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mercredi 28 avril 2021

Requiem - Tome 08: La reine des âmes mortes

Cette arme est l'équivalent de la Joconde.


Ce tome fait suite à Requiem - Tome 07: Le couvent des sœurs de sang (2007). Il faut avoir commencé par le premier tome pour comprendre l'intrigue et les actions des personnages. Ce tome-ci est initialement paru en 2008. Il a été écrit par Pat Mills et illustré par Olivier Ledroit. La réédition de 2021 comprend un supplément intitulé Les arcanes du Hellfire Club : 2 pages d'esquisses, recherches préparatoires, dessins inédits. Il contient également 3 pages du bestiaire de Résurrection présentant Dent-Bleue, Skalp Jack, les cavaliers fantômes, la Justice Fantôme, scalps, avec à chaque fois une illustration et un paragraphe de texte.

Dans l'un des immeubles cossus donnant sur Washington Square dans le quartier de Greenwich Village, à New York en 1919, se tient une réception donnée par Aleister Crowley, et Leah Hirsig, surnommée sa femme écarlate. Parmi les invités, se trouve Horatio Burton, éditeur de magazine. Il discute avec un autre homme qui désigne Crowley comme étant l'un des plus grands mystiques que le monde n'ait jamais connus. Burton est intimement convaincu qu'au contraire c'est un des plus grands charlatans, drogués et de débauchés. Ils s'approchent de leur hôte, et celui-ci leur propose de prendre un verre : ce n'est pas du vin rouge, mais du sang menstruel, celui du Singe de Toth. Burton et son ami déclinent et une discussion envenimée s'engage. Burton lui reproche que son pseudo-enseignement n'est qu'un prétexte à la débauche, dans lequel des femmes crédules, une atmosphère chargée d'encens et des poèmes psalmodiés sur une musique lancinante jouent un rôle opportun. Crowley ajoute que l'art aussi joue un rôle important en pointant un tableau du doigt. Leah Hirsig explique c'est elle qui est représentée en âme morte. Incrédule, Burton demande si c'est elle le singe. Crowley répond que bien sûr car les apanages de la femme sont ceux du singe et du perroquet. Cela ne le gêne pas : il est tout à fait approprié, d'avoir ses relations sexuelles avec un animal incapable d'abstractions.



Sur Nécropolis, le baron Black Sabbat contemple la ville qui s'étend à ses pieds et constate l'avancée des zombies : la nouvelle plaie a débuté, c'est une infection démoniaque. Seuls les vampires sont immunisés contre ses effets. À ses côtés, Kurse lui suggère de regarder dans le télescope : Sabbat voit que le couvent des sœurs de sang est en flamme. Kurse est persuadé que c'est l'œuvre de Requiem qui allait y chercher Rebecca, ne sachant pas que celle-ci avait été enlevée par Otto von Todt. Sabbat se dit qu'il va présenter le Singe de Toth à von Todt pour que ce dernier se libère de son obsession pour Rebecca. Dans le donjon d'Otto von Todt, le combat fait rage entre son propriétaire et le spectre de Requiem. Ce dernier se sert des armes de collection présentes sur place, attisant la colère de son adversaire qui ne veut pas qu'elles soient abîmées. Rebecca reste en retrait dans un coin de la pièce.

Arrivé au huitième tome, le lecteur se souvient bien des nombreux personnages et se demande dans quelle direction les auteurs vont développer leur récit. Avec le tome précédent, les scènes d'introduction ont quitté la seconde guerre mondiale. Dans le tome 7, elle se déroulait en 1242 avec des chevaliers teutoniques, ici c'est en 1919, avec Aleister Crowley (1875-1947). Ce n'est pas forcément très original, mais l'intérêt de la scène ne réside pas dans ce personnage ayant réellement existé. Il réside dans sa compagne. Comme à leur habitude, les auteurs ne mégotent pas, ni sur la situation, ni sur les dessins. Le scénariste s'amuse bien avec la provocation et la transgression (boire du sang menstruel), et l'artiste est dans une forme éblouissante pour le spectacle. Ça commence avec le tableau de la Reine des Âmes qui figure en page d'ouverture, donnant à voir la personnalité intérieure de Leah Hirsig, bestiale et démoniaque. Ça continue avec la magnifique vue de l'artère de New York sous la neige, la séance de consécration de Leah, l'habit de soirée de Burton, et l'apparition bestiale de du Singe de Toth, toujours un croisement entre gorille et mandrill. Olivier Ledroit n'a rien changé à sa manière : intense, obsessionnelle, investi dans chaque millimètre carré de chaque page sans exception.



Le lecteur en prend plein les mirettes tout du long, avec une densité d'informations visuelles dix fois supérieure à ce dont il a l'habitude. Cela peut en rebuter certains qui peuvent se sentir agressés par une forme de surcharge cognitive, voire éprouver une sensation d'écœurement (indépendamment même de ce qui est représenté), mais ça en dit aussi long sur l'implication de l'artiste. Le rythme de lecture s'en trouve ralenti, mais le rythme de la narration n'est pas lent tellement chaque page regorge d'éléments. Avec la scène introductive, le lecteur découvre une jeune femme svelte à la peau laiteuse, au bras d'un individu grand et élancé au regard vicieux et lubrique. Burton incarne le cinquantenaire aisé de la bonne société, l'indignation faite homme. Plus loin, il fait la connaissance du général Nathaniel Salem avec une pièce sur chaque œil. Il sait qu'il se souviendra sans peine de ces personnages si remarquables et tous uniques. D'ailleurs, il retrouve avec plaisir Black Sabbat avec le nombre 666 sur son front, dans une pleine page hallucinée : sa tête apparaissant en surimpression de la façade du bâtiment où il se tient sur un balcon. Il faut deux ou trois minutes pour qu'il puisse prendre conscience de tout ce que contient cette page : la tête de Sabbat avec ses dents taillées en pointe, la case en forme de croix, les caractères calligraphiés en surimpression, tous les détails de l'architecture de la façade, la créature en base de page, les skieurs démoniaques sur les flots de lave, etc.

Les autres personnages déjà croisés dans les tomes précédents apparaissent en dévoilant d'autres facettes, une apparence un peu différente : Requiem sous forme de spectre, puis en tant que combattant, en tant que séducteur particulière sadique mais aussi prêt à souffrir de manière masochiste. Otto von Todt est difficilement reconnaissable avec sa chair brûlée au troisième degré, pourtant toujours en train de combattre. L'archi-hyérophante est toujours aussi majestueux. Rebecca est d'une pureté insoutenable avec sa peau d'albâtre et ses yeux vert émeraude. Igor génère tout de suite un sourire chez le lecteur avec ses manières craintives et manipulatrices. Même les personnages secondaires apparaissant brièvement laissent une impression durable : impossible d'oublier les trois prostituées dans le lit de Sabre Erectica, se plaignant que sa baguette magique ne fonctionne quand il est victime d'un dysfonctionnement érectile. Comme le lecteur est en droit de s'y attendre, ces personnages évoluent dans des environnements dantesques. Une fois passée la scène d'introduction dans un hôtel particulier de Greenwich Village, la démesure de Necropolis éclate au visage : les bâtiments gothiques, les arches du donjon d'Otto, les tours en flamme du couvent, le château de sang en forme d'arc de triomphe avec son intérieur aménagé en laboratoire de savant fou, la vue générale du pont Vlad sur lequel s'avance l'armée de zombies avec les forces de l'ordre les attendant de pied ferme, la taverne avec son immense puits de lumière et ses lanternes à fée phosphorescente, etc.



Il est possible qu'il faille deux lectures (ou plus) pour pouvoir tout assimiler, pour remarquer les petits détails. Si l'ambiance est macabre et gore, cela n'empêche pas quelques touches plus légères, avec un humour noir. Difficile de ne pas sourire en voyant s'avancer un zombie avec un casquette et une chaîne en or de rappeur, en découvrant monsieur Vermicelli, l'assistant du docteur Dippel, qui crache des vers, le nom de la créature de Dippel (Frank-Einstein) la démesure de la guerre des robots aux formes inattendues, la moue déconfite de Sabre incapable de réveiller sa virilité, les efforts de Thurim pour reconnecter ses bras à son torse, la déception de Leah au manque d'ardeur de Thurim. Scénariste et artiste sont bien en phase pour intégrer deux ou trois clins d'œil : l'assistant du docteur Dipper qui est le sosie de Riff Raff du film The Rocky Horror Picture Show, la moto de Leah qui identique à celle de Ghost Rider (Johnny Blaze), ou encore une réplique tirée du film Il était une fois dans l'ouest (1969) de Sergio Leone (1929-1989). Enfin, les scènes dantesques sont bien au rendez-vous, comblant l'horizon d'attente du lecteur : le combat de 6 pages entre Requiem et Otto von Todt, le déchainement de la Reine des Âmes Mortes, l'attaque des zombies, et bien plus encore, dans des tableaux d'une vivacité saisissante. Pour un peu, le lecteur pourrait en oublier de s'intéresser à l'histoire.

