Ma liste de blogs

mercredi 30 novembre 2022

Carnets d'Orient T06 La Guerre fantôme

Il vaut mieux convaincre que contraindre.


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient T05 Le cimetière des princesses (1995) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour comprendre l’histoire des carnets récupérés par Saïd, et ce qu’ils représentent. Ce tome a été publié pour la première fois en 2002, sans prépublication en magazine. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins et les couleurs, comme tous les précédents. Il s’ouvre avec une citation d’Albert Camus (1913-1960) : Bientôt, l’Algérie ne sera peuplée que de meurtriers et de victimes. Bientôt, les morts seuls y seront innocents. Vient ensuite une introduction de trois pages, rédigée par Gilles Kennel, spécialiste du monde musulman professeur à l’université Paris Sciences et Lettres, et directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École Normale Supérieure. Il évoque le choix du bédéaste de tout dire, en particulier les violences et les tortures, et le fait qu’il n’y a ici nul jugement sur le tort des uns ou des autres, mais simplement cette remarquable mise à plat que permet la bande dessinée. Puis se trouve un résumé en une colonne succincte présentant Marianne et les carnets d’Orient de Joseph Constant, rappelant que les cinq premiers tomes, regroupés sous le titre des carnets d’Orient recouvraient la période allant de 1830 à 1954. Ces tomes 6 à 10 forment un deuxième cycle titré Carnets d’Algérie et couvrant la période de 1954 à 1962. Ce tome a reçu le prix Maurice-Petitdidier en 2003, et le Prix France Info de la Bande dessinée d’actualité et de reportage 2003.


En pleine campagne algérienne, la voiture d’Adrien Marnier fait des tonneaux en quittant la route. Sauveur s’arrête à hauteur de l’accident et se précipite pour sortir Marianne de la voiture, puis Marnier. Saïd, un jeune garçon paysan, accourt sans être vu et il ramasse un des carnets de Joseph Constant qui est tombé hors de la voiture pendant les tonneaux. Il le conserve précieusement, alors que les trois blancs regagnent le véhicule de Sauveur. Il rejoint ses chèvres et repart dans la montagne. Il regarde le contenu des carnets, à la lueur de la bougie : il s’agit du journal du peintre, accompagné d’études à la peinture, et de croquis de nu. Il est appelé par son père pour revenir garder les chèvres. Sur le chemin, il croise Si Mahmoud, le garde-champêtre. Dans le massif de l’Ouarsenis en octobre 1954, Mahmoud aide Saïd à lire les carnets, pour apprendre le français.



À la fin de la journée, Mahmoud raccompagne Saïd au village : un homme est en train de commenter les écritures saintes. Le garde-champêtre essaye de convaincre le père de Saïd de le laisser aller à l’école française, gratuite. La discussion s’anime, entre le garde-champêtre prônant les bienfaits de la France, le père et le religieux rappelant les préceptes de la Foi, évoquant le fait que les Français ne seront pas toujours là. Le premier novembre 1954 à Tipasa, une demi-douzaine de jeunes adultes se détendent à la plage, loin de la ville. Parmi eux, Sauveur étudiant en médecine, Samia étudiante en médecine également, son cousin Ali, Marianne, et deux copains Roro et Mimi. Ils vont se baigner.


Le tome précédent date de 1995, et l’auteur a choisi de prendre du temps avant d’entamer son second cycle, se déroulant dans des années plus récentes, débutant avec l’année de création du Front de Libération Nationale (FLN). Le lecteur a bien conscience que l’enjeu de ce cycle est dans la continuité du premier cycle : mettre en scène l’Histoire du pays. Dès la scène d’ouverture, il note une première différence : le personnage est un jeune garçon algérien, enfant de paysans, pas un blanc ou un descendant de colons français. Par la suite, d’autres personnages d’origine maghrébine jouent un premier rôle, par différence avec le premier cycle où les personnages principaux étaient d’origine française de métropole, ou en descendaient directement. Il y a donc Saïd, entrant tout juste dans l’adolescence et gardien de chèvres, son père également éleveur, le garde-champêtre de la génération avant celle du père, le prêcheur, Samia algéroise étudiante en médecine et son cousin, Ali, Mourad qui va prendre le nom de Bouzid alors qu’il entre en tant que nouvelle recrue dans l’organisation du FLN, ainsi que des rôles secondaires également magrébins.



La seconde évolution réside dans le fait que le lecteur a plus conscience qu’une partie significative des interventions des personnages a pour objet et pour fonction d’exposer la situation politique et sociale, ainsi que les convictions des uns et des autres. C’est la raison d’être de cette série, le lecteur sait ce qu’il en est. Le présent tome commence en octobre 1954, et il se termine fin octobre 1956, soit une période assez courte. Pour autant les informations nécessaires à la compréhension de la situation représentent une quantité importante. La situation est complexe et la lecture reste très agréable, sans impression de faire face à des pavés d’exposition magistraux, ou des dialogues n’étant qu’un discours dogmatique. Cette sensation agréable de lecture provient de la narration visuelle qui est d’une qualité remarquable. Les premières pages se présentent sous la forme de cases rectangulaires sagement alignées en bande. La planche 2b est composée d’un facsimilé des pages du carnet que Said est en train de lire : des croquis, une peinture, les notes du journal de Joseph Constant, des factures.


La narration en bandes classiques reprend en planche trois. Les planches quatre et cinq sont en vis-à-vis avec le premier tiers supérieur occupé par une case sans bordure s’étalant sur les deux planches, un superbe paysage du massif de l’Ouarsenis. Avec les planches huit & neuf, le lecteur voit apparaître une structure de double page, réutilisée à sept reprises par la suite. L’artiste établit un paysage naturel ou urbain en toile de fond sur les deux pages en vis-à-vis, et apparent dans la partie centrale de la double page. Il appose des cases à gauche de la page de gauche, et à droite de la page de droite, pour une narration en case et en bande, ces dernières par forcément toutes de la même largeur. Ce dispositif fonctionne très bien pour présenter le lieu, en augmentant également l’intérêt visuel d’une séquence qui peut être essentiellement composée de dialogues.



Fort heureusement, les personnages ont conservé leur épaisseur de caractère, ne se résumant pas à une coquille vide pour porter un point de vue. Le lecteur voit le jeune garçon Saïd courir vers la voiture qui commence à être la proie des flammes : il peut observer son entrain sans retenue, sa curiosité, son plaisir d’avoir trouvé les carnets, un vrai trésor à ses yeux. Par la suite, il réapparait au cours d’une demi-douzaine de pages dans ce tome. Sa vie dépend entièrement d’événements arbitraires sur lesquels il n’a aucune prise, en particulier l’arrivée des militaires français dans son village et l’emprisonnement de son père considéré comme complice des attentats. Le lecteur regarde cet enfant, et les images lui font comprendre que les événements que vit le garçon s’impriment dans son esprit comme autant d’exemples de comportement des adultes, des exemples à suivre par mimétisme car c’est la normalité de son quotidien. Le garde-champêtre apparaît tout aussi vivant aux yeux du lecteur, très digne dans sa fonction, convaincu des bienfaits de l’apport de la colonisation pour un Algérien comme lui, anticipant le déchaînement de violence que génèrerait une rébellion. Le lecteur fait également connaissance avec Bouzid, ouvrier dans une usine propriété d’un pied-noir. Il le regarde et voit un homme qui a conscience des inégalités sociales qu’il subit, du décalage entre sa culture et celle qui lui est imposée. Ses postures et ses expressions montrent quelqu’un qui souhaite en découdre, qui souhaite pouvoir se battre contre cet ordre établi en s’en prenant aux individus qui l’incarnent. Les personnages principaux issus de la France présentent tout autant de personnalité par leur représentation dans les cases, par leurs gestes, par les expressions de leur visage.


Le lecteur est tout aussi aise que le personnage principal soit bien présent dans ces pages : l’Algérie. Tout commence dans le massif de l’Ouarsenis, avec un trait de crayon sec et fin pour détourer discrètement le relief, et des couleurs à l’aquarelle pour rendre compte de la couleur du sol, du vert des quelques arbres, de l’ambiance lumineuse. Puis, le lecteur s’intègre à un groupe mixte en train de jouer au foot, de pique-niquer, de se baigner dans une crique à Tipasa. L’artiste ne résiste pas à dessiner la poitrine nue de Samia, une jeune femme. Toutefois, il ne s’agit pas d’une titillation gratuite, mais plutôt du paradoxe entre la douceur de vivre de ce moment, et le poids de la tradition musulmane qui va revenir. Quelques pages plus loin, le lecteur découvre un aperçu en légère surélévation des toits de la casbah d’Alger, alors que le soleil finit de se coucher. Il marche un peu dans les rues de ce quartier d’Alger à la nuit tombée, puis dans les couloirs d’un hôpital très éclairé en pleine journée. Il voit Alger depuis la mer, telle que la découvrent les militaires revenant de mission. Il marche à côté des moudjahidines dans une zone désertique pour gagner un petit village de paysans. Il progresse à côté des soldats français dans une zone de basse montagne pour aller déloger des terroristes dans une grotte. L’amour ou au moins l’affection de l‘artiste pour ce pays transparaît dans ces représentations faisant ressortir la beauté de ces lieux.


