcastique. En sous-entendu, il s’amuse également avec des questionnements divers. Cela commence dès la première page avec Adam en train de coudre : quel être humain a pu avoir cette idée, comment lui est-elle venue à l’esprit ? Ce type d’interrogation revient à l’esprit du lecteur en voyant les uns et les autres faire des essais de nourriture : Caïn très content de mâcher des feuilles de plante qui semblent le détendre, Adam ramenant un lion et Ève ne sachant pas comment le cuisiner. Abel s’allongeant sous un mouton pour boire le lait à même le pis. La famille d’Adam se demandant ce qu’il lui prend de ramener un poisson : comment a-t-il pu avoir l’idée que ça pouvait se manger ? Moynot s’amuse également à opposer la version de la genèse de l’humanité légèrement bronzée à la réalité de son origine en Afrique noire. La notion d’un dieu le père tout puissant avec un homme à la barbe blanche qui regarde silencieusement Abel, et la notion de premier homme puisque Adam a un nombril, et même une mère. Il montre Ève et Adam quittant la grotte familiale pour tenter de s’installer dans une maison. Dans la dernière séquence, il joue avec le principe d’une genèse alternative quand Adam raconte ce conte avec des hommes paresseux et une femme géante. Il joue avec la notion de péché originel lorsque Ève indique à Seth, un de ses fils, que quand son père et elle ne seront plus de ce monde, l’avenir de l’humanité reposera sur lui. Ce n’est donc plus l’acte de croquer dans la pomme qui pèse sur la condition humaine de tous les hommes à venir, mais les choix de Seth.


Un titre politiquement incorrect pour indiquer une relecture inconvenante et irrespectueuse de l’origine de l’humanité selon la Genèse. Une narration visuelle bien dosée entre pragmatisme et humour, pour une reconstitution entre naturalisme et fantaisie. Une suite de six chapitres entre quatre et seize pages, évoquant l’invention du pagne cousu, la naissance d’Abel, la chasse, le premier agriculteur et le premier éleveur, le principe du sacrifice pour s’attirer la chance, et une autre possibilité pour un récit des origines. L’auteur entremêle avec une habileté élégante mythologie et histoire, assaisonné de dérision et de sarcasme pour mieux remettre en question quelques notions fondatrices qui exigent beaucoup de crédulité, sans se montrer condescendant ou méprisant.



mardi 24 octobre 2023

War and dreams T02 Le code enigma

Tous ces étrangers qui font des milliers de kilomètres pour retrouver leur passé !


Ce tome fait suite à War and dreams T01 La terre entre les deux caps (2007) qu’il faut avoir lu avant. L’édition originale date de 2008. Il a été réalisé par Maryse Charles pour le scénario, et par Jean-François Charles pour les dessins et la couleur. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.


Arizona, le sept décembre 1941. Joe Bubble, un cascadeur à moto, s’apprête à se lancer dans un dangereux parcours, sur un circuit de bois échafaudé à plusieurs mètres du sol, avec des pentes abruptes, un looping et même un saut au-dessus du vide en passant par des anneaux enflammés. En contrebas, la foule s’est déplacée pour voir cet acrobate sur sa puissante moto, dans son blouson en cuir avec son casque et ses lunettes. À l’arrière d’un pick-up, l’organisateur beugle dans un porte-voix monté sur un trépied pour conseiller à Joe de recommander son âme à Dieu, et de donner le signal du départ. L’homme s’élance et accomplit le parcours périlleux à la perfection sous les vivats de la foule. L’organisateur continue pour le bénéfice des spectateurs : Joe s’est surpassé aujourd’hui ; et il en profite pour rappeler que des photographies et des posters de Joe sont disponibles dans le stand, le fabuleux Joe Bubble. Ce dernier arrête sa bécane à proximité de sa roulotte, et la confie aux bons soins de Wutpaki, son assistant. Il se hâte ensuite dans sa caravane avant que les jeunes femmes qui lui courent après ne le rattrapent. Le soir venu, Joe Bubble va se détendre en compagnie de Wutpaki dans le bar local pour faire la fête. Il a une bonne descente, alors que son assistant ne boit pas d’alcool. Il va conter fleurette à Charleen, une belle jeune femme, qui est accompagnée par Andy. Joe s’embrouille avec lui et lui décoche une droite qui l’envoie au sol. Puis il embrasse Charleen d’autorité. Mais sur scène, le chanteur du groupe de country annonce que ce matin les Japonais ont attaqué Pearl Harbor !!