Comme à son habitude, Pat Mills raconte à sa manière n'ayant que faire de conseils standardisés en écriture. En premier lieu, l'affrontement physique entre Requiem et Otto von Todt s'étire, avec une utilisation d'armes très particulières. Leur utilisation reprend quand Rebecca doit se défendre contre le même assaillant. D'un côté, ça fait partie de ce qu'attend le lecteur : des affrontements spectaculaires et frontaux. De l'autre côté pourquoi y consacrer tant de pages ? En prenant la question dans l'autre sens, le lecteur se dit que c'est l'intention de l'auteur, un choix délibéré. Cette énumération d'armes de collection à quelque chose d'obscène : un marteau de guerre italien du seizième siècle, la rapière trident (offerte à l'électeur Christian premier de Saxe par le duc de Mantua en 1587), un bouclier médiéval avec épée incorporée gantelet et briseurs de lames, l'aspersoir d'eau bénite à canons multiples (arme ayant appartenue au Pape Clément VII), une arbalète avec pistolet à rouet intégré, la mitrailleuse à piano. Or le lecteur peut faire confiance à Pat Mills pour n'avoir intégré que des armes ayant existé. Du coup, ce passage tient autant de la farce macabre pour un affrontement grotesque, que du constat de l'énergie déployée par la race humaine pour inventer des machines servant à se détruire, à s'exterminer. Du coup, les exagérations grotesques du monde de Résurrection semblent un peu fade comparées à la réalité historique.



Le lecteur comprend bien que les pages consacrées à l'exercice de remise en forme de Leah Hirsig (exterminer des créatures agressives) visent à montrer que la cruauté et la violence n'est pas l'apanage des mâles de l'espèce humaine. Vient ensuite, ce retour sur une phase de l'humanité : une guerre entre robots. Bien sûr, le lecteur peut y voir un clin d'œil à la série A.B.C. Warriors de Mills publiée dans 2000 AD. Il peut aussi y voir un nouveau commentaire sur les outils fabriqués par les humains, leur destination d'usage, et la perpétuation des engins de mort, même après la fin de la race humaine. La création du général Nathaniel Salem semble une nouvelle outrance de mauvais goût, juste une excuse pour quelques scènes de sexe, avec une dimension malsaine de voyeurisme. En plus le scénariste construit une séquence au déroulé en ellipse, générant un moment de confusion chez le lecteur quant à la chronologie des déplacements de Salem. D'un autre côté, quand il repense à l'énergie dépensée pour s'auto-détruire, au niveau de perversion que cela représente, le lecteur ne peut que se rendre à l'évidence : l'être humain est capable de dépenser la même énergie dans les perversions sexuelles. Dans le monde dépravé de Résurrection, au système de valeurs inversé, il est tout naturel que la soif de domination s'exprime également par les relations sexuelles, et que toutes les déviances imaginables y existent. Le scénariste met en scène une autre forme d'agressivité, de façon de se détruire.

Les deux créateurs laissent s'exprimer toute la démesure de leur imagination macabre, dans un récit de violence et de sang, d'une générosité pouvant faire reculer le lecteur timide. Ce nouveau tome fait un peu progresser l'intrigue générale, tout en développant de nombreux fils narratifs secondaires, dans une richesse telle qu'il peut sembler se disperser. Il faut donc l'envisager comme un chapitre dans une histoire au long cours. Dans un premier temps, le lecteur est trop heureux de pouvoir retrouver la profusion graphique d'Olivier Ledroit, sa capacité à créer et à animer des personnages aussi cruels et uniques, à décrire des environnements infernaux avec une cohérence visuelle extraordinaire, à mettre en scène des situations hallucinantes, tout en en conservant leur lisibilité. Il reçoit le choc des pages, prend le temps d'examiner chaque détail qui vient encore donner plus de consistance à ce récit et cet univers hors norme. De temps à autre, il se rappelle que la narration de Pat Mills ne manque pas de mordant et de tranchant, à la fois dans des remarques acerbes sur le comportement de la race humaine, à la fois dans des situations délirantes, faisant totalement sens dans le contexte de cette série. Ces deux créateurs ont réussi le pari de créer un enfer totalement baroque, outré et premier degré, à lui donner une consistance extraordinaire, prenant le lecteur à la gorge, et à en faire le support d'une intrigue ambitieuse, et de réflexions sans concession sur le genre humain.

lundi 26 avril 2021

Animal lecteur - Tome 7 - On ferme !

Non, mais je peux vous le commander.


Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 6 - Un best-seller sinon rien (2016) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du septième, et malheureusement du dernier tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2018, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon (Ivan Terlecki). Ce tome comprend 92 strips.


Deux clients de la libraire spécialisée BD Boutik, discute pour savoir si Batman est vraiment un superhéros ou non, sachant qu'il n'a pas vraiment de superpouvoir… sauf peut-être un. C'est la nouvelle année et Bernard Dolcevita participe à une soirée costumée, mais elle lui rappelle un peu trop le boulot du fait du thème retenu. Qui aurait cru dans les années 1950 qu'il y aurait un jour des écoles portant le nom d'André Franquin ou de René Goscinny ? Y aura-t-il un jour un établissement Lara Croft ou super Mario ? Faut-il accéder à l'attente du public ou respecter la pureté de la vision des créateurs originels ? Pour ou contre la reprise de séries de BD comme Astérix, Spirou et les autres ? Le monde de l'édition publie de magnifiques volumes patrimoniaux de BD, attirant une clientèle âgée et nostalgique dans la boutique. Le représentant d'une nouvelle maison d'édition de BD vient placer ses produits à BD Boutik, traitant du sujet foot sous toutes ses formes, depuis des BD pour chaque segment du lectorat, jusqu'au présentoir en forme de cage de foot. Bertrand Dolvevita est attablé dans un restaurant avec sa femme et son fils et passe en revue les séries de BD reprises et les créateurs les ayant reprises : Lucky Luke, Astérix, Corto Maltese, Blake & Mortimer, Spirou.


Un client vient de passer en caisse et, avant de s'en aller, il remercie le libraire pour ses précieux conseils. Assis à son bureau, le libraire reçoit les clients et ils lui exposent leurs souhaits : de beaux paysages avec le souffle de l'aventure, rôle important des enfants, du soleil et des nanas, etc. Tout en rangeant les arrivées, le libraire constate que les collectionneurs sont gâtés et que les éditeurs pensent bien à eux : rééditions soignées, intégrales, souvent de bons gros volumes au prix défiant toute concurrence… Il en faut de l'énergie pour produire une bande dessinée : des usines d'impression, les poids-lourds des transporteurs, l'huile de coude du libraire : quel bilan pour la planète ? Quel est le rapport entre une liste d'animaux en voie de disparition et un libraire ? Quelquefois, un client prend le temps de parler au libraire : celui-ci évoque le fait que la bande dessinée lui a sauvé la vie, quand on l'envoyait dans la maison de son oncle, isolée de tout, mais abritant une belle collection de bandes dessinées. Un client prend une bande dessinée, un classique, tout en faisant observer que la nostalgie constitue un bon bizness.



Septième tome : le lecteur vient chercher ce qu'il apprécie dans la série. Son horizon d'attente comprend les conseils du bon libraire, les clients aux demandes impossibles et considérant que c'était mieux avant, et bien sûr des nouveautés, sans oublier le format vertical. Les auteurs ont conservé cette disposition très originale de strip en vertical, en format demi A4, tout en hauteur. De temps à autre, la conception du gag met à profit à ce déroulement de haut en bas. Par exemple, le mouvement du rideau de fer sur la couverture s'effectue de haut en bas. Ce format met plus en évidence la continuité dans le déplacement des personnages, lors des plans fixes, ces derniers représentant plus de 50% des prises de vue. En outre, cela permet de singulariser chaque strip en lui consacrant une page entière, avec une reliure résistante, ce qui n'aurait pas été le cas s'ils avaient été à l'horizontale, avec une reliure beaucoup plus petite.


