Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 20 : Mr Robinson (2002) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2002, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 7 qui contient les tomes 21 à 24.
À New York, Forest Dingley, un inspecteur de police afro-américain est en train de s'habiller, alors que Jessica Blandy est encore au lit. Il est en train de regarder une photographie du régiment des Hellfighters, le quinzième régiment d'infanterie en 1917 dont son grand père faisait partie. C'est lui qui s'est occupé de la mère de Forest quand son père a disparu. Un matin, il s'est levé, il a pris ses affaires et il s'est retourné vers son épouse en lui disant qu'il savait maintenant où est la frontière, qu'une sorcière noire la garde, mais qu'il avait une chance de passer. Il est sorti et il n'est plus jamais revenu. Le policier part au boulot, en laissant Jessica profiter de son appartement. Il sort : un ciel pur, des couleurs tranchées. On pourrait s'y tromper. Croire qu'une belle journée vos attend. Pour certains, ce sera une réalité. Pour d'autres une désillusion cruelle ou blessante. Forest Dingley fait partie des autres…
Forest Dingley est un flic, un bon flic même. Mais ce matin-là, comment aurait-il pu deviner que sa vie allait basculer, que lui aussi approchait de la frontière. Il arrive au commissariat et entend un collègue prendre la déposition d'un homme âgé. Le fils de ce dernier a disparu. Kevin Mason, 23 ans, a indiqué à son père qu'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait, qu'il allait rejoindre la sorcière noire pour se payer du bon temps et que ce n'était pas la peine de l'attendre. Il n'est pas revenu depuis presque deux mois. Dingley indique à son collègue qu'il prend en charge cette affaire. Peu de temps après, il a un rendez-vous avec Charlène Blaine, la conjointe de Kevin avec qui il envisageait de se marier. Comme le père de Kevin, elle indique qu'il ne se droguait plus, mais qu'il avait été recontacté par un individu louche Le soir, Forest Dingley rejoint Jessica Blandy à une soirée. Elle le présente à monsieur Obergast, un individu qui a du mal à accepter qu'elle fréquente un afro-américain. Forest entraîne Jessica dans l'arrière-salle pour rencontrer le Passeur qui se tient derrière le comptoir, dans la pénombre. Dingley pose des questions sur qui aurait pu fournir Kevin Manson en amphétamines de type Blue Bayou, alors que de grands costauds sont arrivés derrière eux, et que l'un d'eux commence à caresser Jessica sous sa robe.
Après une histoire bien glauque de maltraitance sur des handicapés, le duo Renaud & Dufaux met à nouveau Jessica Blandy au contact d'individus au comportement déviant. Cela commence doucement avec cette légende urbaine de l'individu qui décide de tout plaquer du jour au lendemain : de partir de chez lui et de ne plus jamais y revenir, sans donner signe de vie à sa famille, ses parents ou sa femme et ses enfants. Le scénariste déroule son intrigue de manière très régulière : Jessica Blandy et Forest Dingley interrogent un témoin après l'autre, le premier suggérant de contacter le suivant et donnant son adresse, ou peu s'en faut. Bien sûr, il y a des obstacles : un interlocuteur qui a passé l'arme à gauche avant qu'il ne puisse être contacté, et un prix à payer au péril de sa vie. Pour autant, l'enquête progresse de manière implacable. Dufaux joue un peu avec l'écoulement du temps, certaines séquences se suivant dans la même journée, d'autres étant séparées par plusieurs semaines. Le lecteur ne s'en retrouve pas moins accroché par le mystère de ce que peut être cette frontière. Il retrouve avec plaisir Jessica Blandy toujours aussi calme et déterminée, rien ne pouvant entamer sa résolution d'aller jusqu'au bout. Il se prend vite de sympathie pour Forest Dingley, même s'il sait peu de choses sur lui, juste parce que ce personnage jouit du respect et l'amour de Jessica Blandy. Les personnages du Passeur et de la sorcière le font sourire car ils jouent un rôle mystérieux, tout en étant inquiétants par l'emprise qu'ils ont sur d'autres êtres humains.
Le rythme posé de l'intrigue incite le lecteur à prendre le temps de regarder les cases à loisir. L'aménagement de la chambre à coucher de Dingley n'est pas spectaculaire par sa décoration, mais unique par son mur en briques apparentes, les cadres accrochés au mur et un effet d'espace ouvert qui donne à penser qu'il n'y a pas forcément un mur de séparation avec le salon. Le lecteur contemple ensuite une vue sur des façades d'immeubles, avec les réservoirs typiques en bois sur les toits, les façades avec de nombreuses fenêtres toutes identiques, et des gratte-ciels disparates attestant d'un urbanisme de type libéral. Au cours du récit, il peut contempler la ville depuis le trottoir à plusieurs reprises en relevant les détails : le bloc d'air conditionné à l'extérieur sous la fenêtre, une riche demeure dans les faubourgs, une rue déserte avec les échelles métalliques de secours en façade, un quartier résidentiel défavorisé avec une dent creuse (l'équivalent d'un gros pâté de maison en France), et à nouveau une vue un peu éloignée d'immeubles, en pied rendant bien compte de l'échelle des gratte-ciels à New York.
