Les gens comme nous, ça trime ou ça crève. Quand ça crève pas en trimant…
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui met en scène le personnage de Popeye, créé en 1919, par Elzie Crisler Segar (1894-1938), et qui est tombé dans le domaine public européen depuis le premier janvier 2009. Sa première publication date de 2019, et compte cent deux pages de bande dessinée. Il a été écrit par Antoine Ozanam, dessiné et mis en couleurs par Marcello Lelis.
Sur une mer d’huile, un petit bateau à cheminée est à l’arrêt, avec un filet de pêche à la traîne. Popeye ramène ses filets et constate qu’il n’y a qu’un seul poisson. Il décide que c’est fini pour aujourd’hui et qu’il peut rentrer. Il relâche le poisson à la mer et il met les machines en marche. Il rallie le port sans problème, avec quelques vagues. Il amarre son rafiot et il en descend. Il se fait interpeller par un groupe de trois marins qui raillent le fait qu’il rentre bredouille. Le ton monte et ils sont prêts à en venir aux mains quand la voix de Bosco, un autre marin, se fait entendre. Il a haussé le ton pour indiquer aux policiers qu’ils n’ont pas le droit de faire ça : ils sont en train de mettre des scellés sur son bateau parce que ça fait six mois qu’il ne paye plus ses traites. Maturin quitte ceux contre qui il s’apprêtait à se battre, pour rejoindre son ami, le soutenir dans son épreuve, et lui éviter d’aggraver son cas. Maturin offre un coup à Bosco qui l’accompagne au troquet Rough House. Chemin faisant, Bosco lui avoue qu’il ne sait pas comment il va annoncer ça à sa femme Myrtille et à son fils Junior.
Arrivé au troquet, Maturin et Bosco s’installent à une table et le premier accepte d’offrir une bière à Wimpy qui vient s’installer avec eux. Il accepte même de leur payer à manger. Wimpy se lève pour aller passer commande auprès d’Olive Oyl la tenancière. Il écarte de son chemin Castor Oyl, le frère d’Olive, un homme de petite taille. Sa sœur le fait passer derrière le comptoir avant qu’il ne se lance dans une bagarre avec Wimpy. Elle lui demande ce qu’il est venu faire ici : Castor est venu pour lui emprunter de l’argent. Elle lui hurle dessus de déguerpir. À la fermeture, Maturin raccompagne Bosco chez lui. Ils sont accueillis par Myrtille et il lui demande de se montrer gentille avec son mari car les huissiers lui ont pris son bateau. Après avoir déposé un baiser sur le front de son ami déjà endormi, il va se mettre au calme à l’extrémité d’un ponton. Quelques instants plus tard, il entend le bruit d’une agression et il intervient. Il se bat contre les voyous qui s’en prenaient à Olive pour la dépouiller de la recette de la journée. Il prend quelques coups, mais les agresseurs le trouvent trop coriace et ils mettent les bouts. Olive le remercie, puis se tourne vers Ham qui vient d’arriver sur les lieux, et Maturin en profite pour s’éclipser discrètement. Il rentre chez lui : une maison en planches au bord de la plage. Il ouvre le placard et en sort une boîte de conserves contenant des épinards : son dîner du soir comme souvent, car il n’a pas péché de poisson aujourd’hui. Le lendemain il est tiré de son sommeil par le soleil qui passe par la fenêtre et il découvre qu’Olive est dans sa chambre.
Le personnage de Popeye est apparu pour la première fois en 1929, dans le comic-strip créé en 1919, et réalisé par Elzie Crisler Segar (1894-1938). Par la suite il a été adapté à plusieurs reprises en dessin animé : une première série de 1933 à 1957, une deuxième de 1960 à 1962, une troisième de 1978 à 1987, et plus récemment un film en 1980 : une comédie musicale réalisée par Robert Altman, et écrite par Jules Feiffer. Grâce au passage du personnage dans le domaine public, les auteurs peuvent maintenant s’en servir en toute liberté. En entamant sa lecture, le lecteur ne trouve pas de repère sur le moment où se déroule cette histoire par rapport à ce qu’il peut savoir de Popeye. Pour que le récit prenne toute sa saveur, il vaut mieux qu’il en dispose d’une connaissance superficielle : un marin, une amoureuse, un goût immodéré pour les épinards dont l’ingestion est sensée lui donner de la force, et quelques potes, sans oublier un grand costaud qui entretient une solide inimitié à son égard. Avec ces quelques grands traits en tête, il peut jouir de la dimension du ludique de l’histoire, en repérant les éléments identiques et les éléments qui diffèrent, même s’il ne s’agit pas de l’intérêt principal de la lecture.
La couverture montre un étrange rafiot : des éléments très concrets et réalistes comme les bouées accrochées au bastingage et servant à amortir le choc lors de la mise à quai, l’étroite cabine de pilotage, la couleur rouge de la coque, ainsi que des éléments plus imaginaires comme le gouvernail en proue ou les cheminées démesurées par rapport au moteur de ce rafiot, le tout formant une vision plus onirique et poétique que réaliste et plausible. La première planche montre ce même bateau sur une mer étale, avec une cheminée principale peut-être encore plus imposante, d’une hauteur deux fois plus importante que celle de la cabine. Le gouvernail n’est pas présent à la proue. Les mailles du filet semblent manquer de texture, ni cordage, ni matière plastique. Le nom est griffonné en tout petit sur la coque 4 Cigare, une référence au nom du créateur de Popeye (for Segar). L’artiste détoure les formes d’un fin trait crayonné, pas toujours régulier, voire tremblotant. Il ajoute des éléments à l’intérieur des formes avec le même trait très fin, apparaissant parfois comme griffonné. Les silhouettes des personnages sont détourées de la même manière et présentent des exagérations morphologiques comme l’énorme mâchoire de Maturin et ses yeux plissés au point de ne voir ni leur blanc, ni leur iris, où le corps filiforme d’Olive, celui de Bosco qui évoque un nain de jardin, etc. Il se dégage de ces dessins éthérés une sensation un peu diaphane, surtout quand l’artiste décide de s’affranchir de dessiner l’arrière-plan pendant toute une page, voire toute une séquence.