Il est toujours agréable de retrouver Bernard Dolcevita, toujours aussi débonnaire, bienveillant et attentionné avec les clients, agréable en famille, et souffrant d'un mal de dos chronique. Libon n'a rien changé à sa manière de représenter le bon libraire : un gros nez un embonpoint prononcé, des bras énormes et des pieds vraiment très plats. Cette forme exagérée rend le personnage très parlant avec ses lunettes sous les yeux, ses expressions de visage appuyées pour un effet comique, son corps plutôt souple et alerte, fort sollicité pour déplacer les cartons de marchandise, et les piles de bandes dessinées. Les autres personnages sont représentés dans le même registre graphique, avec des yeux souvent en bille de lot, et des morphologies différentes, plus longilignes, ou des marques de l'âge plus appuyées pour les plus âgées. Ces caractéristiques visuelles permettent à la fois de montrer des adultes dans leur apparence, et de faire ressortir leur comportement parfois de gamin ou des réactions infantiles. L'empathie ressentie par le lecteur n'en est que plus forte, et il sourit bien volontiers avec eux, soit de leurs réparties comiques, soit de leurs malheurs, tout en éprouvant de la compassion pour eux.



Le lecteur espère également voir d'autres facettes de la vie de libraire et de l'industrie de la bande dessinée, mises en avant. Les auteurs reprennent des thèmes habituels : la reprise d'anciennes séries, les vieux lecteurs, la surproduction, la mise au pilon, avec des dessins évoquant ceux des tomes précédents, créant une continuité visuelle, comme le comptoir, la caisse enregistreuse, la tenue vestimentaire souvent identique du libraire, les cartons empilés sur le diable, l'usine de mise eu pilon. Certains éléments visuels sont récurrents de tome en tome, d'autres n'apparaissent pas dans tous. Ils développent également de nouveaux thèmes avec de nouvelles situations visuelles : le restaurant, l'usine d'impression, le bureau du PDG de l'usine de mise au pilon, la pharmacie, le cinéma, le déplacement en scooter, le camion poubelle, etc. Le scénariste aborde de nouveaux territoires comme la culture vidéoludique, le plan marketing pour la mise en place d'une collection, le coût écologique de la production d'une bande dessinée, la livraison à domicile… Bien évidemment, le lecteur retrouve la culture BD, cette dimension qui fait qu'il se sent entre amis, les auteurs évoquant nominativement ou visuellement Batman, Gaston Lagaffe, Astérix, Corto Maltese, Spirou & Spip, Tintin (!!!), Lucky Luke, Garfield, Krazy Kat, Félix le chat, le chat de Geluck, Buck Danny, Dan Cooper, Tanguy & Laverdure, Les Tours de Bois Maury, Les vieux fourneaux, Seuls, Zombiellénium, Tamara (avec un commentaire très touchant pour cette dernière).


Mais arrivé dans le dernier tiers de l'ouvrage, un thème domine les autres : celui de la crise, celui de la fermeture de la boutique. Il l'a peut-être déjà constaté en consultant la dernière de couverture qui indique dans la rubrique À paraître : plus rien la série est finie, si vous aviez été plus nombreux à acheter les albums on aurait volontiers continué. Il y a un signe avant-coureur en page 15 quand le libraire est classé dans les espèces en voie de disparition. Il y en a un deuxième en page 41 avec la mention que les finances de BD Boutik ne sont pas au mieux. Page 69, Bernard Dolcevita annonce à sa caisse enregistreuse qu'il faut qu'il lui fasse un aveu avant de fermer boutique : ça y est, c'est dit. En lisant ces gags en recueil plutôt que dans le journal de Spirou, cela donne l'impression que les auteurs savaient qu'ils allaient mettre un terme à leur série et développe ce thème comme à la fois une réalité au premier degré (l'équilibre fragile d'une librairie spécialisée) et une métaphore de la clôture de la série. Il est donc question de déstockage, de prix cassés, de raréfaction des clients, de libraire se reconvertissant en éditeur, de perte de la motivation. Les gags font toujours mouche, mais comporte une forme de résignation qui n'est pas loin de l'amertume. Les auteurs n'ont rien perdu de leur verve et ils bouclent même de manière visuelle cette thématique : le pot de départ se fait avec des personnages de bande dessiné, à l'instar de la fête du nouvel an.



De plus, le lecteur observe que certains gags se répondent à plusieurs pages d'intervalles, non pas en reprenant un même thème développé différemment, mais avec un éclairage différent. Par exemple en page 12, le libraire se transforme en agence de voyage, conseillant les clients, alors qu'en page 82 sa vie est devenue une pièce de théâtre, dans un registre différent pour chaque moment, passant ainsi de la tragédie au boulevard. En page 44, Bernard Dolcevita évoque l'accélération du cycle de vie d'une bande dessinée, avec un client. Le contraste est total avec le délai qui s'est écoulé entre la parution de deux tomes successifs d'une série BD (5 ans entre le tome 3 et le tome 4 de Zombillénium, d'Arthur de Pins). Régulièrement, les auteurs surprennent le lecteur avec une réflexion pénétrante sur la relation à la bande dessinée, comme l'évolution de ce qu'il y trouve en prenant de l'âge, en page 64, de l'émerveillement devant les dessins sans pouvoir lire les phylactères, jusqu'à sa dimension politique ou son importance artistique en atteignant une certaine compréhension.


Les séries ne sont pas éternelles, et les auteurs peuvent avoir envie de passer à autre chose, ou être contraints de passer à une autre création. Le lecteur de bande dessinée est forcément ému à l'idée de la fermeture d'une libraire spécialisée BD, et l'arrêt d'une série qu'il a suivie pendant plusieurs tomes. Il est conscient de la chance de bénéficier de ce septième tome, d'auteurs qui parlent sa langue, qui lui parlent de sa passion avec justesse, humour et émotion.



mercredi 21 avril 2021

Célestin et le Coeur de Vendrezanne: Un récit des contes de la Pieuvre

On ne vole pas la Pieuvre.


Ce tome est le troisième dans la série des contes de la pieuvre après La Malédiction de Gustave Babel - Un récit des contes de la Pieuvre (2017) et Un destin de trouveur - Un récit des contes de la Pieuvre (2019). Ce tome contient une histoire complète centré sur le personnage du titre, qui peut être lu indépendamment, qui s'enrichit avec la lecture des 2 premiers tomes. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Gess, pour le scénario, le dessin et les couleurs.


À l'été 1842, 51 rue de la Montagne sainte Geneviève dans le cinquième arrondissement de Paris, un nouveau-né dort dans son berceau. Il se réveille et voit un cœur briller dans la pénombre, flottant dans les airs. Il sourit. Le spectre d'une fillette en robe se matérialise et elle hurle. Le père fait irruption dans la pièce, sabre au clair. Il pourfend le spectre en embrochant son cœur : elle explose. Il réunit ses restes dans le tapis, et l'emmène dans ce baluchon improvisé. Le nourrisson saigne de l'oreille. Fin novembre 1879, dans les égouts du dix-huitième arrondissement, dans sa barque, le père Trouvaille supervise une opération de fouille des eaux usées pour récupérer les objets précieux. Soudain une énorme vague se propage, soulevant son embarcation, et noyant la majorité de son équipe. Quatre adolescents parviennent à en réchapper en montant les barreaux dans un conduit de cheminée. Ils débouchent dans une caverne souterraine. N'ayant d'autre choix, ils vont de l'avant avec dans l'idée de récupérer rapidement des vêtements secs. Ils découvrent un spectacle impressionnant.


Début décembre 1879 à l'auberge de la Pieuvre dans le dix-septième arrondissement, Célestin a revêtu son habit de garçon de café et il est au travail. Il pense au fait que Dieu a créé l'homme à son image, mais qu'en contemplant ses semblables avec ses yeux, il constate la vertigineuse diversité des apparences des êtres humains. C'est son don : voir les gens tels qu'ils sont au fond. Petit, il pensait que tout le monde était comme lui, mais en observant des gravures, des peintures et maintenant des daguerréotypes, il a compris à quel point sa vision de l'humanité est différente de celle des autres, et combien il avait bien fait de n'en rien dire à personne. Francis, celui qui lui a tout appris, répétait sans cesse : Le secret d'un bon serveur est d'être discret. Il circule entre les tables pour apporter les consommations, captant une bribe de la conversation à chaque fois. Une fois son plateau vide, il retourne au comptoir où mademoiselle Rose lui indique que ça va être le coup de feu. Il faut qu'il vérifie que Gros a fini, puis qu'il dresse les tables. Il se rend en cuisine et le chef lui indique qu'il est bien sûr prêt. Il prend la poubelle bien pleine et sort dans l'arrière-cour pour la vider directement à l'égout. Il repense à cet endroit quand il y est arrivé enfant. C'était encore une auberge de campagne, à l'extérieur de Paris, un relais de poste, et la propriété du père Maturel.



