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lundi 26 juillet 2021

Algernon Woodcock T05: Alisandre le Bel

Jusqu'à ce que ce semblant de trêve soit rompu.


Ce tome fait suite à Algernon Woodcock T04: Sept cœurs d'Arran (2de partie) (2005). Pour pouvoir comprendre tous les éléments de l'intrigue, il faut avoir commencé la série au premier tome. Il a été publié pour la première fois en 2007. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 72. Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs.

 

Une demoiselle arrive en fiacre devant une belle demeure. Elle descend et est accueillie par le majordome. Elle montre son pendentif en forme de cœur rutilant : il comprend que c'est bien elle qu'il a été chargé d'introduire. Elle pénètre dans un vestibule imposant. Il la débarrasse de son manteau et lui indique que le maître est occupé dans ses appartements. Il lui demande de bien vouloir l'attendre dans le boudoir, et cela ne devrait pas être long. La demoiselle pénètre dans une pièce spacieuse, avec un canapé, une toile sur un chevalet, et un petit bureau. Au cœur des monts écossais, une cavalière avance dans la brume, montant vers un point culminant où se trouve une tour, comme une île au-dessus de la brume qui noie tout le reste du paysage. Deirdre appelle l'individu qu'elle est venue trouver : Segwarides. Une silhouette finit par apparaître et passe sous une arche. Son interlocuteur lui assure qu'elle n'aura pas besoin de son épée, qu'elle a raison de penser que l'endroit n'est pas le mieux choisi et qu'elle a le droit de se montrer méfiante. Mais il l'assure qu'elle n'a rien à craindre : il sait de qui elle est l'envoyée, et il n'a aucune envie d'affronter un danger pire que celui qu'il fuit. Il ajoute que c'est lui qui a supplié pour qu'on lui envoie quelqu'un. Dame Deirdre rappelle que son message n'était pas très explicite, et qu'elle n'hésitera pas à passer à l'attaque au moindre geste suspect.

 

Après plusieurs phrases dilatoires, Segwarides rentre dans le vif du sujet : il sait que Dame Deirdre et les autres sont à la recherche d'Alisandre le Bel. Un individu vraiment beau, mais aussi renégat, perfide, félon, trompeur, parjure, lui qui fut le véritable et unique artisan du lien. Il revient alors à cette nuit où le conseil des cinq races a été convoqué par Keridwen pour statuer sur leur éventuel départ définitif de ce monde. Dame Deirdre doit certainement se souvenir de ce qu'il s'est passé après que toutes les voix discordantes n'ont pu trouver un accord, lorsque, malgré cet échec, la reine fit servir ce cordial qui devait sceller ce simulacre d'entente en donnant libre cours à chacun de choisir son destin. Elle doit se souvenir également de ce qui se produisit à l'instant même où leurs lèvres goutèrent ce cordial. Mais bon, tout ceci est du passé. Pendant ce temps-là, la demoiselle s'est approchée d'un petit placard présent dans le boudoir et l'a ouvert. Segwarides était présent pour le procès de la reine, sous le grand chêne. Il a entendu la déclaration d'Alisandre le Bel. Il a vu l'exécution de la sentence quand le roi Arran a plongé sa main dans la poitrine de sa propre femme et lui a arraché son cœur, quand la reine a eu le temps de regarder Alisandre droit dans les yeux.

 


Après l'intensité du précédent diptyque, le lecteur revient alléché par cette couverture qui semble promettre des révélations sur l'identité et la nature de ce mystérieux chat-mage. Il comprend rapidement qu'Alisandre le Bel n'est pas ce chat. Il se rend compte également qu'Algernon Woodcock ne participe pas à cette aventure, sauf sur une page, ce qui est un peu paradoxal vu qu'il s'agit de sa série. En fait les auteurs approfondissent un élément au cœur de la mythologie de leur série. Ils reviennent donc sur le cœur d'Arran, titre du précédent diptyque, et plus précisément sur le cœur de la reine Keridwen. Il est fait mention d'elle, et le lecteur retrouve également d'autres personnages de la série dont Ontzlake Browne et donc le chat-mage pour deux pages. Mais en fait au bout de trois pages, il se retrouve happé par les mystères et par les planches magnifiques, constatant qu'il est pleinement satisfait de retrouver le travail de ces deux créateurs, même si le personnage principal n'est pas de la partie. Le scénariste continue de se montrer discrètement facétieux avec un personnage prononçant trois petites phrases qui font écho au fait que Gallié et Sorel sont eux-mêmes en train de raconter une histoire : Je pense que cette modeste contribution à la narration de ce qui s'est réellement passé ici vous éclairera mieux que de longs discours. Bien entendu, vous voudrez pardonner la maladresse et la grossièreté du trait. Mais je n'ai pas la prétention d'oser comparer mon talent à celui d'Alisandre.

 

Le récit est découpé en deux parties distinctes : dans la première Deirdre écoute Segwarides raconter son histoire, pendant que la demoiselle rencontre Alisandre, dans la seconde Deirdre et Browne investissent la demeure d'Alisandre pour récupérer le cœur. Les auteurs emmènent le lecteur au contact d'êtres féériques présents au cœur de l'Écosse. Dès la première page, l'enchantement est total, grâce aux magnifiques pages peintes. Le lecteur est immédiatement projeté devant ce manoir, en début de soirée, avec des teintes amalgamant un bleu nuit avec un vert profond, celui de la nature. Tout du long de ces 72 planches l'artiste combine des formes détourées par un trait encré avec de la couleur directe pour des visuels saisissants. Sur cette première page, la couleur directe permet d'apporter la texture mouillée avec un peu de mousse sur les pierres composant l'allée pavée qui mène au manoir, d'évoquer l'ombre des arbres en arrière-plan, l'aspect luisant de la grille en fer forgée, la texture composite du sol devant l'entrée. Au fil des séquences, le lecteur prend soin de ralentir sa lecture pour savourer des visuels rendus encore plus extraordinaires par la peinture : la brume envahissant les pentes rocheuses ou le blanc devient couleur, la texture des nuages avec seul le sommet de la colline qui émerge planche 9 comme une île, un endroit coupé du reste du monde réel. Alors que Segwarides évoque la fameuse nuit, Sorel reprend l'idée des êtres féériques en blanc se détachant sur le bleu nuit, soulignant ainsi leur caractère surnaturel. Le rouge des draperies du boudoir forme les plis et les replis, et répond au rouge du cœur de Keridwen. Ce motif rouge est repris en plus carmin quand Alisandre finit par se précipiter sur son invitée, puis quand Deirdre et Browne se déchaînent contre les gobelins, devenant alors expressionniste pour matérialiser la fureur des combattants.

 


L'artiste joue un peu avec la mise en page. Le lecteur retrouve le principe d'une case occupant le quart supérieur de deux pages en vis-à-vis, pour un effet panoramique élargi, mettant en valeur le décor naturel. Lorsque Segwarides raconte son histoire, le quart inférieur de certaines pages montrent les gestes de la demoiselle chez Alisandre, pour établir un lien entre les fils narratifs. Lorsqu'il évoque le massacre des gobelins, le dessinateur passe en mode peinture rupestre pour montrer celle qui a été réalisée en commémoration de cet événement funèbre dans la planche 26. À plusieurs reprises, la narration se fait sans aucun mot : pour la beauté d'un paysage quand Deirdre approche du but de son voyage, pour les affrontements sauvages contre les gobelins zombies, le lecteur éprouvant alors l'impression d'être hypnotisé par la beauté et la sensibilité des pages. Les deux pages où apparaissent le tisseur et le faucheur diffusent une énergie surnaturelle fascinante et inquiétante. Encore une fois la narration visuelle transporte le lecteur dans cet endroit du monde où le lien avec la féérie n'est pas entièrement rompu, lui faisant ressentir ce terrible merveilleux.

 

Le scénariste a donc décidé de raconter une autre facette de ce qui est arrivé à Keridwen, mystère qui était déjà au cœur du diptyque précédent. D'une certaine manière, il revient au principe des deux tomes des Contes de Hautes Terres, sauf qu'ici Woodcock n'en est même par le narrateur. Pour autant, le lecteur ne se sent pas floué car ce récit vient compléter ce qu'il avait appris sur le cœur de la reine, et il développe d'autres éléments de la mythologie à laquelle Woodcock a été exposé. Outre la reine, il est également question du roi, du rôle d'Alisandre dans ce drame, et du très mystérieux chat-Mage. Le lecteur voit également deux Sème-la-mort à l'œuvre, et apprend qu'ils auraient pu être accompagnés d'un tisseur, un autre élément de la mythologie. Il a la surprise de retrouver Browne, mystérieux personnage du diptyque précédent, et il en apprend plus sur lui. Enfin d'autres races sont évoquées, tels que les gobelins. Il voit aussi comment le petit peuple applique sa justice. Effectivement au bout de trois pages, le lecteur a complètement oublié Algernon Woodcock et ne s'intéresse qu'à cette histoire focalisée sur plusieurs créatures surnaturelles, répondant finalement à son attente qu'elles soient plus présentes que dans les tomes précédents.