1942. Une flotte de B17, bombardiers américains de la 8e Air Force, en mission de jour, s’approche de Schweinfurt, ville allemande connue pour ses fabriques de roulements à billes. Le responsable d’escadrille indique que les pilotes doivent se mettre en formation d’attaque et rester groupés : un groupe d’avions ennemis approchent à deux heures. Joe Bubble occupe un poste de mitrailleur et il parvient à abattre son septième avion ennemi. Le copilote commente que Bubble est un cas : indiscipliné, grossier, une vraie tête de mule. Le pilote ajoute qu’il ne le prendrait pas pour témoin à son mariage, mais comme mitrailleur il préfère l’avoir avec lui. Les avions rentrent à la base, celui de Bubble a un peu de retard sur les autres, ce qui inquiète le colonel. Finalement il atterrit et Bubble en descend en indiquant au mécano qu’il peut peindre deux autres croix gammées sur la vieille carcasse de l’avion. John Mapples, un journaliste du Times, l’approche pour l’interviewer : il lui répond qu’il faut d’abord qu’il fasse connaissance avec une jeune militaire qui vient de passer.


Le premier tome présentait succinctement les principaux personnages à la fois dans le présent du récit, fin des années 1960 ou début des années 1970, et dans le passé, pendant la seconde guerre mondiale : Erwin soldat allemand ayant été affecté sur une plage de Normandie et sa nièce Marian, Archie Wyeth gradé britannique ayant servi en Égypte et son épouse Kate, Joe Bubble et son petit-fils Frankie, Julien un Français et son épouse Laure. Ce deuxième tome reprend cette alternance entre les différents personnages et les deux époques correspondantes, à savoir le temps présent du récit et celui des souvenirs de la seconde guerre mondiale. Dans la première séquence de cinq pages, les auteurs présentent Joe Bubble et en particulier son caractère de mâle dominant prenant ce qui lui plaît par la force et se mettant en danger. L’artiste fait revivre ces spectacles de cascade à moto, avec les prises de risque, l’improbable circuit en hauteur construit en planches et semblant bien fragile. Il s’amuse bien avec le comportement des groupies prêtes à se jeter dans les bras de l’alpha-mâle ayant défié la mort. Le portrait de Joe touche le lecteur, à la fois par son comportement à risque, sa concentration pendant son spectacle, son attitude extravertie dans le bar, son absence totale d’égard vis-à-vis des autres qu’il s’agisse de Charleen non consentante ou de son compagnon humilié d’un coup de poing.



L’évocation de la seconde guerre mondiale continue avec une bataille aérienne entre Américains et Allemands. Le lecteur peut voir que le dessinateur s’est documenté sur les avions B17, sur le poste de mitrailleur avec l’arme et les munitions. Il sait également construire des vues permettant de juger du positionnement relatif des avions dans le ciel, les uns par rapport aux autres. Comme dans le premier tome, les uniformes des différentes armes sont conformes à la réalité historique, ainsi que les armes, les accessoires et les véhicules militaires. Le lecteur peut également voir les baraquements et le bar où vont se détendre les militaires le soir. Puis vient l’évocation du service d’Erwin posté sur une plage de Cotentin. Le lecteur retrouve les bunkers et les ringstands vus dans le premier tome, ainsi que la représentation de la côte avec sa plage, les couleurs de la Manche et sa houle, ainsi bien sûr que les uniformes allemands. Il sourit en voyant à quel point le jeune Erwin est impressionné de se retrouver en présence du général Rommel (1891-1944) avec qui il partage le même prénom, en seul à seul. Avec Archie Wyeth, les auteurs remmènent le lecteur au Caire : une illustration en pleine page en ouverture, une vue de dessus en oblique d’une artère très affairée avec ses marchands, ses tentures pour faire de l’ombre, etc., puis une belle demeure avec un grand jardin presqu’un parc. Dans cette séquence, le capitaine se retrouve dans une bibliothèque surchargée de livres où Pierre Landilec lui montre une machine Enigma et comment s’en servir pour décrypter des messages secrets allemands. Après une magnifique illustration en pleine page de la Manche vue à partir d’un champ, Julien et Laure bénéficient de leur première scène à Lille pendant le conflit mondial : les soldats allemands en uniforme dans la rue et l’évocation du recrutement pour le Service de Travail Obligatoire (STO, de juin 1942 à juillet 1944).