Du fait de l'excellence du tome précédent, les attentes du lecteur sont déraisonnablement élevées pour ce tome 3. Dès la prise en main du tome, il constate le soin apporté à l'ouvrage : léger relief pour le titre, vernis sélectif pour le cœur sur la couverture, papier à l'apparence vieillie pour évoquer l'époque où se déroule le récit, découpage en chapitre avec numérotation, citation, localisation de la scène correspondante, et date. Tout au long de sa lecture, il ressent cette finition peaufinée. Il se dit que son expérience de lecture lui évoque celle d'un grand roman du dix-neuvième siècle : distribution importante sans être hors de contrôle, personnages substantiels sans être caricaturaux, diversité des lieux tout en restant dans Paris, mystères sur l'identité du spectre et son objectif, suspense quant au sort des principaux personnages car on ne fréquente pas impunément le milieu du crime organisé, reconstitution historique très soignée, évocation en filigrane de plusieurs facettes de la société, le tout servi par un récit populaire dans le bon sens du terme. Un délice de bout en bout.


Le lecteur retrouve donc les caractéristiques des contes de la Pieuvre : une organisation criminelle qui règne en maître sur les trafics dans Paris, et des individus dotés de talents, c’est-à-dire des capacités surnaturelles. Il s'enfonce avec délice dans l'intrigue : le mystère de ce qui se cache dans les catacombes, le sort de Daumale qui a la pieuvre à ses trousses, le mystère de ce spectre appelé la Chose, la naissance à venir chez l'Œil, et d'autres phénomènes surprenant comme cette litanie de noms qui s'échappent avec des bulles d'air au pied de la passerelle de l'estacade de l'île Saint-Louis. Il absorbe les silhouettes des individus tels que Célestin les voit. Il lui faut un peu de temps pour pleinement réaliser que les dessins présentent une cohérence du début jusqu'à la fin, amalgamant tous ces ingrédients dans des visuels qui font sens. De prime abord, les dessins peuvent produire une impression un peu étrange, parfois avec trop de détails, d'autres fois avec une finition des traits de contour un peu rugueuse. De même certains choix de couleurs peuvent paraître curieux, comme ce rose persan. Mais en fait chaque élément est parfaitement à sa place, s'imbriquant avec les autres dans un tout homogène, chaque particularité visuelle étant signifiante.



Une fois passé le prologue, le lecteur se rend compte qu'il s'attache immédiatement à Célestin, individu simple, enjoué, soucieux de bien faire son travail, un peu effacé, ayant conscience de sa différence. Il fait sa connaissance alors qu'il se tient au milieu de deux dessins en pleine page successifs, dans sa tenue de serveur, dans son milieu professionnel. De manière tout à fait naturelle, il s'adresse directement au lecteur, brisant ainsi le quatrième mur, et initiant ainsi ses remarques, son monologue intérieur. Cette accroche fonctionne parfaitement, le lecteur se sentant concerné puisqu'on s'adresse directement à lui. Au fil des pages, il peut apprécier le caractère foncièrement honnête et un peu altruiste de Célestin, satisfait de n'être rien de particulier, d'être quelqu'un d'ordinaire, de sa routine qu'il juge gratifiante. Au travers des dessins, le lecteur voit un jeune homme calme et posé, efficace et rapide dans son métier, naturellement souriant, sans hypocrisie professionnelle, à la fois banal dans son apparence, et unique en tant qu'être humain, sa seule fantaisie étant sa coupe de cheveux. Il porte une tenue vestimentaire adaptée à chaque occasion : tablier pour l'auberge, joli costume pour se rendre au cabaret monstrueux, longue chemise de nuit pour dormir.


Indubitablement, Célestin est le personnage principal du récit, et pour autant le lecteur peut partager le point de vue d'autres protagonistes : l'Œil, Daumale, l'Insomniaque, le Gros. Ils ne sont pas mis autant en avant que Célestin, et ils peuvent occuper le devant de la scène le temps d'une séquence, ou revenir de manière chronique en personnage secondaire le temps d'une ou deux cases, d'une ou deux répliques. Le lecteur effectue également un investissement émotionnel en eux, de manière différente à chaque fois. Il peut être touché par la souffrance de l'un d'eux et transporté par un moment de grâce visuelle inattendu (l'Insomniaque et son rêve). Il peut s'accoutumer à un autre et le retrouver avec plaisir, l'amitié bourrue de Gros. Il se rend compte que l'Œil acquiert une épaisseur émotionnelle qui le fait exister, ne permettant plus de le réduire à son rôle de méchant au sein de la Pieuvre, devenant un individu complexe au-delà d'une simple dichotomie Bien / Mal. Chaque personnage dispose d'une apparence particulière, physique et vestimentaire, avec un registre de gestes dans lesquels transparaissent son caractère (l'emportement de l'Œil), ou ses automatismes professionnels (la préparation des repas en cuisine). Il n'y a pas de petit personnage qui serait réduit à un simple artifice narratif.



Tout au long de cette histoire, il y a un autre personnage qui apparait en fait dans plus de pages que Célestin : Paris. C'est un lieu commun de dire que le lieu constitue un personnage à part entière, mais dans cette bande dessinée, ce constat se situe à un autre niveau. L'artiste a apporté un grand soin et un investissement exemplaire pour recréer les rues, les intérieurs de la capitale à cette époque. Au fil des séquences, le lecteur peut se projeter dans un gros collecteur en égout, dans un troquet populaire, avec son arrière-cour et la trappe pour jeter les déchets directement à l'égout dans le dix-septième arrondissement, passage Vendrezanne dans le treizième arrondissement, quai de l'Archevêché, sur de la passerelle de l'estacade de l'île Saint-Louis, dans la cour de l'hôtel particulier de l'Œil dans le cinquième arrondissement, etc. La précision du lieu de la scène en début de chaque chapitre ne se limite pas à un simple expédient narratif pour indiquer le lieu, mais constitue une aide pour le lecteur impatient d'avancer sans s'appesantir sur les dessins, ainsi qu'un repère pour l'amoureux de Paris qui souhaite comparer les descriptions minutieuses et attentionnées à ses connaissances, ou aller les approfondir par des recherches ensuite. En fin du chapitre 8, il peut également recomposer le parcours de la fuite de Célestin grâce aux indications : rue de l'Abreuvoir, rue Girardon, rue du Faubourg Montmartre, Pont Neuf, rue Monsieur-le-Prince, rue Lhomond, rue des Cordelières, rue Croulebarbe, rue des Reculettes.


La qualité de cette reconstitution historique ne donne pas simplement de la consistance aux décors : elle rend visuelle et apparente une réalité sociale. Mis à part pour les dirigeants de la Pieuvre, le lecteur côtoie des gens du peuple, les voit dans leur vie de tous les jours, aussi bien le serveur, que la responsable des consommations, le cuistot, les enfants et jeunes adolescents en bande organisée rapportant le fruit de leurs rapines et de leurs récupérations à un adulte, les nervis de la bande de la Pieuvre, les voleurs en train d'évoquer leurs futurs coups attablés à l'auberge, les dames faisant une pause avant de retourner battre le trottoir, etc. À la lecture, cette dimension du récit ne passe pas au premier plan : elle reste en arrière-plan, discrète et organique. Il n'y a pas de personnage qui se mette soudain à faire une déclaration attirant l'attention sur sa condition sociale, pour autant le récit met en scène des gens du peuple, ordinaires, faisant de leur mieux dans un contexte social peu favorable à leur classe. Cette direction d'acteurs naturaliste favorise l'empathie du lecteur pour des êtres humains normaux, comme lui, en butte aux difficultés quotidiennes de la vie. Il se retrouve émotionnellement impliqué par les actes de Célestin pour aider Daumale, par l'angoisse de ce dernier se sachant poursuivi par les séides de la Pieuvre, par l'inquiétude de l'Œil pour l'accouchement, et même par le plaisir par anticipation de Nez à manger un plat succulent, etc.



