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mardi 1 février 2022

Double Masque - Tome 3 - L' Archifou

Qui m'aime dépend, qui doute se pend, qui trahit pend.


Ce tome fait suite à Double masque, tome 2 : La Fourmi (2005) qu'il est préférable d'avoir lu avant. Sa première parution date de 2006. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 48 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon (1769-1821). Ce tome commence par une préface du scénariste qui évoque les silences de l'Histoire, Napoléon Bonaparte qui attire sur son nom, sa destinée, toute la lumière, tous les mots, tous les documents, toutes les pensées toutes les extravagances. Il parle également du talent de l'artiste, ses dessins qui ne s'éloignent jamais beaucoup d'une réalité voulue, pensée, réfléchie documentée.


Saint-Cloud. 1803. L'année où Chateaubriand est nommé secrétaire de la Légation de France à Rome. Dans l'esprit de Bonaparte, une idée fixe voit le jour : la guerre avec l'Angleterre. Voyage en Belgique. Visite du port d'Anvers. Le premier consul s'intéresse de près aux chantiers de constructions navales, ainsi qu'au recouvrement des impôts directs. À ce propos, une belle pensée : il faut varier les impôts pour qu'ils paraissent moins lourds. En ce domaine, la légèreté ne sera jamais de mise. Il y a aussi le problème Cambacérès. Monsieur Lecanet vient faire son rapport à Napoléon Bonaparte, premier consul, sur le déjeuner de Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, second consul : des petits pains à café, du potage à la Cameroni, deux douzaines d'huîtres, un lapin en gibelotte, une demi-dinde truffée, farcie de marrons de Lyon, cinq ou six poires tapées, et, pour finir, un gâteau de riz. Il était pressé : il n'a pas touché aux fromages. Cette après-midi, le second consul se rend à Paris pour servir la soupe économique. Dans les faits, il y va pour retrouver le petit Friquet, un beau jeune homme qui offre ses faveurs aux généreux donateurs apitoyés par son triste destin.



À Paris, au pied de la Fontaine des Innocents, la distribution est en cours : une soupe aux légumes avec une miche de pain pour deux sous seulement. Friquet se trouve bien sur place, et il s'étonne que Cambacérès ne soit pas présent. Dépité, il finit par s'en aller, et va rendre compte à sa sœur dite la Canette, quelques rues plus loin. Elle lui remet les lettres écrites par Cambacérès qui devaient servir au chantage, car elle doit aller travailler, mais elle estime que ce n'est que partie remise. De son côté, Friquet rentre à son appartement dans un quartier populaire. Cambacérès arrive enfin à la soupe populaire et se renseigne pour apprendre que son protégé s'en est allé. Il remonte en voiture, et se fait conduire à son appartement. Il montre rapidement les marches, ouvre la porte et découvre le cadavre de Friquet allongé sur le sol, un poignard planté en plein cœur.


C'est selon : soit le recours au surnaturel providentiel incarné par le personnage de Fer Blanc a profondément révulsé le lecteur et il n'est pas revenu, soit il a accepté cette part d'arbitraire désinvolte maniée par le scénariste et il sait à quoi s'attendre en la matière dans ce troisième tome. Les deux premiers tomes constituaient un diptyque, et du coup il part avec l'a priori de se lancer dans un deuxième diptyque. Et bien non, c'est une intrigue en 1 tome, mais avec des intrigues secondaires continuant depuis les précédents. D'un côté, c'est attendu ne serait-ce que pour cette histoire de masque et de surnoms un peu hétéroclites (Torpille, Fourmi, Archifou). D'un autre côté, l'intrigue repose sur la récupération de lettres volées à Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1753-1824), jurisconsulte et homme d'État français, personnage qui n'avait pas joué de rôle jusque-là. En revanche, le lecteur retrouve la Torpille (François), l'Écureuil (Camille de Lestac), monsieur Lecanet, Joseph Fouché (1759-1820), et bien sûr Napoléon Bonaparte (1769-1821). Le récit se nourrit de l'Histoire, Jean-Jacques-Régis de Cambacérès ayant été deuxième consul du 13 décembre 1799 au 18 mai 1804, avant de devenir archichancelier du 18 mai 1804 au 14 avril 1814. Les tensions entre Bonaparte et Fouché sont toujours présentes. Joséphine de Beauharnais vient s'entretenir avec son époux à deux reprises.