Le tome se termine avec une autre opération militaire évoquée sur six pages : l’opération Crusader qui s’est déroulée du seize novembre 1941 au dix-sept décembre 1942. La scénariste fait le nécessaire pour rendre compréhensible cette phase du conflit en seulement quatre pages, avec succès. Les personnages principaux de la série ne participent pas à l’action sur le champ de bataille ; en revanche Milton, un ami d’Archie Wyeth, y combat au sein de l’armée britannique. La narration visuelle permet de regarder la colonne de chars des brigades du XXXe Corps franchir la frontière libyenne et avancer dans le désert sous le commandement du général Alan Gordon Cunningham (1887-1983), puis l’aérodrome de Sidi Rezegh avec ses avions, ses blindés et les véhicules des mécaniciens. Soudainement, le lecteur se retrouve au milieu des soldats britanniques alors qu’ils sont attaqués par les troupes allemandes, avec l’explosion des obus, les chars qui arrivent, les tirs de mitrailleuses lourdes, la poussière. Fin novembre 1941, l’armée allemande donne l’assaut et le lecteur voit dans une case occupant la moitié de la planche quarante-trois, les Panzers arriver de toute part sur les dunes. Comme dans le tome un, les auteurs ne cherchent pas à glorifier les actes de bravoure d’un camp ou de l’autre, ni même le génie tactique ou stratégique des commandements en présence : ils montrent ces situations à hauteur d’homme, laissant imaginer au lecteur l’effet que de telles épreuves peuvent avoir sur les esprits, et les conséquences durables.



Au cours du premier tome, le lecteur pouvait ressentir comme un parfum romanesque émaner des personnages : des êtres humains normaux de bonne composition éprouvés par l’expérience de la guerre. Avec la séquence d’ouverture, les auteurs rendent patent les failles morales de Joe Bubble : individu à la forte carrure habitué à imposer sa volonté par l’intimidation, sans même penser à mal, parce que cela lui paraît normal. Erwin reste un chic type dont le hasard de la naissance a fait qu’il se retrouve dans l’armée allemande sans que son libre arbitre n’ait pu influer en quelque mesure que ce soit. Archie Wyeth continue à se comporter comme un héros flegmatique, blessé de guerre, toujours œuvrant pour l’armée et son pays, faisant tout son possible pour que les informations décryptées par la machine Enigma et Pierre Landilec permettent de sauver le plus vite possible. Mais ses convictions se heurtent au pragmatisme de Landilec plus âgé qui lui explique que ce travail de décryptage nécessite de grandes capacités intellectuelles, mais aussi une certaine froideur, c’est-à-dire faire abstraction de ses sentiments. En outre, Archie trompe son épouse, et accablé par la réalité du principe de sacrifier quelques vies pour en sauver de plus nombreuses, il finit par proférer sciemment des propos antisémites destinés à faire mal. Julien le Français se retrouve également dans une situation moralement intenable, ne lui offrant pas de choix qui ne soit pas discutable. Tout du long, en total contraste, le lecteur peut se repaître des superbes représentations des environnements : outre ceux cités plus haut, une magnifique formation rocheuse gigantesque dans le désert de l’Arizona au soleil couchant, la plage devant l’hôtel où est descendu Joe Bubble, les plages du Cotentin, la très belle maison louée par Archie & Kate, la très belle vue Caire en voiture à cheval, une rue pavée de Lille avec ses cafés, la décoration de la chambre de Miss Sahara, une vue du Caire par un hublot d’avion en vol, la vue depuis la terrasse du restaurant de l’hôtel en Normandie.


