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samedi 3 avril 2021

De surprise en surprise

Sourire, c'est bon pour le cerveau, le système immunitaire, les triglycérides et les gamma GT.


Ce tome est le onzième dans la collection de dessins d'humour de Voutch. Il est publié pour la première fois en 2020. Il contient une centaine de gags, à raison d'un par page au format d'une illustration peinte, avec une brève répartie écrite en-dessous, parfois deux lignes de dialogue. Tous les gags sont réalisés par Voutch (de son vrai nom Olivier Vouktchevitch).


Dans un immense pôle d'échange de gare, une centaine de personnes sont tous en train de regarder l'écran de leur smartphone, totalement oublieux des individus autour d'eux, totalement étrangers les uns aux autres, une forme d'absence au lieu présent. L'infirmière accueille le fils quinquagénaire et sa mère à la porte de la chambre du père en leur demandant ne pas y rentrer car il désire être seul quelques instants pour faire son dernier selfie. Le serveur vient prendre la commande d'un couple au restaurant en leur signalant que c'est la journée sans plaisir, en solidarité avec toutes les personnes malheureuses dans le monde, et en leur demandant ce qui les tenterait le moins. Un homme se promène dans un parc et un chat se jette sur lui et le griffe. Il n'hésite pas un seul instant. Il sort son smartphone, trouve l'appli qui convient et répond aux questions : si le chat du voisin vous attaqué sans raison alors que vous passiez sous un arbre, que vous ne savez pas quoi faire pour vous en débarrasser et que vous souffrez atrocement, tapez 4. Un couple cinquantenaire ou sexagénaire est en train d'effectuer du ski de fond, et le mari consulte son téléphone qui lui propose pour la cinquième fois une publicité personnalisée pour un monte-escalier électrique. Il en déduit qu'il ferait peut-être mieux de foncer à l'hôpital pour faire un bilan motricité complet.


À bord d'un navire de guerre, le second vient trouver l'amiral pour l'informer que l'offensive suit son cours et qu'ils viennent de recevoir un message du commandant en chef des forces armées hostiles qui souhaite devenir de toute urgence son ami sur Facebook. À la porte d'entrée de leur pavillon, une quinquagénaire se tourne vers son époux pour savoir s'ils souhaitent intégrer l'a communauté des gens qui se schtroumpfent en schtroumpfs le week-end, alors que deux personnes déguisées en schtroumpfs se tiennent sur le pas de la porte. Dans un arbre de grande hauteur, un homme et une femme se tiennent suspendus par les pieds à une branche tout en dégustant un sandwich, le monsieur se félicitant d'avoir fait la connaissance de la dame sur un site de rencontre spécialisé. Une famille se trouve à bord d'un sous-marin amarré dans une rade, la dame faisant observer à son époux que même si c'était l'affaire du siècle sur eBay, leur camping-car était plus pratique. Dans les toilettes d'un immeuble de bureaux, deux cadres en chemise blanche et cravate rayée papotent, l'un recommandant à l'autre un produit pour la peau spécial entretien annuel d'évaluation. Un dirigeant reçoit un cadre dans une immense salle de réunion, très tard le soir. Il lui explique que sa philosophie est de sourire car c'est bon pour le cerveau, le système immunitaire, les triglycérides et les gammas GT, et excellent contre l'oxydation cellulaire et le diabète. Alors, son conseil, c'est de tout prendre avec le sourire, même ce qu'il va lui annoncer.



Quand il entame la découverte de nouveaux gags par Voutch, le lecteur sait qu'il va pouvoir se projeter dans des décors spacieux, s'y promener, profiter de l'espace, aussi bien en intérieur qu'en extérieur. Cela commence avec cet énorme pôle d'échange aux murs si éloignés qu'il n'y en a qu'un seul de visible, et que chaque individu dispose d'un à deux mètres de libre autour de lui. Par la suite, le lecteur ressent une liberté de mouvement dans le couloir haut de plafond de l'hôpital, les larges tables au restaurant, le grand hall d'entrée du pavillon recevant l'invitation à schtroumpher, les toilettes de l'entreprise, la grande salle de réunion vide, les très longs couloirs du musée avec une hauteur sous plafond incroyable, la très grande cuisine vide d'un célibataire, la largeur du lit dans lequel discute la dame avec son gigolo, etc. Il ressent la même liberté de mouvement dans les scènes d'extérieur : la grande allée du parc sans personne d'autre, la piste de ski de fond où le couple est seul, les montagnes dans le lointain derrière l'étendue d'eau de la rade, la page de sable blanc, la plage au coucher du soleil, le grand jardin potager, la forêt dans laquelle il n'y a pas de champignon, etc. Ces décors constituent une invitation à flâner, à savourer le calme. Comme d'habitude, la dimension des espaces intérieurs comme extérieurs produit un effet de relativisation de l'importance des personnages qui sont assez petits par rapport au décor. Ils ne deviennent pas insignifiants. Leurs actions et leurs propos sont bien au centre du gag, mais en même temps ils n'occupent pas tout l'espace, le monde ne tourne pas autour d'eux, ils ne définissent pas l'instant par leur présence, ils ne font que l'habiter temporairement, en n'étant pas tout à fait à la hauteur.