 

La couverture semble promettre plus de révélations sur le chat-mage. Dans un premier temps, la lecture déroute car il n'est ni question de cette créature, ni du personnage dont la série porte le nom. Peu importe, car la magie des deux créateurs est présente dès la première page, aussi fantastique que dans les tomes précédents, aussi belle et terrible, pour une mythologie unique, un drame atroce, des personnages uniques, et cette nostalgie d'un temps révolu.



jeudi 22 juillet 2021

La route Jessica - Tome 1 - Daddy!

Comprendre ce qui se cache derrière les apparences.


Ce tome fait suite à la série Jessica Blandy qui s'est achevée avec Jessica Blandy, Tome 24 : Les gardiens (2006). La première édition de cette bande dessinée date de 2009. C'est la première partie d'une trilogie réalisée par les mêmes auteurs que la série Jessica Blandy ; Jean Dufaux pour le scénario et Renaud (Denauw) pour les dessins et les couleurs. Elle compte 54 planches.


Dans un bel appartement avec balcon de Miami, par une belle fin d'après-midi ensoleillée, Agripa, une belle jeune femme nue, appelle son père Soldier Sun pour l'informer que tout s'est passé comme prévu, et qu'elle peut se débrouiller toute seule pour se débarrasser du corps, car il y a une pièce dans l'appartement où le locataire entrepose son matériel de bricolage. Elle va y trouver ce dont elle a besoin, mais ça va prendre du temps. Elle va commencer par les yeux car elle est superstitieuse : elle a toujours l'impression qu'ils la regardent quand elle travaille, ce qui la rend fébrile, peu sûre d'elle. Son père lui intime de se mettre au travail, et d'arrêter de se plaindre car elle sait bien que ça l'agace, et il ne voudrait pas la punir à nouveau. D'une voix hésitante, elle lui répond qu'elle aime bien quand il la punit. Soldier Sun raccroche et accepte le cocktail que lui apporte Molly, une belle femme blonde. Il en prend une gorgée et ils font l'amour.


Adam Pendler se trouve dans l'étude de Jeremy Cuzak et lui remet le dossier qu'il a constitué sur Jessica Blandy. Tout se trouve dans ce dossier, l'enquête s'est étalée sur plus de six mois. Certains témoignages se recoupent, d'autres ne mènent à rien. Il y a deux ans, miss Blandy a quitté New York. Elle était accompagnée de Gus Bomby, un ancien détective privé à qui on a retiré sa licence. Elle semblait souffrir de troubles psychiques assez graves qui nécessitaient une analyse suivie. Elle s'est adressée pour cela au docteur Bernardht qui possède un cabinet sur a cinquième avenue. Jusqu'au jour de son départ, elle s'y est rendue régulièrement, à raison de deux visites par semaine. Dans le dossier, se trouvent les premiers entretiens de Bernardht avec sa patiente. Il y a également un feuillet écrit par le psychothérapeute après le départ de sa patiente évoquant le fait que Jessica a recouvré la vue. Pendler continue : le soir même, une voiture a renversé Elisabeth, l'épouse de Bernardht, alors qu'elle se rendait au théâtre. Elle a succombé à ses blessures pendant son transport à l'hôpital, c'était un samedi. Pendler conclut : il a retrouvé la trace de Bernardht. Ce dernier se trouve à Miami, et il vient d'envoyer un de ses agents à l'appartement qu'il a loué sous le nom de J.H. Bains. L'individu toque à la porte et c'est Agripa qui lui ouvre en peignoir de bain. Il fait en sorte de rentrer à l'intérieur et parvient jusqu'à la chambre à coucher où il découvre les giclées de sang qui maculent les murs. Interloqué, il se retourne vers la jeune femme : elle tient une tronçonneuse d'une main ferme et assurée.



Après avoir réalisé ensemble une série en 3 tomes Vénus H. (2005-2008), Renaud & Dufaux reforment leur tandem pour revenir au personnage dont ils avaient réalisé 24 tomes de 1987 à 2006. Le début de récit fait comprendre que Jessica Blandy ne sera pas présente au centre du récit : elle n'apparaît effectivement que dans 5 pages. Au lieu de cela, le lecteur fait connaissance avec Adam Pendler, un détective, travaillant pour Jeremy Cuzak, lui-même travaillant pour monsieur Carrington qui veut mettre la main sur la jeune femme car il est convaincu qu'elle détient le secret de l'immortalité. Ce n'est pas la première fois qu'un élément surnaturel est inclus dans une aventure de cette héroïne. Il est d'ailleurs rapidement fait allusion à un autre élément de ce type : le personnage de Razza, déjà présent ou dont la présence se faisait sentir dans les tomes 15 à 17. Les notes du psychothérapeute indiquent que Jessica a également ressenti son influence dans les tomes 23 & 24. Certains éléments de la vie passée de l'héroïne sont évoqués, mais finalement il est possible de suivre l'intrigue sans rien en perdre, même sans avoir lu les tomes correspondants. Même la prise de contact avec Earl Memphis ne nécessite pas d'avoir lu Jessica Blandy, tome 16 : Buzzard Blues (1999) pour comprendre l'enjeu. En revanche, dans ce cas-là, le personnage semble un peu superficiel.


Malgré l'absence du personnage principal, le lecteur retrouve les principales caractéristiques de la série initiale, à commencer par les dessins précis et la sensation de se rendre dans plusieurs lieux chacun avec leurs caractéristiques propres. Renaud conjugue le détourage des éléments avec un trait encré fin et précis, et une mise en couleur à l'aquarelle, venant compléter chaque surface selon la méthode de la couleur directe. Alors qu'Agripa appelle son père, le lecteur voit le balcon de l'appartement à l'avant dernier étage d'un immeuble, apposé à une case d'une belle grande plage avec un unique palmier, et un grand parasol abritant un fauteuil dans le lointain, tout le contraste des cités bétonnées en bordure de mer, et d'un grand espace naturel. D'une séquence à l'autre, il peut ainsi apprécier l'aménagement de l'appartement de J.H. Bains, le luxe du bureau de Jeremy Cuzak avec les meubles (de magnifiques pieds en forme de rapace pour le bureau lui-même) et les colonnes décoratives, un petit pont au-dessus d'un ruisseau dans un parc, l'étendue gazonnée devant la mer avec les flamants roses, l'intérieur d'un club de jazz avec une fresque carrelée et des motifs de flamants roses, le cabinet très lumineux du psychothérapeute avec le paravent, les rues pleines de piétons de Miami, quelques pièces de la villa des Cuzak, etc. Comme d'habitude, il prend le temps de regarder les images car l'artiste ne se contente pas de poser des meubles et des décorations, du tout-venant ou du préfabriqué industriel : il fait œuvre de décorateur avec du goût. Il montre des lieux plausibles et habités, aménagés par des individus avec une personnalité, et attentifs à leur lieu de vie. De même, le lecteur peut prendre le temps de jeter un coup d'œil aux figurants : les jeunes hommes faisant un peu de musculation croisés par Agripa et son père, les clients du club de jazz, les anonymes sur les trottoirs, tous vêtus différemment, tous occupés avec leur interlocuteur, ou perdus dans leurs pensées.



Régulièrement, le regard du lecteur est attiré par un détail : le motif de chat sur le mur derrière un lit, les dents de la tronçonneuse, les nénuphars sur une pièce d'eau, les essences de végétaux correspondant bien à la flore de cette région du monde, un modèle de voiture, les copeaux de bois dans un grand pot de fleurs pour protéger la terre, la coupe de cheveux de Blanche, les lignes électriques aériennes et leurs poteaux, des modèles de chaussure dans une vitrine, etc. Renaud donne à voir bien plus que le strict nécessaire, sans le faire de manière ostentatoire ou démonstrative, sans alourdir la narration visuelle. Le lecteur éprouve la sensation d'évoluer dans chaque endroit, en côtoyant des personnes plausibles, différenciées, et souvent pas commodes. La mise en couleurs naturaliste apporte une ambiance lumineuse adaptée à chaque endroit, chaque moment de la journée, ainsi qu'un peu de relief, des ombres portées discrètes, à nouveau sans alourdir les cases, en phase parfaite avec les traits encrés. Le lecteur retrouve d'autres caractéristiques de la série initiale : des femmes parfois dévêtues, des relations sexuelles, des individus bien dérangés, des meurtres sadiques. D'ailleurs ça commence avec une jeune femme qui s'apprête à se débarrasser d'un cadavre à la tronçonneuse.