D’un côté, la volonté d’un auteur de dire l’histoire d’un pays dans lequel il est né et a grandi, pour lequel il conserve une profonde affection. De l’autre côté, la difficulté de rendre compte de l’Histoire récente, et du combat d’un peuple luttant pour regagner sa liberté. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie recensant trente-cinq ouvrages lus par l’auteur. Albert Camus (1913-1960) fait une apparition le temps d’une page, pour une conférence donnée à Alger, ainsi que son éditeur Edmond Charlot (1915-2004). Dès les premières séquences, le lecteur constate que Jacques Ferrandez évoque les événements par le biais de plusieurs points de vue dans un récit choral dans lequel chaque personnage est unique et bien incarné. Il ne prétend pas réaliser une reconstitution exhaustive : il rend compte de la complexité de la situation, de l’unicité de chaque situation personnelle en mettant en scène des individus complexes. Il n’est pas possible d’attribuer un rôle de méchant au capitaine Octave Alban, parachutiste de retour de la guerre d’Indochine, ni à Bouzid, Algérien ayant fait la démarche de s’intégrer au Front de Libération Nationale, avec l’intention de tuer des Français pieds-noirs le plus vite possible. Ces deux hommes ont une histoire individuelle qui les a conduits à cette position. Le parachutiste a conscience qu’il va continuer à exercer le seul métier qu’il sait faire, les armes, et que le départ sans honneur d’Indochine pèse lourdement sur lui, comme une incitation à prouver la valeur de l’armée avec une vraie victoire en Algérie. Bouzid a pleinement conscience qu’il lutte pour se libérer du joug français, tout en acceptant d’autres contraintes, en particulier les actions meurtrières. Les atrocités commises par les deux forces en présence apparaissent tout autant barbares dans ce tome, que la torture soit pratiquée par l’armée française, ou les mutilations pratiquées par le FLN. Un devoir de mémoire de grande qualité, une anamnèse empathique et émouvante.



jeudi 24 novembre 2022

Capricorne T18 Zarkan

Ne détruisons pas sans construire.


Ce tome fait suite à Capricorne - Tome 17 - Les Cavaliers (2013) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2014 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 4 qui regroupe les tomes 15 à 20, c’est-à-dire le quatrième et dernier cycle.


Quelque part dans un bâtiment en pierre avec des piliers et des arches, l’homme aux mains tatouées rappelle à Ira Zeus que ce dernier est mort et qu’il lui doit son retour à la vie. Zeus accepte d’honorer les termes du marché qu’il a passé avec lui. Un de ses hommes de main entre pour l’informer qu’ils sont partis en voiture. Il est temps pour Zeus de se mettre à l’œuvre. Capricorne conduit un peu vite au goût de Astor. Le premier indique au libraire qu’il devrait essayer de se montrer optimiste : ça facilite la vie. Lui-même ne doutait pas qu’il s’en sortirait quand il a accepté le marché de Dahmaloch. Il explique ensuite ce qu’il lui est arrivé. L’homme aux mains tatouées l’a touché, et a disparu. Capricorne s’est retrouvé piégé dans une autre dimension, à l’apparence géométrique : impossible de s’orienter. Il était désarçonné d’avoir libéré l’homme aux mains tatouées et non Dahmaloch, sans pour autant éprouver l’impression d’une trahison. Il préfère savoir un guérisseur dans sa ville plutôt qu’un diable. En supposant qu’il soit bien allé à New York.



C’est ainsi que Capricorne s’est retrouvé chez le Passager. Tout s’est passé si vite : Ash qui refusait son identité et son aide, l’homme mystérieux qui l’entraînait dans une des machines, et un instant plus tard ils apparaissaient dans une petite rue. Capricorne se demande pour quelle raison l’homme aux mains tatouées a ressuscité Ira Zeus, et quels sont les individus qui les suivent en voiture. Ils arrivent à l’asile de New York pour les malades mentaux. Ils rendent visite à Gordon Drake prostré dans un état proche de la catalepsie, avec une marque brûlée sur son visage. Capricorne souhaiterait lui parler seul à seul, mais l’infirmier s’y oppose. Il s’adresse à Drake pour lui dire se présenter et dire son nom Capricorne. Contre toute attente, le malade réagit en répétant ce mot : Capricorne. L’aide-soignant se rue dans le couloir pour aller chercher un médecin. Drake ne prononce que quelques mots en finissant par dire : Xenon. Un médecin arrive et ouvre la chemise du malade mettant à nu un magnifique tatouage de dragon sur son torse. En son for intérieur, Capricorne se souvient : leur élément ne l’est pas. Il repart en voiture avec Astor qui lui demande ce qu’est Xénon. Il répond : une entité qu’il rencontre dans ses rêves, Ash pensant que c’est son moi profond, mais il en doute. La discussion continue : la pierre sous leur gratte-ciel, Hedon Core premier propriétaire de l’immeuble, les trois sorcières ayant appelé les cavaliers…


Les choses reviennent dans l’ordre : Capricorne reprend sa place en tant que personnage principal et il mène l’enquête. Il est présent dans quarante planches sur un total de quarante-six, et il a repris l’initiative. Le lecteur se rend compte qu’il était quasiment absent du tome précédent, et peu proactif dans les deux tomes encore avant. D’une certaine manière, c’est le retour à une bande dessinée d’aventures plus classique dans sa forme, avec un personnage principal qui est clairement le héros et le moteur de l’action. Pour autant pas de scène de haute voltige, tout juste une bagarre très rapide en deux pages en guise de violence physique. De même, la narration visuelle est conçue pour être au service de l’intrigue, sans séquence construite pour amener une case ou d’une page spectaculaire. Pour autant, le lecteur remarque l’effet psychédélique avec les motifs géométriques courbes pour la dimension dans laquelle se retrouve Capricorne. En planche 2, il note également l’habileté avec laquelle le dessinateur compose sa planche pour parvenir à un sens de lecture en zigzag : de gauche à droite pour la bande supérieure, puis la voiture passe à la bande du dessous qui se lit alors tout naturellement de droite à gauche dans la direction dans laquelle avance le véhicule qui est ensuite représenté de l’autre côté pour reprendre une lecture de gauche à droite. Puis il passe à nouveau sur la bande du dessous pour une lecture de droite à gauche, et une dernière bande de gauche à droite. Il réitère cet exploit de faire lire en S en planche vingt-trois avec un dispositif un peu différent, mais tout aussi fluide.



De fait, Astor & Capricorne parcourent pas mal de kilomètres en voiture, ouvrant ainsi le paysage, et Andreas semble grand plaisir à voyager ainsi en se montrant inventif dans ses plans. Il y a donc cette planche deux à la construction osée (faire lire le lecteur de droite à gauche, une bande sur deux) et réussie. Puis en planche quatre, deux cases de la largeur de la page donnent une vision panoramique. En planche 8, l’artiste utilise à nouveau des planches de la largeur de la page, mais cette fois-ci en gros plan sur la calandre, sur l’arrière de la tête de Capricorne et de Astor. En planche dix-neuf, la voiture traverse un bois, des arbres avec un tronc assez fin, faisant une impression de rayures verticales irrégulières. En planche vingt-deux, une nouvelle case de la largeur de la page, occupant les deux cinquièmes de la hauteur, et à l’intérieur le ciel occupe les trois quarts de la hauteur, avec une superbe masse nuageuse. Enfin, en planche vingt-huit, un autre magnifique effet : huit cases contigües tout en hauteur, chacune avec un arrière-plan différent, et la voiture dessinée d’un seul tenant tout du long, dans la partie inférieure, pour rendre compte des paysages traversés, formidable. Au fil des séquences, le lecteur perçoit des mises en pages ou des cases remarquables même s’il n’y prête pas particulière attention : la séquence de souvenir de Ron Dominic dans les planches dix et onze, avec deux bandes de quatre cases de dimension identique par page. Le fouillis très dense dans la cachette de Mordor Gott. Les souvenirs de Brent Parris en sept cases de la largeur de la page, composant la planche vingt-et-un. La vue du dessus en plongée inclinée dans le repère du Passager en planche trente. En planche trente-quatre, une machine à l’identique de celle montrée par Vortex dans le tome 14. Une séquence de voyage dans le passé dans les planches trente-huit à quarante, avec un rendu très différent. La planche quarante-cinq : dépourvue de mots, composée de neuf cases de taille identique.