Un deuxième tome très riche, entre violence des champs de bataille de la seconde guerre mondiale, douceur des plages du Cotentin et des déserts égyptien et libyen. Au fur et à mesure, les personnages gagnent en épaisseur et en complexité : de vrais êtres humains ayant été confrontés à des situations qui se sont imposées à eux pendant la seconde guerre mondiale, sans bon choix, avec un coût émotionnel assuré sans pouvoir être mesurable. Le Français, l’Américain, le Britannique, l’Allemand, chacun a vécu des expériences différentes, dans des environnements différents, tous représentés avec une sensibilité chaleureuse, et tous en sont sortis marqués. Une narration qui semble douce, aussi bien par la fibre romanesque que par la douceur des dessins, des situations traumatisantes avec des conséquences à vie.



lundi 23 octobre 2023

La venin T01 Déluge de feu

Dans la vie, il faut un peu plus que la chance pour réussir.


Ce tome est le premier d’une pentalogie qui forme une histoire complète. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Laurent Astier pour le scénario, les dessins et la couleur. Il comporte cinquante-six pages de bande dessinée. Il comprend un dossier de six pages à la fin : la reproduction des carnets d’Emily, tels que l’auteur les a découverts lors de ses recherches. Le lettrage de la bande dessinée est assuré par Jean-Luc Ruault, la calligraphie des carnets par Jeanne Callyane. Une carte des États-Unis occupe la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : y figure le tracé des voyages d’Emily.


La Nouvelle Orléans en Louisiane, juillet 1885. Dans une maison close, plusieurs hommes prennent leur plaisir dans le salon, avec les filles. Ils se prénomment Eugène, William, Allister, James, en présence du pianiste Stanley. Soudain une belle rousse interrompt les caresses qu’elle prodiguait à William car sa fille de huit ans se tient au palier de l’étage en train de regarder ce spectacle qui n’est pas de son âge. La mère dit à sa fille Emily qu’elle devait rester dans sa chambre car sa mère est occupée. Elle lui ordonne de filer, car elle ne veut plus la voir traîner dans ses pattes, qu’elle aille lire un de ses stupides bouquins, et qu’elle ferme la porte de sa chambre ! Emily s’exécute en claquant bien fort la porte de sa chambre, et pleurant tout en se disant qu’elle la déteste. Elle prend une décision : alors comme ça sa mère ne veut plus la voir, elle fouille dans le tiroir de la commode. Elle y trouve la boîte avec les billets de banque et elle en prend une poignée. Elle sort par la fenêtre, descend le long de la poutre qui supporte le balcon et salue Sam en train de jouer du banjo, avec un copain trompettiste et un autre à la grosse caisse. Sam papote avec elle, mais est rappelé à l’ordre par les autres musiciens. Il s’amuse en associant deux mots des phrases prononcées : le verbe Jaser et le qualificatif de Jézabel. Il suggère le titre de Jazz for jazz belles pour leur morceau.



Quinze ans plus tard dans le Colorado, en juillet 1900, Emily se dirige vers Silver Creek, en train. Elle lit le journal : la première page annonce la tournée électorale du gouverneur Eugene Mc Grady, pour se faire élire au Sénat. Son voisin lui emprunte son journal, et se plaint que les journalistes vont les bassiner avec cette fichue élection. Le train arrive à quai. Les voyageurs descendent, le chef de gare leur recommandant de faire attention car cette partie de la gare est pas mal ravinée par les pluies, et pourtant ce n’est pas faute d’avoir demandé des travaux… Il salue la voyageuse qui lui indique qu’elle est venue pour se marier, la cérémonie étant prévue pour dans quatre jours. Puis Emily s’adresse à Ike, un vieil homme, en train de charger des colis dans sa carriole. Elle lui explique : elle vient d’arriver, et elle ne connaît pas bien la région. Elle voudrait savoir où se trouve la maison de Benjamin Cartridge et si quelqu’un pourrait l’y emmener. Il devait passer la chercher, mais il a dû avoir un empêchement de dernière minute. Ike indique où se trouve la maison de Cartridge et ajoute qu’il n’y habitue plus depuis deux semaines, car il est là-haut, au cimetière, sous six pieds de terre.