Le lecteur ne sait pas trop quoi attendre de cette histoire en trois parties. Il espère que cette nouvelle saison bénéficie d'une direction plus consistante que la fin de la série initiale. Il retrouve quelques-uns des tics d'écriture du scénariste, à commencer par le goût pour les scènes choc, même s'il vaut mieux ne pas trop s'interroger sur leur plausibilité. Il est peu probable qu'un individu louant son appartement, y stocke une tronçonneuse, une scie sauteuse en les laissant libres d'usage du locataire. Passée cette incongruité, le récit revient à des situations plus faciles à accepter. Un riche individu souhaite retrouver Jessica Blandy coûte que coûte et une deuxième faction rivale est tout aussi motivée pour y arriver avant, en faisant le nettoyage par le vide. Le lecteur retrouve ces individus ayant une représentation de la réalité en décalage avec la sienne, et avec ce qui passe pour être la normalité : monsieur Carrington faisant enfreindre les lois à ses employés grâce au pouvoir de son argent, Soldier Sun & sa fille Agripa assassinant sans vergogne. Même s'il ne donne pas accès aux pensées de ces deux personnages, le scénariste parvient à montrer la monstruosité de leur relation, sa dynamique malsaine et toxique, l'emprise du père sur sa fille totalement fascinée par son aura, et profitant de la validation que lui donne cette autorité pour tuer autrui. Le lecteur ne peut pas résister à la fascination morbide de voir ces individus agir pour atteindre leur objectif, débarrassés de toute empathie, se comportant de manière monstrueuse avec autrui, sans devoir supporter le moindre remord, la moindre once de culpabilité.


Pas sûr que le lecteur soit attiré par une couverture aussi sensationnaliste et racoleuse, pour découvrir une saison supplémentaire d'une série dont le personnage principal en est quasiment absent. S'il a lu la série initiale, un simple coup d'œil à l'intérieur suffit à lui faire sauter le pas : les pages sont magnifiques, et l'implication de Renaud est totale. Puis il apprécie de retrouver certains éléments constitutifs de la série initiale à commencer par les meurtres sadiques, les relations sexuelles, les individus pas très bien dans leur tête. Il ne sait pas trop s'il a envie de retrouver Jessica Blandy qui a l'air d'avoir réussi à laisser derrière elle une partie de ses traumatismes. En revanche il a retrouvé la sensation dérangeante provoquée par ces prédateurs efficaces et monstrueux.



lundi 19 juillet 2021

Pietrolino (intégrale)

Confident de ses silences


Cette intégrale regroupe les deux parties, initialement parues en 2 albums, le premier Pietrolino T01: Le Clown frappeur en 2007, et le second en 2008 Pietrolino T02: Un cri d'espoir 2008. C'est l'œuvre d'Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Olivier Boiscommun pour les dessins et les couleurs.


En pleine seconde guerre mondiale, à Paris, les soldats allemands tirent sur un immeuble, puis finissent par balancer des grenades à travers les fenêtres du premier étage. Sous les ordres d'un officier nazi, ils pénètrent ensuite dans le bâtiment. Les piétons entendent une série de rafales, ce qui signifie que les soldats ont tiré à bout portant. Ils font ensuite sortir les survivants avec les mains sur la tête. Dans la rue, la scène a été observée par Pietrolino, un homme tout habillé de blanc, Colombella vêtue d'une robe rouge collante et suggestive, et Simio un nain en habit de singe avec une flute à la ceinture. Ils regardent les soldats faire monter les prisonniers dans une camionnette. La rafle étant terminée, ils pénètrent dans un bistrot, en se demandant si le patron les acceptera. Ce dernier Pantalone s'exclame dès qu'il les voit qu'il ne veut pas de mendiant dans son établissement. Pietrolino s'offusque en le reprenant, car ils sont des saltimbanques, pas des mendiants. Colombella s'approche du comptoir et fait son numéro de charme : Pantalone accepte qu'ils donnent une petite représentation.



Un peu de temps plus tard, Pietrolino installe son castelet, pendant que Simio joue de la flute pour faire patienter les clients attablés en train de prendre un petit ballon. Une fois les tringles et les rideaux installés, Pietrolino se tient debout immobile pour se concentrer. Tout à coup, il s'anime à nouveau. À partir de ce moment-là, il n'est plus maître de lui-même, il est comme possédé. En faisant illusion de son corps, il est capable de faire voir à son public, une multitude de chose. Ce jour-là, c'est un monde sous-marin avec ses poissons, ses plantes aquatiques, ses méduses et ses algues qui apparaissent comme par magie aux yeux des spectateurs, stupéfaits par tant de beauté. Curieusement, c'est en disparaissant totalement derrière les choses auxquelles il donne vie, qu'il est le plus vivant. Pendant ce temps-là, Pantalone agite une liasse de billets sous les yeux de Colombella, sous-entendant qu'ils peuvent être pour elle si elle se montre sage. Le mime a fini la première partie de son numéro, mais les spectateurs ne donnent qu'un unique ticket de rationnement J3. Il se prépare pour la deuxième partie, enfilant un gant aux couleurs du drapeau français à la main droite, et un avec la croix gammée sur la main gauche. Avec ses mains, il mime un combat entre animaux préhistoriques. L'Allemagne nazie était un monstre fort mais stupide qui tentait de dominer le faible. Lorsque ce dernier est en difficulté face au géant, les spectateurs retiennent leur souffle. Discrètement Pantalone appelle les Allemands pour dénoncer le mime.


Il s'agit d'un album dont la genèse remonte en 1970 quand Marcel Mangel rencontre et engage Alejandro Jodorowsky, artiste chilien, ayant utilisé le mime dans son premier film Fando et Lis (1968). Il lui demande de lui écrire un spectacle vivant qui ne verra pas le jour faute de financement, puis de le transformer en un album. Celui-ci est dédié au mime Marceau (1927-2007). Le lecteur découvre donc un trio : le héros dont l'histoire porte le nom, une belle jeune femme dont il est amoureux, et un compagnon faire-valoir. La scène d'introduction montre la barbarie des occupants lors de la seconde guerre mondiale, le pouvoir de l'imagination et la puissance d'évocation d'un artiste, d'un créateur. Dès la page 14, le lecteur constate qu'il est bien dans une histoire de Jodorowsky avec une séquence d'une violence éprouvante : l'officier nazi martèle les mains du mime à grands coups de bottes, jusqu'à ce qu'elles soient brisées et qu'il ne puisse plus s'en servir. L'artiste ne peut plus créer car son moyen d'expression est irrémédiablement détruit. Le lecteur frémit en voyant le talon appuyer sur la main, avec des taches de sang. C'est d'une terrible cruauté, sans que les dessins ne virent au gore. Le dessinateur réalise des planches descriptives, avec une mise en couleurs sophistiquée apportant relief, textures et ambiance lumineuse.



S'il peut être a priori intimidé à l'idée de plonger dans un ouvrage d'un auteur aussi ambitieux qu'Alejandro Jodorowsky, le lecteur se rend vite compte que l'histoire se déroule de manière linéaire et simple : l'arrestation de Pietrolino & Simio par les nazis, le passage en camp de travail, le retour à Paris après la Libération, et la tentative de remonter un spectacle. Pietrolino est très touchant en artiste brisé, devenu incapable de créer à nouveau, à la pensée de ne plus jamais faire rêver les gens. Le personnage est très touchant dans sa gentillesse, ses convictions morales, son empathie, ses élans du cœur. Simio est tout aussi touchant avec son dévouement pour l'artiste, son amitié indéfectible, son partenariat professionnel l'incitant à aider le mime à trouver d'autres façons d'exprimer son talent. Il n'éprouve donc aucune difficulté à entrer dans l'histoire, à ressentir de l'empathie pour ces individus malmenés par la vie, mais animé par un réel goût pour la vie. Dès la première page, il est impressionné par la consistance des dessins. Il identifie aisément les immeubles haussmanniens, la belle berline Citroën, les uniformes militaires allemands, la belle devanture du bistro. Le dessinateur combine les formes détourées par un trait encré fin et la couleur directe pour l'intérieur de ces formes, apportant de nombreuses informations visuelles supplémentaires. Au fil des séquences, le lecteur admire d'autres lieux : les bouteilles d'alcool sur les rayonnages derrière le comptoir, les rideaux du castelet, la locomotive à vapeur, le Champ de Mars et les pieds de la Tour Eiffel, les petits fanions tricolore lors du bal, le petit chapiteau avec sa toile de tente rapiécée, les roulottes en bois, le très grand chapiteau du cirque de grande envergure avec sa toile impeccable, dans une belle plaine enherbée, les gradins du cirque.


