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jeudi 29 juin 2023

Maudit sois-tu - Tome 3 - Shelley

Comme Mithridate, il faut administrer le poison pour être immunisé.


Ce tome fait suite à Maudit sois-tu - Tome 2 - Moreau (2021) et c’est le dernier de la trilogie. Sa parution initiale date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées. Cette édition se termine avec un carnet baptisé Pour aller plus loin, comptant sept pages : le crayonné de la couverture du tome un en double page, celui du tome deux également en double page faisant ressortir la filiation avec la version Frankenstein illustrée par Bernie Wrightson, celui en double page du tome trois, et celui en simple page de la couverture alternative du tome un.


Torquay, mai 1815. Mary Shelley s’interroge : Quelle est sa faute ? Elle a rêvé sa fille, son bébé, engloutissant son sein, la jolie joue prolongeant le galbe de sa poitrine gonflée. Elle a rêvé son regard fixé sur le sien, ses grands yeux bleus comme hypnotisés, sondant le tréfond de son âme sans un battement de cil. Pour sa fille, elle était l’alpha et l’oméga, elle était l’absolu, elle était le tout. Elle a rêvé que sa fille était vivante. Quelle est sa faute ? Elle se souvient de ce naufrage, l’année dernière. La mer du Nord vomissait les marins du Gottfried Mehn sur la côte de Whitby. Sa langue d’écume léchait les cadavres gonflés qui roulaient en crissant sur la grève. Parmi tous ces corps désarticulés, il y en avait un qui respirait encore. Un vieux matelot qui resta entre la vie et la mort plusieurs semaines durant. L’abîme se refusait à lui. Il respirait, mais ne bougeait plus. Son cœur battait, mais personne ne l’entendait. Et le docteur Cline, ce brave docteur Cline, le ramena à la vie par des frictions, des massages, il le ramena à la vie. Cet homme était vieux, son enfant à elle était pimpant. Ce marin était laid, son bébé était un ange. Ce Lazare portait les péchés du monde, sa fille était l’innocence. Pourquoi est-elle morte ? Quelle est sa faute à elle, Mary ?



Percy Bysshe Shelley rejoint son épouse sur la plage, et elle lui confie qu’elle a rêvé qu’elle ramenait leur fille à la vie. Rome, juin 1819. De nuit, un fiacre dépose Mary Shelley affolée à la porte de John Polidori. Elle écart le domestique sur le côté et se précipite vers les appartements du docteur. En pleurs, elle lui indique que son petit William va mourir. Très calme et distant, il lui répond qu’il savait qu’elle viendrait. Il s’est arrangé pour qu’elle apprenne sa présence à Rome. Elle continue : elle a perdu son premier bébé, et puis Clara les a quittés en septembre dernier. Elle ne veut pas voir mourir un troisième enfant. Elle le supplie. Il la raille : Quelle humilité ! Est-ce la douleur qui désenfle l’immense orgueil de Mary ? Est-ce la douleur ou l’espoir ? Il exige qu’elle rampe devant lui, et alors il écoutera peut-être ses supplications. Elle l’a humilié. Sur les bords du lac Léman, dans cette maison sans âme, cette année sans été, elle l’a humilié. C’était à Cologny, en Suisse, à l’été 1816. Mary et John évoquaient la démonstration publique de Giobanni Aldini sur le corps du criminel George Foster en 1803, et le Zoonomia (1794) de Robert Darwin.


Le lecteur s’attend peu ou prou à retrouver le même déroulement que dans les deux premiers tomes : une chasse à l’homme, des voyages menant au rassemblement dans un même lieu de tous les protagonistes, et une autre grande chasse à l’homme menée par Zaroff ou un de ses descendants, avec l’aide de Moreau ou un de ses descendants. Il n’en est rien. Après un tome consacré à l’héritage du chasseur Zaroff, et un autre au docteur Moreau et à ses créatures, les auteurs se focalisent sur Mary Shelley (1797-1851), autrice qui a bel et bien existé, et qui a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire de la littérature avec son roman Frankenstein ou le Prométhée moderne publié en 1818. Dans le tome précédent, il était déjà fait allusion à son époux Percy Bysshe Shelley, et à cet été passé dans la villa Diodati située au bord du lac Léman à Cologny, en Suisse. Ils évoquent sa vie : sa relation avec le poète Percy Bysshe Shelley, la naissance et la perte de ses enfants, sa relation potentielle avec John William Polidori, ses voyages en Europe avec son mari, sa fausse couche dans la villa Magni en juin 1822, la mort de son mari. Le lecteur se rend compte que le scénariste a choisi pour raconter son histoire complète, une série de récits en abyme enchâssés les uns dans les autres au sein de la trilogie, à l’identique de la structure du roman Frankenstein. En outre, pour ce dernier tome, il déroule deux fils chronologiques en alternance : le temps présent du récit qui commence en 1815, et les événements survenus à Cologny en Suisse en 1816.



L’artiste emmène direct le lecteur dès la première page avec une vue incroyable sur la falaise du Torquay. La texture de la roche est rendue avec une sensation photoréaliste qui fait croire à une véritable photographie, y compris pour la végétation qui s’accroche. Toutefois la technique utilisée pour l’océan, puis dans les cases du dessous l’herbe ou l’étoffe de la robe de Mary Shelley montre bien que ce n’est pas une photographie. Le lecteur éprouve la même sensation avec d’autres environnements : la mer du nord déchaînée qui vomit les marins du Gottfried Mehn, le parquet bien ciré de la demeure romaine où réside John Polidori en 1819, le salon de la villa Magni en Suisse avec ses fauteuils et leur tapisserie, l’immense salon du manoir familial dans le Yorkshire avec ses tapis et ses candélabres, les flancs enneigés du Monte Prado en Toscane, un magnifique vitrail dans l’église de Haworth dans le Yorkshire, le pont du petit voilier l’Ariel. Ces cases apportent une consistance incroyable au récit, l’ancrant dans un monde très réel, très concret, ayant bel et bien existé avec une consistance telle qu’il semble possible de le toucher, avec une représentation telle qu’elle donne une sensation de réalité.


Comme dans les autres tomes, Carlos Puerta sait positionner sa narration visuelle dans d’autres registres picturaux en fonction de la nature de la séquence. Il peut ciseler le visage de Mary Shelley comme s’il s’agissait d’une des plus fines statuettes du Bernin. Passer dans un registre impressionniste pour un décor végétal comme le jardin de la propriété de la villa à Cologny. Revenir à une bande dessinée très classique avec détourage encré et mise en couleurs naturaliste pour des tête-à-tête. Donner la sensation de gravures d’époque pour une scène d’extérieur. Mettre en avant les sensations lors d’une scène de crime dans un cimetière avec une mise en couleurs expressionniste. Puis contraster cette ambiance lumineuse bleutée avec celle tout en vert de la séquence suivante. Puis repasser en mode naturaliste. Et repasser en mode expressionniste avec un jaune brun lors d’une discussion étouffante. Le spectre de la narration visuelle va de prises de vue évoquant un déplacement continu de la caméra (la première page avec une vue qui se rapproche progressivement de Mary Shelley), à des images isolées pour établir une situation telle la carcasse du Gottfried Mehn échouée sur la plage. L’esprit ainsi tenu en alerte, le lecteur prête attention à chaque page, en se demandant ce que l’artiste va lui offrir, va lui concocter, relevant ainsi un détail par ci par là. Par exemple, il sourit en découvrant que John Polidori est en train de lire Faust (la version de 1808) de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832).