Une série western de plus, forcément avec de nombreux hommages au fil des séquences. Certes. Déjà : un premier tome avec un véritable enracinement dans la réalité historique de l’époque. Le lecteur constate rapidement que la narration allie à la fois richesse et fluidité : une vraie densité narrative, tout en conservant le plaisir de lecture. L’auteur intègre de nombreux éléments historiques, certains évidents, d’autres plus pointus. Dans la première catégorie se trouvent une partie des conventions habituelles du genre Western : le saloon agrémenté par ses prostituées, le cheval de fer et ses rails, les déplacements à cheval, les carrioles, la petite ville du far West, les règlements de compte à l’arme à feu, le sort des Amérindiens (ici des Comanches et un Apache), le bateau à fond plat et faible tirant d’eau mû par une roue à aubes sur le fleuve Mississippi, le baptême par immersion dans ce fleuve, et même des signaux de fumée. Petit à petit, le lecteur s’imprègne de l’ambiance et relève de ci de là une composante plus spécifique à l’époque, à la civilisation, moins connue. Elle peut être explicitée avec une courte note en bas de page, comme pour cette jeune femme Minnie Wallace qui a assassiné son époux plus vieux de trente ans. Le lecteur prend alors plaisir à lire un facsimilé d’article de journal dans le dossier d’Emily en fin de tome pour en découvrir plus. Il y a bien sûr les détectives de l’agence Pinkerton, surtout s’il prend la curiosité au lecteur d’aller se renseigner à partir de leur nom. Ces deux individus Tom Horn (1860-1903) & Charlie Siringo (1855-1928) ont bel et bien existé et ont bel et bien contribué à la traque du Wild Bunch de Butch Cassidy (1866-1908) et du Sundance Kid (1867-1908, Harry Longabaugh), la lecture de leur biographie valant le détour.



D’autres personnages historiques apparaissent ou sont évoqués : Quanah Parker (1845/52-1811) un des plus éminents chefs des Comanches Quahadie ou Kwahadi, Annette Ross Hume (1858-1933) une photographe. Le scénariste confronte son héroïne à la pratique des Sooners, des colons venant en repérage de territoires indiens qui feront bientôt l‘objet de l’une des six courses à la terre, dans l’état de l’Oklahoma. Ces éléments de contexte historique ont un impact direct sur le déroulement de la vie et les actions d’Emily ou sur celle des personnes qu’elle croise : ce récit s’inscrit dans un contexte historique bien précis, et son déroulement en aurait été changé s’il s’était agi d’autres lieux ou d’autres temps. L’auteur rend également hommage à d’autres bandes dessinées de Western, en particulier, le lecteur peut identifier en page vingt-quatre : Mike S. Blueberry créé par Jean-Michel Charlier (1924-1989) & Jean Giraud (1938-2012), Buddy Longway créé par Derib (Claude de Ribaupierre, 1944-). Très vite il est pris par l’intrigue et par la reconstitution historique soignée, que ce soient les références, ou les représentations. L’artiste œuvre dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur n’éprouve aucun doute sur la qualité et le sérieux de ses recherches préparatoires. Il sait qu’il peut avoir confiance dans la représentation des tenues vestimentaires, des outils, des bâtiments, de l’ameublement, des carrioles, des armes des uniformes, des formes d’urbanisme, et même des dessous féminins. Il savoure l’évocation de l’origine probable du mot Jazz.


Derrière la couverture saisissante avec cette jeune femme dont le coup de feu semble allumer et nourrir un intense brasier, le lecteur découvre une narration visuelle très généreuse et prévenante vis-à-vis de lui. Le dessinateur prend le soin de représenter chaque élément dans le détail pour leur donner de la consistance, le lecteur prenant plaisir à prendre le temps de les regarder, que ce soit le pont en bois sur lequel passe le train, les bancs en bois dans les wagons, le bras et le manchon pour déverser le grain dans le wagon, une palissade en bois, les lampes à pétrole, les drapeaux américains et la fanions pour décorer la ville de Silver Creek à l’occasion du passage du gouverneur candidat au Sénat, le chandelier à six branches dans le grand salon d’apparat de la demeure des Mc Grady, la voilette de la veuve, les armatures intérieures en bois du grand tipi du shaman Isa-Tai, le modèle de fauteuil sur la véranda du colonel, différents du modèle de fauteuil dans sa salle à manger, les différentes zones du camp de Fort Sill, les formations rocheuses du désert, la ramure impressionnante des têtes d’élan décorant un grand hall d’un bâtiment du campus de Yale, etc. Il prend tout autant plaisir à la construction des séquences, à la variété des plans de prise de vue, que ce soit des cadrages larges pour donner de la place au paysage, ou des cadrages plus serrés sur les visages pendant les discussions qui peuvent devenir très tendues. L’artiste ne ménage pas sa peine pour donner à voir les différents lieux avec des cases très détaillées : une vision générale de la grand rue de Silver Creek, une longue perspective pour l’arrivée du train en gare, la grande salle du saloon vue depuis le balcon de l’étage, une case de la largeur de la page pour montrer Emily chevauchant dans un paysage sauvage, une vue générale en élévation de Fort Sill, une vue générale avec une perspective profonde du quai à partir duquel Emily et sa mère embarque sur le bateau, une case très impressionnante avec Emily en haut d’un escalier pour une vue plongeante vers une salle souterraine gigantesque dans un bâtiment de Yale, etc.