L'empathie avec les personnages fonctionne dès la première page. En découvrant Pietrolino, le lecteur voit un grand échalas un peu dégingandé, dont l'apparence évoque un peu celle de Marcel Marceau, sans être une représentation photographique, ni une caricature. Il remarque l'expressivité un peu appuyée de son visage, ce qui est cohérent avec son mode d'expression artistique. Il découvre également Simio, sa petite taille, son langage corporel un peu exagéré pour son rôle de faire-valoir comique, aussi un physique qui atteste bien de son âge, avec sa calvitie précoce et son visage un peu empâté. Colombella fait penser à Jessica Rabbit, avec ses cheveux roux, sa longue robe rouge même si elle n'est ni lamée ni fendue jusqu'aux hanches, et ses courbes généreuses que ce soit sa poitrine ou son bassin. Pantalone est un peu plus caricatural, très empâté, avec un visage méprisant vis-à-vis des individus qu'il ne peut pas utiliser, doucereux et servile avec les représentants de l'autorité. Le dessinateur ajoute donc régulièrement une touche humoristique dans la représentation des personnages, les rendant plus sympathiques, et plus agréables à regarder. Le lecteur peut percevoir que l'intention de ce registre graphique est de rendre le récit accessible à un lectorat de jeunes adolescents, en cohérence avec le ton du scénariste.



Par moments, le lecteur remarque que l'artiste a choisi de simplifier la représentation d'un élément ou d'un autre. Dès la première page, il a épuré le dessin de la chaussée et du trottoir des rues de Paris. Par la suite, les roues des wagons du train semblent trop petites, les allées du Champ de Mars manquent de texture de gravier, les gradins du chapiteau sont uniformes, mais cela ne reste que quelques éléments. D'un autre côté, chaque page s'avère très riche visuellement, et l'équilibre entre le degré de précision descriptif, et les choix d'exagérer une expression, de simplifier un élément, d'aller vers une vision plus imaginaire permettent d'intégrer les éléments poétiques du récit, sans solution de continuité. À de nombreuses occasions, le lecteur ralentit son rythme pour prendre le temps de savourer un visuel inattendu, ou en décalage avec la réalité concrète : la méduse et les poissons exotiques nageant devant les clients du café de Pantalone, l'imperméable de l'officier nazi entre armure et déguisement grotesque, la liesse populaire lors du bal de la Libération, le mime du boxeur contre le kangourou, Pietrolino offrant son cœur, les tourterelles venant se poser sur les bras étendus de Pietrolino (même si l'une d'elle en profite pour se soulager), la capacité d'emporter le public avec les mimes, et bien sûr la séquence de fin.


Pietrolino est donc un mime qui en effectue quelques-uns au cours du récit, et la narration aussi bien en dialogue qu'en images incite le lecteur à considérer ce récit plus comme un conte que comme la biographie d'un personnage de fiction. Il termine le récit avec le sourire, et une forme de contentement modéré pour une histoire gentille et tout public. Dans le même temps, il a bien conscience de la qualité de l'hommage rendu au Mime Marceau, par exemple avec le chapeau candélabre de Pietrolino lors d'une représentation. En outre, il a ressenti que tout au long du récit, il est question de création artistique. Pietrolino a eu les mains brisées et la pensée de ne plus jamais faire rêver les gens l'anéantit chaque jour un peu plus. Il se dit également que les différents mimes du personnage comportent une dimension politique, que ce soit le théâtre de mains au cours duquel il ridiculise l'occupant, ou le spectacle final au cours duquel il étend par coup de poing avec gant de boxe, des officiels représentant l'autorité hypocrite. En revenant au début de l'histoire, il retrouve la phrase de l'officier nazi dans le café disant : Dommage que la fin de l'histoire manque autant de réalisme. Or elle s'applique littéralement à la fin de l'histoire. En y repensant, il se dit qu'Alejandro Jodorowsky a construit ce récit comme une allégorie de l'artiste, le mime Marceau, mais de lui aussi. Avec cette prise de recul, il est alors possible de considérer cette bande dessinée à la fois hommage, métaphore, et roman, comme une profession de foi : celle du créateur Jodorowsky sur la nature de son art, son engagement, sa vision de sa place d'artiste dans la société.


Une bande dessinée remarquable. Il s'agit d'un récit relativement court (92 pages) et accessible d'Alejandro Jodorowsky, avec une narration visuelle agréable, conjuguant une approche descriptive et une sensibilité poétique. Cette histoire peut être lue par de jeunes adolescents, aussi bien que par des adultes. Les premiers sont séduits par ce mime aux mains cassées, mais continuant à créer, avec des images souvent douces, savoureuses, concrètes et poétiques. Les seconds s'attachent tout autant aux personnages, apprécient plus l'hommage au Mime Marceau, et perçoivent l'allégorie de la vocation de l'artiste, véritable profession de foi du scénariste.



mercredi 14 juillet 2021

Papeete 1914 T2: Bleu horizon

Ici, à Tahiti, la guerre est obscène.


Ce tome fait suite à Papeete 1914 T1: Rouge Tahiti (2011) qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'un diptyque. La première édition de cet ouvrage date de 2012. Il a été réalisé par Didier Quella-Guyot, scénariste, et Sébastien Morice, dessinateur et couleurs, aidé par Sébastien Hombel du studio Makma pour les pages 21 à 48. Il se termine avec une présentation de plusieurs des protagonistes ayant réellement existé par une courte biographie avec des photographies d'époque : le commandant Maxime Destremau (1875-1915), Octave Morillot (1878-1931), Henry Lemasson (1870-1956), ainsi qu'un article d'une page sur Tahiti après le bombardement.


22 septembre 1914, un cuirassé allemand est en train de bombarder Papeete, la capitale de Tahiti. Des constructions sont détruites, des incendies font rage. Un asiatique traverse la grand-place devant le marché : Simon Combaud lui fait signe de se mettre à l'abri. Un obus tombe et éclate non loin, en même temps que retentit un coup de feu. L'asiatique s'écroule. Combaud se précipite à son secours et constate sa mort. Il remarque une balle de revolver juste à côté : il la ramasse. Depuis le clocher de l'église, à côté de la cloche, le prêtre Vadole a tout observé. Il range un objet dans sa sacoche. Depuis un point de vue, le commandant Destremau observe le mouvement du navire allemand et il donne l'ordre de mener la Zélée au milieu de la passe pour empêcher l'ennemi d'y entrer. À bord les marins renâclent à exécuter l'ordre, mais un obus éclate dans la coque, et ils doivent abandonner le navire qui est déjà en plein milieu de la passe. Les allemands recommencent à canonner la ville. Mademoiselle Jeanne Drollet reste dans les locaux de la poste pour assurer les communications. Combaud se lance à la recherche de Mareta qui n'a pas reparue depuis deux jours.



Simon Combaud remonte la rue principale de Papeete et voit Tepairu en train de courir. Il la hèle pour lui demander si elle a vu Mareta, mais la vahiné ne s'arrête pas car elle ne l'a pas entendu. Il croise le peintre Octave Mordillot à la tête d'une dizaine d'hommes armés. À sa question, le peintre lui répond que les tahitiennes sont ainsi : indispensables et volages, des oiseaux multicolores et peureux. Un peu plus loin, Henry Lemasson voit le gouverneur William Fawtier s'abriter derrière un arbre. Il lui fait observer qu'ils sont en temps de guerre. Le gouverneur décide d'aller vérifier si tout le monde est à l'abri, et de s'y mettre par la même occasion, pendant que le directeur de la poste se rend au belvédère de la Mission. Le peintre entre dans la poste pour prévenir Jeanne que les lignes téléphoniques ont été détruites par l'incendie et qu'elle doit sortir du bâtiment car c'est dangereux. Elle s'exécute, et un obus détruit le bâtiment quelques minutes après. Hans et Max ont décidé de prendre un peu de hauteur en grimpant sur le toit de leur maison. Il observe que la poste vient de sauter, que la moitié du quartier chinois flambe, et que le café de René part en flammes. Max décide de redescendre pour prendre son appareil photographique. Dans les collines avoisinantes, Tepairu continue de s'enfuir en courant, interpelée par le curé Vadole qui lui court après.


Le lecteur revient pour connaître le fin mot de l'histoire, plus que pour découvrir la fin du bombardement de Papeete. En effet, les documents en fin du premier tome racontaient déjà dans les grandes lignes la durée du conflit, et les conséquences pour l'île. En retrouvant les personnages, il se rend compte que l'intrigue développée dans le premier tome comprenait plus d'un mystère : la nature de l'enquête de Simon Combaud, le meurtre de deux vahinés, et voilà que s'ajoute l'assassinat probable d'un asiatique anonyme. Effectivement le scénariste raconte une histoire policière dans laquelle l'enquête révèle bien des turpitudes. Une fois l'ouvrage terminé, il est possible de constater que l'intrigue ne se serait pas déroulée de la même manière si elle avait été située dans un autre environnement ou à une autre époque. Il s'agit bien d'un polar révélant au grand jour des caractéristiques de la société au sein de laquelle les meurtres se sont produits. Même si les dessins restent plaisant à l'œil du début à la fin, sans dramatiser la dimension spectaculaires des crimes ou la violence des comportements, les ignominies sont bien concrètes et hideuses.