Le scénariste parvient donc à l’origine, aux événements qui ont donné lieu à un conflit qui s’est répété à deux reprises en 1848 (tome deux) et en 2019 (tome un) et qui a affecté les descendants de ces personnes sur plusieurs générations, jusqu’à Emily Robinson, Eleonore Dabney, le docteur Josuah Cornford, et l’inspecteur Stisted. Il entrelace habilement les événements de la vie de Mary Shelley et de son époux, avec une intrigue inventée autour de John William Polidori. Il confirme la séquence relative à la mort de Percy Shelley vue dans le tome deux, et il explique comment le docteur Moreau est devenu tel qu’il apparaît par la suite. Il relie la vie de Mary Shelley à des créations littéraires, l’écriture ayant une incidence sur le monde réel. Le lecteur peut également y voir le fait que l’écrivaine cristallise dans sa création plusieurs thèmes ou forces présentes dans la société de l’époque, et donc que sa vie soit façonnée par ces mêmes thèmes et ces mêmes forces. Il retrouve les sujets présentés dans le dossier en fin du tome deux : corps & âmes, le corps objet de fantasme objet de science, le savant fou, le créateur égal de Dieu. En outre, le scénariste met également en scène la force de la passion amoureuse, la haine déclenchée par l’humiliation publique, la force de l’amour maternel, la stupidité occasionnée par l’amour propre, la monstruosité d’un individu privé d’empathie, les morts arbitraires occasionnées par une épidémie, le progrès scientifique (la vaccination), etc.


A priori, le lecteur entretient quelques réserves sur cette trilogie : une histoire racontée à rebours, un mélange entre personnages de fiction (Zaroff, Moreau) et personnages réels (Mary Shelley), une haine tenace s’exprimant au travers d’une vengeance de grande ampleur. Il est très vite conquis par la qualité de la narration visuelle, la sophistication des dessins, du photoréalisme le plus confondant à l’impressionnisme, avec des séquences saisissantes par leur naturalisme ou leur touche horrifique. Il plonge sans retenue dans cet amalgame entre romans et réalité historique pour des relations indissociables de cause et conséquences entre créatrice et personnages, créatures et savant. Envoûtant.



mercredi 28 juin 2023

Marshal Bass T03: Son nom est Personne

Bon débarras qu’il a dit… Elle n’était bonne à rien.


Ce tome fait suite à Marshal Bass T02: Meurtres en famille (2017). Sa première publication date de 2018. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Arizona, hiver 1876. Dans une zone naturelle, la ferme très isolée de la famille Bass. L’un des garçons dit à Jacob, un de ses petits frères, d’aller avertir sa mère. Jacob court, mais a oublié ce qu’il devait dire en arrivant au pied de sa mère, son grand frère le dit à sa place : quelqu’un approche. C’est Don Heraclio Vega qui vient rendre visite aux Bass, avec deux de ses hommes. Il descend de son attelage et salue Bathsheba, lui disant qu’il pense qu’elle mérite un meilleur époux, une plus belle maison, aussi. De plus beaux vêtements, une bonne éducation pour ses enfants. Bathsheba détourne la tête. Puis elle lui tend un verre d’eau en lui demandant de se contenter de le boire et de partir, car ses ennuis à elle ne le concernent pas. Il insiste légèrement et elle répond sèchement.



Bathsheba Bass dit à don Heraclio, d’éviter de commencer avec de vaines promesses. Elle lui demande de ne pas être comme les autres hommes. Avec toutes leurs belles paroles… Mais quand on a besoin d’eux pour quoi que ce soit, important ou non, alors les promesses s’envolent et eux avec. Elle continue : sa fille est partie. Sans même une pensée pour sa pauvre mère, Delilah s’est envolée avec le premier type qui lui a promis la Lune. Elle, Bathsheba, n’a même pas eu droit à un au revoir ! Et qu’a dit River ? Peut-il deviner ce que son mari a dit ? Bon débarras qu’il a dit… Elle n’était bonne à rien. Sa petite fille. Son aînée. Elle lui a demandé de la ramener, mais il a répondu qu’il avait mieux à faire. Alors il est parti. Tout le monde la quitte. Tout en parlant, cette mère se met à pleurer. Jacob lui dit qu’il ne la laissera jamais, mais elle sait qu’il ment, qu’il s’en ira quand son tour viendra. Toujours les larmes aux yeux, elle propose un peu plus d’eau à son hôte. Comme il décline, elle l’invite à s’en aller, ce qu’il fait sans ajouter un mot. Plus loin, Delilah est montée en croupe derrière un jeune Amérindien, sur son cheval. Elle se plaint du froid. Il lui répond sèchement qu’elle aurait dû mettre des vêtements plus chauds. Elle lui fait la remarque qu’il ne l’a pas embrassée une seule fois. Il répond que ça viendra. Ils arrivent à un relais de poste. Le jeune homme se fait appeler Personne, et il lui indique qu’ils vont aller acheter une couverture à ce relais. Devant la bâtisse, Hoss et Pete jouent au fer à cheval.


Étrange début : River Bass est absent et il semble avoir abandonné femme et enfants, et par là-même également le lecteur. Tout aussi surprenant, il n’apparaît qu’à partir de la page onze, pendant quatre pages, juste le temps de se faire estourbir par Doc Moon. Il faut alors attendre la page dix-neuf pour qu’il revienne sur le devant de la scène. Le début est d’autant plus étrange, que le lecteur ne peut pas supputer grand-chose à partir de la couverture ou du titre, sur la nature de l’intrigue, ou sur la dynamique du récit. La scène introductive le met immédiatement mal à l’aise. Une femme seule au milieu du zone sauvage, une ferme très isolée, un propriétaire terrien avec ses gardes armés qui vient courtiser cette femme mariée, devant ses enfants, profitant de l’absence du mari. L’artiste montre bien don Heraclio Vega faire le joli cœur, les deux hommes avec leur fusil restant sur le cheval un peu en retrait. La narration visuelle s’inscrit dans un registre réaliste très détaillé. Le lecteur voit bien que le sol du terrain est pauvre, que les vêtements des enfants sont simples, alors que ceux des Mexicains sont de meilleure facture. Il voit le rapport de force qui existe entre cette afro-américaine et ses enfants d’un côté, les Mexicains armés de l’autre. Pour autant, la séquence ne se déroule pas comme il l’anticipe, et Bathsheba fait la preuve de son caractère, sans pour autant imaginer qu’elle pourrait avoir le dessus dans un rapport de force physique. Il prend me temps de détailler les poules en train de picorer, les murs de la ferme, le harnachement des chevaux. Il ressent toute la force de l’émotion combinant mépris et frustration sur fond d’agressivité de cette femme quand elle apparaît de profil dans une case, dans un gros plan, avec son chien qui montre les crocs juste derrière, comme s’il exprimait lui aussi l’émotion de sa maîtresse.



Puis l’intrigue passe à Delilah, la fille aînée des Bass, enserrant la taille de Samson, les deux chevauchant sur la même monture. Là encore, le niveau de détails épate et la qualité des textures donne la sensation de pouvoir les toucher. Le lecteur peut juger par lui-même de la qualité des vêtements de la jeune femme, pas du tout adaptés aux conditions climatiques avec la neige qui commence à tomber. Il admire la manière dont l’artiste rend compte de la géographie du lieu : deux baraques dans une zone dégagée entre des flancs de montagne. Le lecteur se montre très attentif à l’expression des visages de Delilah et de Samson afin d’imaginer leur état d’esprit respectif, de jauger de leur relation, de voir si la fille va répéter les schémas comportementaux et relationnels qu’elle a vu chez sa mère, entre cette dernière et son père. Bass arrive et le lecteur pénètre avec lui dans l‘une des deux bâtisses, ouvrant grands les yeux pour découvrir comme elle est aménagée. Il se retrouve pris au beau milieu de l’échange de coups de poing, une violence malhabile, aussi soudaine que rapide. Puis le récit revient au couple Delilah & Samson, avec une magnifique case de la largeur de la page : les deux au bord d’un cours d’eau alors que le soleil se couche, le cheval en train d’essayer de brouter une herbe rare, les pins, les roches, et la neige qui continue de tomber mollement.


Comme dans les précédents tomes, Igor Kordey enchante le lecteur par sa capacité à représenter les paysages naturels, ici totalement sauvages. River Bass se remet en route à la fin de la nuit et il pénètre dans une forêt de bouleaux : un dessin en double page (24 & 25) magnifique, avec un timide lever de soleil, les troncs dénudés, le tapis de neige, des branchages au sol, le lecteur peut ressentir l’absence de vie humaine, un environnement qui n'a rien d’accueillant ou d’épanouissant pour l’être humain. La suite du récit se déroule dans ce bois avec ses reliefs, les rochers, un barrage de castor, la neige qui continue de tomber, un cours d’eau à la surface gelée. Ce paysage hivernal peut fonctionner comme une métaphore de la mort, tout le monde végétal étant au repos, recouvert par le linceul de neige. Les animaux sont rares également : les chevaux, les chiens de l’un des traqueurs, un castor dans la dernière case. La mise en scène, les plans de prise de vue et les représentations de différentes zones de ce bois montrent que les humains apportent avec eux leur folie, leur violence, dans un endroit au repos.



