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mardi 22 février 2022

Capricorne, tome 4 : Le Cube numérique

Ces murs racontent une histoire.


Ce tome fait suite à Capricorne, tome 3 : Deliah (1997) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 1998 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 1 qui regroupe les tomes 1 à 5.


Capricorne est en train de faire un cauchemar, éveillé puisqu'il ne dort plus. Il éprouve la sensation d'être un géant dans New York et de clamer son vrai nom à haute voix, différent à chaque fois : Jack Curtiss, William Erwin, Jacob Kurtzberg, Willis Rensie. Ash Grey le touche délicatement à l'épaule et il revient dans la réalité : il lui rappelle que s'il prononce son vrai nom à New York, cela provoquerait des catastrophes. Or il a oublié comment il s'appelle vraiment : il court donc le risque de dire son nom sans le savoir. Il se dit qu'il devrait quitter la ville pour quelque temps. Grey lui présente une personne qui l'attend : Miriam Ery, une jeune femme qui aimerait écrire ses aventures, comme celle du cimetière, des trois démons et tous ces gens bizarres. Avant que Capricorne ne puisse répondre comme il l'entend, l'inspecteur Azakov entre dans la pièce : il vient demander un coup de main dans une affaire plutôt périlleuse.



Peu de temps après, Azakov, Capricorne, Grey et Ery se retrouve dans un navire, sur une mer agitée. L'inspecteur de police explique qu'il était sur le point de démanteler l'organisation du Dispositif quand leur chef Jeremy a fait alliance avec un individu qui a tout restructuré. La présente affaire est donc un peu sa dernière chance. Il explique : un des meilleurs agents de la police, Albert Ranzig, surveille discrètement les agissements du Concept, sorte d'association militante. Cette organisation est assez active côté propagande : entre autres, ils recrutent tous les hommes de main disponibles. Or Ranzig les a informés que quelqu'un d'autre que le Concept cherchait des hommes pour une opération d'envergure. La police a pu remonter la filière jusqu'à un ancien chantier naval. Tous les indices démontraient qu'un bâtiment aux dimensions impressionnantes y avait été construit récemment. Mais la piste s'arrêtait là. Jusqu'à ce qu'ils reçoivent une photographie prise par un touriste à bord d'un paquebot, montrant un phénomène curieux. Le navire d'Azakov suit une ligne droite entre le chantier et l'endroit où la photographie a été prise. Alors qu'Azakov explique tout ça à Capricorne, Johnson, le radio du navire, les espionne. Il est surpris par le capitaine Durham qui lui enjoint de regagner son poste. Johnson obtempère et en profite pour adresser un message codé à un destinataire inconnu : les pêcheurs lancent le filet. Pendant ce temps-là New York, Astor se félicite de ne pas avoir eu à partir avec les autres, et il soigne ses livres dans la bibliothèque sans fin du 701 de la Septième avenue. Il voit passer un chat et il lui court après. Il parvient à une pièce qu'il n'avait pas encore explorée et dans laquelle un livre sur un présentoir émet un halo surnaturel.


C'est parti pour l'aventure et ça ne traîne pas : dès la planche 4, les personnages sont en pleine mer en route pour l'inconnu. Planche 9 : ils découvrent un phénomène lumineux inexplicable de grande ampleur au beau milieu de l'océan, et planche 12 se produit l'apparition d'un navire dont le gigantisme défit l'entendement. Le lecteur se délecte de mélange de phénomène mystérieux indicibles légèrement parfumés à la HP Lovecraft, et de voyage extraordinaire avec un zeste de jules Verne. Il constate également qu'il y a une once continuité car les explications de l'inspecteur en planche 5 font écho à celles d'Ash Grey en planche 33 du tome 1 également sur de mystérieuses lumières en plein océan. Et pour cause, dans les deux cas, il s'agit du lieu où l'Objet a été retrouvé. L'auteur développe une continuité à la fois lâche et serrée dans sa série. D'un côté, ce tome peut être lu pour lui-même, presque sans avoir lu les précédents. Dans ce cas-là seules deux ou trois pages restent muettes pour le lecteur : Astor dans sa bibliothèque, l'identité de Mordor Gott et son lien avec Capricorne. Pour le lecteur de la première heure, la continuité apparaît comme une évidence (l'Objet du premier tome), mais aussi comme devant être consolidée par des liens qu'il doit lui-même établir, car n'étant que sous-entendus. Ainsi, il lui appartient d'accoler le prénom de Jeremy avec son nom de famille pour relier cette ombre mystérieuse à un personnage récurrent. Il lui faut également faire l'effort de se rappeler de l'origine de Mordor Gott pour comprendre l'impression de Capricorne de déjà le connaître. La série est tout autant tentante car il en découvre un peu plus à chaque tome, que frustrante car il reste bien des choses à découvrir, comme le vrai nom de Capricorne.