Le lecteur revient également pour le plaisir de la narration visuelle. Les couleurs restent chaudes et douces, même pour les explosions et les incendies. Le lecteur peut sentir la chaleur dégagée par les flammes, et voir les décombres après les explosions, mais les formes les plus agressives sont celles des éclats d'eau. Même les onomatopées des explosions et de coups de canons sont réalisées dans une police de caractère dont les contours sont arrondis. Comme dans le premier tome, l'artiste soigne sa reconstitution et le lecteur accompagne les personnages dans différents lieux : le pont du cuirassé, la place centrale de Papeete, les zones herbues sur les flancs de la montagne, la forêt, les décombres de la ville, le faré du peintre, le lagon du côté du port, le commissariat, la boutique du photographe Max Bopp, la maison de Jeanne Drollet, une plage de sable blanc et la cellule de Combaud. Le lecteur éprouve bien la sensation d'exotisme qu'il y a à se retrouver dans cet endroit du globe. Il observe les tenues vestimentaires des uns et des autres, allant des habits soignés des européens, à des tenues plus décontractées pour certains hommes blancs, jusqu'aux simples paréos des vahinés. Une fois monté sur le toit, Max remarque que le quartier chinois est la proie des flammes. Le lecteur se dit alors qu'il aurait bien aimé que la bande dessinée lui donne une idée plus concrète de la population de la ville à cette époque, des différents quartiers, de l'urbanisme, des villes alentour. Effectivement le scénariste n'évoque pas du tout cet aspect de la ville, et les dessins ne les montrent pas. Du coup ce quartier chinois reste plus un concept qu'une réalité concrète.


D'un autre côté, les narrateurs savent également se montrer subtils. Ils évoquent régulièrement la liberté des mœurs des tahitiennes, sans pour autant représenter des scènes de sexe, ou les montrer dénudées toutes les deux pages. Les pages restent plutôt chastes, sans pour autant occulter ce plaisir de la chair rendus si facilement accessibles aux européens. Il en va de même pour d'autre sources de plaisir. Les auteurs ne s'attardent pas sur la pêche ou la navigation, en revanche le peintre propose une bonne petite pipe d'opium à Simon. L'époque n'est pas encore à l'industrie de masse du farniente sur les plages paradisiaques, et à nouveau deux personnages se promènent sur une belle plage de sable blanc, alors que la plupart des pages à Tahiti sont de sable noir. Il n'est pas non plus question de la richesse des lagons à contempler avec masque et tuba. Au fur et à mesure que Simon Combaud pose des questions pour faire avancer le dossier d'héritage dont il a la charge, il apparaît d'autres arrangements et trafics peu reluisants. À nouveau, les auteurs ne les montrent pas de manière explicite, ce qui n'enlève rien à leur caractère ignoble. Ils savent montrer la brutalité des bombardements, leur survenance brusque sans signe annonciateur, et leur fin tout aussi brusque, laissant derrière eux des ruines. Dans le même temps, les images montrent bien cette sensation que chaque jour ressemble au précédent, et sera le même le lendemain, incitant l'individu à un rythme tranquille, à relativiser chaque chose. Les traces du bombardement finiront bien par disparaître, la vie reprendra son cours sans beaucoup de changement, et le souvenir de cette nuit s'effacera rapidement.



Pourtant, au fur et à mesure que le clerc de notaire pose des questions, le lecteur peut prendre la mesure de la force des émotions chez les uns et chez les autres. Ainsi l'inéluctabilité de certains faits font sortir quelques individus de leur posture quotidienne : le curé Vadole et ses menaces de châtiment, le tenancier du bar et les raisons de sa venue à Tahiti ou plutôt de son éloignement de la métropole, la colère froide du gouverneur dont l'autorité et les agissements sont questionnés, etc. Le langage corporel montre la force de ces tensions souterraines, généralement anesthésiées par la vie tahitienne paisible. Petit à petit, sous la façade d'une vie quotidienne douce et sans heurts, d'autres facettes de cette société sont mises en lumière. Étrangement les hommes tahitiens restent les grands absents du récit, en revanche l'influence de la présence des blancs s'est immiscée insidieusement avec ces incidences néfastes. Les hommes de bien se retrouvent vite en butte aux réalités économiques, aux profiteurs et aux trafics, avec les maltraitances d'êtres humains indissociables. La vie dans un endroit paradisiaque calme les caractères, mais ne fait pas disparaître l'avidité et l'oppression. La soif des affaires est inextinguible.


Ce deuxième tome remmène le lecteur à Papeete en 1914, dans une reconstitution crédible, pour la fin de l'enquête. Les auteurs savent montrer les différents environnements et les personnages, en les rendant concrets, même si le lecteur aurait pu aimer un peu plus de profondeur de champ pour la ville. La narration visuelle s'avère douce et agréable, tout en sachant retranscrire la brutalité du bombardement, la sérénité induite par les lieux et le climat, mais aussi les émotions négatives qui peuvent resurgir, ainsi que les comportements d'oppresseurs. Le scénariste se montre tout aussi prévenant dans sa narration, avec une fin un peu lourde du fait de la forte densité de révélations à caser.



lundi 12 juillet 2021

Algernon Woodcock T04: Sept coeurs d'Arran (2de partie)

Mort, il ne sert plus à rien !


Ce tome fait suite à Algernon Woodcock, tome 3 : Sept cœurs d'Arran (2004) qu'il faut avoir lu avant car c'est la première partie d'une histoire en deux parties. Il a été publié pour la première fois en 2005. Les planches de cet album sont numérotées 61 à 132. Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs.


Leur forfait accompli, Thomas Maskew et Ontzlake Browne sont montés en selle, et avancent de nuit à travers la lande pour rallier le port de Blackwaterfoot. Le premier n'est pas très satisfait de ce changement de plan car ça veut dire qu'il faut passer les cols. Le second explique que mieux vaut faire ainsi pour éviter de se faire prendre. La Lune est pleine et éclaire la lande : une troupe de villageois du hameau du bout du chemin avance. Celui devant ne les voit pas, mais les imagine : elle ouvre la marche, plus lumineuse que lors des jours anciens. On dirait presque qu'elle danse. Et les sept autres suivent, plus petites, moins éclatantes, mais enfin libres. Sept cœurs d'Arran ! La route de ces femmes est également celle des villageois.


Au village de Strathckyde, James Holson est en train de réviser ses leçons pour préparer le concours de médecin. Il étudie celle sur les os formant le crâne. Un moine crie son nom à l'extérieur : il s'est produit un drame et ils ont besoin d'un médecin. Comme il n'y en a pas au village, ils ont pensé à lui. Holson se rend directement à l'auberge Highway Cat Inn où William McKennan est en train de déguster un verre de vin en bien charmante compagnie. Il l'interrompt, tenant encore son crâne à la main. Il faut qu'il vienne parce que Algernon Woodcock est mort. À l'extérieur des fortifications de la ville, la pie discute avec les lièvres : le tireur qui a fait feu n'est pas né de la dernière couvée. Ils ne comprennent pas : après tout le foin qui a été fait sur le compte de Woodcock, c'est à n'y rien comprendre car mort, il ne sert plus à rien. Il n'y a pas grand-chose non plus à attendre du grand et de l'apprenti : l'un est effondré, l'autre a l'air d'une andouille. McKennan et Holson viennent d'arriver dans la pièce où sont entreposés les corps : celui de Keridwen Murray, celui de Christopher, et celui d'Algernon Woodcock. Le moine estime que c'est au docteur d'examiner le corps, mais McKennan n'en a pas le courage tellement il est bouleversé. Il demande à l'étudiant de confirmer le décès. Ce dernier s'approche du corps et il pose sa main sur le poignet pour prendre le pouls. Il appelle le docteur doucement, puis plus fort. Ce n'est pas croyable : son cœur bat, Algernon vit. La pie a tout observé et elle s'envole pour alors rapporter ces derniers événements aux lièvres : elle en était sûre, celui qui tire les ficelles de tout ça n'a pas lâché les rênes. Sous ses faux airs de chattemite, il est futé le bougre. Woodcock est toujours en selle, et elle parierait même que dans moins d'une heure, il sera aux trousses de Maskew pour lui faire rendre gorge.