Le lecteur se retrouve fasciné par la tragédie qui se déroule devant lui, par les propos des uns et des autres, par leurs actions. Il sent bien qu’il y a des non-dits des sous-entendus, des relations conflictuelles, des individus prêts à profiter de leur position de force pour exploiter des plus faibles, des motivations peu avouables. Il ressent un profond dégoût quand un homme est abattu à bout portant pour une couverture, quand une jeune femme est soumise à une humiliation abjecte pour savoir qui sera le premier à la violer, quand un chien se fait arracher la langue par un homme qui n’a plus que cette ressource pour éviter de se faire trancher la main enserrée dans les mâchoires de l’animal. Les auteurs font tout pour mettre en scène la violence dans ses aspects les plus barbares, la pulsion de vie qui cautionne que la fin justifie les moyens pour rester en vie. Le lecteur en fait le constat de visu, sans glorification aucune de ces actes, et pourtant rien ne le prépare à l’horreur de la scène finale et du dénouement. Dans un monde où la lutte pour la survie fait éclater tout semblant de civilisation encore et encore, il ne peut pas y avoir de héros. Il peut y avoir des sentiments nobles : vouloir sauver sa fille, faire régner la justice en appliquant la loi, mais le principe de réalité reprend toujours le dessus. Le lecteur en veut personnellement au Marshal Bass qui fait passer sa fonction avant le reste, et il s’en veut à lui-même car il n’était pas possible de laisser vivre un tel chien fou, capable de tuer froidement toute personne lui tenant tête, quelle qu’en soit la raison. Il en veut à River Bass de ne pas être parfait, tout en sachant pertinemment ce que cet homme a enduré, juste à cause de sa couleur de peau. Il encaisse avec les femmes du récit, tout en se disant qu’il n’aurait pas fait mieux dans une telle société.


Un peu distrait, le lecteur commence sa lecture avec l’a priori de plonger dans un western juste un peu dur. Il retrouve cette narration visuelle très riche dans ce qu’elle montre, très rigoureuse dans sa manière de raconter. Il glisse progressivement sans s’en rendre compte dans un récit aussi noir que l’âme humaine, où les individus sont le jouet de leur histoire personnelle, de leur culture, des péchés de leurs parents. Traumatisant.



mardi 27 juin 2023

Corps vivante

C’est la norme d’être affecté, tout le monde l’est.


Ce tome contient un témoignage d’une artiste ayant découvert tardivement son homosexualité, une bande dessinée qui se suffit à elle-même. Sa parution date de 2023. Elle a été réalisée par Julie Delporte, pour le texte et les dessins. Il s’agit d’un texte illustré, plutôt que d’une bande dessinée. Il comprend cent-quarante-sept pages de récit. Il se termine avec quatre pages de notes revenant sur les sources d’inspiration de certains dessins.


L’autrice se fait la réflexion suivante : ce qui ne l’a pas tuée ne l’a pas rendue plus forte. Le temps n’a pas guéri toutes ses blessures. Mais elle peut constater que, malgré tout, elle est encore vivante. Sachet de sucre avec une cuillère : la première fois qu’elle a fait l’amour avec une femme, elle n’avait pour références que des dessins et des films réalisés par des hommes. Deux femmes nues allongées et enlacées dans un lit : pour remédier à cette situation, elle a regardé deux ou trois fois de suite la scène finale de Je tu il elle, de Chantal Akerman. Deux femmes nues allongées et enlacées dans un lit : elle était fière de sa nouvelle orientation, mais elle mourait de honte qu’elle lui arrive si tard. Elle avait peur d’être une femme hétérosexuelle qui expérimente et s’enfuit aussitôt. Les lesbiennes autour d’elle semblaient se plaindre d’un tel scénario. Les deux femmes se caressent tendrement : elle a attendu longtemps avant de se lancer. Il y avait eu une première fois, maladroite, en partie parce qu’elle avait trop bu. Puis une deuxième où tout était joyeux et léger. De petite taille, d’apparence douce mais masculine, Anna ne ressemblait à aucune des lesbiennes fantasmées par les hommes. Elle disait que Julie avait l’air plutôt gay, ce qui faisait rire cette dernière. Ce jour-là, Julie était presque étonnée de se sentir normale. C’était toute sa vie d’avant qui était anormale.



Des roches avec des veines de couleur : son amie Kate lui a demandé si la pénétration n’allait pas lui manquer. Julie a répondu que c’était une affaire de reproduction, non ? Luc a pensé qu’elle était bisexuelle, mais à vrai dire, elle était épuisée d’aimer les hommes. Elle voulait qu’ils soient amis rien de plus. Guillaume lui a demandé si elle avait toujours été comme ça, ou si elle avait changé. C’était une très bonne question. Presque tous les témoignages de lesbiennes tardives qu’elle avait pu entendre se résumaient par : Un jour, je suis tombée amoureuse d’une femme. Est-ce une manière de simplifier ? Un jour, Julie est tombée amoureuse d’une femme, mais son histoire ne commence pas là. Elle ne commence pas non plus avec l’apparition d’un désir physique. Les papillons dans le ventre étaient là bien avant qu’elle désire une femme. Images d’insecte dans un bocal : Elle s’en souvient, à douze ans, avec son cousin. Ils la paralysent et l’empêchent de quitter la pièce. Puis à quatorze ans, quand un garçon plus vieux qui lui répugne se colle à elle sous la table, faisant réagir son corps. C’est ce qu’on appelle un fantasme. Elle a mis du temps à comprendre le geste de Jeanne Dielman.


En découvrant les premières pages, le lecteur se rend compte de la nature de l’ouvrage. Il s’agit de l’histoire personnelle de l’autrice qui a pris conscience de son homosexualité à trente-cinq ans et qui évoque son entrée dans le pays qu’on appelle Gouinistan, avec des questions sur ses relations sexuelles avec les hommes, son caractère, sa façon de se comporter, ce qui relève de sa nature intrinsèque et la part d’elle qui a été modelée par la société, soit de manière explicite (les modèles de féminité), soit ce qui est implicite ou même inexistant (l’absence de représentation de femmes lesbiennes à son époque). Cela se présente sous la forme d’une ou deux phrases par double page, avec une écriture cursive manuscrite très agréable à l’œil. En vis-à-vis dans cette double page se trouve un dessin, parfois sur la page de gauche, parfois sur celle de droite, de temps à autre sous le texte sur la même page. Pour le chapitre introductif, il s’agit de huit dessins à l’encre de Chine inspirés du film Je tu il elle (1974) réalisé par Chantal Akerman (1950-2015, réalisatrice). Dans les notes en fin de volume, Delporte précise que la même année, Barbara Hammer (1939-1919) réalisait Dyketactics, un court métrage mettant lui aussi en scène un érotisme lesbien, mais de manière plus expérimentale. Avant cette date, elle ne connait pas de scène érotique lesbienne tournée par une réalisatrice lesbienne (ni même tourné par une femme hétérosexuelle) qui ait été retenue dans l’histoire du cinéma.