L’intrigue est construite sur deux fils temporels : le présent de l’histoire en 1900, alors qu’Emily arrive à Silver Creek, et des retours en arrière à partir de 1885 qui viennent en raconter plus sur son enfance, avec une forme d’écho sur son présent. L’auteur a choisi un personnage principal féminin ce qui ajoute une différence avec la grande majorité des westerns. Il évoque la condition féminine à l’époque : en tant que femme libre et indépendante, fille de prostituée, Emily n’a pas beaucoup de possibilités de source de revenu, et l’auteur ne se montre ni hypocrite, ni complaisant sur son activité dans une maison close. Pour autant, elle n’apparaît pas comme une victime, et il ne la transforme pas en objet du désir pour le lecteur, conservant ainsi son intégrité d’être humain indépendant. La dynamique de l’intrigue apparaît rapidement, entre Emily prenant l’initiative, les différentes forces de l’ordre (policiers, militaires ou enquêteurs privés) réagissant, des souvenirs du passé, des course-poursuites, donnant un rythme soutenu à l’ensemble. Parmi les thèmes : la justice opposée à la loi, les préjugés, la loi du plus fort, la condition féminine, la spoliation des Amérindiens, le pouvoir de l’argent, le racisme systémique envers les Amérindiens, etc.


Un premier tome parfait pour cette série Western. Une narration visuelle riche et variée, méticuleuse et soignée, une intrigue qui se dévoile progressivement, une tension dramatique soutenue, un personnage principal complexe, courageux, intelligent, rusé, pragmatique. Un contexte historique fourni et authentique. Le lecteur admire Emily pour sa détermination et sa résilience, tout en profitant pleinement d’un beau western dont les conventions de genre sont mises au service du récit, retrouvant ainsi toute leur saveur.



jeudi 19 octobre 2023

Léopoldville 60

Bref, la grande histoire passée au tamis de la petite.


Ce tome est le deuxième de la série consacrée à Kathleen Van Overstraeten, en termes d’ordre de parution, et également le deuxième, à ce jour, par ordre chronologique de sa vie. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Patrick Weber pour le scénario, Baudouin Deville pour les dessins et l'encrage, Bérengère Marquebreucq pour la mise couleurs, qualifiée de mise en lumière, c’est-à-dire la même équipe que celle des quatre autres albums de la série : Bruxelles 43 (paru en 2020), Sourire 58 (paru 2018), Berlin 61 (paru en 2023), Innovation 67 (paru en 2021). Ce tome comporte cinquante-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de huit pages, agrémenté de photographies, intitulé Le Congo belge et Léopoldville, retour dans des mondes disparus, découpé en plusieurs articles : une page de contexte rédigée par Patrick Weber, Une histoire de femmes et d’homme, de noirs et de blancs, L’ombre de Tintin, Petit guide de Léopoldville (L’hôtel Memling, le jardin zoologique, le marché indigène, le musée indigène, l’aérogare, la statue de Stanley, la statue de Léopold II, le quartier indigène), l’enjeu de l’uranium, un voyage secret, la manne de l’uranium, Indépendance cha-cha, témoignages d’époque (un second pilote de la Sabena, un steward), 30 juin 1960 indépendance du Congo et après. Dernier article : une interview de Robert Van Michel chef de secteur de la Sabena à l’époque, intitulée le pont aérien Sabena de 1960 une odyssée humaine.