En entamant cette deuxième partie, le lecteur se rend compte qu'il ne sait pas trop à quoi s'attendre. La mort soudaine du personnage principal est-elle à prendre au premier degré ? Y aura-t-il une intervention du petit peuple pour le remettre en selle ? Les auteurs ouvrent donc avec les deux mécréants fuyant à travers la lande, avec leur précieux butin pour rallier un port. De ce point de vue, le récit s'apparente à une histoire d'aventure très classique : une course-poursuite à travers la lande, et une touche de fantastique avec le petit peuple. Effectivement, Woodcock et McKennan se lancent à la poursuite des deux ravisseurs, et il y a une confrontation sous la lumière de la Lune. Dans ce registre, les dessins font s'incarner les personnages, les lieux, les actions, au-delà des clichés associés. Certes Browne est vêtu d'une tenue de cuir et d'un chapeau noir à large bord, faisant penser à un méchant basique, mais sa tenue est détaillée, avec un rendu du cuir tel qu'il le rend palpable. Les expressions de son visage n'ont rien de grimaçant : elles expriment son calme, sa réflexion, son bon sens, et une réserve qui fait prendre du recul au lecteur par rapport à ses actes. Maskew est un grand et bel homme d'une quarantaine d'année, avec des habits de riche bourgeois, conformes à sa fonction de juge. En le regardant le lecteur peut voir des expressions un peu hautaines, montrant bien ce qu'il pense des autres, et une posture stricte, mais aussi de fortes émotions qui courent sous cette attitude dominatrice. Comme d'habitude, les paysages sont magnifiques : la lande sous la lumière de la Lune, les pierres suintantes d'humidité de l'abbaye, le vitrail de la chapelle, les pavés tout aussi humides, les masses nuageuses, l'herbe grasse et touffue, le magnifique arbre, etc. La mise en scène montre bien qu'il ne s'agit pas simplement d'une toile tendue en fond pour servir de décor, les déplacements des personnages et leurs actions étant en interaction avec les caractéristiques de chaque lieu.


Le lecteur plonge donc dans ce récit fantastique, envoûtant et mystérieux. D'un côté, il sait bien que les héros vont à nouveau être confrontés au peuple magique, de l'autre il est bien incapable de savoir quelle forme ça va prendre et comment va tourner l'intrigue. Il est donc possible qu'il soit entièrement absorbé par le récit, fasciné par cette immersion progressive dans ce monde de légende. Il est vraisemblable également qu'il remarque les petites choses développées par les auteurs qui donnent une saveur unique à la narration. Ça commence avec les planches 62 & 63 qui sont en vis-à-vis. Sur le quart supérieur, se trouve une illustration panoramique qui s'étend sur les deux pages : le lecteur bénéficie ainsi d'une vue extraordinaire sur le paysage, très ouverte, apportant une sensation de grande liberté. Ce dispositif est utilisé 11 fois, avec chaque fois un effet imparable. Ça continue en page 63 avec la transformation du fond des phylactères des villageois du hameau du bout du chemin : ils passent d'un fond orangé, à un fond bleu nuit cerné de petits points jaunes, comme des astres. Le lecteur n'en a pas besoin de plus pour comprendre la nature de ces individus. Sur la planche 64, l'étudiant en médecine s'adresse directement au crâne qu'il tient dans la main : ce n'est pas un pastiche, mais cela produit un effet d'écho à Hamlet, générant à la fois un sourire, et une pointe d'inquiétude. Dans la planche 68, la pie parle avec les lièvres et évoque la mort d'Algernon Woodcock : après tout le foin qu'on a fait sur son compte, c'est à n'y rien comprendre, mort, il ne sert plus à rien. Dans un premier temps, le lecteur se dit que c'est exactement ce qu'il pense. Dans un deuxième temps, il sourit, parce qu'il vient de se rendre compte que le scénariste est en train de commenter son propre récit, d'une manière parfaitement intégrée. Son attention ainsi attirée sur ce dispositif, il le remarque encore 3 fois par la suite. Planche 71, la pie déclare : Celui qui tire les ficelles de tout ça n'a pas lâché les rênes. Sous ses faux airs de chattemite, il est futé, le bougre ! Le scénariste est en train de dire que son intrigue tient la route. Dans la dernière partie du récit, un chat s'adresse à Woodcock pour lui fournir des explications et il remarque que bien sûr cela ne satisfait pas pleinement son auditeur. À nouveau le scénariste s'adresse directement au lecteur pour lui dire qu'il n'a pas fourni toutes les réponses, mais qu'il faudra qu'il s'en satisfasse pour ce tome.



Les auteurs sortent également des sentiers battus pour la manifestation plus visible des personnages surnaturels. Algernon Woodcock trouve enfin le courage (c'est le commentaire des villageois du hameau du bout du chemin : enfin, ce qui correspond à nouveau exactement à ce que ressent le lecteur) de regarder avec son œil fé. La forme narrative change : un personnage s'adresse directement à Algernon pour commenter ce qu'il voit et lui donner des informations, pendant que les planches montrent ce qu'il voit. Le lien entre mots et images devient différent : les créateurs ont trouvé un point d'équilibre original entre la bande dessinée et le texte illustré. Guillaume Sorel montre ce que voit Algernon sous forme d'une suite de cases, avec une palette de couleurs très différentes des autres séquences, entre représentation descriptive et expressionnisme, pour des visuels magnifiques habités par une énergie féérique splendide et un peu inquiétante, car c'est clairement un autre monde, étranger à l'humanité. Le monologue apporte des informations supplémentaires, sans pour autant que cela ne devienne un texte avec des illustrations, les images montrant d'ailleurs beaucoup plus que ce que dit le texte. Avec ce changement de mode narratif, le lecteur ressent comme Algernon Woodcock le fait qu'il voit la réalité autrement. Du grand art.


Le lecteur est donc totalement immergé dans cet endroit, à cette époque, émerveillé par la présence d'une magie féérique, et en même temps très conscient que l'altérité de ce peuple induit un fort prix à payer pour ceux qui les contemple ou qui les côtoie ne serait-ce que brièvement. Les auteurs parviennent à conjurer cette dimension magique, sans tomber dans une représentation mièvre ou horrifique. Le cœur du récit est de nature dramatique, que ce soit l'amour de Christopher, celui de la reine des fées, ou le crime commis par le juge. Les créateurs entremêlent ces drames très humains au fantastique et aux îles d'Arran, avec une élégante sophistication, générant une immersion extraordinaire.



jeudi 8 juillet 2021

Visa Transit (Tome 2)

Comme une discipline qui allie l'errance et la création


Ce tome est le second d'une série indépendante de toute autre, faisant suite à Visa Transit (Tome 1) (2019) qu'il faut avoir lu avant. La première édition date de 2020. Il est l'œuvre d'un auteur complet : Nicolas de Crécy, scénariste, dessinateur et coloriste. Il compte 126 pages de bande dessinée. Le tome se termine avec une carte en double page et un trait rouge retraçant le périple des deux cousins, une photographie de la Visa dans une zone à l'herbe courte et jaune devant des montagnes, et la référence des ouvrages d'Henri Michaux et Max Jacob d'où sont extraits les citations contenues dans le livre.


Chapitre IV : la mosquée bleue. Fin juillet 1986, Nicolas et son cousin Guy se trouvent en Bulgarie, toujours conduisant leur Citroën Visa Club dont le moteur produit un ronronnement continuel. En suivant les rives de la Mer Noire, la route ne menait pas jusqu'en Turquie. Elle s'arrêtait net, après la dernière maison du village de Rezovo, pour se terminer en un chemin de terre, une impasse. Voilà comment s'incarnait à cet endroit précis, la limite entre les républiques socialistes et l'orient. Rien de spectaculaire. Quelques mètres plus loin coulait la rivière qui séparait les deux mondes, un lieu qui allait devenir, vingt ans plus tard, l'extrémité sud-est de l'Union Européenne. Nicolas conduit : il fait demi-tour pour revenir en arrière et se diriger vers les zones montagneuses. La route est déserte, et les deux cousins la trouvent déserte. Ils sont en train de cloper, et ils évoquent les prisons turques dont l'image leur est parvenue par le film Midnight Express, d'Alan Parker.