De fait, le lecteur s’attache plus au texte qu’aux dessins, car l’autrice raconte son histoire, et les dessins viennent au mieux présenter une mise en situation de la relation lesbienne, pour le chapitre introductif, ou souvent accoler des représentations de la nature (roches, coquillages, fleurs, végétaux) et de rares fois un objet manufacturé ou une personne. Le texte est rédigé dans un français très accessible, avec des phrases courtes, sans vocabulaire spécialisé ou complexe, très agréable à lire avec sa graphie. La construction de ce témoignage se révèle simple et naturelle. Julie expose sa son parcours de vie sous l’angle de sa préférence sexuelle. Sa première expérience homosexuelle l’a amenée à s’interroger sur la normalité imprégnant la société. Une fois sa prise de conscience opérée, elle s’est demandé si elle avait toujours été comme ça, c’est-à-dire homosexuelle. Elle est passée par différentes phases : la culpabilité de ne pas avoir d’activité sexuelle, comment érotiser le corps d’une femme (et sa vulve en particulier), le fait que personne ne l’a jamais forcée mais qu’elle se forçait elle-même pour se conformer, les contraintes sociales à l’hétérosexualité et l’absence d’images positives de lesbiennes, les contraintes de la perfection des normes sociales imposées à des êtres humains qui sont intrinsèquement imparfaits (deux états irréconciliables), la question de Judith Butler (Comment vivre une vie bonne dans un monde mauvais ?), et un regard en arrière sur ses relations avec les femmes avant de se reconnaître lesbienne. L’autrice se montre honnête, réfléchie, dans une réflexion sans acrimonie, sans volonté de vengeance ou d’accusations, sans militantisme ou agressivité, avec un ou deux points d’amertume, ce qui rend la lecture aussi intéressante qu’agréable.


Dans le fil des pages, le lecteur jette un coup d’œil aux dessins : agréables à l’œil, réalisés avec des crayons de couleur, parfois pastel, avec des traits de contour en couleur quand il y en a. Une fois passée l’introduction, il n’est pas toujours très sûr de ce qu’il est en train de regarder. De temps à autre, un dessin apparaît en relation direct avec le texte : un portrait de Monique Wittig en vis-à-vis d’une citation d’elle, des dessins de robe et de tissu quand Julie évoque ce qu’elle a fait de ses robes après avoir assumé sa nouvelle identité sexuelle, un facsimilé de Tofslan & Vifslan regardant leur pierre secrète en provenance d’une histoire des Moomins, de Tove Janssen (1914-2001), un appareil photographique argentique, la couverture du livre Peau (1999, À propos de sexe, de classe et de littérature) de Dorothy Allison (1949-), etc. Puis arrive la page quatre-vingt-huit dans laquelle l’autrice dit que cette forme est maintenant sa préférée, elle la voit partout, en parlant de la forme de la vulve. Le lecteur comprend alors que chaque dessin porte en lui le regard sexualisé de l’artiste, une façon de regarder le monde en ayant à l’esprit le sexe féminin. Cette tournure d’esprit ne saute pas au visage du lecteur ; elle reste sous-jacente. Si son esprit fonctionne de manière plus cartésienne que poétique, il apprécie de pouvoir découvrir dans les notes, la nature de ce qui est représenté pour les dessins qui l’ont laissé perplexe : des roches photographiées sur la côte de l’île Verte dans le fleuve Saint-Laurent, des scènes du film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Akerman, des agates tranchées, des algues et roches photographiées à Maria en Gaspésie, des fleurs du Jardin botanique de Montréal et un colibri venu les visiter, des lichens accrochés aux roches dans le parc régional du Poisson Blanc, l’érosion des falaises aux îles de la Madeleine, et plusieurs créatrices lesbiennes ou personnages dans des films.



La lectrice ou le lecteur ressent les émotions et les interrogations de Julie Delporte, avec son point de vue qu’elle expose sans l’imposer. Il effectue le constat des références culturelles féministes ou lesbiennes : Adrienne Rich (1929-2012), Chantal Akerman (1950-2015), Lauren Beerlant (1957-2021), Annie Ernaux (1940-), Tove Janssen (1914-2001), Monique Wittig (1935-2003), Courtney Barnett (1987-), Dorothy Allison (1949-), Adèle Haenel (1989-), Judith Butler (1956-), sans se sentir exclue ou exclu. Elle ou il ressent que ces interrogations prennent comme point de départ la prise de conscience (que l’autrice qualifie de tardive) d’être lesbienne, et qu’elles s’appliquent également à chaque être humain quelle que soit sa condition. La pression de se conformer aux injonctions et normes sociales explicites ou implicites, le syndrome de l’imposteur, le besoin de se sentir normal, l’impossibilité pour l’être humain d’être parfait, l’impulsion de faire plaisir pour éviter le rejet par l’autre, la façon inconsciente de considérer le monde avec un point de vue sexualisé, l’habitude de se forcer, la démarche de consoler l’enfant qu’on a été, etc. En page cent-vingt-sept, l’autrice déclare qu’elle a voulu être une lesbienne avant d’avoir du désir pour des femmes, une sorte d’essence qui précède l’existence, pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre (1905-1980).


Une lesbienne tardive s’interroge sur son parcours de vie, son orientation sexuelle, ses relations hétérosexuelles passées, les obstacles pour prendre conscience de ses préférences, la manière dont elle s’est forcée inconsciemment à être normale, en agrémentant chaque page d’un dessin sur la manière dont elle perçoit la nature, mais aussi les autrices ou créatrices qui lui ont permis de comprendre sa situation, son chemin. Outre le témoignage d’un cas particulier, il s’agit également d’un regard sur son environnement aussi bien naturel que mental. Un partage bienveillant d’expérience de vie.



lundi 26 juin 2023

Il était une fois en Jamaïque

Trop de mères ont versé des larmes pour un fils. Trop de femmes ont pleuré un mari.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2023. Il a été réalisé par Loulou Dedola pour le récit, Luca Ferrera pour les dessins et les couleurs, avec Gloria Martinelli pour les couleurs. Il comprend cent-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de six pages dans lequel le scénariste présente les personnes dont il a recueilli les témoignages, car pour écrire cette histoire il lui a paru indispensable d’aller à la rencontre de celles et ceux qui en ont été les artisans. C’est sa manière de remercier Trinity alias Keith Gardner, Edward Seaga, Sidoney Massop, Sly Dunbar, Stephen Stewart, Tommy Cowan, Tyrone Downie, Judy Mowatt, Ezric Brown, Donovan Wright. La dernière page liste une douzaine de chansons citées dans la BD, de Bob Marley bien sûr, mais aussi de Peter Tosh, Dennis Brown, Buddy Wailer, Toots and the Maytalls. Les deux créateurs avaient déjà réalisé ensemble Fela back to Lagos (2019) et Le combat du siècle (2021).


1952. Grand soleil et beau ciel bleu sans un nuage à l’horizon sur l’île de la Jamaïque. Robert Nesta et son copain Bunny Wailer sont en train de pédaler à toute allure. Ils s’arrêtent le long d’une voie ferrée, le passage étant bloqué par Claudius Massop, tout juste quatre ans de plus qu’eux. Ils expliquent que c’est un blanc qui leur a acheté leurs bicyclettes. Ils sont rejoints par Bucky Marshall (Aston Thomson) qui est en train de se faire courser par deux adultes. Claudius prend le vélo de Bob et va tirer son pote de sa situation, en le faisant monter derrière lui. Bob et Bunny les rejoignent plus tard dans le quartier pauvre de la ville. Quatre ans plus tard, la Jamaïque fête son indépendance en 1962, devenant un État souverain indépendant, membre du Commonwealth, et faisant partie des Antilles. Bunny présente Peter Tosh, chanteur et guitariste, ainsi que Joe Higgs, Beverley, Joe et Bob à des amis, dont Keith Gardner. Une fois assis tout le monde participe pour chanter un gospel. Février 1964 : c’est la formation du groupe The Wailers, avec Nesta Robert Marley, Neville Livingston et Winston Hubert McIntosh.



Dix ans plus tard, sort l’album Catch a fire, de The Wailers. Keith Michael Douglas Gardner intègre la police de Kingston. Le commissaire lui explique la situation. Pour gagner les élections, les politiciens ont investi les ghettos. Les socialistes du PNP du premier ministre Michael Manley tiennent Rema, Mathews Lane, Jungle et East Kingston. Mais Edward Seaga, le leader de l’opposition, tient toujours West Kingston et son fief de Tivoli Gardens. La politique et les gangs sont liés. À Tivoli Gardens, c’est Claude Massop le don. Il roule pour le JLP. À la tête des gun men du PNP, il y a Tony Welch, et l’étoile montante qui a la gâchette rapide et affectionne le fusil à canon scié : Bucky Marshall. Il y a des affrontements avec arme à feu en pleine rue. Le trois décembre 1976, des individus tirent sur Bob Marley, son épouse Rita et son manager Don Taylor dans leur maison, deux jours avant le concert gratuit Smile Jamaïca, organisé par le premier ministre Michael Manley.