À bord d’un vol Bruxelles-Léopoldville, l’hôtesse de l’air Kathleren Ovserstraeten répond à l’appel d’un passager qui souhaite encore avoir un scotch whisky. La responsable du vol Francine Merckx lui indique discrètement de lui méfier de cet oiseau, car quelque chose lui dit qu’il lui faudra beaucoup plus qu’un scotch pour se rafraîchir le gosier. Kathleen doit le servir car le client est roi, mais s’il dépasse les limites madame Merckx se fera un plaisir de lui rappeler les vertus de la sobriété. Le client est satisfait et il tend sa carte à Kathleen lui précisant qu’il descend à l’hôtel Regina et que si le cœur en dit à la jeune femme, ce sera à son tour à lui de lui offrir un verre. La discussion se poursuit ensuite entre madame Merckx et Kathleen dont c’est le premier vol à destination de l’Afrique.



En janvier 1960, à Léopoldville, Célestin Bembé est reçu par Pierre Stevens et Arsène Jeanmart qui lui proposent le poste de contrôleur de gestion pour leur agence de Boma. Bembé répond de manière véhémente que c’est très généreux de leur part, mais qu’il ne peut pas accepter. Il ajoute qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe ici : bientôt c’est eux qui le solliciteront pour un emploi, car ce pays est aux Africains ! Ils le congédient, ce qui n’atteint pas Bembé convaincu que l’histoire est en marche. Le soir, à la mine d’or d’Uvira au sud Kivu, un individu s’introduit subrepticement sur le site et cloue un masque de sorcier sur la porte du bâtiment principal. En découvrant ce masque le lendemain, les ouvriers africains refusent de travailler dans la mine.


Comme pour les autres albums, les auteurs ont choisi une année clé dans l’histoire de la Belgique : l’indépendance du Congo belge a été déclarée le 30 juin 1960, après avoir été une colonie depuis le 15 novembre 1908, soit pendant cinquante-deux ans. Dans son introduction au dossier en fin d’ouvrage, le scénariste précise la nature de cette bande dessinée et son ambition : cet album n’ambitionne pas de porter un jugement sur l’entreprise colonisatrice, sur sa fin et encore moins sur ce qu’il est advenu du Congo depuis son indépendance. Les historiens n’ont pas fini de se pencher sur ces épisodes souvent tragiques et toujours contrastés de la saga nationale congolaise. À travers l’héroïne Kathleen apparue dans l’album Sourire 58, les auteurs ont voulu présenter les événements de 60 sous un angle particulier. Simple et individuel, d’abord parce tous les épisodes historiques se vivent d’abord d’un point de vue personnel. Dans les deux camps, comment les protagonistes ont-ils eu peur ou faim ? Quels étaient leurs regrets ou leurs espérances ? Leurs joies et leurs peines ? Bref, la grande histoire passée au tamis de la petite. De fait, la narration présente les choses elles sont, ou plutôt comme elles étaient, à la fois en termes de représentation visuelle, et en termes de relations sociales, sans révisionnisme politiquement correct. Par exemple, les Congolais appellent les métropolitains par le terme de Bwana, et réciproquement les blancs parlent des Évolués pour désigner la classe moyenne noire qui s’européanisa au Congo belge.



Comme dans les autres tomes, le positionnement des dessins dans un registre réaliste et descriptif apparenté à la ligne claire s’avère parfait pour montrer les choses, pour donner à voir des quartiers de Léopoldville, les véhicules, les tenues vestimentaires. Tout commence avec une vue magnifique du d’un avion de la Sabena en plein vol : un Douglas DC6, avion quadrimoteur utilisé par la Société Anonyme Belge d'Exploitation de la Navigation Aérienne, compagnie aérienne nationale belge (1923-2001). Le lecteur garde les yeux grands ouverts pour ne rien perdre : une vue extérieure de l’hôtel Memling à Léopoldville, les wagonnets de la mine d’or d’Uvira, plusieurs artères de la capitale congolaise, les belles voitures, quelques restaurants, la statue de Henry Morton Stanley (1841-1904, journaliste et explorateur) dans le site de son ancien camp retranché, le jardin zoologique de Léopoldville, un bar dans le quartier indigène de Bandalungwa, le musée de la vie indigène, l’aéroport d’Elisabethville à Katanga, des demeures dans le quartier blanc, des maisons dans un quartier indigène, l’avenue Baron van Eetvelde, une séquence dans la brousse, le marché indigène, les bureaux de la Sabena, et un des cinq Boeing 707 affectés à la Sabena pour l’évacuation. La richesse du récit permet également au lecteur de prendre le temps de passer par une rue de New York, plusieurs rues de Bruxelles et même un café pris à l’hôtel Métropole sur la place De Brouckère où se trouve la fontaine Anspach, l’aéroport de Zaventem, une pharmacie bruxelloise pour faire le plein de produit anti-cafards.