Nicolas et Louis arrivent au poste de frontière, et ils doivent répondre aux questions d'un douanier peu commode, avec son uniforme, sa casquette et ses lunettes noires. Avec un collègue, il leur fait signe de se garer sur le côté, et ils procèdent à une fouille en règle du véhicule. Au bout de quelques minutes, il les interpelle pour savoir ce que sont les livres à l'arrière, en agitant un exemple de La cantatrice chauve : Guy ne se démonte pas et répond que c'est un livre d'Émile Zola. Puis désignant la pile de bouquins par terre, il leur demande si c'est un trafic, ou de la propagande. Il passe ensuite vers l'avant du véhicule, et en désignant le radar 2000, exige de savoir ce que c'est. Finalement, ils peuvent reprendre la route avec leurs livres. Nicolas estime que le douanier s'est bien moqué d'eux, car il 'a vu faire un clin d'œil à son collègue. Il estime qu'il s'est amusé à leur faire peur parce que lui et son cousin sont libres, et lui non. Côté turc, le fonctionnaire avait tamponné leur passeport de manière détendue, mais les cousins ne s'imaginaient pas une seconde le gros problème que ces mêmes tampons leur causeraient à la sortie du pays. Ils continuent leur discussion : Guy est d'avis de jeter tous ces livres en profitant des poubelles turques. Nicolas suggère d'en déposer un tous les cent mètres, comme ça, s'ils ont un problème, quelqu'un pourra retrouver leur trace. Ils profitent d'une descente pour lancer la voiture à fond, tout en s'amusant à répéter les syllabes de Mustafa Kemal Atatürk, juste pour le son.


En entamant ce deuxième tome le lecteur a encore le premier en tête, en particulier il sait qu'il comporte une dimension d'exercice de style, ou plutôt de travail de mémoire, de reconstitution artificielle à partir de souvenirs que les années passées ont déformés, une réflexion sur la nature de la mémoire, et la citation de Diderot en exergue du tome 1. Mais dans le même temps, il est tout de suite fasciné par cette forme de tourisme par procuration. Comme dans le tome 1, les deux cousins parcourent du chemin : passage de la frontière pour sortir de Bulgarie et entrer en Turquie, routes de campagne désertes, rues d'Istanbul, souvenirs de vacances au bord du lac des Settons dans la Nièvre, évocation d'une terrasse de café ensoleillée à Marseille, nuit à la belle étoile en pleine campagne, long séjour à Vitebsk et visite de la ville, et même un petit détour par la centrale nucléaire de Tchernobyl. Même si les cousins continuent à se tenir éloignés de tout monument, même de la mosquée Sultanahmet (dite mosquée bleue), les pages procurent la sensation de faire du tourisme. Les deux premières planches permettent d'admirer un magnifique lever de soleil, avec la voûte étoilée s'éclaircissant au fur et à mesure de ces 4 cases de la largeur de la page pour virer à un délicat orange. Alors que le récitatif évoque la route en cul-de-sac, les images montrent cette rue qui se terminent en chemin de terre, avec un savoir-faire étonnant, les traits un petit peu irréguliers, comme tremblés, donnant l'impression d'une grande précision.



Ainsi à plusieurs reprises, le lecteur ralentit sciemment sa lecture pour pouvoir profiter du paysage. Les méandres de la route dans une forêt de sapin. Le capharnaüm de la circulation automobile à l'entrée d'Istanbul, particulièrement stressant du fait de la présence de piétons, de carrioles à cheval. La traversée du Pont des Martyrs du 15-Juillet et la vue magnifique sur le Bosphore qui évoque à l'auteur une peinture de William Turner (1775-1851), De Crécy réalisant un bel hommage à ce peintre. Les rues d'Istanbul avec leurs maisons en bois tordues et les maisons ottomanes, ainsi que la découverte de la vue de la mosquée bleue. La route qui continue de serpenter cette fois ci entre deux étendues d'herbe jaunies par le soleil. Un magnifique ciel chargé d'orage dans une peinture en double page pour l'ouverture du chapitre VI Suprématisme. Les méandres du fleuve Bérézina vus du ciel. Le coucher de soleil qui n'en finit pas dans la ville de Vitebsk, puis la promenade de jour dans ses rues ensoleillées. La pièce où Nicolas travaille dans cette ville à l'occasion d'un festival des arts graphiques. Le lecteur éprouve la sensation d'en voir beaucoup plus que dans le tome 1, et il se rend compte de la précision des dessins qui conservent pourtant leur allure de croquis, donnant une impression un peu tremblée. La mise en couleurs donne une impression naturaliste, très simple, mais là encore si le lecteur laisse son regard s'y attarder un peu il les voit autrement. En page 120, l'avatar d'Henri Michaux évoque ses propres dessins et son économie de moyens pour les réaliser : quelques traits et quelques taches suffisent à montrer, à évoquer efficacement, alors que la suite de 4 cases fait l'effet d'un zoom sur son nez, jusqu'à faire apparaître les petits traits encrés et les tâches de peinture, illustrant ainsi son propos.


Cette transformation visuelle en évoque une autre sur les mots. Avec ce zoom faisant apparaître les traits et les couleurs en grossissant une petite zone du dessin, l'artiste leur fait perdre leur sens global, la dernière case s'apparentant à des tâches noires informes et erratiques, avec quelques pointes de couleurs, ayant perdu tout pouvoir représentatif, pour ne plus être qu'une composition abstraite, un assemblage semblant être le fruit du hasard. De la même manière, en page 18, les cousins s'amusent à répéter le nom Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938) jusqu'à ne plus entendre que les sonorités, que les sons semblent assemblés de manière arbitraire, totalement détachés du sens qui leur est attribué par le langage. Dans une situation comme dans l'autre, il est question de revenir aux éléments constitutifs, soit de de la représentation picturale, soit de la parole, comme s'il était possible de cerner ces matériaux réduits à leur portion congrue, à partir desquels tout le reste est construit. Ces passages résonnent dans l'esprit du lecteur avec le thème central de cette œuvre : le travail de mémoire, son fonctionnement, la manière dont la mémoire reconstitue des souvenirs, peut-être également à partir d'éléments simples.



Comme le premier tome, celui-ci charrie également de nombreuses références culturelles et historiques : le film Midnight Express (1978), William Turner(1775-1851), Henri Michaux (1899-1984), Max Jacob (1876-1944), Canaletto (1697-1768), Raoul Dufy (1877-1953), Franz Kafka (1883-1924) et son Odradek, Marc Chagall (1887-1985), Andreï Tarkovski (1932-1986), Piet Mondrian (1872-1944), Michel-Ange (1475-1564), Kasimir Malevitch (1878-1935, créateur du suprématisme, un mouvement d'art moderne). Côté histoire : Valéry Giscard d'Estaing et les diamants de Bokassa, Alexandre Loukachenko, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, le premier accident nucléaire à Saint-Laurent-des-Eaux en 1969. C'est l'occasion pour l'auteur d'intégrer des réflexions personnelles sur le tourisme qu'il abhorre, sur les agences communication qui effectue des réhabilitations culturo-ludiques pour rendre un lieu attractif aux touristes, ou encore sur sa répugnance relative à l'altérité physique. C'est aussi la suite de sa réflexion sur la mémoire, qu'il compare son fonctionnement à l'écoulement du fleuve Bérézina, ou qu'il évoque une particularité du dessin celle d'inscrire durablement dans le cerveau tout l'environnement (odeurs, sons, ambiance, température) tels qu'ils sont au moment où on pose le trait sur la feuille. À ce titre, le dessin est un excellent extracteur, rehausseur et diffuseur mémoriel. Cela peut fonctionner sur 30 ou 40 ans, voire plus. Il continue également à évoquer l'empreinte indélébile des œuvres d'Henri Michaux sur lui, son sentiment de s'être approprié des pages entières de son œuvre. Ce n'est qu'en gardant à l’esprit cette réflexion sur les processus de la mémoire, que la structure de cette bande dessinée fait sens pour le lecteur : par exemple, la pertinence de consacrer 41 pages à une digression en 1996, ou encore Henri Michaux à moto effectuant une filature de la Visa Club, puis une discussion entre son spectre, celui de Max Jacob et celui de Nicolas.


Ce deuxième tome comble toutes les attentes du lecteur : une virée touristique très personnelle, des kilomètres avalés, l'évocation d'une époque révolue, une immersion dans le paysage culturel et historique de l'auteur, des paysages à couper le souffle, une remémoration savamment composée, filant le thème de la matière changeante des souvenirs, de la fluidité de la mémoire.



lundi 5 juillet 2021

Jessica Blandy Tome 24 : Les gardiens

Les anges morts ne me font pas peur.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 23 : La chambre 27 (2004) qu'il est indispensable d'avoir lu avant, car c'est la deuxième partie de l'histoire débutée dans le tome précédent. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2006, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 54 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 7 qui contient les tomes 21 à 24. Ce tome est le dernier de la série. Cette dernière a connu un épilogue en 3 tomes intitulé La route Jessica, réalisé par les mêmes auteurs.