Le dossier en fin de tome commence par un court texte posant la question suivante : Fallait-il être fan de reggae pour écrire ce scénario ? La réponse explique que le scénariste, dès son adolescence, apprit la musique en reprenant à la basse, les hits de Bob Marley, avant de devenir lui-même auteur-compositeur-interprète au sein de son groupe, et de réaliser des albums et des tournées. Le lecteur néophyte en la matière découvre l’environnement de Kingston en 1978, et voit passer des noms connus comme Bob Marley et Peter Tosh, et d’autres plus confidentiels. Il lui suffit de prendre connaissance de la liste des participants au concert One Love Peace pour pouvoir estimer son niveau de connaissance : The Meditations, Althea & Donna, Dillinger, The mighty Diamonds, Junior Tucker, Culture, Dennis Brown, Trinity, Leroy Smart, Jacob Miller & Inner Circle, Big Youth, Beres Hammond, Peter Tosh, Bunny Wailer, Ras Michael & The sons of Negus, U-Toy, Judy Moratt, Bob Marley & The Wailers. La date du 22 avril fut choisie car elle correspond au douzième anniversaire de la visite officielle de Haïlé Sélassié Ier en Jamaïque. À l’époque le concert fut surnommé le Woodstock du tiers monde. De fait, cette lecture s’apprécie mieux en ayant connaissance de quelques événements, ou allant se renseigner dessus, comme la tentative d’assassinat de Bob Marley en 1976, le contexte politique de l’époque en Jamaïque, la culture et la consommation de cannabis, et quelques notions sur le mouvement rastafari, et l’importance du séjour de Haïlé Sélassié (1892-1972) en Jamaïque en 1966.



Le scénariste a fait le choix de raconter les événements dans l’ordre chronologique : depuis la rencontre entre Bob Marley (1945-1981), Claudius Massop (1949-1979) et Bunny Wailer (1947-2021), jusqu’aux mains jointes entre Michael Manley (PNP, People National’s Party) et Edward Seaga (JLP, Jamaica Labour Party), sur scène lors du festival pendant que Bob Marley et son groupe jouent leur morceau Jamming, extrait de l’album Exodus (1977). Le fil conducteur du récit réside dans l’organisation du concert, depuis l’idée de Massop jusqu’à sa tenue, en passant par la discussion pour convaincre le propriétaire du stade, et le choix des artistes. De fait, il s’agit de suivre plusieurs personnes ayant existé : Massop bien sûr, dans une moindre mesure Buckie Marshall (?-1980, de son vrai nom Aston Thomson) et le policier Keith Michael Douglas Gardner. Ils se rencontrent, les deux premiers en prison pour décider de l’instauration d’un cessez-le-feu entre les gangs, puis avec le troisième qui participe au maintien de l’ordre dans les quartiers défavorisés de Kingston. L’un ou l’autre peuvent se déplacer à Londres pour rencontrer Bob Marley, alors en couple avec Cindy Breakspeare (Miss Monde 1976). L’organisation du concert se fait sur fond de guerre des gangs pas tout à fait apaisée, de trafic d’armes à feu, et d’une virée inattendue auprès des producteurs de cannabis. Le lecteur finit par relever qu’il s’agit surtout d’une affaire d’hommes.


L’artiste effectue cette reconstitution en images, dans un registre naturaliste et descriptif. Il travaille d’après des photographies, des documents d’époque, des vidéos pour recréer les quartiers de Kingston, le séjour londonien de Bob Marley, les tenues vestimentaires et les habitations. Il commence avec cette couverture mettant en avant l’artiste reggae le plus connu, lors de sa prestation au One Love Peace Concert, et bien sûr les couleurs associées au mouvement rastafari vert, jaune et rouge. En quatrième de couverture, le lecteur découvre les deux personnages principaux, Massop & Marshall, conscient qu’ils auraient dû figurer en couverture, mais que les chances de l’album auraient été obérées d’autant. Le dessin en pleine page d’ouverture repose plus sur l’impression que produit l’île de la Jamaïque, que sur une description de qualité photographique. Le lecteur remarque rapidement que l’artiste développe une narration visuelle dans laquelle les têtes en train de parler occupent moins de cinquante pourcents des cases. Cela amène plus de variété dans la bande dessinée, et le conduit à représenter plus d’éléments, que ce soient les décors, les tenues vestimentaires ou les activités



L’artiste se montre aussi à l’aise pour des scènes de la vie quotidienne, que pour des moments sortant de l’ordinaire. Dans la première catégorie, le lecteur ressent le plaisir de Bob et Bunny à pédaler fièrement, les garçons écoutant le père de l’un d’eux expliquant le temps qui s’écoule entre l’éclair et le tonnerre, Bob Marley en train de jammer avec ses musiciens dans son appartement de Londres, le commissaire et son lieutenant en train d’échanger des informations dans son bureau, Marley tapant le ballon avec des potes, trois rastas assis sur la plage les pieds dans l’eau, etc. Sans oublier, la consommation de la ganja pour se détendre. Dans le second registre, le dessinateur à fort à faire : échanges de coups de feu en pleine rue, une bagarre entre deux détenus dans une cellule de prison avec lame de rasoir, la découverte d’une cache d’armes à feu, une visite aux plantations de cannabis en pleine zone sauvage, et bien sûr le concert annoncé. Il ne s’agit pas d’une narration visuelle spectaculaire qui en met plein la vue, mais d’une narration visuelle solide et variée qui se tient à l’écart de toute glorification, que ce soit de la violence, ou d’une forme de culte de la personnalité de l’un ou l’autre.


La quatrième de couverture indique que le 22 avril 1978, Bob Marley, entouré des plus grands artistes reggae, chante au One Love Peace Concert à Kingston, pour mettre fin à la guerre civile qui déchire la Jamaïque. La bande dessinée raconte les circonstances dans lesquelles ce concert a vu le jour, et les efforts qu’il a fallu déployer pour créer les conditions nécessaires. La narration visuelle s’avère très solide, l’artiste s’étant investi pour les éléments composant la reconstitution historique, et pour donner du rythme à chaque scène. Le scénariste se focalise sur le rôle de deux dons régnant chacun sur un territoire défavorisé de Kingston, et sur les rencontres pour convaincre tout le monde et créer les conditions d’une trêve des gangs. Le lecteur en ressort avec une image de la Jamaïque à cette époque, l’incitant à se renseigner plus avant.



jeudi 22 juin 2023

Le Bois des vierges T03 Épousailles

Il faut que cesse ce désordre, il faut que les contraires s’unissent.


Ce tome fait suite à Le Bois des vierges T02: Loup (2010) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’un triptyque qui forme une histoire complète. Sa première édition date de 2013. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Béatrice Tillier pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de leur première collaboration. Par la suite, ils réaliseront le cycle des Sorcières pour la série La complainte des landes perdues. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


En cette nuit d’automne, les loups attaquèrent le château de Hache-Pierre par la mer. La sombre bâtisse tombait déjà en ruine, aucun gardien n’était à signaler sur les remparts. Les loups escaladèrent les pierres, les rochers, en silence, avec des mouvements furtifs, le poing serré sur la dague ou l’épée. À leur tête se trouve Loup-Gris. Il vient chercher quelque chose qui lui tient à cœur. Mais il ignore encore qu’il lui faudra affronter une image bien cruelle. De celles qu’adressent les hommes aux bêtes qui les entourent. Griffe-Tout est dans la grande salle du château, reçu de mauvaise grâce. En présence du valet du maître des lieux, il informe Hache-Pierre qu’ils prennent possession de cette forteresse qui est sale, livrée aux quatre vents, mais qui occupe une position stratégique qui les intéresse. Hache-Pierre l’interroge sur la nature de ce Ils. Le lynx répond : ses ennemis, bêtes de haute ou basse taille, enfin réunies pour mieux le combattre. Hache-Pierre ordonne à son valet de clouer cette fourrure mitée au sol en parlant du lynx. Le valet s’élance, mais son opposant lui tranche la gorge d’un coup d’épée. Le maître de céans en a profité pour s’enfuir.