Pour autant, le récit ne se déroule pas dans une ambiance cotonneuse déconnectée d’éléments concrets. Comme sur la couverture, Lelis prend le temps de représenter des lieux et des accessoires aussi concrets que possibles. Par exemple, la roue du gouvernail se trouve dans la cabine du bateau de Maturin ce que le lecteur peut voir en page quatre, avec à côté une boussole de navigation, des cadrans de contrôle. L’arrivée au port se fait avec un dessin en plongée depuis le ciel montrant un porte-conteneur, les pilotines et les bateaux pilote servant au lamanage, les grues de déchargement et les bâtiments de la capitainerie. Dans la page suivante, le lecteur découvre en plus des chariots élévateurs, des pontons et des bittes d’amarrage, ainsi que des escaliers pour accéder au quai haut. Ces éléments ancrent les personnages dans des lieux concrets, avec des éléments très pragmatiques. Toujours dans cette séquence, un chat est juché sur une caisse de poissons, en train de les détailler pour choisir son festin. Le troquet Rough House est implanté en coin de rue, avec un rideau de fer tiré pour le magasin d’à côté. Ses tables et ses chaises sont de forme simple et endurante. Lorsqu’Olive se rend chez Maturin pour le remercier, le lecteur peut jeter un coup d’œil dans sa pièce principale où se trouve également son lit. Il regarde l’aménagement : les stores vénitiens qui ont connu des jours meilleurs, la couverture en patchwork, le canapé, les commodes, les tableaux accrochés au mur, le parquet en lattes de bois très large, le coin cuisine à l’américaine, le fauteuil et le tapis. Un peu plus tard, Maturin et Bosco vont travailler comme manutentionnaires sur le port : les images montrent les installations techniques de l’entrepôt qui les emploie. Plus tard, Bosco et Myrtille passent la journée dans une immense fête foraine, avec des attractions bien détaillées qui donnent envie.
Ce dosage entre éléments concrets et détaillés, et apparences vaporeuses maintient le lecteur dans l’incertitude quant à la nature du récit, entre drame léger et conte fantastique. Le pathos reste à un niveau très relatif, alors même que les personnages évoluent dans une situation sociale précaire. Le bateau de Maturin tombe en panne, celui de Bosco a été mis sous scellés et les voilà dans l’impossibilité de prendre la mer, et dans l’obligation de travailler à terre, pour un boulot d’une très forte pénibilité, et une paye très basse. Olive retrouve son copain en train d’embrasser une autre. Les relations entre Maturin et son père sont à l’antagonisme. Le frère d’Olive se raccroche à un espoir aussi fantaisiste qu’illusoire : une carte indiquant l’emplacement d’une épave de bateau dont les soutes contiendraient un trésor. Il n’y a pas de résolution miraculeuse, même s’il s’agit d’une histoire à chute. Ces individus doivent confronter leurs rêves et leurs aspirations, à la réalité et aux contraintes économiques, à leur faible valeur en tant que membre de l’écosystème professionnel. Le lecteur se sent plus ou moins touché par leur situation, en fonction de sa sensibilité. Il peut y voir une forme de métaphore avec d’autres métiers passion qui ne nourrissent par leur homme, ou leur femme, ou leur créateur et créatrice quand il s’agit d’auteurs de bande dessinée par exemple. La scène des deux dernières pages vient modifier la perspective du récit de manière significative, modifiant le dosage entre réalité et conte.
Popeye est tombé dans le domaine public et les auteurs peuvent maintenant l’interpréter comme ils le souhaitent, en proposer leur révision, en faire la métaphore de questions d’actualité. Le scénariste a choisi de raconter la vie quotidienne de Maturin au premier degré, dans une crise de l’industrie de la pèche, obligeant les indépendants à se tourner vers les grosses entreprises pour assurer un revenu permettant de vivre. La narration visuelle opte de naviguer entre réalisme concret et licence poétique propre aux contes. Le lecteur ressent bien la difficulté pour ces personnages de reconnaître la réalité de leurs perspectives professionnelles très limitées, de se résigner à abandonner leur vocation, le mode de vie qui contente leurs aspirations profondes. L’arrivée d’un nouveau personnage dans la conclusion vient modifier la perspective de cette situation, en ramenant une dose d’imaginaire dans leur vie.
Magnifique
RépondreSupprimerMerci.
SupprimerBonnes lectures
"créé en 1919, par Elzie Crisler Segar (1894-1938)" - Ah, je ne m'était jamais demandé qui avait créé le personnage de Popeye ; maintenant, je le sais.
RépondreSupprimer"Il se dégage de ces dessins éthérés une sensation un peu diaphane, surtout quand l’artiste décide de s’affranchir de dessiner l’arrière-plan pendant toute une page, voire toute une séquence." - De ce que je vois, je sais que cela m'aurait dissuadé d'acheter l'album si je m'étais posé la question en le feuilletant.
EC Segar : j'étais déjà tombé sur sa signature et ça m'avait amené à aller me renseigner dessus. Avec le recul, c'est même assez inhabituel que la postérité ait retenu le nom d'une personne comme créateur d'un personnage qui doit sa notoriété aux dessins animés.
SupprimerLe dessinateur est d'origine brésilienne. Sans aucune concertation, mon fils a offert son dernier album à sa grand-mère, une histoire sans parole.
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