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lundi 25 septembre 2023

Le club des prédateurs 1 Le Bogeyman

Se tuer à la tâche, ce n’est pas mieux que d’être condamné à mort.


Ce tome est le premier d’un diptyque constituant une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2016. Il a été réalisé par Valérie Mangin pour le scénario, et par Steven Dupré pour les dessins, la mise en couleurs ayant été réalisée Roberto Burgazzoli. Il comporte cinquante-deux pages de bande dessinée. L’histoire se termine dans Le Club des prédateurs: The party (2) (2017).


Londres 1865. Prison de Newgate. La foule se presse nombreuse pour assister à une pendaison publique. Parmi les badauds du peuple, se trouve le landau de la famille Shepherd, avec la fille Elizabeth, sa mère Antonia et Archibald Williams, chancelier de la cathédrale Saint Paul qui sont également venus voir l’édifiante exécution. Sur son cheval, le docteur Edward Balfour se trouve également dans la foule, avec deux porteurs à pied, et un cercueil sur l’épaule pour récupérer le cadavre de la pendue. Elizabeth lui lance de grands bonjours, rappelée à l’ordre par sa mère qui lui reproche de se donner en spectacle, avec une remarque bienveillante du chancelier indiquant que c’est de son âge. M. Barlow, l’assistant commissioner, est également présent. Elizabeth a pris ses jumelles pour mieux voir l’exécution : sa mère lui indiquant qu’il s’agit d’une dangereuse criminelle, car elle a tué un poissonnier qui l’avait surprise en train de voler dans ses poubelles. La pauvre Jenny avance sur l’estrade, les mains liées dans le dos. Le bourreau lui met une cagoule pour l’aveugler, puis lui passe la corde au cou. La trappe s’ouvre, et Elizabeth a un réflexe de recul.



Jack, un jeune ramoneur, sourit à Elizabeth, captant un instant son regard. Puis il s’éloigne, un air de dégout sur le visage, se disant que les petites filles riches sont toujours à faire les belles. Il progresse avec un air détaché dans la foule, et en profite pour mettre la main dans le cabas d’une commère : il réussit ainsi à voler un morceau de savon. Il est interpellé par un bobby qui le reconnaît, surpris que Jack soit devenu un ramoneur : l’orphelinat de Saint-Paul ne voudrait plus de lui ? Jack indique que c’est lui qui est parti, il en avait assez d’être enfermé, il préfère être dehors et avoir faim. Le policier constate que Jack s’est enfui comme son père l’année dernière. En effet, il était couvert de dettes : sa boucherie tournait bien, il fournissait la gentry, mais il dépensait la caisse dans tous les lieux mal famés de Londres. Jack s’en va en courant, refusant d’en écouter plus. Il croise Polly qui lui demande s’il n’est pas en train de voler. Il rétorque que c’est toujours plus utile que de prier. Elle a beau faire, le seigneur n’a pas délivré la pauvre Jenny : ils l’ont pendue. Et les riches sont venus la voir mourir en s’empiffrant. Les bourgeois et les nobles sont leurs ennemis, autant que le bogeyman, le croquemitaine, qui a tué son père. Polly lui répond que ce n’est pas vrai : le bogeyman, c’est un monstre alors que lady Shepherd a demandé aux gens de son orphelinat de l’engager. Sans cette lady, ses petits frères et elle Polly devraient les poubelles comme Jenny. Pour Jack, se tuer à la tâche n’est pas mieux que d’être condamné à mort.


Le titre évoque un club composé de prédateurs, mais sans indiquer s’il s’agit d’une aventure tout public, ou d’une bande dessinée à destination d’un lectorat plus âgé. La première page apporte la réponse : l’exécution publique d’une jeune miséreuse sous les yeux pleins de curiosité d’une jeune fille de bonne famille, plutôt un récit pour adolescents et adultes. La mise en couleurs fait montre d’un parti pris entre naturalisme et expressionnisme : une teinte grisâtre pour le mur de pierre, et une teinte maronnasse pour la foule populaire des badauds, pas très gai tout ça. Les pages suivantes tournent au vert de gris, malgré cette séquence qui se déroule en pleine journée. Ça ne s’arrange pas quand madame Shepherd, sa fille et le chancelier vont visiter leurs pauvres dans un quartier miséreux de la capitale britannique. Ça devient franchement étouffant dans l’usine de filature où travaillent des enfants, de plus de neuf ans pour la plupart, mais pas beaucoup plus, le gris se teintant un peu d’acier. La longue virée nocturne s’effectue dans un noir qui n’occulte malheureusement aucun détail, tout en étant très pesant. Il n’y a que quelques cases qui bénéficient d’une ambiance lumineuse moins pesante, mais tout aussi déprimante, quand Elizabeth se trouve dans la sécurité de sa chambre. Le coloriste impressionne fortement par sa capacité à imposer ainsi une ambiance lumineuse qui peut donner une sensation d’uniformité monochrome dépourvue de toute fantaisie, tout en conservant une lisibilité facile, sans noyer aucun détail dans ce n’aurait pu être qu’une épaisse bouillasse, qui plus est parfaitement en phase avec le récit.