D'ailleurs la page d'ouverture se présente comme un dessin en pleine page, avec un New York onirique vue avec une déformation Œil de chat, une planche très dense du fait du nombre de gratte-ciels, et également un hommage de l'auteur. En effet, Capricorne cite Jack Curtis (acteur, 1880-1956), William Erwin (acteur, 1914-2010), Jacob Kurtzberg (1917-1994, Jack Kirby), Willis Rensie (1917-2005, Will Eisner). Comme d'habitude, le lecteur absorbe les mises en page et les visuels qui sortent de l'ordinaire. Il y a bien sûrs des passages d'action à couper le souffle : le navire agité par les flots, le phénomène lumineux, l'apparition de l'aileron métallique géant, la première vision du bras pincé effilée (également un dessin en pleine page), la vision de la cité engloutie, et bien sûr le cube numérique lui-même. L'artiste ne se contente pas d'en mettre plein la vue dans des images révélations, la narration visuelle au fil de l'eau recèle également des moments mémorables. Dès la planche 2, il joue avec le contraste de rectangles noirs verticaux (des montants de porte et des cadres) et des rectangles blancs ou colorés, montrant que les êtres humains (avec des formes moins géométriques et quelques courbes) évoluent dans un espace très géométrique.


Dans la planche 67, il réalise une vue plongeante des rayonnages de la bibliothèque chargés d'une centaine de bibelots tous différentes dans une case de la hauteur de la page sur la gauche de la page, avec des cases en drapeau sur la droite, montrant les déplacements d'Astor. La planche suivante reprend ce principe d'une case de la hauteur de la page, cette fois-ci sur la droite, et de cases correspondantes sur la gauche, avec en plus des inserts. Le dessinateur continue de faire œuvre de variété dans les mises en page, avec une utilisation toujours pertinente des cases de la hauteur de la page, sans jamais donner l'impression de transformer ces cases en un stratagème pour dessiner moins. Dans ce tome, il met en œuvre à plusieurs reprises des ombres chinoises. Il y a bien sûr la silhouette du mystérieux Jeremy responsable de l'organisation secrète du dispositif, mais aussi la silhouette du gigantesque navire et de sa partie émergée, ainsi que des pinces. Pour le navire, ce choix graphique traduit l'immensité du navire qui rend impossible sa perception dans son entièreté. Le lecteur note également des cases qui se répondent : pas des cases à l'identique, mais des cases similaires ou de même thème. Par exemple, le dessin en pleine page de la cité engloutie (planche 20) répond au dessin en pleine page de New York en planche 1.



Dans ce quatrième tome, Andreas utilise la trame très classique d'une aventure vers l'inconnu, avec une part d'exploration, et une part d'anticipation. Alors même que la personnalité des protagonistes reste peu développée, le lecteur se sent accroché par la découverte et par l'action. L'auteur fait preuve d'une solide inventivité avec le navire aileron gigantesque et le cube numérique qui se trouve sous l'eau. Les séquences d'action piochent dans les situations classiques, et elles sont exécutées avec assez de personnalité pour sortir des clichés prêts à l'emploi. Andreas utilise à nouveau le principe d'un récit dans le récit, avec des hauts reliefs sur un mur racontant une histoire antique, comme il l'avait fait dans le tome 2 avec la construction cyclopéenne en sous-sol du gratte-ciel du 701 de la Septième avenue. Là encore l'utilisation de cases de la hauteur de la page met en avant un élément qui domine les autres : le cube numérique en haut de case, en position élevée par rapport aux humains en bas de case. Puis le récit passe par une phase d'affrontement très personnels entre Capricorne et Mordor Gott, impliquant plus le lecteur qui s'identifie tout naturellement avec le héros. Les trois interludes consacrés à Astor s'avèrent très intrigants, annonçant des développements à venir dans les tomes suivants, dans la logique d'une histoire à suivre sur le long terme.


Bien sûr, il se crée un phénomène d'accoutumance (peut-être pas de dépendance quand même) dans une série au long cours, et le lecteur retrouve avec plaisir la familiarité d'un univers qu'il a appris à connaître. Ce phénomène fonctionne à plein pour ce quatrième tome, accentué par les révélations savamment distillées par l'auteur. Il y a aussi et avant tout une aventure originale qui rend hommage explicitement et implicitement à des auteurs renommés du genre, avec une narration visuelle dense et travaillée, le tout réalisé par un conteur de haut niveau.



mardi 15 février 2022

Le Lama blanc, tome 4 : La Quatrième Voix

Prie ! C'est un ordre !


Ce tome fait suite à Le Lama blanc, tome 3 : Les trois oreilles (1989) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome. La parution initiale de celui-ci date de 1991. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.


Dans la lamaserie, le lama Migmar est dans une colère noire. Il traite les moines de singes sans cervelle. Il leur crie dessus qu'un espion s'est infiltré dans cette lamaserie, et tant qu'ils se tairont, leur silence fera d'eux des complices. Il ordonne que les parois soient sondées, pouce par pouce, qu'il en aille de même pour le moindre recoin des cellules. Il va faire briser les statues, les reliques, les ustensiles, leur volonté, leur crâne, leur foi. Ils vont réduire en poussière cette absurde loyauté. À l'intérieur de la grande statue du bouddha, Gabriel, Dondup et Tzu observent la scène. Le moinillon se sent agressé par l'aura du lama et de ses sbires qui sont répugnantes, alors que celle de ses maîtres est merveilleuse. Ces derniers lui expliquent qu'il doit se familiariser à ces auras pour apprendre à connaître l'ennemi, et que, quand on ouvre la troisième oreille, ce qui assaille en premier, c'est l'agression de l'homme non évolué et la décadence du monde. S'il souhaite l'améliorer, il faut qu'il commence par s'améliorer lui-même car il est une parcelle de ce monde.