Même quand il ne semble pas y toucher, Andreas compose des planches et des séquences visuellement remarquables, entièrement asservies à la narration, sans attirer l’attention du lecteur dessus. Zarkan… Zarkan ? Ah, oui, un personnage n’étant pas apparu depuis le tome 5… Où il faisait quoi déjà ? Cela fait maintenant deux tomes que le scénariste en appelle à la mémoire du lecteur et son implication. Celui-ci lui accorde bien volontiers car il se replonge avec délice dans cette suite d’aventures originales et bien construites, mystérieuses et fascinantes (et puis le personnage principal est de retour, ayant repris l’initiative). Il retrouve les éléments qui s’apparentent à des conventions de genre : un personnage dont on ne sait pas grand-chose aux intentions dont on sait encore moins de choses (l’homme aux mains tatouées), quelques coïncidences providentielles (le souvenir d’une cachette de Mordor Gott, justement celle qui contient les cubes), le dossier de Brent Parris qui contient des informations providentielles, Zarkan prêt à partir à l’aventure avec Capricorne & Astor, un voyage dans le passé qui mène pile-poil à un moment clé et révélateur. Cela fait partie des artifices de ce type de récit, et l’auteur en a fait usage depuis le début de la série : le lecteur s’y attend, ça fait partie du contrat tacite entre lui et le scénariste.



Difficile de croire que Andreas va parvenir à tout résoudre en seulement deux tomes après celui-ci. Ceci ne constitue toutefois pas une raison pour bouder son plaisir à la lecture de ce tome. Zarkan n’est pas le seul personnage à revenir au cœur du récit après une longue absence, et l’autre est encore plus intriguant. Quel contentement de revenir sur Ron Dominic et sa résignation à assumer le rôle de la Solution, un passage très émouvant. Il y a une forme de satisfaction peu commune à voir Capricorne expliquer à Astor le rôle de Sippenhaft dans le phénomène qui a conduit à la séparation en deux de New York. Découvrir le rôle de Brent Parris dans les pierres mystiques constitue également une véritable récompense, en soi une petite pièce de puzzle supplémentaire, mais elle se connecte avec plusieurs autres et leur donne du sens. Il n’y a que les boîtes avec un nom de personnage qui semble un peu gros comme artifice narratif. Encore que Andreas ait prouvé à de multiples reprises qu’il sait donner de la consistance et de la profondeur à des éléments qui peuvent paraître parachutés. En fait, le charme narratif agit avec une telle élégance naturelle que le lecteur accepte même de lui pardonner que madame Pinkra Core n’apparaissent pas dans ce tome.


D’un côté, le lecteur peut craindre d’être largué dans ce tome 18 après tellement de mystères, de péripéties, de révélations et de retournements de situation. D’un autre côté, le plaisir de lecture s’installe dès les trois premières pages, et finalement peu importe s’il ne se souvient pas de tout : il profite de la narration visuelle discrètement originale et dense, et de l’intrigue toujours surprenante, se nourrissant des conventions du genre qu’elle met à son service. S’il se souvient de tout, son plaisir s’en trouve décuplé de voir les nouvelles pièces du puzzle s’emboîter tout naturellement et donner du sens à celles contigües.



mercredi 23 novembre 2022

Léon le Grand: Défier Attila

Vous êtes étranges, vous les chrétiens. Vous adorez des perdants qui ont été mis à mort.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s’agit d’une reconstitution de la vie de Léon Ier le grand de l’an 452 à l’an 455. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par France Richemond, médiéviste, pour le scénario, Stefano Carloni pour les dessins, et Luca Merli pour la couleur. Il comporte quarante-six planches de bande dessinée. En fin d’ouvrage, se trouve un dossier écrit par Bernard Lecomte, développant le contexte historique dans lequel a vécu le quarante-cinquième pape : Le déclin de l’Empire romain, Un pouvoir impérial en déconfiture, La primauté de Rome, Que sait-on de Léon ?, Léon triomphe à Chalcédoine, La lutte contre les hérésies, Le face-à-face avec Attila, Après Attila, Genséric, Ce qui reste de Léon.


À Milan, des barbares à cheval, poursuivent des citoyens et les exterminent avec leur épée : c’est un massacre ! Quelques temps auparavant, à Ravenne, dans le palais de l’empereur d’Occident, Valentinien III reçoit le vénérable Léon, évêque de Rome. Avant que l’hôte ne soit autorisé à entrer, la discussion s’engage entre l’empereur, son épouse Licinia Eudoxia et Honoria la sœur de Valentinien. Son épouse lui reproche de ne pas s’intéresser à la religion, de ne pas avoir l’envergure de son cher père, l’empereur d’Orient qui a tant lutté pour la Foi, que son manque d’ambition a pour conséquence que l’empire restera éternellement divisé entre l’Orient et l’Occident. Il rétorque qu’il n’a peut-être pas d’envergure, mais qu’il est vivant, alors que son père Théodose vient de se tuer bêtement, d’une chute de cheval. Elle réagit : il aurait pu en profiter pour réclamer l’empire d’Orient puisqu’elle est la seule héritière, au lieu de laisser sa tante Pulchérie se saisir de la pourpre avec Marcien, son époux fantoche. Il décide de faire entrer le pape Léon premier.



Le pape l’informe que c’est un jour heureux : le concile de Chalcédoine que la défunte impératrice Galla Placidia souhaitait tant a rétabli la pureté de la Foi. Licinia en rajoute : la mère de l’empereur savait, elle, que le destin de l’empire est lié à celui de l’Église. Léon premier synthétise les faits : une grave hérésie est venue du moine Eutychès, supérieur d’un puissant monastère de Constantinople. Sa réputation de sainteté et d’ascèse rayonnait dans tout l’Orient, pourtant il s’acharnait dans l’erreur monophysite. Eutychès refusait de croire que le Seigneur Jésus ait une âme humaine. Il la jugeait incompatible avec sa divinité. Honoria rappelle que l’empereur Théodose avait tout fait pour protéger ce moine. Jusqu’à convoquer un concile dans le seul but de faire lever l’excommunication lancée contre lui. Concile où l’on refusa la parole aux légats du vénérable pape Léon, et où Flavien, le patriarche de Constantinople, fut arrêté violemment en pleine séance. Les rappels théologiques continuent ainsi jusqu’à l’irruption d’un soldat qui les informe qu’Attila et ses Huns sont en train de massacrer les romains dans la cité de Milan.


Un défi ambitieux : une reconstitution historique, devant en plus évoquer la Foi catholique puisqu’il s’agit d’un pape. Le lecteur habitué des bandes dessinées à caractère historique s’est déjà forgé son horizon d’attente : des dessins descriptifs, avec beaucoup de dialogues ou d’exposition à rendre vivants, quelques exagérations romanesques dans les prises de vue, une nécessité contraignante pour la scénariste d’exposer de nombreux éléments historiques dans une pagination restreinte, également par le biais de cartouches. La première séquence comporte deux pages consacrées au massacre des habitants de Milan par les Huns. La prise de vue est dynamique, avec des angles et des cadrages accentuant l’impression de mouvement par des plongées et des contreplongées, de la violence. Il n’y a que quatre phylactères très courts pour laisser la place à l’action visuelle. La seconde séquence se déroule sur six pages, des discussions en deux parties, d’abord entre l’empereur, sa sœur et son épouse, puis avec l’interlocuteur supplémentaire qu’est le pape Léon. L’artiste met en œuvre un réel savoir-faire, avec une forte implication pour que la prise de vue ne se limite pas à une simple alternance de champ et contrechamp. Il ne lésine ni sur la représentation des arrière-plans, ni sur les angles de vue travaillés, avec par exemple une vue de dessus de la salle du trône pour établir la configuration de la pièce. La scénariste entremêle les informations avec l’état d’esprit des personnages, faisant ainsi passer leurs émotions. La narration s’avère vivante, retenant l’attention du lecteur.



Au vu du titre et du sujet, cette bande dessinée attire le lecteur qui y vient en toute connaissance de cause : un récit historique sur un moment précis de la vie du quarante-cinquième pape, dans un contexte bien défini. Pour autant, les auteurs doivent s’adresser aussi bien au néophyte qu’à celui qui dispose déjà de quelques notions. Pour être crédible, le dessinateur doit être en mesure de proposer des visuels plausibles, et de nature descriptive, ce qui induit un bon niveau de recherches de références historiques, ainsi qu’un degré de détails suffisant, sans devenir trop pesant. S’il a déjà lu d’autres bandes dessinées historiques, le lecteur se retrouve très favorablement impressionné par l’investissement de Stefano Carloni pour donner à voir cette époque. Le lecteur prend le temps de savourer les différents lieux et leurs aménagements : la salle du trône de Valentinien III avec son dallage, ses colonnes, son plafond, le camp des huns et leurs tentes, celle d’Attila où il reçoit le pape, les meubles, les tapis, les plats et les mets servis, l’extérieur du palais impérial à Rome, sa piscine pour les bains, le port de Rome alors qu’arrivent les navires de la flotte de Genséric, roi des Vandales et des Alains, la grande place de Rome, l’étude dans laquelle Léon dicte ses missives et rédige ses sermons, etc. Le dessinateur ne se contente pas de représenter le décor dans la première case de chaque séquence, puis de laisser les fonds vides au bon soin du coloriste : il les représente dans presque toutes les cases, ce qui permet au lecteur de se projeter dans chaque lieu, d’avoir à l’esprit où se déroule chaque scène, de découvrir d’autres aspects du lieu dans les cases suivantes en fonction des mouvements de caméra.