Ainsi le lecteur est en immersion complète dans le récit, ressentant les émotions des personnages, partageant leur point de vue personnel, impatient de savoir ce qui va se passer, tout en en laisser porter par le rythme de la narration. Il ressent le fait que l'auteur raconte son histoire avec une honnêteté de cœur, sans dédain hautain. Il est perceptible qu'il aime ce genre, mélange historique et fantastique. Comme dans les deux premiers tomes, la mise en scène d'individus disposant de talents surnaturels peut être prise au premier degré, à la fois fascinant pour ces capacités extraordinaires et pour leur utilisation visuellement spectaculaire. C'est un divertissement populaire sans hypocrisie, sans condescendance intellectuelle. Dans le même temps, cette approche n'exclut pas l'ambition. Plusieurs têtes de chapitre comprennent une citation d'auteur : Guillaume Apollinaire (1880-1918), un verset de la Genèse, Évariste Gallois (1811-1832), Albert Samain (1858-1900), Victor Hugo (1802-1885), Honoré de Balzac (1799-1840), John Donne (1572-1631). Le lecteur peut y voir une volonté de rattacher cette œuvre à la culture classique. Il peut aussi se dire que l'auteur a logiquement explicité certaines de ses sources d'inspiration, des œuvres qui l'ont nourri et qui affleurent de ci de là, comme cette forme de Cour de Miracles, ou cette volonté naturaliste et cette représentation d'une société au travers de plusieurs personnages liés entre eux, dont les chemins de vie se croisent et deviennent interdépendants. La présence ponctuelle de personnages dans chaque tome fait également penser à la structure d'une chronique de grande ampleur tissée dans plusieurs romans.


Effectivement, les individus dotés d'une capacité extraordinaire (les talents) peuvent se voir également comme une métaphore d'une personne excellant dans son art, une lecture plus littéraire de ce divertissement, mais aussi une dimension quasi mythologique (l'un d'entre eux ne s'appelle-t-il pas Pluton ?). En outre, malgré leurs talents, ils restent soumis à la structure sociale de l'époque, à la propension naturelle de l'individu de profiter des autres, soit en exploitant sa faiblesse physique, soit en exploitant sa faiblesse sociale. Avec ce point de vue, d'autres thèmes sous-jacents apparaissent : la place de la femme dans la société à travers la Chose et Mama-Brûleur (Et puis quoi ensuite, le droit de vote ?), le désir très humain d'avoir une progéniture, les forces systémiques d'une société qui enserre le déroulement de la vie d'un individu (les conditions de sa naissance qui induisent son accès à l'éducation, à une classe sociale, à une place prédéterminée dans la société), un système de valeurs qu'il soit humaniste comme celui de Célestin, ou fondé sur les règles et l'obéissance à l'autorité comme celui de la Pieuvre, les mécanismes de perpétuation d'un système (la dictature de la Pieuvre), une économie parallèle, le devoir de mémoire pour les victimes, la puissance irrépressible du besoin de justice, etc. Avec l'évocation d'un embryon de syndicalisme ou d'une entreprise en autogestion, l'auteur évoque à la fois les gens du peuple s'organisant de manière solidaire pour contrecarrer les effets d'une oppression capitaliste par les possesseurs des outils de production, mais aussi la façon dont ces mêmes propriétaires contrattaquent pour rendre ces initiatives inefficaces et inoffensives.



Cette lecture s'avère aussi puissante et profonde qu'un grand roman du dix-neuvième siècle. Au fur et à mesure le lecteur s'imprègne de sa richesse et de sa gentillesse, de son humanité. Il savoure les mots d'argot employés, en nombre maîtrisé, sans que cela ne devienne un artifice ou que les que cela ne rende les propos abscons. Il ressent l'horreur primale de certaines situations : devoir pourfendre un cœur battant toutes les deux minutes, quelle sorte de séquelle cela peut-il laisser chez le bourreau de s'acharner ainsi à exterminer une vie ? Il ressent des échos entre différentes situations. Par exemple, il apparaît que la dernière image du prologue signifie que le nouveau-né a les tympans percés, qu'il sera donc sourd à vie. En lisant le monologue de Célestin, le lecteur peut le voir comme un individu parlant de sa différence, qui pourrait très bien être compris comme des propos relatifs à une infirmité, s'appliquant alors à la situation de ce nouveau-né qui va grandir sourd parmi des bien-entendants. 


Troisième tome des contes de la Pieuvre : troisième réussite exceptionnelle pour l'histoire, la reconstitution historique qui transpire l'amour du vieux Paris, la finesse de la narration visuelle, la richesse d'un récit populaire et ambitieux. En artisan méticuleux et incroyablement généreux, Gess réalise un chef d'œuvre ayant sa place aux côtés des œuvres littéraires populaires.



lundi 19 avril 2021

Prénom : Inna (Tome 1-Une enfance ukrainienne)

La démocratie commence par notre école.


Ce tome est le premier d'un diptyque consacré à l'enfance et à la jeunesse d'Inna Shevchenko. Sa publication date de 2020. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs de 98 planches, écrite par Simon Rochepeau, avec la participation d'Inna Shevcheko, dessinée et mise en couleur par Thomas Azuélos. Il commence par une page d'introduction, un texte d'une page, écrit par Shevchenko indiquant que chaque vie individuelle est souvent façonnée par l'histoire collective et que la société dans laquelle elle a grandi lui a donné la liberté de rêver, de prendre des risques et de faire de son mieux.


À Copenhague le 14 février 2015, Inna Shevchenko participe à un débat organisé au Centre culturel Krudttønden, à propos de la liberté d'expression, quelques semaines après l'attentat contre Charlie Hebdo. Au moment où elle se met à parler à la tribune, des coups de feu ont éclaté derrière la porte. Elle a rapidement compris que ce n'étaient pas des pétards, pas une blague. Elle s'est relevée et elle a couru vers une porte sur le côté. Les gens se précipitaient pour sortir, ils se bousculaient, ils tombaient. La police arrive et prend en charge les victimes, leur proposant une aide psychologique. Ils cherchent l'intervenante qu'un policier finit par trouver dans une salle annexe, assise à un bureau, et en train de donner une interview à chaud. Il lui indique qu'elle doit être en état de choc et qu'elle doit se reposer. Elle lui crie dessus en lui disant que ça va aller, qu'elle va tenir. Elle est assise seule sur une chaise dans le noir, et elle s'exhorte à tenir bon.



La jeunesse d'Inna Shevchenko s'est déroulé à Kherson, une ville située dans le sud de l'Ukraine, d'environ 300.000 habitants, à environ 450 kilomètres de Kiev. En 1996, Inna a 6 ans et sa famille habite dans un appartement, dans un grand ensemble immobilier. Ce soir-là en janvier 1996, l'électricité est coupée, comme ça arrive régulièrement. Yulia, sa grande sœur, est en train de faire ses devoirs à la bougie, pendant qu'Inna s'amuse à réciter les noms des continents à haute voix en les pointant sur une mappemonde, ce qui exaspère sa sœur qui ne peut pas se concentrer. Valery, leur père intervient et va coucher la petite Inna. Elle demande qu'il lui raconte une histoire. Il lui parle à nouveau de la fois où il était allé en Espagne avec des potes, et qu'il leur avait fait croire qu'il parlait espagnol et même catalan. Il avait réussi à acheter une paire de baskets Adidas pour un copain. Enfin il lui chante une chanson traditionnelle avant de la laisser s'endormir. C'est autour de Yulia d'aller se coucher. Le père reste seul dans la salle à manger avec sa bougie. On toque à la porte. Il espère qu'il s'agit de se femme Olga qui est de retour, mais c'est son cousin Vanya avec son garde du corps Kolya. Ils viennent fêter l'achat d'une scierie. Kolya estime qu'en cinq ans de démocratie, le peuple a plus souffert qu'en soixante-dix ans de communisme.


La quatrième de couverture explique bien la nature de cette bande dessinée : raconter à la première personne l'enfance et l'adolescence d'Inna Shevchenko, devenue une activiste féministe ukrainienne, et une figure majeure du mouvement Femen. L'introduction qu'elle a rédigée écarte tout de suite la crainte d'une hagiographie : elle explique que sa vie a été façonnée par l'histoire collective dont elle a fait partie, et que la vie en Ukraine dans les années 1990 et 2000 (chômage, criminalité, manque de nourriture et humiliations) ont tout naturellement incité la jeunesse à rêver et prendre des risques. Effectivement au fil des séquences, le lecteur découvre plusieurs phases de sa vie, en 1996, en 2000, en 2004, en 2007/2008, comme une forme de chronique familiale centrée sur sa personne, incluant d'autres membres de sa famille, sans glorification de sa personne, sans louanges admiratives, juste un quotidien banal et normal pour elle et pour le reste de la population de cette région du monde à cette époque. Le lecteur peut donc très bien ignorer qui elle est devenue, ou faire fi de ce savoir pour juste suive une petite fille puis une jeune fille dans sa vie de tous les jours. Schevchenko ajoute dans l'introduction que Simon Rochepeau est bien un auteur car il a effectué les recherches nécessaires pour contextualiser les souvenirs d'Inna dans les événements politiques et sociaux de l'époque.