Dondup et Tzu emmènent Gabriel par des souterrains, à l'intérieur de la montagne. Ils débouchent dans une grande caverne souterraine, au milieu de laquelle se trouve un cristal parfaitement taillé de deux mètres de haut, avec huit cercueils de pierre disposés en étoile. C'est autour de ce cristal sacré que les anciens se réunissaient afin de franchir la porte de la mort. Dondup explique à Gabriel que tant qu'il ne l'aura pas franchie à son tour il ignorera qu'il n'existe aucune limite ni dans l'espace, ni dans le temps. Au contraire, s'il sait s'abstraire de son corps, alors il pourra se rendre où il voudra, plus vite que la lumière, plus vite que la pensée. Rien ni personne ne pourra le détruire. La mort n'existe pas. Les trois moines s'assoient dans la position du lotus et se mettent à méditer sous le regard du chat Lin-Fa. Bientôt, Dondup et Gabriel sont dans une transe profonde, et Tzu se relève pour les allonger dans un cercueil sur lequel il repose le couvercle. Le corps astral du garçon s'élève, retenu à son corps physique par une sorte de cordon ectoplasmique. Il est paniqué et appelle son maître : le corps astral de Dondup est juste à ses côtés et il le rassure. Le voyage peut commencer. Gabriel est grisé par la sensation absolue de liberté : volant à grande vitesse au-dessus des paysages, toujours relié par son cordon. Faute d'attention, il se fait attraper par une forme-pensée. Dondup le met en garde contre elles. Leurs noms sont multiples. Volonté de puissance, haine, colère, violence, envie, jalousie, désir de compétition, égoïsme, avidité, ignorance, paresse, vanité, ennui et mensonge… Vol, meurtre, cruauté, doute, orgueil, indifférence, concupiscence, sensualité… Tant d'autres encore, à l'infini…


À la fin du tome précédent, Gabriel Marpa a acquis un don de seconde vue (grâce à sa troisième oreille, sic) laissant supposer qu'il est alors en pleine possession de ses capacités extraordinaires de Lama Blanc, et qu'il va pouvoir prendre un rôle actif, plus de héros, dans le récit. Le lecteur se doutait alors bien que la route serait semée d'embûches puisque le récit n'en était qu'à sa moitié. Mais voilà : disposer de capacités extraordinaires ne signifie pas qu'on sait s'en servir. La route de l'apprentissage et donc de l'Éveil va encore être longue. Dans les deux premiers tiers de ce tome, le lecteur découvre ce à quoi il s'attend : une phase d'apprentissage, et une répression comme conséquence directe de deux faits. Le premier est que le grand lama Migmar a procédé à une forme d'usurpation de la place qu'il occupe, et la seconde découle directement de la présence de Chinois dans la lamaserie, fait évoqué dans le tome précédent. À nouveau, le lecteur doit garder à l'esprit qu'il s'agit d'un récit complet en 6 tomes, ce qui explique que certaines intrigues secondaires puissent être complètement absentes d'un tome : ici, en l'occurrence, la présence chinoise n'est pas évoquée, et il n'est question ni de Bön le nécromant, ni de son disciple Gaylong. Le scénariste a également décidé de mettre un terme au découpage en chapitre avec chacun un titre : il y a bien sûr plusieurs séquences, mais sans titre. En outre, il n'est plus question de cette ancienne civilisation qui aurait entreposé ses trésors et l'essentiel de son savoir, dans une immense grotte.



Depuis le premier tome, le lecteur a bien compris qu'il ne s'agit pas d'un récit historique, et que le scénariste a pris le parti de raconter l'histoire d'un jeune garçon blanc devenant un lama d'un niveau exceptionnel, mais pas le dalaï-lama, et pas celle d'un tibétain. Il a également pu constater que Jodorowsky s'autorise à utiliser des conventions de genre pour rendre visuels la spiritualité et l'éveil. Il n'est donc pas surpris de voir une représentation du voyage astral, l'esprit de l'individu capable de s'extraire de son enveloppe de chair pour parcourir librement le monde, sans interaction physique. L'artiste met en œuvre une imagerie usuelle avec la représentation des énergies spirituelles sous forme d'éléments visuels : d'abord des petites formes irrégulières allongeant figurant le rayon d'énergie ambiant, puis émanant de Dondup et Gabriel, puis sous la forme du corps nu des deux mêmes personnages dépourvu de pilosité, mais pas de cheveux, avec une sorte de trainée d'énergie reliant le corps astral au corps biologique, comme un cordon ombilical effectivement attaché au niveau du nombril. La manifestation de la première forme-pensée se matérialise comme une pieuvre géante astrale géante, et les suivantes sous d'autres formes du règne animal. Ce voyage dans les airs est également l'occasion de survoler de magnifiques paysages, montagnes et cours d'eau. Le lecteur remarque également à l'occasion de ce voyage astral, que l'artiste continue de mettre en œuvre une colorisation teintée d'expressionnisme. De prime abord, elle peut sembler naturaliste, mais dans la caverne où se trouve le cristal la scène baigne dans différentes nuances de vert, pour exprimer l'état d'esprit tourné vers la méditation. Par la suite, le lecteur observe que Bess joue sur le décalage ou le rapprochement des couleurs : la tenue des moines oscillant entre rouge et jaune, soit pour ressortir par rapport au sol jaune, soit au contraire pour s'y confondre, les soldats britanniques en rose jouant contre le vert des moines tibétains, Gabriel entièrement coloré en jaune pour marquer son malaise dans la maisonnée britannique, ou en rose soutenu pour montrer sa colère grandissante, en opposition au père William.


