La mère de douleur
Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 19 : Le contrat Jessica (2000) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2001, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 6 - Magnum qui contient les tomes 18 à 20.
Un train entre en gare de New York : parmi les passagers qui en descendent se trouve Eugène Palma Robinson, ex inspecteur de police de la côte Ouest dont les intérêts étaient souvent en conflit avec ceux de Jessica Blandy. Il est venu pour traquer une proie : une femme à qu'il veut faire payer ce qu'elle lui a fait subir. Jessica Blandy est assise sur un banc, avec Horneby à ses côtés, un afro-américain d'un certain âge en habit de chauffeur de maître. Il lui explique qu'il travaille pour Miss Lilian, une femme d'un certain âge elle aussi, riche, qui a lu ses livres et qui a été touchée par la compassion pour les marginaux, les rejetés et les exclus, qui s'en dégage. Pendant un temps, elle a fondé et subventionné le centre Hamler, un institut pour handicapés physiques et mentaux, géré par sa fondation. Il a dû fermer suite à un scandale : suite à un appel pour incendie, les pompiers ont découvert trois cadavres menottés appartenant à des patients. De son côté, Robinson est accosté par Moonsie : ce dernier lui indique que Blakie est sorti de son trou et qu'il a peur. Horneby continue : parmi les décombres, les ouvriers ont retrouvé un carnet de notes et une photographie qu'il tend à son interlocutrice. Jessica Blandy la prend et constate qu'il s'agit d'une photographie d'elle nue. Elle accepte de rencontrer miss Lilian.
La nuit, monsieur Robinson a trouvé son contact : madame Moreno. Il l'aborde et lui indique que Jackie est toujours vivant et qu'il a été aperçu récemment : il va les conduire à la femme qu'il cherche et elle va payer. Le lendemain, Jessica Blandy se trouve dans le luxueux salon de Miss Lilian, et Horneby leur sert un verre de vodka à chacune et miss Lilian donne sa version de ce qui s'est passé du scandale de l'institut Hamler et la manière dont elle a mis fin à l'affaire en payant la famille des victimes, fermant les portes de l'institut et renvoyant le personnel. Mais voilà, le souvenir des victimes la hante et elle veut savoir. Elle a songé à engager un enquêteur, mais la présence de la photographie de Jessica et la lecture de ses livres l'ont incité à l'engager elle. Elle met Horneby à sa disposition pour l'aider et lui laisse les carnets. Elle lui suggère d'aller interroger la veuve d'Emmett Walt, le gardien de nuit, et le rédacteur du carnet. De son côté, Eugene Robinson progresse également et il arrive à son rendez-vous dans un salon de billard clandestin où l'attendent trois individus peu commodes. Il a vite fait de les calmer : l'un d'eux lui confirme que Blakie est passé et qu'il cherchait quelqu'un du nom d'Emmett Walt.
C'est le retour du terrible Eugene Palma Robinson, personnage semi-récurrent de la série, commissaire de police aux méthodes très personnelles (comprendre violentes, avec intimidation, chantage et élimination pure et simple si nécessaire), auquel Jessica Blandy s'est frottée à plusieurs reprises, et dans la chute duquel elle a pris part dans le tome Jessica Blandy, Tome 18 : Le contrat Jessica (2000). Les auteurs font en sorte que les séquences consacrées à Robinson débouchent sur une case représentant Jessica, comme si sa vengeance était dirigée contre elle. Mais dès le début, le lecteur n'y croit pas parce que le motif de cette vengeance n'est pas explicite et ne semble en rien être rattaché à elle, et que les personnes à la rencontre desquelles il va n'ont aucun lien avec elle. Cela n'empêche pas de piquer la curiosité du lecteur quant à découvrir sa véritable cible et sa motivation. Renaud représente un individu massif, en obésité morbide, avec un double (triple ?) menton, une expression de visage désagréable. Robinson se fait même la remarque qu'il devrait perdre du poids en planche 35. Renaud montre que les gens se tiennent à bonne distance de lui, son allure les repoussant inconsciemment. Son langage corporel monte des gestes effectués à l'économie, c’est-à-dire uniquement dans l'efficacité, sans chercher à impressionner, en faisant mal directement. D'un côté, le lecteur part avec un a priori négatif sur le personnage, de l'autre il l'admire pour son manière professionnelle et compétente dont il procède. Il prend conscience qu'il s'investit émotionnellement dans ce personnage bien incarné.
Le lecteur retrouve évidemment Jessica Blandy avec plus de plaisir car c'est un personnage plus positif, et également l'héroïne de la série. Elle est toujours aussi élégante, avec de belles tenues : une mini-jupe avec un chemisier au décolleté descendant au-dessous du nombril, un pantalon droit avec un chemisier blanc à manche longue, une jupe fuchsia arrivant à mi-cuisse avec un beau blazer, une robe brune fendue assez haut. L'artiste ne transforme ces apparitions en défilé de mode, mais il soigne discrètement les toilettes de Jessica, attestant de son goût pour s'habiller, et de sa conscience de son corps, sans pour autant le mettre en valeur comme un objet publicitaire. Cette fois-ci, elle tient le rôle central dans l'enquête qui mène au coupable. Elle est engagée pour remplir cette mission, ce qu'elle fait avec l'aide du majordome de miss Lilian, pour le coup une dynamique très proche d'un roman policier traditionnel. Horneby l'emmène d'un endroit à un autre en limousine. Elle évolue dans des cercles sociaux ordinaires, sans la misère noire présente dans la plupart des tomes. Il est question de sa nudité, mais sans que le lecteur ne la voie dans le plus simple appareil : cela se limite à une photographie qui n'est jamais représentée dans une case. Elle semble calme et apaisée. Son visage sourit au lecteur à plusieurs reprises.