Dans la mesure où il s'agit d'une (auto)biographie, le lecteur s'attend à un dessin descriptif et réaliste, peut-être même quasi photographique. La première séquence lui montre qu'effectivement l'artiste s'attache à représenter des éléments concrets pour une reconstitution de type historique, mais sans en devenir l'esclave. Ses contours peuvent parfois s'avérer un peu lâches pour conserver une impression de spontanéité, et il règle le degré de détails en fonction de la séquence, de précis, à vague. Dans cette introduction, le lecteur peut voir l'uniforme d'un policier, les voitures de police, les chaises vides dans le centre culturel, quelques rescapés en train d'être pris en charge, et la couronne de fleurs d'Inna, mais pas le détail des installations techniques ou de l'aménagement du bureau dans lequel elle répond à une interview par téléphone. Il en sera ainsi tout du long de ce tome, les endroits étant plus ou moins tangibles en fonction de la manière dont ils sont représentés. Par exemple, la cuisine de l'appartement des Shevchenko est dessinée avec plus de détails que la chambre des filles, sans que le lecteur ne puisse se faire une idée concrète des matériaux employés, de la qualité des meubles de cuisine. Par la suite, il se fait une idée assez vague de l'implantation des arbres à proximité de la scierie sans pouvoir reconnaître leur essence. Il dispose d'une impression générale de la disposition de la classe d'Inna, une peu plus précise du bureau de la directrice. Il reconnaît bien l'architecture très fonctionnelle de l'ensemble d'immeubles où habite Inna. Il peut voir l'amphithéâtre dans lequel elle effectue son premier discours devant les élèves, ou la boîte de nuit dans laquelle l'emmène Alekseï.


Rapidement le lecteur se rend compte que l'objectif de l'artiste n'est pas une reconstitution photographique des différents endroits de Kherson où s'est déroulée la vie d'Inna, mais plus de donner une bonne idée du lieu et de l'émotion qui habite la jeune fille. Pour ce faire, il utilise les couleurs de manière élégante : le blanc-gris à Copenhague pour une atmosphère froide et quelque peu mortifère, le brun foncé pour la pièce où Inna se trouve seule pour souligner son isolement, le marron tirant vers le gris lorsque Valery raconte une histoire à sa fille entre grisaille d'un quotidien terne et douceur d'une lumière tamisée, etc. Le lecteur se rend compte que cette approche des couleurs apporte plus de consistance aux cases en complétant les traits encrés avec des textures et une ambiance lumineuse, et suggère un état d'esprit, celui de la jeune Inna qui s'avère communicatif. La narration visuelle réussit à montrer des lieux uniques sans s'encombrer de détails, et à rendre les personnages très humains, sans que le scénariste n'ait besoin d'expliciter ce qu'ils pensent. En particulier le jeu des acteurs et l'expressivité de leur visage, la justesse de leurs postures génère une empathie chez le lecteur qui éprouve la sensation de côtoyer de vraies personnes.



Les auteurs montrent aussi bien les années de développement d'Inna Shevchenko que des facettes de la société dans laquelle elle grandit, tout en restant au niveau de l'individu. Il est donc question de l'indépendance de l'Ukraine, encore récente (16 juillet 1990), du président Leonid Koutchma et de son successeur Viktor Ianoukovytch, de la corruption et de la criminalité, de la révolution orange de décembre 2004 / janvier 2005, de la mort du journaliste Gueorgui Gongadzé (1969-2000). Ces événements parlent plus au lecteur qui en est vaguement familier, ou sinon l'incite à aller consulter une encyclopédie en ligne, car le scénariste ne transforme pas cette (auto)biographie en cours d'histoire. De manière incidente, le lecteur voit Inna Shevchenko vivre dans cette société et comment elle y répond, elle s'y adapte. Effectivement, la narration ne la transforme ni en une héroïne, ni en une passionaria dont c'est le destin depuis la naissance. Elle vit dans le monde dont les forces systémiques lui parviennent par l'entremise des conséquences qu'elles ont sur les personnes qui les entourent. Elle voit la capacité de résilience de son père même si elle ne sait ni la nommer ni la conceptualiser. Elle perçoit la détresse de sa mère, quelques petits trafics, l'horreur de son oncle dont le fils a été victime d'un attentat, l'argent facile, la contradiction irrésoluble entre l'éducation scolaire et la place de la femme dans cette société à l'époque, etc. D'une certaine manière, ces circonstances extérieures la façonnent sans qu'elle ne manifeste elle-même de volonté propre, si ce n'est son caractère. Cette présentation se situe à l'opposé d'un destin romanesque ou de l'avènement d'une sauveuse. Sa vie est le fruit d'un concours de circonstances, dans une période donnée, à un endroit du monde particulier, avec un père qui soutient sa fille. Il ne s'agit pas d'admirer cette demoiselle, plus de la comprendre.


La couverture de cet album est très explicite : il s'agit de suivre l'enfance d'une demoiselle vivant dans une grande ville en Ukraine dans les années 1990/2000. En feuilletant l'album, la narration visuelle n'impressionne peut-être pas beaucoup, mais à la lecture elle s'avère très pertinente avec un savant dosage de ce qui est représenté, et une utilisation des couleurs pour accompagner et éveiller les émotions chez le lecteur. L'ouvrage ayant été écrit par un tiers, il s'agit d'une biographie à la première personne d'Inna Shevchenko, Simon Rochepeau la montrant faire l'expérience des événements du quotidien de la société ukrainienne à Kherson à cette époque, dépourvu de tout effet romantique, entre journal intime et reportage factuel. Le lecteur apprécie de pouvoir ainsi faire l'expérience de cette vie et de ses singularités.




mercredi 14 avril 2021

Jessica Blandy, tome 21 : La Frontière

J'ai franchi la frontière.


Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 20 : Mr Robinson (2002) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2002, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 7 qui contient les tomes 21 à 24.

À New York, Forest Dingley, un inspecteur de police afro-américain est en train de s'habiller, alors que Jessica Blandy est encore au lit. Il est en train de regarder une photographie du régiment des Hellfighters, le quinzième régiment d'infanterie en 1917 dont son grand père faisait partie. C'est lui qui s'est occupé de la mère de Forest quand son père a disparu. Un matin, il s'est levé, il a pris ses affaires et il s'est retourné vers son épouse en lui disant qu'il savait maintenant où est la frontière, qu'une sorcière noire la garde, mais qu'il avait une chance de passer. Il est sorti et il n'est plus jamais revenu. Le policier part au boulot, en laissant Jessica profiter de son appartement. Il sort : un ciel pur, des couleurs tranchées. On pourrait s'y tromper. Croire qu'une belle journée vos attend. Pour certains, ce sera une réalité. Pour d'autres une désillusion cruelle ou blessante. Forest Dingley fait partie des autres…

Forest Dingley est un flic, un bon flic même. Mais ce matin-là, comment aurait-il pu deviner que sa vie allait basculer, que lui aussi approchait de la frontière. Il arrive au commissariat et entend un collègue prendre la déposition d'un homme âgé. Le fils de ce dernier a disparu. Kevin Mason, 23 ans, a indiqué à son père qu'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait, qu'il allait rejoindre la sorcière noire pour se payer du bon temps et que ce n'était pas la peine de l'attendre. Il n'est pas revenu depuis presque deux mois. Dingley indique à son collègue qu'il prend en charge cette affaire. Peu de temps après, il a un rendez-vous avec Charlène Blaine, la conjointe de Kevin avec qui il envisageait de se marier. Comme le père de Kevin, elle indique qu'il ne se droguait plus, mais qu'il avait été recontacté par un individu louche Le soir, Forest Dingley rejoint Jessica Blandy à une soirée. Elle le présente à monsieur Obergast, un individu qui a du mal à accepter qu'elle fréquente un afro-américain. Forest entraîne Jessica dans l'arrière-salle pour rencontrer le Passeur qui se tient derrière le comptoir, dans la pénombre. Dingley pose des questions sur qui aurait pu fournir Kevin Manson en amphétamines de type Blue Bayou, alors que de grands costauds sont arrivés derrière eux, et que l'un d'eux commence à caresser Jessica sous sa robe.