Dès la première planche, le lecteur peut se projeter dans cette histoire grâce aux dessins détaillés à la fois pour les décors et pour les personnages. Il se retrouve dans ce grand hall avec des draperies, les piliers, la statue monumentale du bouddha, et les nombreux moines assis en tailleur, en train de se faire admonester, avec quelques instruments de musique au premier plan. Puis il se retrouve dans la statue, entre les poutres et les parois. Il passe alors dans la caverne avec les roches bien délimitées, au contour particulier pour chacune, avec les cordes tendues décorées de chiffon, les crânes de buffle au premier plan, et les inscriptions sur les rochers : à nouveau un endroit représenté dans le détail avec un sens de la profondeur, tout le contraire d'une toile de fond générique. Par la suite, il éprouve la sensation de se tenir les pieds dans la fange aux côtés d'Atma et Pema, puis dans une demeure aménagée à la mode britannique, que ce soit pour la décoration ou pour l'ameublement, et enfin à une fête de village nocturne en extérieur. L'artiste montre les personnages en train d'habiter ces environnements, d'agir en fonction de leurs caractéristiques, de se déplacer en fonction de leur aménagement, de leurs dimensions, des obstacles.



Le lecteur familier du scénariste sait que le chemin qui mène à l'éveil est forcément douloureux, cruel et dramatique. Il se demande quelles épreuves Jodorowsky a réservé au pauvre Gabriel qui semble maintenant si puissant. Il y a donc la situation de sa mère et de sa tante, réduites en esclavage, puis ses mentors emmurés vivants, et sa propre obligation de prendre la fuite et de réintégrer la civilisation occidentale. Ce moment intervient dans la planche 30 et prend le lecteur complètement au dépourvu. L'auteur use d'une ellipse temporelle de dix ans et semble remettre en cause une grande partie du parcours réalisé par Gabriel. D'une manière presque aussi abrupte, il introduit une nouvelle volte-face dans la planche 37. Le lecteur comprend bien qu'il s'agit d'une phase quasi obligée, une rupture nécessaire à l'intrigue, mais elle reste très soudaine, en opposition avec le mode narratif des tomes précédents. Dans le même temps, il est également logique que Gabriel soit confronté à son héritage culturel occidental, qu'il soit mis face à un choix conscient une fois devenu adulte. Avec ce point de vue en tête, la dernière séquence d'une terrible intensité dramatique est tout aussi évidente : il doit aussi en passer par là pour devenir un adulte pleinement autonome, c’est-à-dire se confronter à la volonté de sa mère d'adoption, au conflit entre les valeurs de cette femme meurtrie et les siennes.


Le lecteur entame ce tome avec une idée assez claire des événements qui vont survenir : Gabriel va continuer son cheminement pour devenir le Lama Blanc, souffrir dans sa chair, et combattre des ennemis malveillants. Avec une sensation d'immersion toujours aussi prégnante grâce à une narration visuelle d'excellente facture, il se rend compte que le scénariste a une vision très claire du voyage du héros qui n'est pas aussi linéaire que la progression évoquée par les titres (premier pas, seconde vue, troisième oreille, quatrième voix) le laisse sous-entendre. Même s'il est un jeune prodige, Gabriel doit encore franchir bien des épreuves pour réaliser sa destinée.



mardi 8 février 2022

Émilie voit quelqu'un - Tome 02 - Psy à psy, l'oiseau fait son nid

Je suis désolée, je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça…


Ce tome fait suite à ‎Émilie voit quelqu'un - Tome 01 - Après la psy, le beau temps ? (2015) qu'il faut avoir lu avant. Les deux tomes ont été réédités dans Après la psy, le beau temps ? - Intégrale Émilie voit quelqu'un: Intégrale tomes 01 et 02. Cette bande dessinée a été réalisée par Théa Rojzman pour le scénario et par Anne Rouquette pour les dessins et les couleurs. La première édition date de 2015. L'ouvrage compte un peu plus d'une centaine de pages de BD.