Loup-Gris fait son entrée dans la grande salle, suivi par une dizaine de ses soldats. Il découvre la tête de son propre père accrochée au mur en guise de trophée. Il ordonne qu’elle soit décrochée avec précaution. Griffe-Tout a découvert le passage dérobé. Par ce tunnel, Hache-Pierre est parvenu jusqu’à la plage où l’attend un frêle esquif. Il se rend compte que le fond en a été défoncé avec une grosse pierre encore présente. Les loups l’attendaient. Loup-Gris a rattrapé le fuyard et il indique à ses hommes que l’humain est à lui. Le duel commence, les pieds dans l’eau. Le loup porte le premier coup, ainsi que le second, les deux faisant couler le sang. L’humain porte le troisième. Loup-Gris est triomphant, les autres loups crient Carnage, à la vue du sang. Le vainqueur leur indique que l’humain est à eux. Quelques jours plus tard, Griffe-tout se trouve dans la grande salle du château du prince des Armures pour lui relater l’assaut de la forteresse et la fin de Hache-Pierre : la chair humaine a été mangée. Le seigneur objecte que le pacte nouveau interdisait de telles pratiques barbares, ignobles qui ravalent à l’état de bêtes. Griffe-Tout lui avoue qu’il a peu de goût pour la chair humaine qu’il trouve fade et vite faisandée. Le seigneur sait que la position des humains s’est encore affaiblie : la semaine dernière, une de leurs troupes est tombée dans une embuscade. Le combat fut rude et les hommes se sont trouvés pour la première fois confrontés au clan des ours.


Le lecteur revient autant pour la fin de l’histoire que pour les dessins fins et minutieux. Il retrouve toute la minutie qu’il attendait, dès les premières pages. Pour les décors, la texture des pierres du château, l’architecture représentée avec soin, de la taille de la cheminée de la grande salle dans cette forteresse à la décoration quasi-inexistante, entièrement fonctionnelle, sans apparat, le contraste s’avère total avec le château du prince des Armures qui évoque plutôt un château de la Loire avec le fleuve, les beaux meubles finement ouvragés. C’est à nouveau une autre ambiance dans le château d’Arcan : il reste des traces du passage des loups avec des objets brisés à terre, des tentures déchirées, l’éclairage est plus faible reflétant l’état d’esprit dépressif du seigneur des lieux. Les couloirs et escaliers prennent une allure encore plus massive et oppressante pendant la nuit à la lumière des torches. Le lecteur peut encore accompagner les personnages pour déambuler dans le campement du clan des ours, puis dans celui du prince des Armures, et dans l’église abandonnée et délabrée où avait eu l’étrange cérémonie à la fin du premier tome.



Dès la première page, le lecteur retrouve toute la personnalité graphique de l’artiste : celle-ci commence par s’exprimer par le choix des couleurs, des teintes de violet tirant vers le rouge, de type tomette ou passe-velours. La suite se situe dans des dégradés de vert tirant vers le gris pour restituer la pierre. Le lecteur relève le ciel orangé quand le seigneur Clam contemple les gibets. Il se délecte du bleu pâle tirant vers le vert pour l’onde fraîche dans laquelle Clam se baigne après l’affrontement contre la harpie. Il sent l’échauffement du jaune très soutenu de la lumière des torches lors de l’affrontement de Clam contre un ours, l’interprétant comme une métaphore de l’intensité du combat qui fait rage. Il sourit en voyant les individus sortirent de la nuit claire pour se diriger vers la lumière de la lanterne de Clam, une autre métaphore de personnes dans le dénuement attirées par une lumière dans cette nuit. Les personnages sont représentés avec soin, méticulosité, attestant de l’investissement de l’artiste pour leur donner de la personnalité, pour les faire exister, que ce soient les visages et leurs expressions, les postures, les tenues sophistiquées, un vrai délice visuel. Le scénariste mène le récit à son terme, tout en continuant de concevoir de belles scènes pour que l’artiste puisse s’exprimer. Il faut voir la force avec laquelle Hache-Pierre transperce son morceau de viande avec un couteau de belle taille, le duel à l’arme blanche dans l’eau de l’océan, les corps qui se balancent au bout de la potence, le combat horrible contre la harpie dans la cuisine du château, le duel au flambeau ou encore l’arrivée des démunis dans un dessin en pleine page. Un régal du début à la fin.


Comme pour le tome précédent, le lecteur constate que le scénariste gère le rythme de sa narration en fonction des séquences qu’il souhaite développer. Il ne dispose pas de la pagination pour décrire une guerre sur une longue durée, et il fait usage d’ellipses en conséquence. Cela peut éventuellement frustrer un lecteur qui serait venu pour ça, mais le cœur du récit réside ailleurs. Tous les fils narratifs sont menés à leur terme : l’issue de la guerre entre les humains et les bêtes de haute et de basse tailles, la relation romantique entre Aube et Clam, le sort du saigneur Arcan, le devenir des harpies et des autres créatures qui s’abritaient dans le bois des Vierges, sans oublier la dualité du seigneur Clam partagé entre ses deux natures, homme et loup. Éventuellement, le lecteur peut se retrouver un peu désarçonné par l’union d’Aube et de Clam (Sont-ils vraiment biologiquement compatibles ?), par la forme de pardon accordé à Aube (Initialement, c’est à la suite de son crime, avec son frère Salviat que la guerre a été déclarée), ou encore par le fait (uniquement mentionné dans les dialogues) que le clan des ours se pliera à la décision du clan des loups et de ses alliés.



Toutefois, le lecteur sent bien que le scénariste ne se focalise pas sur les mécanismes de la guerre, sur les batailles ou les alliances, ou encore les rapports de force. Il perçoit que le déroulement du récit se consacre régulièrement à des face-à-face, dans lesquels s’incarnent les batailles, les oppositions. Un loup tue le plus grand humain tueur de loups : le clan des loups vient de faire un exemple, on ne se livre pas à la chasse aux loups pour enrichir sa collection de trophée. Le lynx se retrouve en tant que représentant de la coalition des bêtes : tous les individus ne sont pas destinés à devenir des guerriers sur un champ de bataille, il y a besoin d’autres compétences. Puis, son esprit s’arrête sur une phrase au passage, par exemple, le prince des Armures qui fait le constat qu’ils sont en train de détruire, ce pays, de consumer ses énergies vitales. Il se produit un effet d’écho avec la propension de la race humaine à détruire son environnement, à se goinfrer de ressources qui n’ont plus le temps de se renouveler, à rendre inhabitable sa seule et unique planète. Un autre personnage parvient à la conclusion suivante : Il faut que cesse ce désordre, il faut que les contraires s’unissent. Seigneur Clam incarne à lui tout seul cette problématique, étant à moitié homme, à moitié loup. Il ne peut envisager un avenir viable que s’il se montre capable de concilier ses deux natures, de parvenir à unir ses propres contraires. Le clan des ours rêve d’un monde où les humains auront été exterminés jusqu’au dernier, où les peuple de basse et haute tailles habiteront seuls le monde, et peut-être à terme sous la gouvernance des ours, c’est-à-dire un rêve d’épuration. L’incarnation la plus extrémiste de cette logique prend la forme des harpies dont le mode de vie est de détruire, déchiqueter, tuer. En face, les deux héros décident de se rendre aux ours pour établir un dialogue. Dans cette optique, le pardon accordé à Aube dans l’assassinat de Loup-de-Feu fait sens : briser la spirale de la vengeance, de l’escalade des hostilités. L’épilogue vient confirmer ce thème majeur du récit : la société doit organiser et préserver une place pour les réprouvés, les impurs, les sang-mêlés, les métis et tous ceux qui ne correspondent pas à une norme sociale bien définie.


Une narration visuelle toujours aussi exquise, impliquée, splendide, un voyage inoubliable et des individus remarquables. Un scénario qui semble emprunter des voies un peu faciles, des raccourcis, et des décisions bien pratiques. Toutefois, prise dans son ensemble, l’intrigue aboutit à une remarquable fable sur le droit à la différence, le besoin de l’accueillir, de la préserver, de lui offrir les conditions nécessaires à son épanouissement, de la chérir. En chaque bête vivrait un homme. En chaque homme vivrait une bête.



mercredi 21 juin 2023

Mes hommes de lettres

Les moutons de l’ignorance ont détalé devant l’esprit éclairé de la Renaissance.