Sur le fil directeur de son intrigue, le scénariste sait faire en sorte de promener ses personnages, chaque nouvelle rencontre se produisant dans un nouveau lieu. C'est un dispositif narratif qui permet d'éviter une forme d'uniformité d'une discussion à une autre, et d'apporter des informations visuelles nourrissant elles aussi l'histoire. Là aussi, les images invitent le lecteur à consacrer un peu de temps : regarder les fonctionnaires de police et les civils dans la grande salle du commissariat, avoir envie de s'assoir à la table de Charlène pour prendre un café avec elle dans cet établissement peu fréquenté à cette heure-là, naviguer de groupe en groupe dans cet hangar industriel reconverti en lieu de fête en détaillant les tuyauteries apparentes et les poutrelles métalliques, s'assoir sur la pelouse devant le fleuve aux côtés de Jessica Blandy pour profiter du calme de la verdure et de la silhouette des gratte-ciels dans le lointain, prendre place à une longue table froide et métallique pour une séance d'un genre très particulier. Renaud est toujours aussi épatant pour décrire des lieux plausibles, concrets, dont l'aménagement entretient une étroite relation avec la scène qui s'y déroule, et une incidence sur le comportement des personnages.
Bien sûr, le lecteur est impatient de retrouver Jessica Blandy : toujours aussi séduisante et toujours aussi endurcie. Cette fois-ci, elle ne se retrouve pas nue, et ne doit subir qu'un pelotage de sein. Elle est toujours aussi magnifique sous le crayon de l'artiste, avec une distinction et une classe naturelle qui en impose. Comme à son habitude, Renaud ne cherche pas à épater le lecteur par des toilettes exquises : il ne fait que montrer que Jessica sait choisir la bonne toilette dans sa garde-robe, une robe très échancrée pour une soirée mondaine, une robe un peu plus sophistiquée pour un dîner, une robe noire stricte pour le deuil, un pantalon et un corsage pour marcher en ville. La direction d'acteur reste dans un registre naturaliste, donnant ainsi encore plus de personnalité à Jessica Blandy, et aux autres. Ces derniers existent avec le même naturel sur la page : Forest Dingley assuré et agréable, Kevin Manson aux abois et fiévreux, Charlène Blaine sûre d'elle avec une magnifique chevelure, sans oublier la sorcière noire jouant son rôle, totalement habitée par ses certitudes. Le lecteur observe Jessica Blandy, et observe avec elle les personnages qu'elle rencontre.
Le scénariste fait reposer la dynamique de son récit sur une disparition et de mystérieux propos évoquant une frontière à atteindre et à franchir, ainsi qu'une mystérieuse sorcière noire. Jessica Blandy et Forest Dingley suivent les traces de Kevin Manson découvrant très progressivement ce qui a pu l'inciter à tout quitter. La nature de ce qu'il cherche n'est révélée que dans l'avant-dernière scène qui dure 9 pages. D'un côté, Jean Dufaux sait bien mettre en scène une envie irrépressible, au point d'en devenir une obsession faisant perdre le sens commun, une forme d'addiction ultime, en même temps que la recherche d'une sensation forte sans égale, en mettant en œuvre des conventions de polars et de thriller. D'un autre côté, le lecteur n'est pas forcément convaincu par le traitement de ces conventions qui apparaissent souvent un peu exagérées, un peu artificielles. La sorcière noire semble singulièrement dépourvue de mystère et de pouvoir de conviction, au point de ne pas être crédible. Les épreuves finales sont bien classiques : elles sont censées acquérir une autre envergure par l'absorption d'un mystérieux breuvage, beaucoup trop mystérieux pour être convaincant, pour dépasser le stade de l'artifice narratif superficiel. En outre, le scénariste ne parvient pas à connecter son récit avec une forme de culture ou une autre, même en citant le Dixieland Jazz band ou Walt Whiteman (1819/1892), et en déclamant des platitudes comme les sortilèges des grandes jungles ou l'esprit libre qui a franchi la frontière.
D'un côté, il est impossible de résister à la narration visuelle de Renaud, toujours aussi élégante et sophistiquée, tout en restant naturelle et discrète. De l'autre côté, la dynamique simple du récit ne suffit pas pour masquer une intrigue manquant de corps.
"Le rythme posé de l'intrigue" : Dirais-tu que Dufaux, au long de cette série, a varié le rythme de ses intrigues ? Ou emploie-t-il toujours le même type de cadence d'un album à l'autre ?
RépondreSupprimer"un quartier résidentiel défavorisé avec une dent creuse" : Je ne savais que ce qu'était une dent creuse !
Je suis assez surpris par ta conclusion, dans le sens où je ne m'attendais pas à une note négative concernant le scénario. Mais dans cette série, tu m'as toujours semblé plus attaché à la partie graphique de Renaud qu'aux histoires en elles-mêmes. Je me trompe peut-être.
Est-ce que Dufaux a varié son rythme ? Je n'en ai pas la sensation. De mémoire, les intrigues ont ne versent pas dans l'action. L'enquête se déroule de manière plutôt naturaliste que fonctionnant sur des prouesses physiques. Il y a quelques exceptions quand un personnage essaye d'échapper à des poursuivants (par exemple Gus Bomby échappant à des tueurs dans le tome 13).
SupprimerDans les premiers tomes, j'étais plus attaché au scénario, à la mise en scène d'une forme de déviance mentale meurtrière, les dessins étant un peu raides à mon goût. Petit à petit, Renaud a gagné en précision pour d'excellentes BD (à mes yeux) grâce à la synergie entre les deux créateurs.
Est-ce que Dufaux & Renaud étaient confortablement installés dans la série et souhaitaient la faire perdurer ? Est-ce que Renaud était très attaché au personnage et a persuadé Dufaux de lui fournir d'autres scénarios alors que le scénariste était moins impliqué ? Est-ce Dufaux continuait d'explorer des formes de polar qui me séduisent moins ? Aucune idée. D'un côté, les histoires de la série évoluent d'un tome à l'autre, d'un autre côté cette métaphore sur la frontière m'a semblé peu substantielle.