Émilie Geoly est installé dans le fauteuil le plus confortable du cabinet de la psychologue Marguerite Soulac, et elle lui déclare qu'elle s'en va, car elle va beaucoup mieux et elle estime que sa thérapie est terminée. Elle salue la tortue Mickie et elle essaye d'obtenir un avis clair de la part de la thérapeute sur son état, en vain. Le lendemain, elle arrive à l'établissement où elle est professeure des écoles et salue ses collègues, la directrice avec un ton enjoué, souhaitant bonne journée à tout le monde, el soleil étant avec eux. Ses collègues restent interdits devant cette manifestation extravertie. Émilie salue les enfants de la classe, avec le même ton enjoué. Ils sont sagement assis à leur place, et elle s'assoit en tailleur sur son bureau, leur indiquant que la classe ne va pas démarrer comme d'habitude. Elle va commencer par un moment de détente ensemble : qu'ont-ils fait pendant les vacances ? Les enfants la regardent totalement médusés, incapables de comprendre ce qu'elle attend d'eux. Elle apostrophe Tom en lui demandant pourquoi il a un bonnet d'âne sur la tête. Il répond que c'est elle, la maîtresse, qui lui a ordonné de le porter. Elle l'en libère, et s'exclame : Plus de bonnet d'âne ! Plus de coin ! Plus de punition, ni d'exclusions ! Terminé les humiliations !! Et elle déchire le carnet de bilan de compétences de la classe sous leurs yeux. Alors qu'ils sont de plus en plus choqués par ce comportement anormal, elle finit par leur faire faire une farandole en courant autour de la classe et en hurlant comme des indiens, ce qui emporte leur adhésion.



À la cantine, elle mange avec son collègue Michael et s'exclame à quel point le repas est bon. Il essaye d'attirer son attention sur le fait que ce sentiment de libération et de douce euphorie n'est peut-être qu'un redoux, une étape de sa psychothérapie. Elle refuse de l'écouter en se livrant à des simagrées. Après qu'elle soit partie toute enjouée et toujours aussi exubérante, il consulte internet sur son téléphone sur le thème de Terminer sa psychothérapie. Alors qu'on pense être guéri, est-ce la fin, ou n'est-on pas en train de fuir un nœud qu'on n'a pas envie de dénouer ? Une psychothérapie n'est pas un processus linéaire. On avance, on régresse, on tourne en rond, on avance à nouveau, puis on patauge dans la semoule. C'est la manifestation de la résistance au changement. Une thérapie est terminée quand les symptômes du mal-être ont disparu et que la personne est équilibrée dans son rapport aux autres et à elle-même. Le soir, Émilie reçoit ses deux copines Mélanie & Carole chez elle et elles découvrent sa décoration avec ses toiles expressionnistes, angoissantes.


À la fin du premier tome, l'avenir se présentait sous un jour souriant pour Émilie : elle avait découvert l'existence et la nature d'un souvenir refoulé grâce à ses séances chez le psy, avec une thérapeute à l'attitude assez particulière, madame Marguerite Soulac. De fait, cette deuxième partie commence par deux pages de séance, dans lesquelles Émilie annonce qu'elle est guérie, et elle met sa thérapeute au défi de dire le contraire. Le lecteur retrouve les dessins sympathiques d'Anne Rouquette, aux contours un soupçon tremblés pour évoquer la fragilité des individus, avec des exagérations sur le physique des personnages, tout en restant dans le domaine du possible, et l'expressivité irrésistible du visage d'Émilie sans qu'elle n'en devienne enfantine pour autant. Il s'agit bien d'états d'esprit adultes qui se lisent sur son visage, et le lecteur assiste à une sorte de bras de fer tout en douceur, un test de rapport de force entre patient et thérapeute. La page suivante rappelle que cette histoire a été publiée par Fluide Glacial et que l'humour a donc le droit de cité. À nouveau, impossible de résister aux dessins montrant l'entrain énergique et la bonne humeur tonitruante d'Émilie : son visage ouvert et rayonnant, son comportement un peu excité. S'il n'avait pas lu le contraire sur la couverture, le lecteur pourrait croire que cette bande dessinée est l'œuvre d'une unique autrice, tellement dessinatrice et scénariste sont en harmonie.



Ayant lu le premier tome, le lecteur se doute bien que la guérison miraculeuse d'Émilie est trop soudaine et qu'il va y a voir d'autres séances chez la psy. Non seulement ça, mais aussi le retour de Michael et de son recours systématique à internet pour étayer ce qu'il pressent de la phase que traverse sa collègue. Ainsi, le lecteur découvre deux pages de courtes phrases illustrées par des dessins enfantins, comme dans le premier tome, sur comment savoir si sa psychothérapie est terminée, avec un développement sur la notion de résistance au changement. Puis sur le même mode, deux pages consacrées aux notions de névrose et de psychose, et à la différence entre les deux. Et enfin une page consacrée à la deuxième topique de Sigmund Freud (1856-1939). Ces pages sont les bienvenues car elle présente de manière simple et vulgarisatrice une notion de psychothérapie de base qui agit comme une prise de recul sur le cheminement d'Émilie. Les dessins enfantins sont adaptés, non pas pour stigmatiser Émilie qui aurait un comportement immature, mais pour faire ressortir la puissance des émotions et des mécanismes psychiques dont on n'a pas conscience. Ces 3 passages sont complétés par une discussion dans la cour de récréation entre Émilie et Michael qui évoquent deux statistiques, la première sur le pourcentage de la population qui souffre de troubles mentaux, la seconde sur le nombre de suicides par an en France, converti en nombre de suicide par jour en France. Seuls 8% des personnes atteintes de troubles vont consulter.