D’une manière tout aussi solide et documentée, la scénariste dose habilement les informations historiques et leur exposé, avec des moments faisant ressortir la personnalité ou l’émotion des personnages. Le lecteur n’éprouve jamais la sensation de se perdre en route, ou de passer à côté des enjeux. La scène d’ouverture établit visuellement qu’il s’agit d’éviter que Rome et ses habitants ne subissent le même sort que Milan et les milanais. Les personnages historiques bénéficient d’une présentation savamment dosée pour être définis, sans jamais avoir l’impression de lire une fiche dans une encyclopédie. Le lecteur fait ainsi connaissance avec Valentinien, son épouse Licinia Eudoxia, sa sœur Honoria, le pape Léon, Flavius Aetius, Attila, le sénateur Flavius Bassus Hercolanus, Dame Lucina et son époux, etc. Dans le même temps, il prend note de ceux qui sont évoqués lors de conversation : Priscillien (340-385), Marcien (392-457), Pélage (v. 350 - v. 420), etc. Leur mention se fait avec ce qu’il faut d’informations pour qu’il ne s’agisse pas d’une liste désincarnée, sans devenir trop pesant. Lorsque se produit le face-à-face promis par le titre, le lecteur situe aussi bien Attila en tant que chef de la horde des Huns, et les enjeux pour lui, que le pape Léon, d’où il vient et sa foi. L’entretien s’avère passionnant, sans que les auteurs n’aient besoin de recourir à une dramatisation artificielle ou appuyée.



L’évocation d’un moment de la vie d’un pape ne s’arrête pas à une reconstitution historique de nature politique : le lecteur attend également que soit évoqué l’Église et la Foi. La scénariste n’occulte pas cette dimension, sans faire ni œuvre de prosélytisme, ni se montrer moqueuse. Elle établit l’Église comme une force politique indissoluble de l’unité de l’empire. Elle ne se limite pas à ça : elle intègre le fait que le pape est le chef de l’Église et le montre à l’œuvre. Il ne s’agit pas de le montrer accomplissant les rituels catholiques : elle met en scène son apport décisif à l’unité de l’Église en luttant contre les hérésies. À nouveau, pas besoin d’être versé dans l’histoire du dogme catholique pour comprendre les enjeux. La narration comporte les éléments nécessaires à la compréhension d’hérésies comme le monophysisme, le pélagianisme ou le manichéisme. Libre au lecteur de continuer en allant chercher de plus amples informations dans une encyclopédie. Après avoir parcouru le dossier en fin d’ouvrage, il prend mieux la mesure de la qualité d’écriture et de narration de la bande dessinée : ce texte vient étoffer ce qui est exposé dans la bande dessinée, attestant qu’elle contient bien tous les éléments essentiels.


Parfois, un lecteur doute que les auteurs parviennent à tenir leurs promesses, tellement le projet est ambitieux. Ici, il vient pour découvrir qui fut le pape Léon premier, pourquoi il a laissé une trace dans l’Histoire, et dans quelles circonstances il s’est retrouvé face à Attila, sans forcément nourrir un goût prononcé pour la religion. Il reconnait bien les spécificités propres à la majeure partie des bandes dessinées historiques : dessins descriptifs pour donner de la consistance à la reconstitution, et volume d’informations important. Il se rend vite compte que dessinateur et scénariste se montrent très compétents et investis pour réaliser des planches sans dramatisation artificielle ou arrière-plans sporadiques, avec un dosage de l’information remarquable. Les personnages historiques sont animés par des motivations et des émotions réelles, tout en restant cohérents avec la vérité historique. Le rôle de l’Église est au cœur du récit, ainsi que l’importance du pape, sans prosélytisme, tout en établissant les enjeux tant politiques que théologiques de l’institution. Remarquable.



mardi 22 novembre 2022

HSE T02

Le marché ne ment pas.


Ce tome fait suite à HSE T01 (2012) : c’est le second dans une trilogie qui forme une histoire complète. Il a été réalisé par le scénariste Xavier Dorison, le dessinateur Thomas Allart, et la mise en couleurs faite par Jean-Jacques Chagnaud, Céline Bessoneau et Thomas Allart. Cette bande dessinée compte quarante-huit planches et sa première édition date de 2014.


Simon Max est en train de jouer au piano dans son penthouse, tout en communiquant avec Félix Fox par téléphone. Il lui demande s’il est prêt à annuler sa vie pour les six prochains mois. Toujours dans le magasin, son poulain lui répond que ça dépend et lui demande : s’il devient directeur chez Zelig, est-ce que Sax lui garantit son augmentation de capital ? La réponse : si la cote de Félix passe la barre des 200, il pourra lever 1 million supplémentaire pour lui. Mais il n’y a pas cinquante solutions : il doit prendre la place de Gustave Leblanc. Tout du long de cette conversation téléphonique, Félix regarde Rachel lui proposer des jouets pour l’anniversaire de Jimmy, le fils d’Angela Hoffman, une collègue de bureau. Après avoir échangé quelques mots sur la manière de faire chuter la valeur de l’action de Leblanc, il remonte dans sa voiture avec sa compagne pour se rendre à la fête. Une fois seul dans la cuisine avec Angela, il lui propose un marché. À contre cœur, elle accepte parce qu’elle a vraiment besoin d’argent.



Dès le lendemain, Angela Hoffman se met à acheter des actions de Gustave Leblanc, par petite quantité, de ci, de là. Durant sa journée de travail, Fox continue d’être souriant et aimable avec son supérieur hiérarchique, le même Gustave Leblanc. Le soir, il se montre à peu près assidu à ses leçons d’indonésien. Il travaille tard le soir, alors que sa compagne Rachelle lui apporte un plateau repas. Elle lui fait promettre d’être présent à la fête organisée pour son anniversaire à lui, le lendemain. Il finit par accepter tout en indiquant qu’il sera en retard. Par le circuit vidéo de surveillance, Simon Sax n’a rien perdu de cet échange. Le lendemain, Angela Hoffman vend les actions de Gustave Leblanc par gros paquets ce qui provoque la chute de sa valeur. Félix Fox suit la dégringolade de ladite valeur sur son moniteur. L’après-midi, arrive enfin la réunion pour nommer un nouveau directeur opérationnel. Tout naturellement le directeur général commence à faire le panégyrique de Leblanc, mais celui-ci s’agace d’entendre son écran bracelet bipper en continu. Lorsqu’il le consulte, il ne peut que constater la décroissance alarmante de la valeur de son action. Félix Fox sert le café et rate intentionnellement la tasse de Leblanc, le liquide atterrissant sur son pantalon. Leblanc est furieux, mais tout le monde peut alors voit son bracelet connecté, et la valeur de son action. Il n’a d’autre choix que de le montrer à tout le monde, et le directeur général laisse tomber sa sentence : le marché a toujours ses raisons. Il réagit rapidement en proposant un autre candidat : Félix Fox, même si le dossier de celui-ci n’a pas été analysé et vérifié de fond en comble. Gustave Leblanc finit par comprendre qui est responsable de la chute de sa valeur.


Le premier tome avait pris le lecteur à la gorge : un récit d’anticipation, aussi basique que bien focalisé, avec une évidence d’une efficacité redoutable. La narration visuelle se focalisait elle aussi sur l’essentiel, sans effet de manche. Le tout se dévorait comme un thriller aussi implacable que logique. Félix Fox parvenait à entrer en cotation sur le HSE, bénéficiait d’un fond propre d’un million d’eurodollar et d’une amélioration significative et fulgurante de son niveau de vie. Le lecteur sait parfaitement à quoi s’attendre : dans ce système, Félix Fox ne peut qu’aller de l’avant, poussé à faire toujours mieux par ses actionnaires qui exigent toujours plus de dividendes, une ascension sociale se payant au prix d’une forme d’esclavagisme, une inféodation au grand capital pour produire toujours plus de valeur. C’est exactement ça : Félix Fox doit commencer par prendre en traître son supérieur hiérarchique, sous peine de voir sa propre valeur chuter. Puis, il doit se résoudre à appliquer un plan de licenciement en virant une partie de ses anciens collègues de travail et amis. Enfin, dans un passage particulièrement écœurant, ses actionnaires lui font observer que ce n'est pas le moment pour sa compagne soit enceinte, et qu’il faut soit retarder le bébé (avorter en clair), soit qu’il la répudie pour ne pas être tenu de quoi que ce soit envers elle. Autant dire qu’il réagit très mal à l’énoncé de cette alternative.