Après une histoire bien glauque de maltraitance sur des handicapés, le duo Renaud & Dufaux met à nouveau Jessica Blandy au contact d'individus au comportement déviant. Cela commence doucement avec cette légende urbaine de l'individu qui décide de tout plaquer du jour au lendemain : de partir de chez lui et de ne plus jamais y revenir, sans donner signe de vie à sa famille, ses parents ou sa femme et ses enfants. Le scénariste déroule son intrigue de manière très régulière : Jessica Blandy et Forest Dingley interrogent un témoin après l'autre, le premier suggérant de contacter le suivant et donnant son adresse, ou peu s'en faut. Bien sûr, il y a des obstacles : un interlocuteur qui a passé l'arme à gauche avant qu'il ne puisse être contacté, et un prix à payer au péril de sa vie. Pour autant, l'enquête progresse de manière implacable. Dufaux joue un peu avec l'écoulement du temps, certaines séquences se suivant dans la même journée, d'autres étant séparées par plusieurs semaines. Le lecteur ne s'en retrouve pas moins accroché par le mystère de ce que peut être cette frontière. Il retrouve avec plaisir Jessica Blandy toujours aussi calme et déterminée, rien ne pouvant entamer sa résolution d'aller jusqu'au bout. Il se prend vite de sympathie pour Forest Dingley, même s'il sait peu de choses sur lui, juste parce que ce personnage jouit du respect et l'amour de Jessica Blandy. Les personnages du Passeur et de la sorcière le font sourire car ils jouent un rôle mystérieux, tout en étant inquiétants par l'emprise qu'ils ont sur d'autres êtres humains.

Le rythme posé de l'intrigue incite le lecteur à prendre le temps de regarder les cases à loisir. L'aménagement de la chambre à coucher de Dingley n'est pas spectaculaire par sa décoration, mais unique par son mur en briques apparentes, les cadres accrochés au mur et un effet d'espace ouvert qui donne à penser qu'il n'y a pas forcément un mur de séparation avec le salon. Le lecteur contemple ensuite une vue sur des façades d'immeubles, avec les réservoirs typiques en bois sur les toits, les façades avec de nombreuses fenêtres toutes identiques, et des gratte-ciels disparates attestant d'un urbanisme de type libéral. Au cours du récit, il peut contempler la ville depuis le trottoir à plusieurs reprises en relevant les détails : le bloc d'air conditionné à l'extérieur sous la fenêtre, une riche demeure dans les faubourgs, une rue déserte avec les échelles métalliques de secours en façade, un quartier résidentiel défavorisé avec une dent creuse (l'équivalent d'un gros pâté de maison en France), et à nouveau une vue un peu éloignée d'immeubles, en pied rendant bien compte de l'échelle des gratte-ciels à New York.



Sur le fil directeur de son intrigue, le scénariste sait faire en sorte de promener ses personnages, chaque nouvelle rencontre se produisant dans un nouveau lieu. C'est un dispositif narratif qui permet d'éviter une forme d'uniformité d'une discussion à une autre, et d'apporter des informations visuelles nourrissant elles aussi l'histoire. Là aussi, les images invitent le lecteur à consacrer un peu de temps : regarder les fonctionnaires de police et les civils dans la grande salle du commissariat, avoir envie de s'assoir à la table de Charlène pour prendre un café avec elle dans cet établissement peu fréquenté à cette heure-là, naviguer de groupe en groupe dans cet hangar industriel reconverti en lieu de fête en détaillant les tuyauteries apparentes et les poutrelles métalliques, s'assoir sur la pelouse devant le fleuve aux côtés de Jessica Blandy pour profiter du calme de la verdure et de la silhouette des gratte-ciels dans le lointain, prendre place à une longue table froide et métallique pour une séance d'un genre très particulier. Renaud est toujours aussi épatant pour décrire des lieux plausibles, concrets, dont l'aménagement entretient une étroite relation avec la scène qui s'y déroule, et une incidence sur le comportement des personnages.

Bien sûr, le lecteur est impatient de retrouver Jessica Blandy : toujours aussi séduisante et toujours aussi endurcie. Cette fois-ci, elle ne se retrouve pas nue, et ne doit subir qu'un pelotage de sein. Elle est toujours aussi magnifique sous le crayon de l'artiste, avec une distinction et une classe naturelle qui en impose. Comme à son habitude, Renaud ne cherche pas à épater le lecteur par des toilettes exquises : il ne fait que montrer que Jessica sait choisir la bonne toilette dans sa garde-robe, une robe très échancrée pour une soirée mondaine, une robe un peu plus sophistiquée pour un dîner, une robe noire stricte pour le deuil, un pantalon et un corsage pour marcher en ville. La direction d'acteur reste dans un registre naturaliste, donnant ainsi encore plus de personnalité à Jessica Blandy, et aux autres. Ces derniers existent avec le même naturel sur la page : Forest Dingley assuré et agréable, Kevin Manson aux abois et fiévreux, Charlène Blaine sûre d'elle avec une magnifique chevelure, sans oublier la sorcière noire jouant son rôle, totalement habitée par ses certitudes. Le lecteur observe Jessica Blandy, et observe avec elle les personnages qu'elle rencontre.



Le scénariste fait reposer la dynamique de son récit sur une disparition et de mystérieux propos évoquant une frontière à atteindre et à franchir, ainsi qu'une mystérieuse sorcière noire. Jessica Blandy et Forest Dingley suivent les traces de Kevin Manson découvrant très progressivement ce qui a pu l'inciter à tout quitter. La nature de ce qu'il cherche n'est révélée que dans l'avant-dernière scène qui dure 9 pages. D'un côté, Jean Dufaux sait bien mettre en scène une envie irrépressible, au point d'en devenir une obsession faisant perdre le sens commun, une forme d'addiction ultime, en même temps que la recherche d'une sensation forte sans égale, en mettant en œuvre des conventions de polars et de thriller. D'un autre côté, le lecteur n'est pas forcément convaincu par le traitement de ces conventions qui apparaissent souvent un peu exagérées, un peu artificielles. La sorcière noire semble singulièrement dépourvue de mystère et de pouvoir de conviction, au point de ne pas être crédible. Les épreuves finales sont bien classiques : elles sont censées acquérir une autre envergure par l'absorption d'un mystérieux breuvage, beaucoup trop mystérieux pour être convaincant, pour dépasser le stade de l'artifice narratif superficiel. En outre, le scénariste ne parvient pas à connecter son récit avec une forme de culture ou une autre, même en citant le Dixieland Jazz band ou Walt Whiteman (1819/1892), et en déclamant des platitudes comme les sortilèges des grandes jungles ou l'esprit libre qui a franchi la frontière.

D'un côté, il est impossible de résister à la narration visuelle de Renaud, toujours aussi élégante et sophistiquée, tout en restant naturelle et discrète. De l'autre côté, la dynamique simple du récit ne suffit pas pour masquer une intrigue manquant de corps.



lundi 12 avril 2021

Inhumain

Un humain doit s'accomplir individuellement, sinon ce n'est qu'une fourmi.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2020. Elle a été réalisée par Valérie Mangin & Denis Bajram pour le scénario, par Thibaud de Rochebrune pour les dessins, l'encrage et la mise en couleurs. Il s'agit d'une bande dessinée de 94 pages.


Une petite navette spatiale en provenance d'une arche de colonisation arrive à proximité d'une planète plongée dans l'obscurité, avec une zone rougeoyante à sa surface. À son bord se trouve 5 membres d'équipages humains et un robot : la capitaine, Miller, Tafsir, la docteure Malika, Hiroshi et l'androïde Ellis. Cette dernière s'inquiète des ordres déconcertants de la capitaine. Peu de temps après le vaisseau traverse l'atmosphère de la planète et coule dans ses eaux, à proximité de la zone rougeoyante. Comprenant que leur navette s'enfonce dans l'océan, les membres de l'équipage revêtent leur combinaison pour sortir, bien qu'ils aient constaté la présence de créatures monstrueuses évoquant un croisement entre des méduses et des pieuvres géantes. Le vaisseau explose alors que Miller ne parvient pas à en sortir et il meurt. Les autres se retrouvent vite encerclés par les créatures aquatiques. Il leur faut un peu de temps pour se rendre compte qu'elles ne les attaquent pas, mais qu'au contraire, elles les aident à gagner la surface, les sauvant ainsi de la noyade. Plus surprenant encore, elles remontent également le cadavre de Miller, qu'elles déposent sur la grève. Les quatre survivants et le robot commencent à réfléchir sur qu'ils peuvent faire. Analyser l'air pour savoir s'il est respirable par des humains, puis se mettre en quête de nourriture. L'activité volcanique génère une lueur rougeâtre qui illumine assez la nuit pour qu'ils se rendent compte que se tiennent devant eux plusieurs dizaines d'êtres humains nus. La capitaine retire alors le casque de sa combinaison comprenant que l'air est respirable. Quelques individus s'avancent vers eux et leur prennent gentiment un gant, un casque.