Toutefois, cette bande dessinée n'est pas un cours de vulgarisation ou de découverte de la psychothérapie. C'est avant tout l'histoire d'Émilie et de ses amis. Comme dans le premier tome, elle s'avère irrésistible que ce soit par sa bonne humeur, par ses phases d'abattement, pas ses interactions avec les autres personnages. En prenant un peu de recul, le lecteur se rend compte à quel point c'est une personne complexe et bien incarnée, à l'opposée d'une coquille vide prétexte à un récit. Son métier de professeur des écoles a une incidence sur sa vie, ce n'est pas un simple décor sans conséquence en toile de fond. Son histoire personnelle remonte régulièrement à la surface que ce soit sa relation avec sa petite sœur et la charge émotionnelle qui s'y rattache, ou l'histoire personnelle de ses parents. À nouveau, le lecteur peut lire l'état d'esprit sur le visage d'Émilie pour chaque situation, se sentant ainsi impliqué par sa réaction émotionnelle. À l'opposé de révélations choc, c'est un cheminement progressif complexe, entièrement spécifique à cette jeune femme, et en même temps fonctionnant sur des émotions universelles. Le lecteur s'attache également à Michael, l'autre professeur des écoles, accro à internet et au moteur de recherches pour trouver des éléments d'information sur tout, et tout le temps. Il se prépare mentalement à chaque séance de thérapie, sachant qu'elle peut prendre une direction très différente, entre l'affrontement, ou le déballage, et toutes les nuances entre. Il sourit lors des rencontres d'Émilie avec ses deux copines au caractère diamétralement opposé, se rendant compte qu'elles agissent comme les extrêmes de sa personnalité : l'une lumineuse et enjouée, l'autre sombre et déprimée.



Comme dans le premier tome, le lecteur se rend compte qu'il sourit régulièrement, tout d'abord aux réactions franches et entières d'Émilie, mais aussi à certaines situations cocasses et même loufoques. La scénariste maîtrise parfaitement le caractère visuel d'une bande dessinée, et a intégré des éléments comme les tableaux peints par Émilie, ou des situations purement visuelles comme le comportement des enfants lors d'une séance de relaxation en classe. Elle sait mélanger le drame avec une exagération comique à la frontière de la vraisemblance. Le lecteur sourit franchement quand Émilie se met à héberger des pigeons et même à dormir avec un dans son lit. Il sourit tout autant en découvrant les névroses de Michael et son secret intime, ou encore le type de soirée auxquelles Mélanie assiste, ainsi que l'accomplissement personnel à la fois dérisoire et inestimable de Carole. Pas de doute, cette histoire mérite bien sa place parmi les ouvrages Fluide Glacial. Cette facette du récit fait ressortir l'humanité des différents protagonistes, leur personnalité qui n'est jamais lisse, et le drame qui accompagne chaque existence. Le lecteur n'est pas loin d'être ému aux larmes quand la psychothérapeute craque lors d'une séance avec Émilie et s'emporte contre l'irresponsabilité des parents et les dommages qu'ils causent sur la psyché de leurs enfants qui porteront cette marque toute leur vie durant. Ces moments s'avèrent poignants et justes, pas la vérité de moments réels, mais l'authenticité du vécu.


Le lecteur s'était attaché à cette petite dame (une mère d'élève la confond de dos avec un enfant du fait de sa taille), et souhaite savoir si elle ira mieux. Il replonge dans un récit aux dessins expressifs et justes, pour une histoire qui se lit toute seule, générant de nombreux sourires, avec de nombreuses saveurs : histoire personnelle, drame intime, souffrance existentielle, secret pesant d'une génération sur l'autre, mal-être insoupçonnable (pour Mélanie et sa frivolité apparente), hétérogénéité des valeurs, et extraordinaire chaleur humaine. À noter que l'édition en intégrale a bénéficié d'un épilogue supplémentaire de 4 pages, se déroulant 20 ans plus tard.



mardi 1 février 2022

Double Masque - Tome 3 - L' Archifou

Qui m'aime dépend, qui doute se pend, qui trahit pend.


Ce tome fait suite à Double masque, tome 2 : La Fourmi (2005) qu'il est préférable d'avoir lu avant. Sa première parution date de 2006. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 48 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon (1769-1821). Ce tome commence par une préface du scénariste qui évoque les silences de l'Histoire, Napoléon Bonaparte qui attire sur son nom, sa destinée, toute la lumière, tous les mots, tous les documents, toutes les pensées toutes les extravagances. Il parle également du talent de l'artiste, ses dessins qui ne s'éloignent jamais beaucoup d'une réalité voulue, pensée, réfléchie documentée.