De la même manière, le lecteur découvre exactement ce à quoi il s’attend en termes de narration visuelle : des dessins fonctionnels, avec peu de personnalité. Des dessins propres sur eux, même si les traits de contours sont parfois un peu secs et cassants. Un mode descriptif bien sage, même si les cases sont souvent bien remplies, bien plus que ne le requiert le minimum syndical. Des personnages assez lisses, mais bien différenciés et reconnaissables au premier coup d’œil. Des lieux assez familiers, entre buildings de bureaux et banlieues proprettes, mais le lecteur peut bien voir les différents niveaux de standings, entre l’open-space pour caser un maximum d’employés à moindre coût, et un bureau de belle taille avec un mobilier de luxe, et de même de petits pavillons bon marché alignés en rang d’oignon et un véritable manoir. Très vite lui revient à l’esprit qu’il avait eu la même réaction en découvrant les pages du premier tome, et la même deuxième réaction : les dessins racontent beaucoup de choses.


En réalité, le lecteur retient son souffle dès la première case qui occupe les deux tiers de la première page : une vue du ciel du quartier d’affaires de la cité, magnifique, transcrivant bien l’ampleur de son étendue, la densité des constructions, avec un ciel du plus bel effet. Alors qu’il part avec l’impression de dessins très fonctionnels, il prend régulièrement le temps d’admirer un environnement ou une situation. Dans la première se trouvent les allées avec les rayonnages plein à craquer dans le supermarché de jouets, le bazar sur la table de la cuisine pour la fête d’anniversaire, les toilettes très spacieuses de la maison de Félix, l’arrivée devant le complexe de luxe de relaxation où Simon emmène Félix, son hall d’entrée monumental baignant dans une lumière ombragée, la salle de bains du manoir de Rachel & Félix d’un luxe indécent, la vue plongeante sur la façade d’un gratte-ciel et son ascenseur en extérieur, le hall d’exposition des différents modèles de voiture Zelig, etc. Dans la deuxième catégorie, le lecteur n’en revient pas de voir Gustave Leblanc se jeter sur Félix Fox en grimpant sur la table de la salle de réunion, la réaction de dégout d’Angela Hoffman voyant Félix Fox signifier leur licenciement à un ex-collègue après l’autre, Simon Sax faire miroiter un avenir doré à un point que Félix Fox ne peut pas se l’imaginer, les employés de HSE en train de paniquer ne sachant que sauver ou emporter à l’annonce de la chute des capitaux vers d’autres valeurs refuges, Félix Fox s’emporter violemment contre ses actionnaires ou se tordre la cheville sur son tapis de course, Rachel comprendre progressivement que son compagnon conçoit de plus en plus chaque aspect de sa vie comme s’intégrant dans un plan de carrière qui prime sur chaque instant de sa vie.



Retrouvant confiance grâce à la narration visuelle, le lecteur se reconcentre sur l’intrigue. La logique du capitalisme s’applique de manière implacable et inéluctable à Félix Fox, devenu un centre de profit. Sa cotation en bourse a rendu mesurable son potentiel économique : ses actionnaires exigent d’en avoir pour leur argent, que leur investissement ne soit pas juste rentable, mais qu’il produise le maximum d’argent possible, que son potentiel soit exploité à son maximum. L’objectif est de presser le citron jusqu’à la dernière goutte, peu importe ce qu’il en advient après. De ce point de vue, le récit est entièrement à charge contre l’emballement du capitalisme sans encadrement. Le scénariste sait le mettre en scène sans avoir à en exposer le principe, uniquement au travers des contraintes qui pèsent sur son protagoniste et qui lui donnent sa conduite à tenir aussi bien professionnellement que dans sa vie privée : tout doit être au service de sa productivité, de sa rentabilité, de la progression de son chiffre d’affaires. L’intrigue comprend plusieurs moments savoureux comme la stratégie de Félix Fox pour faire baisser la valeur de l’action de Gustave Leblanc, ou ses manipulations pour donner un coup de fouet à la valeur de sa propre action. Cependant, la route reste bien tracée, pour un voyage un peu prévisible. Puis il revient en tête du lecteur le regard de Simon Sax quand il observe la prise de bec entre Rachel et Félix en page 11. Ce moment se rappelle à son bon souvenir quand Félix pose une question évidente à ce même directeur général de HSE. Il se met alors à supputer quant à ce que Simon Sax peut tramer dans le dos de son employé si prometteur. L’intrigue recèle plus que ce qui est visible en surface.


Un deuxième tome un peu moins surprenant et un peu moins prenant que le premier ? C’est en tout cas l’impression du lecteur : une narration visuelle sans éclat, et un scénario à la direction prévisible dans les grandes lignes. Sauf que la narration visuelle s’avère bien plus riche que de simples dessins fonctionnels. Il faut un peu plus de temps pour additionner quelques remarques et cases bien innocentes prises une par une, mais inquiétantes prises dans leur ensemble. Cela peut-il bien se finir ?



jeudi 17 novembre 2022

Tamara de Lempicka : Une femme moderne

Une artiste doit tout expérimenter, mais ne doit jamais tout révéler.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Cette bande dessinée a été réalisée par Virginie Greiner pour le scénario, et Daphné Collignon pour les dessins et les couleurs. Elle comprend quarante-six pages. L’ouvrage se termine avec un dossier de sept pages, écrit par Dimitri Joannidès, une biographie de l’artiste Tamara de Lempicka, en six parties : Une jeunesse cosmopolite, À la conquête de Paris, Le style garçonne, La vanité du paraître, La belle Rafaëla, La fin d’un monde, Une reconnaissance posthume. Chaque page est illustrée, par une photographie dans la première page, et par un tableau pour les six pages suivantes : Vierge bleue (1934), La chemise rose ou Jeune femme les seins dénudés vêtue d’une combinaison de dentelle transparente (1933), Roses dans un vase (1950), La belle Rafaëla (1927), Chambre d’hôtel (1951), Adam et Ève (1932).


En 1923, dans un café huppé, Tamara de Lempicka est assise à une table avec une autre femme et deux hommes, tous en habits. Elle prend une cigarette dans l’étui d’un des deux gentlemen. Celui-ci fait observer que les femmes bien élevées ne se servent pas par elles-mêmes. Elle lui rétorque qu’elle prend ça comme un compliment. Son amie lui demande si elle a repéré le mâle idéal parmi les autres clients. Elle répond qu’il n’y a rien d’intéressant pour le moment. Un homme s’approche de leur table pour inviter Tamara à danser. Elle le toise lentement et répond par un simple non, sans façon. Les autres observent qu’en voilà un qui ne reviendra pas de sitôt, et souhaitent savoir pour quelle raison elle l’a congédié car il était pourtant très séduisant. Elle répond qu’il n’était pas assez italien à son goût, les Italiens sont les seuls hommes qui baisent plus longtemps que n’importe quels autres. À l’invitation d’un des deux hommes, elle se lève pour aller danser avec l’autre invitée. Bientôt un petit groupe se forme pour les regarder, en particulier les ondulations de Tamara.



Une fois la danse terminée, le prince Yusuov, travestie en femme, vient les saluer. Il explique que sa belle robe noire est du dernier chic parmi les gens qui comptent ici et en nomme plusieurs assis à une table : la duchesse de la Salle, Natalie Barney, Jean Cocteau, Gide et Colette. Il continue : Natalie Barney tient le meilleur salon saphique de la capitale, et il espère vivement qu’elle y viendra. Puis il s’avance vers la table et leur présente Tamara de Lempicka : une talentueuse peintre de ses amies, ses toiles accèderont bientôt à une gloire méritée. La conversation s’engage évoquant la Révolution russe, à laquelle Tamara a survécu, le champagne à la cour du tsar, Tadeusz Lempicka, le mari de Tamara. En réponse à une question, elle explique qu’elle essaye d’aller au-delà de l’image. Elle peint les gens comme ils sont, mais surtout ce qu’ils ont dedans. Elle utilise son intuition pour capturer leur vraie personnalité. Elle accepte de faire le portrait de la duchesse de La Salle, et elle accepte l’invitation de Natalie Barney de se rendre à son prochain vendredi.