Même si le récit se déroule presque exclusivement à New York, les auteurs varient les lieux. Le lecteur peut se projeter à chaque endroit grâce aux dessins minutieux et précis avec des détails concrets et réalistes : les escalators de la gare ferroviaire, le banc en pleine rue entre deux pots avec arbuste, les étals du marché découvert, les devantures des magasins dans un quartier populaire, les échelles métalliques de secours sur les façades immeubles, l'intérieur d'une église à l'occasion d'un rendez-vous, la façade d'une autre église à l'occasion d'un entretien sur un banc de l'autre côté de la rue, une énorme structure d'antenne relais métallique, la salle d'un restaurant de luxe, les rues d'un quartier chaud, une zone pavillonnaire. Comme à son habitude, Renaud épate en sachant préserver une lisibilité facile, avec des descriptions détaillées. Le lecteur note que la colorisation est devenue plus évidente, avec de beaux effets. La plupart du temps, Renaud utilise une palette naturaliste et de temps à autre, il se sert des couleurs pour un effet particulier. Dans ce deuxième registre, il y a les cases en fuchsia pour les salles de l'institut quand Jessica lit le carnet de notes : un effet de tension et d'angoisse, évoquant un état d'esprit dégageant une ambiance d'agressivité latente. En planche 22, l'artiste oppose des cases noyées dans le vert d'un revêtement en marbre avec celles proches du pourpre de l'acte violent, pour un contraste saisissant. Il y a également cette scène de deux pages sous la pluie dans une ambiance verdâtre inquiétante.
Les auteurs reviennent avec une fluidité élégante et raffinée aux bases de la série : les crimes atroces commis par un individu anormal. Cette fois-ci, le scénariste a choisi d'affliger le criminel d'une difformité physique, ce qui n'apporte pas grand-chose l'intrigue. C'est le seul élément visuellement sensationnaliste du récit. Il n'enlève rien au fait qu'il n'y a pas d'explication rationnelle à ces actes abjects et barbares. Ils sont le fait de deux individus travaillant en équipe, comme si leurs folies s'étaient révélées compatibles et étaient entrées en résonance, se justifiant l'une l'autre et déclenchant un passage à l'acte très organisé. La réaction corporelle de Jessica Blandy en découvrant ces actes dans le carnet montre leur caractère inhumain sans que le dessinateur ait besoin de les représenter. La détermination farouche de monsieur Robinson agit de même. Cela suffit à convaincre le lecteur, car il a peut-être déjà été confronté à ce genre de crimes dans les gros titres des journaux. Les auteurs savent montrer que les deux criminels agissent sous le coup d'une conviction relevant de la pulsion qui ne peut pas être raisonnée, et aucunement maîtrisée. Ils brisent une des principales lois morales qui est de ne pas faire du mal à autrui, encore moins de le faire souffrir sciemment, tout en ayant la conviction d'œuvrer pour leur bien. Le lecteur éprouve pleinement ce point de vue anormal, à l'opposé des règles implicites de la société, et sans possibilité de guérison, ni même de thérapie : un comportement monstrueux, assumé et sans effet négatifs pour les deux criminels.
Il s'agit d'un excellent tome de la série : des crimes sordides, une enquête menée de façon laborieuse, sans héros à l'intelligence supérieure ou avec des capacités physiques extraordinaires. La narration visuelle est simple et factuelle en apparence, réalisé par un artiste d'excellent niveau. L'histoire met le lecteur face à l'anormalité de comportements déviants assumés, pour une sensation de malaise qui le confronte à ses propres certitudes sur la normalité.
"Il n'enlève rien au fait qu'il n'y a pas d'explication rationnelle à ces actes abjects et barbares" - "une enquête menée de façon laborieuse" : Je suppose que les meurtres que tu évoques aboutissent sur une arrestation, un coupable, ou un dénouement quelconque grâce à l'enquête en question ? Ou rien de tout cela ?
RépondreSupprimer"L'anormalité de comportements déviants assumés, pour une sensation de malaise qui le confronte à ses propres certitudes sur la normalité" : Vu que cela est la marque de fabrique de la série, je m'interroge sur le fait de ressentir cette sensation de façon répétée, plus d'une vingtaine de fois. Je pense que c'est le type de série qui m'obligerait à espacer mes lectures afin de ne pas céder à un coup de blues post-lecture.
Oui, l'enquête permet d'identifier le coupable et il est châtié à la fin. De ce point de vue, les criminels de la série n'échappent jamais au châtiment.
SupprimerL'anormalité des comportements déviants : Dufaux y allait franchement dans les premiers tomes, se montrant explicite, Renaud sachant très bien rendre la caractère angoissant de ces tendances meurtrières. Ils se montrent moins explicite au bout de quelques tomes, mais une fois qu'on a ce thème en tête, il est impossible d'en faire abstraction à la lecture. Ce ressenti est augmenté par le fait que Jessica Blandy accuse le coup à tome, souffrant d'une forme plus ou moins marquée de syndrome de stress post traumatique.