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jeudi 21 septembre 2023

Bruxelles 43

Une bonne pinte de zwanze


Ce tome fait suite à Léopoldville 60 (paru en 2019) pour la chronologie de la parution des albums. En revanche, il s’agit du premier, à ce jour, pour la chronologie de la vie de l’héroïne. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Patrick Weber pour le scénario, Baudouin Deville pour les dessins et l'encrage, Bérengère Marquebreucq pour la mise en lumière, c’est-à-dire la même équipe que celle des quatre autres albums de la série : Sourire 58 (paru en 2018), Léopoldville 60 (paru en 2019), Berlin 61 (paru en 2023), Innovation 67 (paru en 2021). Philippe Wurm est remercié pour son travail de monitoring sur la couverture. Ce tome comporte cinquante-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de huit pages, agrémenté de photographies, intitulé Bruxelles une vie très occupée : Sous la botte nazie, On trouve tout au marché noir, Ça s’est passé en 1943, BD ça bulle pendant la guerre, Le Soir volé zwanze et courage, Bruxelles sous les bombes, un entretien avec Pierre Gérard (J’avais treize à Bruxelles en 1943). Viennent enfin deux pages sur lesquelles sont listés les centaines de personnes ayant contribué à la campagne de financement participatif.


1960 un quartier au sud de Bruxelles par une belle matinée d’automne. Dans une grande maison, Kathleen Van Overstraeten appelle à haute voix sa mère Guillemette. Elle tient une petite réplique de l’Atomium dans la main droite, et une autre d’un masque africain dans la main gauche. Elle ne peut pas croire que sa mère veuille jeter ça, des cadeaux qu’elle lui a faits ! Sa mère lui redit qu’elle ne jette rien, elle va les donner à une œuvre, Les petits riens, de l’abbé Froidure. En outre, cette maison est devenue trop grande pour elle et comme elle va vivre en appartement, elle doit faire des choix. Elle demande à Kathleen de l’aider au lieu de jacasser. Qu’elle file dans le grenier et qu’elle fasse le tri. Il y a encore plein d’affaires à elle. Un peu agacée, Kathleen s’exécute et commence à farfouiller dans un coffre, où elle trouve un vieil appareil à visionner en stéréoscopie, un View-Master. Elle continue de fourrager dans ce coffre.



Kathleen en sort un lot de planches de bande dessinée, enserrées dans une bande de papier kraft, avec un message inscrit dessus : Fernand, je te confie mon travail. Tu es la seule personne en qui j’ai confiance. Je sais que tu en prendras grand soin. Merci à toi. Kathleen jette un coup d’œil sur les planches : des gags mettant en scène Adolf et Herman, son berger allemand. Ça fait remonter en elle des souvenirs de la seconde guerre mondiale à Bruxelles. 1943. Elle avait douze ans. Et sa ville était occupée par les Allemands, avec les soldats qui marchaient au pas de l’oie dans la rue. Ils l’appelaient Brüssel ! Elle ne comprenait pas grand-chose à la guerre, par exemple cette affiche d’une maman enserrant sa fille avec le slogan : Papa gagne de l’argent en Allemagne ! Sauf qu’elle ne devait pas répéter à l’extérieur ce qu’ils disaient à la maison. Et surtout pas à l’école. Elle était au lycée Dachsbeck, tout près du Sablon et même-là on ne savait jamais qui pensait quoi. Guillemette, sa mère, travaillait à l’Innovation, rue Neuve. Elle était vendeuse au rayon chapeaux pour dames.


Une couverture avec une illustration de type ligne claire, une mise en couleurs sophistiquée, et un titre explicite : la vie à Bruxelles en 1943, pendant l’occupation allemande, comme en atteste la croix gammée sur la façade de l’hôtel Continental en vis-à-vis de la fontaine Anspach sur la place de Brouckère. Les deux auteurs réalisent une bande dessinée de nature historique avec une solide reconstitution de l’occupation et de sa représentation. Au fil du tome, le scénariste évoque les troupes de soldats qui patrouillent dans la capitale belge, le risque de la délation et la méfiance de chaque instant dans les lieux publics, le rationnement et ses tickets, le parti rexiste et les collaborateurs, le salut nazi entre dignitaires et militaires allemands dans la rue, l’arrestation arbitraire de Juifs dans la rue en public, les contrôles de papiers d’identité à tout bout de champ, la censure de la presse et les restrictions de papier, la Sturmbrigade Wallonie (ex-légion wallonne passée en juin 1943 sous le giron de la Waffen-SS), le Front de l’Indépendance (réseau de résistance intérieure fondé en 1941), le marché noir (en particulier la bien-nommée rue du Radis située dans les Marolles), jusqu’au camp de prisonniers d'Esterwegen dans l’Emsland en Allemagne, et l’exil de Léon Degrelle en Espagne.