Pour autant, le scénariste prévient le lecteur dans son introduction : il s'est retrouvé fasciné par Napoléon Bonaparte au point d'en perdre pied, mais la collaboration avec le dessinateur lui a permis de prendre le recul nécessaire, de profiter des zones d'ombre de la grande Histoire pour y lover son intrigue sans se sentir tenu de respecter à la lettre les faits connus, avérés et documentés. De ce point de vue, il s'agit plus d'une fantaisie historique que d'une reconstitution académique. Encore que le travail de Martin Jamar relève plus de la deuxième catégorie. Le lecteur le sait bien pour avoir lu les deux premiers tomes, et peut-être la série Voleurs d'Empires : cet artiste s'est fixé pour objectif une reconstitution la plus exacte et la plus minutieuse possible de l'époque et des lieux. Ce tome s'ouvre avec un dessin en pleine page : une vue de l'extérieur du château de Saint Cloud depuis la cour et c'est un enchantement pour les yeux : la façade parfaitement reproduite, les gardes à cheval, le carrosse, les civils en train flâner, les enfants en train de jouer, même le ciel un peu lourd annonciateur d'orage comme une métaphore des ennuis qui arrivent. Tout du long de ces planches, le lecteur éprouve un grand plaisir à prendre son temps pour s'imprégner de cette reconstitution riche et documentée. Peut-être se souvient-il du passage sur les robes des différentes classes de prostituées, alors il focalise son attention sur les tenues vestimentaires, aussi bien des femmes que des hommes, aussi bien celle de Joséphine de Beauharnais, que celles des prostituées qui se vengent, ou celles des messieurs dans leur tenue officielle, ou dans leurs habits de soirée.


L'intrigue emmène les personnages dans plusieurs endroits de Paris, et c'est également l'occasion de se régaler aussi bien au cours des scènes d'extérieur que d'intérieur. Après Saint Cloud, le lecteur arrive à la place de la Fontaine des Innocents dans le premier arrondissement de Paris, puis il se promène dans les rues avoisinantes au nom si pittoresque (la rue de Grande Truanderie), puis dans un beau quartier de Paris, dans une forêt à proximité de Paris. De la même manière, il peut pénétrer à l'intérieur de plusieurs appartements et jeter un coup d'œil à sa guise : la pièce bon marché où habite Friquet avec son ameublement de fortune, les chambres des gagneuses de la maison close de madame Pâques, la salle à manger bourgeoise de Lucien Modet & Arsile avec son superbe manteau de cheminée, ou encore la salle à manger luxueuse de Fouché, sans oublier une grande salle du Mont de Piété. Devant une telle qualité de représentation, il en oublierait presque l'élégance avec laquelle Jamar rappelle l'importance des chandeliers et bougies pour la lumière, ou des cheminées pour le chauffage.



Le lecteur s'immerge ainsi dans une époque et des lieux apparaissant réels comme dans un reportage d'époque. Comme l'écrit Dufaux dans son introduction : les dessins de Martin Jamar qui ne s'éloignent jamais beaucoup d'une réalité voulue, pensée, réfléchie documentée. Du bouton à l'édifice, du tiroir au canon, il resserre le rêve, l'ancre dans le réel, lui donne du poids. Ses traits minutieux, mais qui savent laisser la place au grotesque forment un tableau vivant où les silhouettes, les seconds rôles, les premiers plans ne demandent qu'à vivre jusqu'à acquérir une autonomie qui vous dépasse. Ayant bien à l'esprit les deux premiers tomes, le lecteur s'investit peut-être moins dans l'intrigue, sachant que le surnaturel peut intervenir de manière bien arbitraire pour la dénouer. Il reprend peu à peu confiance en constatant que Fer Blanc n'est pas de la partie. Il voit que le scénariste joue réglo : une nouvelle mission tordue pour François (récupérer les lettres compromettantes de Cambacérès), des factions en place qui ont toutes pour objectif de le manipuler, que ce soit Napoléon Bonaparte, ou Joseph Fouché, des alliés aussi dangereux que les ennemis (Écureuil jurant de tuer la Torpille, la Fourmi se montrant étonnamment correcte en affaire). Arrivé à la fin, il s'agit d'une enquête policière menée avec rigueur, découlant de manière organique de l'époque et de la position sociale des personnages, s'inscrivant dans la grande Histoire, avec une conclusion rappelant que chaque personnage poursuit des objectifs personnels.