Les auteurs respectent leur note d’intention et l’Histoire se vit à hauteur d’être humain. Le lecteur retrouve avec plaisir Kathleen Overstraeten et son amie Monique. L’artiste reste dans un registre de type ligne claire, avec un degré de simplification dans leur représentation, tout en conservant un bon niveau de détails, avec une physiologie spécifique pour chacun, des tenues vestimentaires appropriées et en accord avec leur personnalité, et une direction d’acteur de type naturaliste. De temps à autre, une expression de visage peut être un peu exagérée, pour accentuer une émotion, une fois de temps en temps pour un effet comique. Le dessinateur accorde la même valeur à chaque être humain, quelle que soit son origine, ce qui fait ressortir le comportement condescendant au mieux, méprisant au pire des colons, envers les évolués et les non-évolués. La coloriste effectue un travail remarquable de mise en lumière, utilisant avec à propos les aplats de couleurs pour apporter une forte consistance à certaines zones détourées, pour ajouter une forme d’ombrage à d’autres pour accentuer le relief. Elle conçoit une palette restreinte spécifique à chaque séquence pour rendre compte de l’ambiance lumineuse, et de l’environnement, plutôt urbain ou plutôt végétal.


Comme à son habitude, le scénariste entremêle une reconstitution historique avec une intrigue romanesque, et une fibre sentimentale. La reconstitution historique visuelle est complétée par de nombreuses références dans les dialogues : le nzombo (plat de poisson fumé), le moambe (plat préparé à base de chair de noix de palme à laquelle on rajoute la viande et les condiments), le terme Évolué (terme utilisé pour décrire la classe moyenne noire qui s’européanisa au Congo belge), Henry Morton Stanley (1841-1904, journaliste et explorateur), les scheutistes (congrégation religieuse missionnaire fondée à Scheut en 1862 par le prêtre Théophile Verbist, 1823-1868). L’intrigue romanesque comprend une composante d’espionnage industriel, avec manipulations, agitations et même un enlèvement. D’un côté, le lecteur retrouve cet ingrédient présent dans chaque tome de la série ; de l’autre, il s’agit d’une réalité historique générée par l’intérêt économique et stratégique pour un minerai bien particulier et essentiel dans l’histoire de cette colonie et du pays colonisateur. Dans ce tome, l’histoire personnelle des protagonistes se développe de manière organique, que ce soit Kathleen devenue hôtesse de l’air, ou les parents de son amie Monique installés à Léopoldville, ou encore la relation amoureuse de Monique avec Célestin Bembé. Le lecteur apprécie la référence à l’album Sourire 58 (2018) au cours duquel les deux jeunes femmes s’étaient liées d’amitié. Il identifie du premier coup d’œil un autre personnage présent dans ce précédent album, créant ainsi une continuité légère qu’il n’est pas indispensable de connaître pour apprécier le récit. Les personnages blancs représentent la majorité des protagonistes avec des dialogues, pour autant les Africains sont également présents et ils ne sont pas cantonnés à de la figuration en arrière-plan. Le dossier en fin d’album s’avère agréable à lecture, facile d’accès, tout en fournissant des compléments et une ouverture sur d’autres dimensions de la colonisation qui ne pouvaient pas être exposés dans l’histoire principale faute de place.


Ce deuxième album de la série par ordre de parution s’avère une excellente réussite, tout comme le premier. Les auteurs réalisent une bande dessinée de grande qualité, avec une narration visuelle de type ligne claire très réussie, une histoire mêlant Histoire, intrigue d’espionnage, enjeux personnels aussi bien sociaux qu’émotionnels, pour évoquer la période complexe de la fin d’une colonie belge avec un point de vue à hauteur d’être humain.