Même si la date de la première séquence n’est pas explicite, le lecteur découvre la peintre dans son atelier à Paris, et le récit semble se dérouler sur quelques jours, s’achevant avec la présentation de la toile La belle Rafaëla qui date de 1927. Les autrices ont donc choisi de concentrer leur récit sur cette courte période, plutôt que de réaliser une biographie complète. Le lecteur accompagne Tamara de Lempicka dans sa vie quotidienne, et elle est présente sur toutes les planches de l’album. Il observe une femme menant une vie de bohème quelque peu dissolue, mais sans souci matériel grâce à son succès. C’est d’ailleurs d’elle que provient la source de revenu de la famille. Elle vit une vie aussi libre que celle d’un homme, une vie d’artiste, une femme libérée (quasi) ouvertement bisexuelle, qui parle parfois d’elle à la troisième personne du singulier, par exemple quand elle s’adresse à sa fille Marie-Christine (1916-1980, surnommé Kizette) alors âgée d’environ dix ans. Les autrices n’insistent pas trop sur le poids des interdits de la société, ni sur le coût de les braver, le contrecoup étant d’une autre nature.



Dans un premier temps, le lecteur remarque surtout le caractère feutré de la mise en couleurs, propices aux conversations dans les cafés en soirée, et dans les alcôves. La coloriste a choisi une palette volontairement réduite. Dans la première scène, les personnages et le décor sont rendus avec des bruns de type alezan, acajou, auburn, bronze, café au lait, cannelle, chaudron, lavallière, tabac, terre de Sienne, etc. Un personnage peut parfois ressortir par contraste dans une teinte plus orangée. Il ne s’agit pas d’une mise en couleur naturaliste, mais axée sur l’ambiance lumineuse, pour transcrire un état d’esprit, et s’approcher également de certaines couleurs des tableaux de l’artiste. Il en va ainsi tout le long de l’album, avec des glissements dans des tons plus gris, ou plus vert, en fonction de la nature de la séquence. Cela a pour effet d’établir une continuité forte, comme s’il s’agissait de l’état d’esprit de Tamara de Lempicka tout du long. Par voie de conséquence, cette approche accentue également ce qui est représenté dans chaque case, ce qui fait rapidement prendre conscience au lecteur que beaucoup sont consacrées à des visages ou des bustes des personnages en train de parler. Tout en ayant bien conscience de cet effet limité de têtes en train de parler, le lecteur se rend compte qu’il ne produit pas un effet répétitif ou appauvrissant, car il confère plus de présence aux personnages.


Le parti pris de la colorisation étant très affirmé, il imprègne les traits encrés au point d’en devenir indissociable. En se concentrant sur ces derniers, le lecteur perçoit des traits de contour assez arrondis ce qui rend les dessins plus agréables à l’œil, ainsi que des simplifications dans la représentation des personnages et des décors. Par exemple, les pupilles et les iris se retrouvent réduits à un simple point noir dans certaines cases. Les très gros plans sur les visages ou sur les corps peuvent affranchir l’artiste de représenter quelque arrière-plan que ce soit, ou même le laisser juste en blanc, vierge de tout trait. Dans le même temps, ces choix graphiques apportent une sorte de légèreté et de grâce à la narration visuelle. Pour autant, Daphné Collignon représente des personnages aisément reconnaissables. Elle prend de toujours planter le décor dans plusieurs cases, ne laissant jamais le lecteur dans l’incertitude du lieu où se déroule la scène, évitant de réduire les personnages à des acteurs interprétant leur rôle sur une scène vide et interchangeable.



L’apparence visuelle de Tamara de Lempicka rend bien compte de son caractère affirmé, de sa sensualité sans tomber dans l’exagération ou la vulgarité. Les autres personnages se comportent comme de vrais adultes que ce soit dans leurs postures, leur langage corporel ou l’expression de leur visage. Loin de se réduire à une succession monotone de têtes en train de parler, la narration visuelle emmène le lecteur vers des moments mémorables : Tamara de Lempicka dansant avec une femme dans un boîte très consciente du regard des hommes, la peintre prenant du recul sur le tableau qu’elle est en train de réaliser, les tentatives de son mari pour prendre le dessus de la conversation avec elle, sa concentration en observant les toiles de maître au Louvre, l’intimité artistique qui s’installe entre elle et André Gide (1869-1951), Tamara expliquant à sa fille en quoi sa vie d’artiste est différente de celle des autres femmes, la peintre abordant sa future muse Rafaëla, la réaction des invités lors du dévoilement du tableau La belle Rafaëla. Au fur et à mesure, le lecteur succombe au magnétisme que dégage Tamara de Lempicka, telle que mise en scène par la dessinatrice.


Dans un premier temps, le lecteur peut s’interroger sur le choix réducteur de s’intéresser à une très courte période de la vie de la peintre, sans évoquer ses années de formation, les aspects concrets de son succès, l’impact de son œuvre sur les artistes de l’époque, ou simplement la pertinence de son expression artistique comme incarnation de l’esprit du moment, et ce qu’elle comportait également d’universel. Mais en fait si, tous ces éléments s’y trouve bien, sous une forme elliptique, le temps d’un dialogue ou d’une case, sans pour autant prendre la forme d’un exposé exhaustif, plus d’évocations allusives. Au fur et à mesure, il apparaît que cette focalisation sur cette courte période permet de cristalliser comment sa peinture constitue à la fois l’expression de la personnalité de l’artiste, ainsi que sa recherche d’un idéal de beauté et de la façon d’en rendre compte par sa peinture, de se montrer à la hauteur de ce qu’elle souhaite exprimer.


L’exercice de la biographie peut parfois paraître vain du fait que personne ne peut réellement savoir ce que pensait un autre individu au cours de sa vie. En effectuant un choix clair dans la reconstitution de la vie de Tamara de Lempicka, les autrices indiquent explicitement qu’il ne s’agit pas d’une œuvre exhaustive, tout en concentrant leur vision de ce qu’incarne cette artiste pour elles. Grâce à une narration visuelle douce qui parvient à être sensuelle, elles parviennent à donner vie à cette femme, à la faire s’incarner, le lecteur tombant sous son charme et quelque peu sous sa domination, sans en avoir forcément bien conscience.



mercredi 16 novembre 2022

Falkland: La Guerre des Malouines

Un chien on le dresse avec le bâton, pas avec des caresses.


Ce tome est le dix-huitième de la série Les grandes batailles navales, écrite par Jean-Yves Delitte qui en a également dessiné huit. Chaque tome est indépendant de tous les autres. La première édition date de 2022. Ce tome comporte quarante-six pages, dessinés par Mario Bianchini assisté de Francesco Mercoldi, et mises en couleurs par Douchka Delitte. Il comprend un dossier historique de sept pages, illustré par des photographies d’époque, rédigé par Jean-Yves Delitte. Les autres albums de la série sont consacrés soit à une bataille, soit à un navire : Jutland, Trafalgar, Chesapeake, Lépante, Tsushima, Stamford Bridge, Hampton Roads, Midway, Texel, Salamine, No Ryang, Le Bismarck, Actium, La Hougue, Gondelour, Gravelines, Leyte. Il commence par une préface d’une demi-page en petits caractères, rédigée par Denis-Michel Boëll, conservateur général du patrimoine, sur les enjeux des batailles navales, et le principe de les raconter par le prisme de personnages embarqués dans ces aventures, sur la base d’une enquête documentaire rigoureuse.


L’archipel des Falkland perdu dans l’Atlantique sud rentre dans l’Histoire avec les grandes découvertes de la fin du XVIe siècle. Anglais, Espagnols, Français, Argentins, vont alternativement exprimer des prétentions territoriales sur ces quelques kilomètres carrés de terres arides, balayés par des vents glacials. En 1981, une nouvelle junte militaire accède au pouvoir en Argentine, avec à sa tête le général Leopoldo Galtieri, proche du tristement célèbre Jorge Rafael Videla. Le pays est alors confronté à une situation financière catastrophique où l’inflation explose. Pour les généraux argentins, il faut trouver une parade au risque de voir le mécontentement se généraliser et tourner au pugilat public, pour ne pas dire à l’insurrection. C’est alors que l’archipel revient à la mémoire de la junte argentine. Les quelques kilomètres carrés de terre, peuplés de 700.000 moutons et d’un millier d’âmes selon les imaginaires, deviennent subitement une cause nationale. Le premier avril 1982, l’Argentine, pays refuge pour les nazis et dictature militaire sans honneur, avait envahi des terres anglaises perdues dans le Pacifique sud. Le 2 mai 1982, le sous-marin anglais HMS Conqueror répondait à l’acte insensé des Argentins en coulant le croiseur Ara General Belgrano. La guerre que d’aucuns tentaient encore d’éviter était devenue une réalité.