Ce tome contient un essai complet sous la forme d’une bande dessinée. Il a été réalisé par Catherine Meurisse, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Sa parution initiale date de 2008. Il comprend cent-trente et une pages de bande dessinée. Le tome s’ouvre avec une préface d’une page, rédigée par François Cavanna (1923-2014), louant la capacité de l’autrice à plonger le lecteur dans un endroit, en deux traits de plumes avec simplement quelques taches, quelques griffures, et rien n’y manque. Il met en avant tout ce qu’elle y a mis : son humour, sa rosserie, sa spontanéité, et des choses en plus. L’ouvrage se termine avec une sorte de page de remerciements : un dessin en dessous avec deux groupes d’auteurs, ceux retenus à gauche, et ceux pour lesquels il n’y avait plus de place à droite. Au-dessus du dessin la mention, Ce livre n’aurait pas pu se faire sans… et la liste de la vingtaine d’écrivains qui apparaissent dans la bande dessinée ; puis la mention Mais il aurait aussi pu se faire avec…, suivie par une liste de trente-sept autres écrivains (et des points de suspension) pour lesquels la bédéiste n’a pas disposé de la place nécessaire pour le faire figurer.


Moyen âge. Renart est en train de chanter une chanson, en s’accompagnant avec son luth, un château dans le lointain, en plein hiver. Les paroles de la chanson : Dans la douceur de la saison nouvelle, les oiseaux chantent chacun dans leur latin. Il apporte la joie en chantant, divertit les dames à l’abri dans leurs châteaux. Voici Renart le troubadour, qui va vous parler de la littérature de son temps. Perché sur une branche dénudée, un oiseau lui crie Bravo ! Renart continue en parlant : la littérature médiévale s’étend sur sept siècles. Alors que le Moyen Âge commence au cinquième siècle et finit à la moitié du quinzième, la littérature française émerge au neuvième et prend son essor au onzième. Elle s’épanouit au douzième siècle et évolue encore au treizième. Que de chiffres… Renart s’est rapproché du château et il continue : elle s’appuie sur les modèles littéraires antiques, mais reflète aussi un monde nouveau en mutation. Regardant par une fenêtre, il désigne ceux qui ont le monopole de l’écriture : les hommes d’église, qui s’expriment en latin littéraire.



Mais dans la rue, c’est le latin vulgaire qui est parlé. Et cette langue parlée évolue tant que ceux qui n’ont pas fait d’études ne comprennent plus le latin littéraire, et que la France finit par se diviser : au nord de la Loire on parle la langue d’Oil, au sud la langue d’Oc, sans compter les dialectes à l’intérieur. Bientôt, les clercs se mettent à écrire en langue vulgaire. Les hommes d’église décident de traduire tous leurs livres en langue romane, c’est-à-dire en français vulgaire. La littérature française était née. Et voilà que des quantités d’œuvres accessibles à tous voient le jour. Dans le rôle des diffuseurs : les jongleurs. L’oralité est primordiale dans la culture médiévale. Trouvères, au nord, et troubadours, au sud, font leur apparition au onzième siècle. Ils peuvent pousser la chansonnette sous forme de rondeau, après quoi enchaîner avec une ballade, suivie d’une ritournelle, et pourquoi pas un canso d’amor ou une petit dansa. À cette époque on ne se gêne pas pour remanier les textes.


Premier album complet de l’autrice, il début par Renart se montrant facétieux et exposant la naissance de la littérature française pendant huit pages. D’un côté, cela peut rappeler les manuels scolaires correspondants, utilisés au lycée, avec une pagination moindre, un choix d’auteurs réduits, et des extraits limités à une ou deux phrases quand il y en a. Catherine Meurisse consacre des chapitres de deux à huit pages, à une vingtaine d’auteurs classiques, en commençant par Chrétien de Troyes (1130-1180), pour finir par le couple Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Simone de Beauvoir (1908-1986). La dimension scolaire disparaît dès la fin de la séquence introductive, pour passer dans une forme de présentation plus personnelle. L’introduction elle-même sort du cadre encyclopédique ne serait-ce que par les dessins. L’autrice réalise une vraie bande dessinée, et pas un texte qui serait complété par des images après coup. Pour ses dessins, elle a choisi une esthétique avec des caractéristiques marquées. Il ne s’agit pas d’une approche photoréaliste, mais plus d’une apparence entre la caricature et le dessin spontané. Ainsi Renart est représenté comme un renard anthropomorphe, avec des pieds et des mains trop petits par rapport à son corps, une tête une peut trop importante, et une bouche démesurée. Celui lui donne un air de personnage d’ouvrage pour enfant, avec des mouvements vifs qui évoquent également l’enfance. Les décors sont réalisés avec des traits de contour fins et un peu de guingois, sans segment parfaitement droit, mais en prenant bien soin de fermer chaque contour.



Au cours de cette séquence introductive, le lecteur constate également que l’artiste caricature les êtres humains de la même manière : petits pieds, petites mains, tête un peu plus grosse que les proportions anatomiques, exagération plus ou moins appuyées des expressions de visage. Tout cela apporte une touche d’enfance, de façon de concevoir son corps et de le représenter pas encore tout à fait adulte, apportant une touche humoristique qui désacralise ces auteurs, mais aussi qui rend apparent leur flamme intérieure, leurs convictions, leur force créatrice. L’artiste se place dans un registre s’apparentant à la caricature, tout en conservant une ressemblance avec les représentations habituelles des plus anciens, et avec les photographies ou les films existants pour ceux du vingtième siècle. Les décors donnent une sensation de légèreté et d’exactitude, de dessin fait rapidement, parfois d’après une référence. Comme le fait observer Cavanna dans son introduction : la dessinatrice fait gigoter les petits bonhommes pleins de génie, c’est trois fois rien, quelques taches, quelques griffures, et rien n’y manque, la ruelle de chez Balzac n’est pas la ruelle de chez Zola. Flaubert est un petit gros avec des moustaches tristes ; Balzac est un petit gros aux bajoues tremblotantes.


Dès la couverture, le lecteur voit la présence de l’humour visuel : ce pauvre Marcel Proust partageant la dégustation de madeleines pour des souvenirs avec Victor Hugo, Voltaire, Gustave Flaubert et Molière. Puis sur la page de titre, il voit Voltaire, Proust, Flaubert et Molière traverser à un passage piéton, dans une parodie de la pochette du disque Abbey Road (1969) des Beatles. L’humour se manifeste ensuite sous plusieurs formes : les emportements des écrivains, des gags visuels, des interprétations personnelles de certaines œuvres, des commentaires iconoclastes en décalage avec la présentation respectueuse habituelle de chefs d’œuvre. L’autrice sait faire usage de toutes les possibilités de la bande dessinée en matière de mise en scène, en mettant à profit le budget illimité pour des prises de vue complexe, des scènes avec de nombreux figurants, des décors historiques à foison, des effets spéciaux, des cascades, des gags visuels, etc. Elle se montre tout aussi inventive pour évoquer les écrivains de manière différente. L’utilisation de la gaudriole par François Rabelais (1483/1494-1553) pour exposer sa pensée sur l’éducation. Une séance chez le psychologue, allongé sur le divan pour Michel de Montaigne (1533-1592). Les répétitions du Cid avec Pierre Corneille (1606-1684) obligé de tout expliquer de ses intentions aux acteurs ayant bien du mal à comprendre. L’exposition de l’argument de Phèdre de Jean Racine (1639-1699) pour l’expliquer avec le point de vue de Catherine Meurisse indiquant comment elle l’a reçu. Une correspondance épistolaire entre Voltaire (1694-1778, François-Marie Arouet) & Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) pour mieux faire ressortir l’opposition de leur conception de l’humanité. Sept pages consacrées à la bataille d’Hernani (1830) de Victor Hugo (1802-1885) afin de faire comprendre la cabale orchestrée par la censure dans la presse, et l’antagonisme nourri par les classiques. La relation de couple entre Jean-Paul Sartre (1905-1980) et Simone de Beauvoir (1908-1986) pour faire apparaître la synergie entre leurs créations. Etc.