Saint-Cloud. 1803. L'année où Chateaubriand est nommé secrétaire de la Légation de France à Rome. Dans l'esprit de Bonaparte, une idée fixe voit le jour : la guerre avec l'Angleterre. Voyage en Belgique. Visite du port d'Anvers. Le premier consul s'intéresse de près aux chantiers de constructions navales, ainsi qu'au recouvrement des impôts directs. À ce propos, une belle pensée : il faut varier les impôts pour qu'ils paraissent moins lourds. En ce domaine, la légèreté ne sera jamais de mise. Il y a aussi le problème Cambacérès. Monsieur Lecanet vient faire son rapport à Napoléon Bonaparte, premier consul, sur le déjeuner de Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, second consul : des petits pains à café, du potage à la Cameroni, deux douzaines d'huîtres, un lapin en gibelotte, une demi-dinde truffée, farcie de marrons de Lyon, cinq ou six poires tapées, et, pour finir, un gâteau de riz. Il était pressé : il n'a pas touché aux fromages. Cette après-midi, le second consul se rend à Paris pour servir la soupe économique. Dans les faits, il y va pour retrouver le petit Friquet, un beau jeune homme qui offre ses faveurs aux généreux donateurs apitoyés par son triste destin.



À Paris, au pied de la Fontaine des Innocents, la distribution est en cours : une soupe aux légumes avec une miche de pain pour deux sous seulement. Friquet se trouve bien sur place, et il s'étonne que Cambacérès ne soit pas présent. Dépité, il finit par s'en aller, et va rendre compte à sa sœur dite la Canette, quelques rues plus loin. Elle lui remet les lettres écrites par Cambacérès qui devaient servir au chantage, car elle doit aller travailler, mais elle estime que ce n'est que partie remise. De son côté, Friquet rentre à son appartement dans un quartier populaire. Cambacérès arrive enfin à la soupe populaire et se renseigne pour apprendre que son protégé s'en est allé. Il remonte en voiture, et se fait conduire à son appartement. Il montre rapidement les marches, ouvre la porte et découvre le cadavre de Friquet allongé sur le sol, un poignard planté en plein cœur.


C'est selon : soit le recours au surnaturel providentiel incarné par le personnage de Fer Blanc a profondément révulsé le lecteur et il n'est pas revenu, soit il a accepté cette part d'arbitraire désinvolte maniée par le scénariste et il sait à quoi s'attendre en la matière dans ce troisième tome. Les deux premiers tomes constituaient un diptyque, et du coup il part avec l'a priori de se lancer dans un deuxième diptyque. Et bien non, c'est une intrigue en 1 tome, mais avec des intrigues secondaires continuant depuis les précédents. D'un côté, c'est attendu ne serait-ce que pour cette histoire de masque et de surnoms un peu hétéroclites (Torpille, Fourmi, Archifou). D'un autre côté, l'intrigue repose sur la récupération de lettres volées à Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1753-1824), jurisconsulte et homme d'État français, personnage qui n'avait pas joué de rôle jusque-là. En revanche, le lecteur retrouve la Torpille (François), l'Écureuil (Camille de Lestac), monsieur Lecanet, Joseph Fouché (1759-1820), et bien sûr Napoléon Bonaparte (1769-1821). Le récit se nourrit de l'Histoire, Jean-Jacques-Régis de Cambacérès ayant été deuxième consul du 13 décembre 1799 au 18 mai 1804, avant de devenir archichancelier du 18 mai 1804 au 14 avril 1814. Les tensions entre Bonaparte et Fouché sont toujours présentes. Joséphine de Beauharnais vient s'entretenir avec son époux à deux reprises.



Pour autant, le scénariste prévient le lecteur dans son introduction : il s'est retrouvé fasciné par Napoléon Bonaparte au point d'en perdre pied, mais la collaboration avec le dessinateur lui a permis de prendre le recul nécessaire, de profiter des zones d'ombre de la grande Histoire pour y lover son intrigue sans se sentir tenu de respecter à la lettre les faits connus, avérés et documentés. De ce point de vue, il s'agit plus d'une fantaisie historique que d'une reconstitution académique. Encore que le travail de Martin Jamar relève plus de la deuxième catégorie. Le lecteur le sait bien pour avoir lu les deux premiers tomes, et peut-être la série Voleurs d'Empires : cet artiste s'est fixé pour objectif une reconstitution la plus exacte et la plus minutieuse possible de l'époque et des lieux. Ce tome s'ouvre avec un dessin en pleine page : une vue de l'extérieur du château de Saint Cloud depuis la cour et c'est un enchantement pour les yeux : la façade parfaitement reproduite, les gardes à cheval, le carrosse, les civils en train flâner, les enfants en train de jouer, même le ciel un peu lourd annonciateur d'orage comme une métaphore des ennuis qui arrivent. Tout du long de ces planches, le lecteur éprouve un grand plaisir à prendre son temps pour s'imprégner de cette reconstitution riche et documentée. Peut-être se souvient-il du passage sur les robes des différentes classes de prostituées, alors il focalise son attention sur les tenues vestimentaires, aussi bien des femmes que des hommes, aussi bien celle de Joséphine de Beauharnais, que celles des prostituées qui se vengent, ou celles des messieurs dans leur tenue officielle, ou dans leurs habits de soirée.