La reconstitution historique passe également par les dessins. Ceux-ci s’inscrivent dans le registre de la ligne claire avec un niveau impressionnant de détails. Le lecteur est tout de suite projeté ailleurs, dans le quartier résidentiel du sud de Bruxelles, dans un dessin en élévation. Il est fortement impressionné par les descriptions et les scènes de vie à Bruxelles en 1943. Il est visible que le dessinateur s’est solidement documenté aussi bien pour les uniformes et les armes des soldats et des officiers allemands, que pour les tenues vestimentaires des civils, afin d’assurer l’authenticité par rapport à l’époque. Il applique le même soin rigoureux et patient pour décrire les différents quartiers de la ville. Les auteurs tiennent toutes les promesses contenues dans le titre : immerger le lecteur dans cette capitale à cette année-là. Le lecteur ouvre grand les yeux et prend le temps de détailler chaque planche à son tour : les façades des immeubles bruxellois, les voitures garées dans les rues, le tramway, l’intérieur du magnifique café Le Cirio à deux pas de la Bourse, la place de Brouckère et son monument, la ferme des grands-parents maternels de Kathleen avec ses poules et son cochon, les alentours du château de Karreveld, les trafiquants assis à même le trottoir rue du Radis pour le marché noir, le Parc royal de Bruxelles, les statues du square du petit Sablon, la place du Jeu de Salle avec la caserne des pompiers, la gare du Midi, les chars de la deuxième armée britannique entrant dans la ville le 3 septembre 1944, etc.


L’immersion dans cette capitale gagne encore en intensité avec de nombreuses références ayant une saveur typique pour un touriste, présente tout du long du tome. Le scénariste fait preuve de la délicate attention de les expliciter dans la gouttière sous la case correspondante. Dans l’ordre où elles sont mentionnées : Abbé Froidure (prêtre catholique belge, fondateur d’œuvres sociales, dont Les Petits Riens), une aubette (un kiosque à journaux), du peket (nom donné au genièvre dans la région wallonne), le Rexisme (mouvement politique belge d’extrême droite nationaliste et antibolchévique, 1930-1945), ADS (les Amis De Spirou, un mouvement de jeunesse du journal Spirou créé en 1938), Schieve (fou), plusieurs des dix-neuf communes de Bruxelles (Saint-Josse-Ten-Noode, Boitsfort), Half en half (apéritif bruxellois, mélangeant à part égale du mousseux et du vin blanc sec), le zwanze (humour gouailleur associé à Bruxelles), etc. Chaque élément physique est dessiné avec le même souci de montrer précisément ce dont il s’agit. La mise en couleur de Bérengère Marquebreucq est qualifiée de mise en lumière. L’expression trouve tout son sens avec une sensibilité artistique sachant équilibrer une approche naturaliste, une lisibilité renforcée et une installation discrète d’ambiance.



Comme pour les autres albums, les auteurs ont choisi de raconter une histoire, pour rendre la reconstitution historique plus vivante. Le lecteur suit ainsi la jeune Kathleen, douze ans en 1943, et plusieurs des adultes qui croisent son chemin, comme ses parents, plus particulièrement son père Fernand, Bob Mertens, un ami dessinateur de son père, Alfred Mommens, un jeune adulte fils de rexiste, et quelques autres. Les personnages disposent d’assez d’épaisseur et de caractère pour ne pas être réduits à des artifices narratifs. Le lecteur croit en la conviction rexiste du père d’Alfred, à la conviction de Bob qui en fait un résistant, à la normalité des époux Guillemette et Fernand Van Overstraeten, essayant de conserver une forme de vie digne sous le joug de l’occupation par l’envahisseur. En tant que bédéistes belges, les auteurs font intervenir les deux auteurs les plus en vue de l’époque, Georges Rémi (1907-1983) étant un client régulier de l’aubette tenue par le père de Kathleen, venant parfois accompagné par Edgar-Pierre Jacobs (1904-1987), les deux travaillant sur Le trésor de Rackham le rouge, histoire publiée quotidiennement en noir et blanc dans le journal Le Soir, du 19 février au 23 septembre 1943.


Le lecteur savoure cette reconstitution historique au goût authentique de belgitude quand son attention gagne en intensité et en implication en page vingt-sept : le 7 septembre 1943 à 09h51. Les auteurs n’en font pas des tonnes : trois pages factuelles sans dramatisation tire-larme. Le lecteur ressort sonné du bombardement du quartier d’Ixelles à Bruxelles par les alliés. La bande dessinée vient de passer dans un registre plus personnel, plus bouleversant. La guerre s’est déchaînée au cœur de la cité, les civils sont impliqués, la réalité de l’occupation et du temps de guerre se fait palpable pour le lecteur. Parmi les événements relatés, les auteurs racontent avec la même justesse de sensibilité la réalisation du faux Soir et sa distribution le 4 novembre 1943. Les conséquences ne se font pas attendre pour l’imprimeur, le complice au sein du Soir volé, le linotypiste et le rotativiste. Même si dans le même temps, l‘exploit et le courage de ses promoteurs furent salués à travers toute l’Europe et Londres attribua une aide au Front de l’Indépendance.


Une grande réussite : les auteurs emmènent le lecteur dans Bruxelles occupée, par une reconstitution historique impeccable, à la fois par le choix des événements évoqués, et par leur mise en image et en couleur. Même le plus blasé des lecteurs par les évocations de la seconde guerre mondiale se retrouve parmi quelques individus de la population et sent le souffle des bombes qui tombent, le danger à faire acte de résistance. Il continue avec plaisir en se lançant dans la lecture du dossier en fin de tome.



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