Le dessinateur impressionne tout autant le lecteur : son investissement se voit dans chaque page, chaque case. Il réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif, avec un niveau de détail élevé. Le lecteur peut être pris de l’envie de compter le nombre d’individus composant la foule de la première page, et il se rend compte qu’il arrête après une bonne cinquantaine, préférant continuer à détailler les visages, les coiffures, les couvre-chefs de ceux qu’il n’a pas encore recensés, pour profiter de ce bain de foule, un peu inquiétant il est vrai du fait de ce qui l’a occasionné : une exécution publique. Dans ces cas-là, le lecteur peut être tenté de se dire que l’artiste a tout donné sur la première page pour retenir son attention et que la suite sera plus à l’économie. En fait, la foule est tout aussi impressionnante, compacte et diversifiée en page cinq, alors que la trappe s’est dérobée sous les pieds de Jenny. Jack se déplace dans la masse des piétons, là encore avec un soin rare apporté aux tenues vestimentaires d’époque. Le nombre d’employés qui se rend à l’usine de filature épate dans une vue en élévation. Le lecteur voit, atterré, tous les enfants qui travaillent sur les machines dans la filature. Il se sent un peu submergé par toutes les personnes dans les allées du marché. Mais il regrette presque leur nombre en voyant des enfants enfermés dans des cages, ou en voyant la vulnérabilité des ces trois enfants seuls dans les rues la nuit.


Non seulement l’implication du dessinateur est sans faille de la première à la dernière planche pour la représentation des individus, mais en plus il en va de même pour les différents lieux. Le lecteur commence par ressentir toute la masse indestructible du mur de la prison auquel il ne manque pas une seule pierre. Puis il peut ressentir un moment de flottement, hypnotisé par les pavés de la rue, il n’en manque pas non plus un seul, avec même les légères déformations de la chaussée, générées par le passage de carrosses et des camions de livraison. La lente avancée du landau tiré par deux chevaux donne le temps de jeter des coups d’œil à droite et à gauche, dans ce quartier déshérité, dont la chaussée est encore en terre boueuse, de voir les constructions dans un état de décrépitude plus ou moins avancé. Page onze, une vue du ciel permet de se rendre compte du tracé de la voie de chemin de fer au milieu de ces taudis. Le contraste n’en est que plus saisissant avec les maisons propres et cossues de Piccadilly, leur intérieur richement meublé, la cuisine tout équipée (de l’époque). Par la suite, le lecteur prend toute la mesure des conditions de travail terrifiantes dans l’usine de filature, l’air étouffant, le danger des machines. La virée nocturne d’Elizabeth avec Jack et Peter donne l’occasion de se hâter dans les rues boueuses d’un autre quartier de Londres, avec les murs de brique, une grille en fer forgé, une vue inattendue et splendide des toits de Londres, sous un ciel étoilé et une pleine Lune.



Le lecteur se sent complètement immergé dans cette métropole, les bâtisses peu accueillantes des quartiers populaires, les rues pouvant passer d’étouffantes et noires de monde, à totalement désertées et franchement angoissantes. Un environnement parfait pour une histoire très noire, un thriller terrifiant. Plongé dans cette ambiance, le lecteur comprend que le titre est à prendre au premier degré : Charles Shepherd fait bien partie d’un club de prédateurs, au sens premier du terme. Très vite, il apparaît que Jack, le ramoneur, est doté d’une conscience politique pénétrante, même s’il s’exprime de manière pragmatique, sans utiliser de grands concepts, ou de mots se terminant en -isme. Jenny est pendue pour avoir voulu se nourrir, certes en volant. Jack énonce que : Se tuer à la tâche, ce n’est pas mieux que d’être condamné à mort. Quelques pages plus loin, il développe : Cette usine ne sert qu’à enrichir un sale exploiteur ! Il paye juste assez pour que ses employés (en majorité des enfants) ne meurent pas de faim. Tout le reste de l’argent ira directement dans sa poche. Le lecteur est confronté à cette réalité : le travail des enfants, leur exploitation : à la fois le travail par la contrainte, une rémunération dérisoire, une mise en danger en les exposant aux risques des machines-outils, et, il s’avère, pire encore. Sans nul doute, ces employeurs, en l’occurrence le propriétaire de l’usine de filature, se conduisent comme un prédateur profitant de l’absence de toute forme de système de loi pour assurer la protection de l’enfance. La course au profit capitaliste ne connaît pas de garde-fou et il s’agit d’une réalité qui a existé, une prédation historique et des prédateurs encore prêts à saper les lois existantes de la protection infantile, pour pouvoir employer des enfants.


Quand ils ont choisi leur titre, les auteurs n’ont pas fait semblant. Le dessinateur donne une consistance peu commune à Londres et à ses habitants, dans leur multitude, un environnement dur et solide, souvent toxique, auxquels les êtres humains doivent s’adapter. La scénariste a imaginé un club de prédateurs de la pire espèce, ayant choisi comme proie les enfants que ce soit comme des victimes d’atrocités, ou comme les victimes systémiques du capitalisme et sa faim dévorante jamais rassasiée pour le chiffre d’affaires et le profit à moindre coût. Glaçant.



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