La flottille anglaise file paisiblement vers les Falkland. À bord du HMS Sheffield, dans l’antre du navire, l’officier radar écoute avec nonchalance de la musique à la radio, tandis que l’officier de surveillance aérienne tout comme son suppléant ont quitté leur poste. Cerise sur le gâteau, les défenses rapprochées ne sont pas approvisionnées en munition et n’ont aucun serveur. La suite est dès lors un enchaînement implacable. Deux pilotes argentins se rapprochent à basse altitude. Puis, suivant une procédure parfaitement maîtrisée, ils reprennent de l’altitude, allument leur radar d’approche, arment leurs missiles – Exocet de type AM39 air-mer – avant de presser la détente de tir et de virer pour rejoindre leur base.


Le titre de la collection est explicite et fait office de promesse : raconter une grande bataille navale. En fonction de son inclination et de sa connaissance préalable de ce conflit, le lecteur peut choisir de commencer par la bande dessinée elle-même, et voir s’il lui reste assez de curiosité pour lire le dossier en fin de tome, ou s’il préfère l’inverse pour avoir un aperçu du conflit et des détails techniques avant. Quoi qu’il en soit, son horizon d’attente comprend le fait que cette bande dessinée se présente comme une œuvre d’Histoire. La couverture peut l’étonner car elle met au premier plan un avion, mais le dossier explicite le fait que les batailles navales impliquent l’aviation qui y joue un rôle prépondérant depuis le vingtième siècle. La couverture a été réalisée par Delitte et elle s’étend sur la première et la quatrième de couverture mettant en valeur le vol de ces chasseurs, avec l’océan en arrière-plan et une petite portion de terre derrière les nuages. Le lecteur découvre ensuite les dessins de Francesco Mercoldi : ils s’inscrivent bien sûr dans un registre réaliste et descriptif pour réaliser une reconstitution historique fidèle et précise. Bien évidemment le lecteur guette de grandes cases mettant en valeur les navires et les avions de chasse. Ça commence avec une case de la largeur de la page montrant des torpilles filant silencieusement sous l’eau. Ça continue avec le vaisseau HMS Sheffield fendant les flots. Page neuf, le lecteur découvre une partie de la flottille britannique dans une case occupant les deux tiers de la planche. Planche onze, un avion décolle depuis le pont d’un porte-avions. Page suivante, deux avions argentins volent juste au-dessus des flots. Par la suite, le lecteur peut admirer un combat aéronaval pages vingt et vingt-et-un, puis un combat aérien, avec des tirs de canons terrestres, un vol d’hélicoptères, l’avancée d’une colonne chars.



De manière inattendue, l’artiste ne cherche pas à magnifier la puissance de feu des avions, des navires, ou des véhicules militaires, ni même leur capacité de destruction. À les voir évoluer, le lecteur se retrouve surtout impressionné par leur allure qui atteste de la réussite technologique qu’ils constituent. Ce n’est pas une forme de majesté qui impose le respect, c’est l’évidence de voir évoluer des engins fiables et robustes, capables de tenir leur place sur un océan agité, ou de fendre les airs en toute sécurité pour les êtres humains à l’abri à l’intérieur. Le dessinateur s’inspire bien sûr d’images militaires, mais sans exagérer les angles de prises de vue ou les prouesses d’évolution. De même, la coloriste reste dans un registre naturaliste, et même volontairement terne. Ce ne sont pas des engins rutilants pour en mettre plein la vue comme à la parade, mais des outils robustes à l’efficacité éprouvée. Il en va de même pour la représentation des militaires : pas de rodomontades, de lunettes de soleil avec reflet esthétique, ou de muscles gonflés et huilés, ni même d’hommes avançant contre les éléments dans des tenues déchirées. Il s’agit d’individus bien différenciés, et pas d’une masse d’hommes interchangeables, certains avec un uniforme argentin, d’autres avec un uniforme britannique : ils ont tous un visage unique et une morphologie avec quelques détails même si ces derniers sont peu nombreux car gommés par les uniformes. Pour autant le lecteur reconnaît au premier coup d’œil Augustin Tosco Valdès, soldat argentin.


Le lecteur prend vite conscience qu’il évolue dans un monde d’hommes, sans aucune femme. Il voit également que les auteurs respectent la ligne éditoriale de cette collection : raconter la guerre à hauteur d’homme. Il voit donc des soldats britanniques comme argentins, quelques officiers, un conseiller militaire ex-nazi. Ces personnages discutent, commentent la situation, donnent parfois leur avis en prenant du recul. Il n’y a que Augustin Tosco Valdès dont l’histoire personnelle soit un peu développée. D’un côté, ces êtres humains font exister ce conflit, lui donnent un peu de chair ; d’un autre côté, sans être interchangeable, ils ne deviennent pas familiers au lecteur. D’un côté, les auteurs atteignent l’objectif de montrer que la guerre est faite par des êtres de chair et de sang, sans jugement de valeur autre qu’il s’agit de bons professionnels qui ne sont ni sanguinaires ni des extrémistes patriotiques. De l’autre côté, ils n’ont pas de point de vue sur leur métier, ou sur le conflit. Il n’y a qu’Augustin qui évoque l’injustice de la junte argentine et ses exactions, et qui manifeste son opposition à la présence d’ex-nazis en tant que conseillers de l’armée. Il en découle un patriotisme très ténu et générique qui n’a rien de militant : la condamnation d’un régime dictatorial par rapport à une démocratie, mais sans entrer dans le détail.



En termes de narration de la guerre, le lecteur apprécie donc la qualité de la reconstitution historique visuelle, le soin apporté aux éléments militaires, les prises de vue des batailles. Il se rend compte que le scénariste fait l’effort de faire respirer son récit, avec quelques pages comportant des informations, contrebalancées par d’autres focalisées sur l’action, et même huit pages dépourvues de phylactères et de cartouches de texte, sans aucun mot. La contrepartie de ce mode narratif implique une place limitée pour intégrer les informations historiques. De fait, l’auteur ne place pas de date pour chaque séquence, ce qui est assez surprenant pour une reconstitution historique. Le choix de raconter la guerre à hauteur d’homme induit également que le lecteur n’assiste pas aux réunions d’état-major, aux prises de décision stratégiques, ou encore aux répercussions médiatiques des affrontements, que ce soit du côté argentin, du côté britannique, ou à l’échelle de l’opinion mondiale. De ce point de vue, s’il n’est pas familier avec les différentes phases de ce conflit, il a tout intérêt à commencer par la lecture du dossier en fin d’ouvrage, pour pouvoir mieux saisir l’ampleur de certaines ellipses.


Cette reconstitution de la guerre des Malouines se montre intéressante par ses représentations visuelles, et par son approche très professionnelle de l’armée. Elle peut s’avérer un peu frustrante par le manque d’épaisseur des hommes en uniforme dont les propos sont exempts de tout point de vue, ou par la faible teneur en exposé de faits historiques, en analyse stratégique ou géopolitique.



mardi 15 novembre 2022

Barracuda T01 Esclaves

Pas de pitié ! Pour personne ! Jamais !


Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre, complète en six tomes, tous réalisés par les mêmes créateurs. Il compte 52 planches, et la première parution date de 2010. La série est scénarisée par Jean Dufaux, dessinée et mise en couleurs par Jérémy Petiqueux. Cette série a fait l’objet d’une intégrale avec une introduction dans laquelle le scénariste raconte sa fascination pour les récits de piraterie, son amour des films comme L’aigle des mers, de M. Curtiz, Le Cygne noir, de King, La flibustière des Antilles, de Jacques Tourneur, du Corsaire rouge, de Siodmak, d’autres encore de Polanski, de Walsh, de Charles Laughton, pillard inquiétant, et d’autres. Il évoque comment la trilogie des films Pirates des Caraïbes a renouvelé le genre. Il mentionne L’île au trésor (1883) de Robert Louis Stevenson (1850-1894), l’adaptation qu’en ont fait Mathieu Lauffray & Xavier Dorison, sous le titre de Long John Silver.


À bord du navire espagnol, Emilio est allongé dans son lit, en train de rêvasser. Un rêve agréable lui occupait l’esprit. Tout allait bien. De jolies femmes lui souriaient, des coffres emplis d’or s’offraient à lui. À moins que ce ne fut le contraire. Et puis, non… Tout n’allait pas bien. Comme l’indiquait le son du canon, ils étaient attaqués. En haute mer, le navire a été surpris par le vaisseau pirate Barracuda, commandé par le capitaine Blackdog. Le capitaine espagnol De la Loya l’a identifié : il comprend qu’ils sont perdus. Sur le pont du navire des pirates, Blackdog donne ses ordres. Son fils Raffy doit rester à ses côtés : pour un homme que son père tuera, le fils en tuera deux. Raffy acquiesce et ajoute qu’il aimerait que son père lui demande quelque chose de plus difficile. Blackdog s’adresse alors à son équipage : pas de quartier, excepté pour les femmes s’il y en a. Un pirate ronchonne : c’est toujours la même chose, les laiderons, les bossues, les avachies seront pour eux, et les autres… Celui à côté de lui ajoute qu’elles seront pour le marché des esclaves. Il n’y a pas de petits profits.