Dans la baie de new York, un cadavre flotte bloqué par un pilotis de bois, celui de Peter Lamax, un des cinq gardiens. À l'embarcadère du ferry, Edie Cox, une belle rousse élancée, attend assise sur un banc. Le ferry accoste, et les passagers descendent. Elle se mêle à la foule, avec une seringue à la main. Elle s'approche par derrière de l'un des passagers et le pique à l'omoplate, à travers ses habits. Il a brusquement un saignement de nez, et il s'écoule par terre. Edie Cox jette la seringue dans une corbeille de rue, et elle s'éloigne tranquillement, les mains dans les poches de son imperméable, la satisfaction d'un travail bien fait. Ailleurs, dans sa petite maison, Jessica Blandy a sorti une chaise sur la terrasse et elle regarde la mer, assise, tout en armant un pistolet : elle se méfie. Elle se lève : elle n'attend plus, elle a décidé de passer à l'action. Dans un petit café de New York, les trois autres gardiens encore vivants sont réunis pour faire le point : Knive, Samuel Horton, Victoria Charman. Ils commencent par évoquer le décès de Peter Lamax et de Ron Taylor. Ils n'ont plus de mission à proprement parle puisque leur commanditaire est décédé, et la résurrection de Missie Lizzie qu'ils devaient empêcher est advenue. Charman et Horton se rendent compte qu'ils ont tous les deux la même chanson en tête : Surf's up (1971) des Beach Boys.



Une fois la discussion terminée, Victoria Charman rentre chez elle à pied, et elle se rend compte qu'elle se retrouve dans une partie de la ville qu'elle ne connaît pas. Elle est prise à partie par trois voyous qui s'en prennent à elle, bien décidés à la violer avant de l'assassiner. Jessica Blandy intervient, pistolet à la main, car elle suivait Victoria depuis trois jours. Dans l'ombre, Edie Cox observe l'échauffourée, constatant que les agresseurs ne sont que des amateurs. Les deux femmes vont prendre un verre pour se remettre, et rencontrer Gus Bomby. Ce dernier se moque d'elles et de leurs croyances dans le retour surnaturel de Missie Lizzie, et les autres billevesées concernant la chambre 27. Il finit par indiquer qu'il a retrouvé la personne que Jessica l'avait chargé de dénicher : Ada Torrenson, la mère de l'enfant. Elle est d'ailleurs revenue à New York : elle accepte de les recevoir, mais ne parlera que s'ils ont un code ou un mot de passe à lui présenter.

Dernier album de la série et deuxième moitié du récit, dont la première n'était pas entièrement convaincante pour elle-même. Le lecteur attend donc des réponses satisfaisantes pour l'intrigue et une résolution convaincante. Le scénariste s'y attèle avec rigueur. Le lecteur peut donc rencontrer Missie Lizzie et assister à plusieurs de ses conversations. Les cinq gardiens lui sont présentés. Il est question de leur mission initiale, et de leur devenir, de la menace qu'ils représentent encore pour Missie Lizzie, de la résurrection de cette dernière, et des circonstances de sa mort, il y a de cela de nombreuses années. D'un côté, cet album ne vient pas mettre un terme aux aventures de l'héroïne, elle pourrait en avoir d'autres après ; de l'autre côté, le scénariste relie entre eux plusieurs éléments des tomes passés. Victoria Charman était apparue la fois précédente dans Jessica Blandy - tome 10 - Satan, ma déchirure (1994). Le nervi Oggie évoque les événements de Jessica Blandy, tome 21 : La Frontière (2002). Razza refait une apparition avec son singe Damastra, vus pour la dernière fois dans Jessica Blandy, tome 18 : Le Contrat Jessica (2000), personnage récurrent des tomes 15 à 18. Le mystérieux monsieur Chance fait également une apparition : c'est le commanditaire du tueur dans Jessica Blandy, tome 22 : Blue Harmonica (2003). Enfin, Dufaux assume totalement la dimension surnaturelle régulièrement présente, car cette histoire ne peut pas être rationnalisée par une maladie mentale, ou une forme d'hallucination collective.



Dès la première page, le lecteur plonge dans une ambiance particulière. Il retrouve bien sûr les dessins précis et méticuleux dont il a l'habitude. Au fil des pages, il peut ainsi admirer le panoramique sur les gratte-ciels de Manhattan vus depuis l'océan, le débarcadère et les bancs pour attendre, les rues désertes tard le soir avec ce passage sous une arche maçonnée, les différences d'aménagements entre les deux pubs, la circulation automobile avec les taxis Yellow Cab, les pièces monumentales avec la baie vitrée gigantesque de l'étage du gratte-ciel où se trouve Lizzie, un grand parc lors d'une promenade au coucher du soleil, une grande artère de New York de jour avec des étalages sur le trottoir, un hôtel de luxe avec sa décoration somptueuse. Il remarque également l'installation d'ambiances particulières, avec un travail personnel sur la couleur : les teinte rose orangée pour l'ouverture en extérieur, la lumière artificielle teintée de vert pour le second bar, le contraste entre ce rose en extérieur et ce vert en intérieur séparés par la baie vitrée dans le gratte-ciel où se trouve Lizzie, le retour du rose lors de la promenade dans le parc, des teintes dorées dans le palace, et une approche plus naturaliste dans la dernière séquence. Il n'y a que le dessin en pleine page de la planche 17 qi semble un peu fade : les ombres chinoises des gratte-ciels, contre le coucher de soleil, avec des rectangles lumineux pour les bureaux encore allumés.

Le lecteur retrouve toujours avec plaisir la silhouette élancée et élégante de l'héroïne, et aimerait bien la réconforter au lit comme le fait Victoria. Le dessinateur reste du côté de l'érotisme discret, montrant la nudité, sans gros plan, mettant en avant la douceur et l'attention que se portent les deux amantes. Il retrouve également Gus Bomby et sa dégaine un peu crado. Il fait connaissance avec Missie Lizzie dont l'aura n'est pas si impressionnante que ça. Il observe les personnages secondaires et les figurants, Renaud soignant chaque individu, par exemple les bagues de l'un des agresseurs de Victoria, ainsi que le reste de ses vêtements, les quelques tenues de Jessica, toujours aussi élégante, le costume coûteux de l'oncle de Lizzie, etc. Il fait connaissance avec une nouvelle femme : Edie Cox, une belle rousse très mince. Elle exerce le métier de tueuse à gages. Renaud l'a affublée d'une chevelure bouclée, très ondulée, et bizarrement volumineuse. Dufaux développe sa personnalité pour en faire un personnage complexe. Elle n'est pas infaillible, elle sent bien qu'elle ne maîtrise pas la situation, et qu'elle n'a pas le dessus sur la jeune Lizzie. Elle évoque également son absence de relation sexuelle, les hommes sentant qu'elle n'aime pas s'abandonner, oublier, crier. Elle éprouve la sensation que son corps devient froid et que personne ne parvient à la réchauffer, pas même elle-même avec ses propres caresses. La couverture promet un baiser entre elle et Jessica : il a bien lieu. Le lecteur perçoit bien la dimension métaphorique : Edie se réchauffe au contact de Jessica pleine de vie.



En fonction de sa sensibilité, le lecteur est plus ou moins intéressé par cette histoire de petite fille revenant comme une incarnation démoniaque. Le scénariste ne ménage pas ses effets avec une assassin qui travaille avec des seringues emplies de poison, une agression de rue très malsaine, un meurtre au pistolet à bout portant, un mystérieux gugusse qui remet à Jessica Blandy, bien opportunément, un bouton et un bout de phrase (dont le scénariste a du mal à se souvenir car ce n'est pas le même qu'en page 12, quand elle le réutilise en page 31), et même un commando d'une dizaine de mercenaires dont un équipé d'un bazooka… dont il ne se sert pas finalement. Ça fait quand même un peu bizarre : un agrégat de trucs choquants et cools, mais très hétéroclites. Comme à son habitude, Dufaux intègre une chanson à cette histoire : Surf's up, des Beach Boys. Il laisse toute latitude au lecteur pour établir les liens pouvant exister entre elle et son histoire. Pourtant, sous cette surface de bric et de broc, il subsiste des comportements très malsains. Visiblement Edie Cox commence à porter le fardeau de son métier : mettre fin à des vies humaines. Jessica Blandy a conservé sa sérénité grâce aux trous dans sa mémoire provoqués dans le tome 22, et c'est sa capacité d'empathie qui lui permet d'avancer dans les épreuves. Le thème de fond de la série, entre déviance mentale et chaleur humaine, reste bien présent, mais le lecteur doit faire l'effort de le considérer sous une intrigue clinquante.

Dernier tome de la série : les créateurs tiennent plusieurs de leurs promesses. La narration visuelle est toujours aussi immédiatement accessible, et discrètement sophistiquée. L'intrigue entamée dans le tome précédent arrive à son terme, en répondant à toutes les questions. Le scénariste a décidé d'assumer franchement les éléments surnaturels, qui ne peuvent plus être interprétés par des phénomènes psychologiques, ce qui peut plus ou moins plaire au lecteur, certains événements étant trop beaux pour être vrais, comme l'aide apporté par monsieur Chance.