Les cinq rescapés suivent les autochtones vers une zone dégagée entourée d'habitations basses en forme de dôme. Ils ont remarqué des ossements humains accrochés à des pics autour du campement. Un ancien leur adresse la parole, parlant la même langue qu'eux et leur demandant d'où ils viennent. La capitaine explique qu'ils viennent de l'arche colonisatrice Alma Mater, son commandant les a envoyés en reconnaissance à la recherche d'une planète habitable. C'est maintenant l'heure de manger. Une femme apporte un bol avec de la nourriture aux cinq voyageurs. Ellis se livre à une analyse de son contenu : un aliment comestible, végétal, riche en protéines. Ils mangent sans crainte, sauf Ellis un robot qui n'a pas besoin de sustenter. Elle note qu'ils disposent d'objets en plastique, et en métal usiné. Une fois le repas terminé, une autre indigène leur indique qu'il faut dormir maintenant. Ils essayent d'engager la conversation sur leur origine, sur les créatures marines, peut-être dressées. Mais ils n'obtiennent que des réponses brèves sans information, et le rappel que c'est l'heure d'aller se coucher. Ils obtempèrent, tout en passant devant ces squelettes exposés sur des piques. Une fois dans l'habitation qui leur a été attribuée, ils se demandent si Miller sera aussi exposé sur une pique, s'il y a des rites funéraires dans cette communauté. Enfin, Hiroshi va monter la garde avec Ellis pour la nuit.


Les époux Valérie Mangin (scénariste de la série Alix Senator) & Denis Bajram (scénariste d'Universal War) ont déjà collaboré sur d'autres histoires comme Abymes (2013, 3 tomes avec Griffo et Loïc Malnati), Expérience Mort (2014-2016, 4 tomes avec Jean-Michel Ponzio). Ici, ils ont réalisé une histoire de science-fiction, complète en 1 tome. Le lecteur découvre rapidement que le récit fonctionne sur une mécanique pour partie d'enquête, pour partie de thriller. Il s'agit pour les 5 voyageurs de découvrir d'où proviennent les êtres humains de la communauté qui les a accueillis, et de comprendre comment fonctionne leur société. Le temps est compté car il y a une force inconnue à l'œuvre qui sape leur volonté de bien étrange manière, avec des conséquences incapacitantes. Le lecteur suit donc Ellis, la capitaine, Tafsir, Malika et Hiroshi dans leur exploration pour découvrir ce qu'il en est. Les auteurs font en sorte que chaque personnage a un rôle ou une profession qui le définit, et le distingue des autres. L'artiste fait en sorte de leur donner des traits différenciés de manière que le lecteur les reconnaisse au premier coup d'œil. Ils n'ont pas une personnalité très marquée, essentiellement un unique trait de caractère lié à leur métier pour le soldat Hiroshi, à la prise de décision pour la capitaine, à la curiosité scientifique. Pour autant, l'empathie fonctionne parce que le lecteur se retrouve confronté au mystère de cette communauté, de la même manière que les voyageurs. Comme eux, ils se demandent quoi faire, quel degré de méfiance il faut avoir, comment s'y prendre pour comprendre les valeurs et les coutumes de cette société, et à quel moment il sera possible d'envisager la probabilité de l'établissement de l'envoi d'un message de détresse à l'arche colonisatrice, ou la nécessité de se résigner à un long séjour sur cet atoll.


La couverture promet un mystère : celui d'un explorateur spatial face à une communauté primitive. En y prêtant un peu plus attention, le lecteur se rend compte que les personnages sur le rivage sont nus pour la plupart. C'est un choix assez risqué, car vite perçu comme politiquement incorrect, mais qui reflète totalement l'intérieur de la bande dessinée. Car, oui, il y a bien une communauté de gens qui vivent dans le plus simple appareil et ils sont dessinés avec le même naturel que sur la couverture, avec la même distance. Du coup, cela n'a rien d'érotique, tout en étant une caractéristique essentielle de ladite communauté. Le lecteur prend ainsi conscience de l'habileté de l'artiste à intégrer un élément visuel pouvant facilement s'avérer tendancieux et prêter le flanc à la critique. Tout du long de l'histoire, il va pouvoir se régaler de visions inattendues et spectaculaires. Sans tout dévoiler, il est possible de prendre deux exemples. Le passage sous-marin dans une eau rendue rouge par l'activité volcanique est magnifique, les angles de prise de vue rendant bien compte de l'inquiétude des astronautes face à ces créatures marines dont ils ignorent tout des intentions. Lors de leurs explorations, ils découvrent des cultures en terrasse, sous une lumière artificielle, dans une lumière splendide, avec un très bel effet de profondeur. Dépassée la moitié du récit, le lecteur peut également prendre la mesure de l'agencement de cet environnement très particulier, et du fait que la disposition de cette différentes parties fait sens par rapport à l'élément structurant principal.


Bien sûr, comme le récit fonctionne sur le principe de la découverte d'une planète et de son peuple, le lecteur s'attend à découvrir des sites différents. C'est bien le cas, et le dessinateur leur donne à tous une identité propre, des caractéristiques spécifiques, et une ambiance particulière en leur attribuant une tonalité lumineuse à chacun, par exemple le rouge pour la phase sous-marine, le bleu chaleureux pour l'eau du lagon et pour le ciel, une teinte gris bleuté pour a nuit, le vert pour la séquence avec les cultures en terrasse. Le lecteur ressent ainsi bien les différentes phases du récit, à chaque changement de lieu. Le fait que Thibaud de Rochebrune réalise l'intégralité de ses planches (découpage, dessin, encrage, couleurs) leur apporte une unité et une fluidité remarquable. En particulier, il gère la densité d'information visuelle avec une intelligence impressionnante, entre ce qu'il représente, et ce qu'il suggère par le biais d'un camaïeu de couleur en fond de case. Cela donne une lecture visuelle légère avec une bonne densité d'informations, sans jamais ressentir d'impression de vide des cases, un équilibre remarquable. S'il y est sensible, le lecteur remarque également que l'artiste apporte de la variété dans sa narration visuelle en utilisant aussi bien des bandes de cases rectangulaires, que des cases de la largeur de la page, ou des cases de la hauteur de la page, en fonction de la nature de la séquence.


Le lecteur emboîte donc le pas des cinq explorateurs pour découvrir le mode de fonctionnement de cette étrange communauté. Il remarque que le scénario est construit sur des étapes très claires, avec une progression quasi mécanique dans ce qui arrive aux explorateurs, l'un après l'autre, sur la base du passage en revue des quatre éléments naturels. Il retrouve le goût de Bajram pour la science-fiction claire et bien construite, et le savoir-faire d'exposition naturelle. Sa curiosité est piquée par plusieurs mystères, et son attention est captive du fait d'un rythme rapide et régulier, sans être précipité. Il repère rapidement le thème principal sous-jacent : celui de la place du libre arbitre dans une société humaine, et de la place de l'être humain dans un écosystème. À quelques reprises, il relève une remarque qui fait écho à d'autres notions. Difficile de ne pas reconnaître une philosophie spirituelle quand un autochtone explique qu'il passe sa vie à souffrir. Difficile de ne pas sourire en voyant des humains courir dans des roues de type roue pour cage de rongeur, et refuser de quitter ce système, comme un employé bossant comme un automate sans espoir de ne jamais aller nulle part. Ce passage entre d'ailleurs en résonnance avec le fait que l'entité du Grand Tout aime tous ceux qui lui sont utiles.


Les auteurs proposent au lecteur de suivre une bande de cinq naufragés sur une planète essentiellement aquatique, où se trouve déjà une autre communauté d'humains mais qui n'ont aucun souvenir que leurs ancêtres aient connu une autre vie. La narration visuelle semble un peu légère par endroit en surface, mais très vite elle emporte le lecteur par son dosage parfait entre densité d'informations et suggestion, avec un rythme vif et régulier. L'intrigue happe le lecteur avec ses mystères, plutôt qu'avec ses personnages, avec leur situation et l'exploration qu'ils doivent effectuer. Le lecteur voit apparaître les phases mécaniques du récit, mais aussi la structure sous-jacente logique et élégante, et il voit émerger petit à petit une réflexion sur la société, mais aussi sur la construction d'une interaction entre deux communautés différentes, avec un le rôle ironique du robot, un élément non humain, mais fabriqué par des humains.