Le lecteur note bien que les environnements choisis par l'auteur sont donc tous de type propre et souvent luxueux, une représentation sciemment très partiale de la réalité, plutôt confortable et aisée. Comme dans les albums précédents, il remarque également qu'il s'agit de personnages blancs, et que les figurants ne reflètent pas la diversité. L'artiste n'a rien changé dans sa manière de représenter les individus : essentiellement des individus filiformes, avec une silhouette un peu trop longue, et un nez particulièrement trop long. Même s'ils ont l'air un peu mou et résigné à leur sort, ils conservent tous leur dignité, et pour quelques-uns leur suffisance, y compris les personnes âgées ridées et flétries. Même leur appendice nasal hypertrophié ne les rend pas ridicules. Le lecteur relève également que les quelques personnes en surcharge pondérale et les très riches ont quasiment systématiquement le mauvais rôle, sur le plan moral. Les personnages ont tous des attitudes adultes et posées, dépourvues de toute trace d'hystérie, d'agitation inutile. Ils sont habités par une forme de calme qui découle de la conscience de leur situation, de leurs limites, du fait qu'ils doivent faire face à une adversité sur laquelle ils n'ont pas de prise, leurs actions ou leurs émotions n'y changeront rien.



Dès la première image, le lecteur comprend que l'auteur s'en prend à l'omniprésence du téléphone portable, isolant les individus encore plus qu'avant. L'homme est totalement accaparé par son écran de portable dans la foule. Il faut qu'il fasse un ultime seflie avant de rendre l'âme plutôt que de voir ses proches. Il le consulte dans la rue, sur la plage, en faisant l'amour pour profiter d'une forme d'augmentation de la réalité, n'étant plus jamais complètement là dans l'instant présent. Impossible de résister à la dame en levrette consultant en même temps le temps moyen d'un premier rapport en Europe sur son téléphone, ni au monsieur griffé par le chat qui recours à son portable pour une marche à suivre, passant de l'assistance à l'assistanat, tout en s'en remettant à 100% à des avis anonymes, sans chercher à prendre une initiative par lui-même. Mais dans le même temps, l'hyperconnectivité permet de rencontrer des individus aux passions aussi bizarres que les siennes (le couple avec la tête en bas). Le lecteur est tenté de voir là une critique déguisée sur le phénomène des chambres d'écho qui permettent d'entretenir ses marottes envers et contre tout. Voutch continue également à mettre en scène la cruauté des rapports professionnels, le cynisme sans borne du capitalisme. Impossible de ne pas rire jaune en voyant le patron conseiller à un collaborateur de tout prendre avec le sourire alors qu'il se prépare à lui annoncer son licenciement, en entendant un autre patron expliquer que les résultats de l'année de son collaborateur sont de vrais records, mais que ce n'est pas pour autant qu'il en satisfait, ou encore la journaliste interrogeant un multimilliardaire qui a fait fortune en vendant des téléphones défectueux couplés à un réseau ne fonctionnant pas. Toute ressemblance avec la réalité est voulue, et rend l'humour très acide.



Sous des dehors très policés, l'humoriste montre la cruauté systémique du capitalisme. En particulier dans ce thème, il pointe du doigt les effets pervers de la compétitivité et les systèmes de notation. Un hôpital doit se séparer d'un patient parce qu'il est atteint d'une maladie incurable, ce qui va faire chuter le taux de guérison trimestriel de cet établissement. Un avocat intègre à sa plaidoirie qu'il a déjà perdu 4 procès et qu'un nouveau verdict défavorable serait désastreux pour sa carrière. Une responsable de chaîne télé explique à deux auteurs qu'elle ne peut pas accepter leur projet parce qu'il est à la fois drôle et intelligent, ce qui ne correspond pas du tout aux normes de qualité pour les programmes de la chaîne. Lors d'une promenade dans les bois pour ramasser les champignons où ils n'en trouvent aucun, le mari prend son épouse pour que leur sortie ne soit pas un échec, ne soit pas du temps gaspillé.


Le lecteur ressort de ces gags, à la fois ravi par les lieux agréables, avec e sourire aux lèvres du fait d'un humour taillé sur mesure, et avec un début de malaise généré par les travers d'une humanité dans laquelle il se reconnaît sans peine.



2 commentaires:

  1. Je dois avouer que la réalisation de BD à sketches humoristiques à quelque chose qui force l'admiration. Comment faire mouche à chaque page ? Provoquer un sourire chez le lecteur ou la lectrice ? Évidemment, il y a toujours les scènes du quotidien pour s'inspirer ou ce que rapportent les amis, comme l'expliquait Derf Backderf, mais quand même : comment parvenir à se renouveler, à éviter de se répéter ? L'exercice est tellement différent du scénario.

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    1. Je suis moins admiratif que toi en ce qui concerne Voutch, du fait de son rythme assez lent. Je suis en train de combler lentement mais sûrement mon retard sur les recueils de Dilbert de Scott Adams : un gag par jour depuis 1989. J'ai dû lire l'équivalent d'un peu plus de douze années de parution à partir de 2006. Il ne montre aucun signe de fatigue. De temps à autre, il y en a une ou deux, parfois jusqu'à quatre d'affilée que je trouve moins drôle, ou que je ne comprends pas, mais ça reste rare.

      Je garde également à l'esprit les strips extraordinaires de Calvin & Hobbs, là aussi avec une fréquence de parution quotidienne. A l'esprit me viennent Peanuts de Charles Schulz, le Chat de Philippe Geluck, Life in Hell de Matt Groenig, le dernier étant hebdomadaire.

      Par contre, je me pose les mêmes questions que toi : comment provoquer un sourire chez le lecteur ou la lectrice ? Je me la pose avec encore plus d'acuité quand la culture de l'auteur est différente. Par exemple, je suis plié en deux en lisant Ranma 1/2 de Rumiko Takahashi, malgré la barrière de la langue et de la culture.

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