Dans le pont inférieur, l’ordre est donné d’ouvrir le feu : les canons tonnent et propulsent les boulets. Les pirates passent à l’abordage. Dans les cabines, Dona Emilia Sanchez Del Scuebo, épouse d'un Grand d'Espagne, ordonne à Emilio, un jeune garçon serviteur, de revêtir des habits de femme pour éviter d’être tué. Le frère Ogismond l’oblige à s’exécuter. Maria, la fille de Dona ajoute que ce sera un honneur pour lui de porter l’une de ses robes. Sur le pont supérieur, le combat fait rage : Blackdog manie son épée avec force faisant de nombreux morts, assistés par son fils Raffy qui massacre également allègrement. Le calme finit par revenir : parmi les morts et les blessés, seul le capitaine De la Loya est encore debout, l’épée à la main. Raffy indique qu’il va s’occuper de lui en combat singulier. Dans les cabines, Dona Emilia Sanchez Del Scuebo, sa fille Maria, le frère Ogismond et le jeune serviteur Emilio se demandent qui a gagné.


Dans l’introduction, le scénariste évoque lui-même la référence à laquelle tout auteur de récit de piraterie doit se mesurer : la série de films Pirates des Caraïbes. Bien sûr, en présentant les choses ainsi il se montre un peu filou. D’un côté, le lecteur ne va pas visionner un film ; de l’autre côté, il sait ainsi qu’il ne doit pas s’attendre à une surenchère sur ces œuvres, puisque le scénariste lui indique qu’il ne joue pas dans la même cour. Il ajoute qu’il n’entretient aucune intention de concurrencer l’autre série de pirates du moment. Plutôt que de s’intéresser à ce que cette série n’est pas, le lecteur préfère découvrir ce qu’elle est. Un navire espagnol avec l’épouse d’un Grand d’Espagne, sa fille, un frère religieux, et un garçon à leur service. De l’autre côté : les méchants pirates qui pillent et qui tuent, avec à leur tête un affreux jojo au visage balafré, aux cheveux blancs et filasses, sans oublier l’obligatoire bandeau sur l’œil et le chapeau. Il ne manque que la jambe de bois. Choisi et recommandé par Philppe Delaby (1961-2014), collaborateur du scénariste sur les séries Murena et La complainte des landes perdues, le dessinateur œuvre dans un registre descriptif et réaliste, avec une belle capacité à représenter les conventions de genre attendues dans un récit de pirates. Blackdog est très réussi avec son long manteau noir mangé aux mites, son pantalon un peu bouffant comme des culottes, sa large ceinture, son ceinturon en bandoulière, son tricorne, son visage sévère qui ne s’anime que pendant qu’il massacre ses ennemis à l‘épée, sa peau blanche tirant vers les gris et sa barbe assortie à sa chevelure.



Le lecteur qui est venu pour un récit de pirates en a pour son argent en termes visuels. Il prend le temps d’admirer les robes de ces dames, le bel habit du capitaine De la Loya, de la gouverneure Jean Coupe-Droit, les tenues plus fatiguées et composites des pirates de l’île Puerto Blanco, sans oublier la robe d’Emilia. Il ralentit pour contempler le soin avec lequel sont représentés les deux navires, leur coque, leur voilure avec ses cordages, les mâts, le bastingage, le plancher du pont, les écoutilles et leur panneau, les sabords et leur système d’ouverture, le gouvernail, les cabines et leur aménagement, une barque, une passerelle pour descendre à terre. Il descend avec Blackdog sur le pont inférieur du navire espagnol et remarque l’ouverture béante laissée par un boulet qui a brisé la base du mât. Il termine sa lecture avec une très belle image du Barracuda qui a repris la mer alors que la pluie le cingle dans la nuit. Le séjour à terre s’avère tout aussi touristique et conforme aux conventions du genre : de belles demeures (Mais qui est venu les construire dans cette île perdue ?) qui auraient bien besoin de maintenance et de rénovation, une place publique avec son estrade couverte pour la vente aux esclaves, des ruelles sales véritables coupe-gorge surtout la nuit, le grand manoir de Mister Flynn lui aussi mis à mal par les assauts du temps et l’absence d’entretien, des maisons en bois pour les simples marins, et parfois de simples abris faits de toiles tendues. Jérémy Petiqueux sait donner corps à ces éléments de genre, en leur insufflant de la personnalité.


C’est parti pour des moments de bravoure qui doivent eux aussi respecter les règles du genre et répondre à l’horizon d’attente du lecteur, tout en faisant preuve d’originalité. L’assaut sur le navire espagnol se déroule conformément au schéma classique, avec une belle case pour le combat à l’arme blanche, du sang et des grimaces du fait d’attaques sauvages, sans élégance. En scénariste aguerri, Jean Dufaux sait distiller progressivement les informations nécessaires à présenter les personnages, leur situation, et à initier son intrigue. Planche quatorze, le lecteur découvre que le gouverneur de l’île Puerto Blanco est une femme : pourquoi pas. Planches dix-neuf à vingt-trois, c’est la vente aux esclaves, le soir en place publique à la lumière des torches. La pauvre dame Dona Emilia Sanchez Del Scuebo se retrouve partiellement dénudée de force. Maria choisit de reprendre l’ascendant en se dénudant elle-même, privant les badauds du sadisme de forcer une femme. Un moment d’une forte intensité troublante car le lecteur ne peut pas se réjouir de son infortune et l’admire pour sa hardiesse et sa force de caractère. Planches vingt-six à trente-quatre : ambiguïté et trouble. Pirates sadiques et sanguinaires, violences faites aux femmes, promesse d’un trésor extraordinaire (une pierre précieuse appelée Kashar), île servant de repaire à une organisation de pirates : le compte est bon.



Et puis vient le cas de Emilio. Celui-ci s’est déguisée en femme pour ne pas être passé par le fil de l’épée, et la ruse a fonctionné. Il a évité d’être découvert lors de la vente aux esclaves grâce à l’intervention fort opportune d’un acheteur fortuné providentiel. Mais le temps est venu pour lui de fuir à la faveur de la nuit et de l’orage, avant d’être démasqué. Par la force des choses, il ne peut que prendre la poudre d’escampette toujours travesti en femme, dans une belle robe bleue. Or le voilà pris en chasse par une meute de chiens affamés, puis considéré comme une jeune femme, un objet du désir à la merci de trois individus louches autour d’un braséro, l’un d’eux indiquant que Bâbord comme tribord, il faut que ça tangue, un double sens salace et sadique. Finalement Emilio/Emilia parvient à retourner dans la demeure de Mister Flynn, et se couche nu après s’être débarrassé de ses vêtements trempés. Mais Mister Flynn entre dans la pièce et s’approche du lit, alors qu’il fait semblant de dormir. Les dessins montrent un jeune adolescent, peut-être même prépubère, aux traits fins, très troublant dans cette belle robe, et en face le désir des hommes qui s’exprime sous forme pulsion bestiale, comme des prédateurs sûrs de maîtriser une proie faible. Mais voilà, ils se fourvoient sur sa nature, ce qui rend ces séquences ambigües, malsaines, ce qui par ricochet rend toute son horreur aux violences faites aux femmes.


Par la suite, les auteurs jouent également avec la silhouette quelque peu androgyne de Maria, au point qu’elle puisse se confondre avec celle de Emilio quand il porte la robe, si ce n’est pour la couleur de cheveux. Ils troublent à nouveau la question du genre, Maria ne pouvant se soustraire à la concupiscence de Ferrango, mais sans pour autant adopter un comportement de victime. Le lecteur serait même tenté de reconnaître dans son attitude, un comportement plutôt de nature masculine dans la forme que prend la manifestation et l’expression de sa haine, avec une force de caractère qui fait peur. Ils donnent ainsi une personnalité propre à leur récit de pirates, qui a fait preuve de son originalité dans ce premier tome. À la dernière page, le lecteur constate qu’il s’agit de la fin du premier chapitre, une lecture qui ne se suffit pas à elle-même, tout en étant plus qu’une simple mise en place ou une introduction d’exposition.


Un récit de pirates de plus ? Il est vrai que le lecteur peut nourrir quelques a priori car les conventions du genre sont bien balisées et fort contraignantes, ne permettant pas beaucoup de s’éloigner de sentiers déjà bien balisés. Première bonne surprise : le dessinateur s’est investi dans des dessins descriptifs précis et minutieux, avec une mise en couleurs séduisante qui les nourrit bien. Deuxième surprise, le scénariste ne tarde pas à introduire de l’ambigüité en jouant avec élégance sur l’identité sexuelle d’un personnage, élément totalement inattendu. Arrivé à a dernière page, il tarde au lecteur de retrouver les trois jeunes gens restés à terre sur l’île des pirates, et de savoir si Blackdog trouvera le diamant Kashar.