L'intrigue emmène les personnages dans plusieurs endroits de Paris, et c'est également l'occasion de se régaler aussi bien au cours des scènes d'extérieur que d'intérieur. Après Saint Cloud, le lecteur arrive à la place de la Fontaine des Innocents dans le premier arrondissement de Paris, puis il se promène dans les rues avoisinantes au nom si pittoresque (la rue de Grande Truanderie), puis dans un beau quartier de Paris, dans une forêt à proximité de Paris. De la même manière, il peut pénétrer à l'intérieur de plusieurs appartements et jeter un coup d'œil à sa guise : la pièce bon marché où habite Friquet avec son ameublement de fortune, les chambres des gagneuses de la maison close de madame Pâques, la salle à manger bourgeoise de Lucien Modet & Arsile avec son superbe manteau de cheminée, ou encore la salle à manger luxueuse de Fouché, sans oublier une grande salle du Mont de Piété. Devant une telle qualité de représentation, il en oublierait presque l'élégance avec laquelle Jamar rappelle l'importance des chandeliers et bougies pour la lumière, ou des cheminées pour le chauffage.



Le lecteur s'immerge ainsi dans une époque et des lieux apparaissant réels comme dans un reportage d'époque. Comme l'écrit Dufaux dans son introduction : les dessins de Martin Jamar qui ne s'éloignent jamais beaucoup d'une réalité voulue, pensée, réfléchie documentée. Du bouton à l'édifice, du tiroir au canon, il resserre le rêve, l'ancre dans le réel, lui donne du poids. Ses traits minutieux, mais qui savent laisser la place au grotesque forment un tableau vivant où les silhouettes, les seconds rôles, les premiers plans ne demandent qu'à vivre jusqu'à acquérir une autonomie qui vous dépasse. Ayant bien à l'esprit les deux premiers tomes, le lecteur s'investit peut-être moins dans l'intrigue, sachant que le surnaturel peut intervenir de manière bien arbitraire pour la dénouer. Il reprend peu à peu confiance en constatant que Fer Blanc n'est pas de la partie. Il voit que le scénariste joue réglo : une nouvelle mission tordue pour François (récupérer les lettres compromettantes de Cambacérès), des factions en place qui ont toutes pour objectif de le manipuler, que ce soit Napoléon Bonaparte, ou Joseph Fouché, des alliés aussi dangereux que les ennemis (Écureuil jurant de tuer la Torpille, la Fourmi se montrant étonnamment correcte en affaire). Arrivé à la fin, il s'agit d'une enquête policière menée avec rigueur, découlant de manière organique de l'époque et de la position sociale des personnages, s'inscrivant dans la grande Histoire, avec une conclusion rappelant que chaque personnage poursuit des objectifs personnels.


L'auteur a donc pris le parti de revenir à une histoire racontée de manière honnête vis-à-vis du lecteur, sans deus ex machina surnaturel. Dans le même temps, il continue à développer l'autre aspect de son récit : cette histoire de masque blanc s'adaptant parfaitement au visage de ceux qui les portent, un élément fantastique, presque superfétatoire. D'un côté, le lecteur peut y voir la matérialisation qu'aussi bien documentée soit une période ou la vie d'un homme célèbre, il reste toujours des interrogations, des motivations non explicites. Mais bien sûr, Dufaux ne s'en tient pas là : il rend manifeste un élément surnaturel. Planche 42, la dame voilée (celle qui avait remis le masque à l'enfant dans le tome 1) refait une apparition en apportant un coffret au Mont de Piété. Elle semble incarner une facette du destin, un avenir déjà tout tracé, déjà inscrit dans le marbre, sauf événement extraordinaire. À nouveau, le lecteur peut rationaliser ce passage, en se disant que le scénariste commente le fait qu'il écrit sur la base de faits historiques déjà advenus, que le devenir de ces individus est déjà connu pour ceux qui ont laissé une trace dans l'Histoire. Mais même considéré sous cet angle, ça ne fait pas sens que cette dame voilée laisse une porte ouverte sur le fait que si un des hommes dont le nom figure sur l'étiquette d'une boîte vient la retirer alors leur destin s'en trouvera changé. Le lecteur cartésien ne sait trop quoi en conclure, tout en reconnaissant que ces boîtes sont cohérentes avec le principe des masques, et qu'elles ne servent pas de deus ex machina.


Indépendamment des a priori qu'il peut avoir sur l'intrigue, le lecteur retrouve avec un vrai plaisir la reconstitution historique extraordinaire de Martin Jamar, à la fois pour les lieux, à la fois pour les tenues vestimentaires. Il découvre avec plaisir que Jean Dufaux raconte son intrigue sans tricher avec le surnaturel : une mission pour récupérer des lettres compromettantes, des puissants et des gens du peuple, des enjeux explicites et des motivations secrètes. Au pire, il ne sait pas trop quoi faire des masques et des coffrets avec un nom ; au mieux il y voit une métaphore pouvant admettre plusieurs interprétations.