L'auteur a donc pris le parti de revenir à une histoire racontée de manière honnête vis-à-vis du lecteur, sans deus ex machina surnaturel. Dans le même temps, il continue à développer l'autre aspect de son récit : cette histoire de masque blanc s'adaptant parfaitement au visage de ceux qui les portent, un élément fantastique, presque superfétatoire. D'un côté, le lecteur peut y voir la matérialisation qu'aussi bien documentée soit une période ou la vie d'un homme célèbre, il reste toujours des interrogations, des motivations non explicites. Mais bien sûr, Dufaux ne s'en tient pas là : il rend manifeste un élément surnaturel. Planche 42, la dame voilée (celle qui avait remis le masque à l'enfant dans le tome 1) refait une apparition en apportant un coffret au Mont de Piété. Elle semble incarner une facette du destin, un avenir déjà tout tracé, déjà inscrit dans le marbre, sauf événement extraordinaire. À nouveau, le lecteur peut rationaliser ce passage, en se disant que le scénariste commente le fait qu'il écrit sur la base de faits historiques déjà advenus, que le devenir de ces individus est déjà connu pour ceux qui ont laissé une trace dans l'Histoire. Mais même considéré sous cet angle, ça ne fait pas sens que cette dame voilée laisse une porte ouverte sur le fait que si un des hommes dont le nom figure sur l'étiquette d'une boîte vient la retirer alors leur destin s'en trouvera changé. Le lecteur cartésien ne sait trop quoi en conclure, tout en reconnaissant que ces boîtes sont cohérentes avec le principe des masques, et qu'elles ne servent pas de deus ex machina.


Indépendamment des a priori qu'il peut avoir sur l'intrigue, le lecteur retrouve avec un vrai plaisir la reconstitution historique extraordinaire de Martin Jamar, à la fois pour les lieux, à la fois pour les tenues vestimentaires. Il découvre avec plaisir que Jean Dufaux raconte son intrigue sans tricher avec le surnaturel : une mission pour récupérer des lettres compromettantes, des puissants et des gens du peuple, des enjeux explicites et des motivations secrètes. Au pire, il ne sait pas trop quoi faire des masques et des coffrets avec un nom ; au mieux il y voit une métaphore pouvant admettre plusieurs interprétations.



4 commentaires:

  1. "le déjeuner de Jean-Jacques-Régis de Cambacérès, second consul" : Voilà une énumération qui met l'eau à la bouche. Je n'ai trouvé aucune info satisfaisante sur le potage à la Cameroni. Je ne connaissais pas les poires tapées ; il y a un article très instructif sur Wikipédia.

    "À Paris, au pied de la Fontaine des Innocents", "une vue de l'extérieur du château de Saint Cloud" : Je vois que la reconstitution de Paris continue à tenir sa place dans tes analyses. Concernant le château de Saint-Cloud, j'ai lu qu'il faisait l'objet d'un ambitieux - et donc très onéreux - projet de reconstruction.

    "il s'agit d'une enquête policière menée avec rigueur" : Je suppose que cela a dû te rassurer et te faire plaisir, surtout après avoir découvert cet élément surnaturel superflu dans le second tome.

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    1. Le potage à la Cameroni : peut-être une faite de frappe de ma part (je ne peux pas vérifier tout de suite : je ne suis pas chez moi) : il existe un potage à la Camerani.

      https://www.recettes-et-terroirs.com/recette-potage-camerani-22426/

      Il est visible, au moins pour moi, que Jamar s'éclate à représenter le vieux Paris, et ça se ressent. Quand je pense au temps nécessaire et à l'investissement en recherche, je me dis qu'on ne peut pas faire ça sans y avoir de l'intérêt, du goût.

      Paradoxalement, la forme plus classique me rassure, et me déconcerte. J'aurais pensé que Dufaux allait continuer sur sa lancée pour dévier encore plus de la réalité historique. Mais non, il y revient avec plus conviction, sans pour autant abandonner totalement le surnaturel (la dame voilée), sans contredire le diptyque initial. Très curieux.

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    2. Merci pour la précision et pour le lien vers la recette ☺.

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    3. Après vérification, la faute de frappe pour Camerani se trouve dans la BD, mais cet élément du menu est assorti d'un renvoi en bas de page, explicitant : potage où se mélangent des pâtes, du beurre, du parmesan, des foies de poulet et divers légumes.

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