Lorsqu’il entame la bande dessinée, le lecteur se dit qu’il s’agit d’une forme d’ouvrage de vulgarisation de l’histoire de la littérature française, plus succinct qu’un manuel scolaire du fait de sa pagination et de l’absence d’extraits consistants des œuvres, dont la lecture est rendue facile et plaisante par l’humour des remarques, et l’entrain de la narration visuelle. Au cours du chapitre consacré au XVIe siècle, avec Rabelais, la Pléiade, Joachim du Bellay, Montaigne, il se rend compte que l’autrice intègre son point de vue sur une façon de considérer les œuvres, par exemple une critique de certaines composantes sociales dans Gargantua (1534), ou l’enjeu politique d’éduquer le Dauphin avec les fables de Jean de La Fontaine (1621-1695). Pour d’autres auteurs, le chapitre met en avant la vie qu’ils ou elles ont menée, ce qu’elle présente de liberté et d’engagement ou de rebelle, par exemple avec George Sand (1804-1876, Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil). Il peut également s’agir de techniques d’écriture, de conception d’un roman, comme pour Honoré de Balzac (1799-1850). Le lecteur comprend que Catherine Meurisse raconte ainsi tout ce que ces auteurs et leurs œuvres lui ont apporté, à elle en tant qu’être humain se construisant.


Un ouvrage qui s’avère être d’une facilité de lecture épatante, tout en contenant un fond solide. Il commence comme un cours de littérature française, exposé par un renard anthropomorphe facétieux. L’humour continue à être présent sous différentes formes tout du long de la bande dessinée, avec des présentations savoureuses de chaque auteur, chacun sous une facette particulière, chacune racontant en creux la relation entre elle et Catherine Meurisse, ce qu’elle lui a apporté.



mardi 20 juin 2023

Le Mercenaire - Tome 11: La fuite

Maître, le destin tire ses fils très subtilement.


Ce tome fait suite à Le Mercenaire - Tome 10: Géants (1999). La première édition de ce tome date de 2001, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-sept pages de bande dessinée. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : La fuite.


An 1006. La Terre frôlera Geos dans quelques jours. Le pays des nuages permanents vit une période de paix. Les moines du cratère peuvent ainsi se consacrer à leur mission première : copier et conserver la culture humaine des plus divers endroits de la planète. Pourtant la tristesse règne dans le cratère. Le grand lama, leur maître, est gravement malade. Dans la chambre du malade alité, le serviteur annonce au grand lama que Nan-Tay, Ky et Mercenaire attendent de le voir. Le lama lui dit de les faire entrer. Alors qu’ils pénètrent dans la pièce, il leur indique qu’ils n’arriveront pas à le convaincre. Ky lui rappelle que quelques jours seulement les séparent de la rencontre avec Geos. Ils pourraient y trouver un remède au mal qui le ronge. Mercenaire ajoute que tout est prêt : Ky a été irradiée et son armure est assemblée. Le grand lama les met en garde : le voyage est très risqué : les êtres mythologiques ont dû descendre de l’Olympe et s’emparer de la planète. Ky se montrant insistante, il leur explique qu’il souffre d’une tumeur maligne et qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre, et il l’assume. Ky le reprend : elle se doutait qu’il s’agit d’un lymphome. Elle ira sur Geos et elle ramènera un cristal radioactif. Au cours de ses lectures là-bas, elle a appris des choses dont le fait qu’un tel cristal est son seul espoir de guérison. Mais elle ne sait pas où en trouver.



Le grand lama explique à Ky comment en trouver : dans un point précis de la faille, cet endroit est étroit et dangereux. Il faut d’abord trouver les Abyssiens, puis chercher le gardien du soleil obscur. Ils vivent sous l’eau, tout près des cristaux irradiés. Ils respirent l’oxygène contenu dans l’eau. Ils ont pu survivre à la couche blanche et à la pollution qu’elle a engendrée. Ce sont presque des humains, ils sont pacifiques et bienveillants. Surtout, il faut prendre garde aux êtres mythologiques. Il y a des siècles de cela, ils ont perdu le pouvoir et ne l’acceptent toujours pas. Ils sont arrogants et ambitieux. Il a peur qu’ils aient pris leurs aises. Il faut les éviter à tout prix. Il faut demander à Arnoldo de Vinci d’ajouter de l’isolant sous la semelle de Ky et Mercenaire. Peu de temps après, bien préparés, les aventuriers quittent le monastère de la grande plaine glacée pour se rendre sur le sommet rocheux où va se produire le point de jonction entre la Terre et Geos. La traversée s’effectue sans heurt, mais au prix de la vie de leur monture dragon. Ils embarquent à bord d’un aéronef volant et se rendent à la base QR7. À partir de là, s’étend la zone interdite. Règle numéro un : pour survivre, ne pas se fourrer sciemment dans des endroits dangereux.


Après des histoires courtes tournant autour de géants, le scénariste reprend le fil de sa série, ou en tout cas propose une unique intrigue tout du long de l’album. Il reprend également la datation de son récit, avec l’an de grâce 1006. Le lecteur retrouve plusieurs éléments récurrents de la série : Mercenaire bien sûr qui travaille toujours pour le monastère de l’Ordre du Cratère, Nan-Tay, le grand lama, Ky apparu dans le tome huit L’an 1000, et bien sûr les dragons volants. De manière inattendue, Segrelles décide de développer le principe de cette terre parallèle appelée Geos qui entre en contact pendant quarante-huit heures avec la Terre et sur laquelle il est possible de passer moyennant quelques précautions. Le lecteur retrouve aussi les êtres mythologiques qui étaient également apparus dans le tome huit, ainsi que la technologie de science-fiction de ce monde, à commencer par les aéronefs futuristes. La mission de Ky & Mercenaire impliquent de rentrer en contact avec une autre race vivant sur cette planète : les Abyssiens, un peuple subaquatique. Le scénariste donne ainsi une suite avec une teneur soutenue en continuité à la précédente expédition sur cette planète, et le lecteur accompagne les deux aventuriers ce qui lui permet d’en découvrir plus sur ce monde.



Le lecteur se régale par avance à la perspective d’effectuer un nouveau voyage de découverte grâce aux dessins de Vicente Segrelles. Il se souvient d’avoir appris dans le tome précédent que l’artiste était passé d’une technique traditionnelle de peinture à l’huile, à un outil numérique. Il lui faut un peu de temps avant de croire déceler ou percevoir une différence, peut-être dans un dégradé trop parfait, ou un lissé de surface d’une netteté impeccable. En fait, il ne s’en préoccupe guère car la sensation à la lecture est identique aux tomes précédents. Tout commence avec une illustration pleine page : une vue magnifique de la formation rocheuse unique, avec ces deux disques découpés qui permettent d’accéder au monastère de l’Ordre du Cratère. Par la suite, il prend tout son temps pour savourer les différents environnements : la chambre du grand lama avec ses bibliothèques et ses tapis, la cale de halage avec son gong avant et après sa destruction, l’architecture de l’extraordinaire cité subaquatique, l’ancienne salle sèche de réception, le grand complexe industriel pour exploiter la radioactivité, les plages avec leur sable blanc, la grande cale du vaisseau cargo.


Le plaisir de la narration visuelle s’amplifie lors de certaines séquences par l’implication et le plaisir évident de l’artiste à montrer ces mondes qu’il a imaginés. Le lecteur aime toujours autant voir Mercenaire, accompagné ici par Ky, chevaucher un dragon volant et parcourir dans un calme réconfortant de longues distances en silence, avec en arrière-plan des paysages naturels remarquables. Il éprouve une sensation très similaire quand Ky & Mercenaire se retrouvent pris comme passagers sur le dos d’un serpent de mer, derrière son cavalier abyssien. Le bleu de l’eau tire vers le vert émeraude, pour des cases de la plus belle eau. Comme à son habitude, l’artiste donne à voir la créature sous-marine dans sa longueur, sa sinuosité, son apparence monstrueuse et dangereuse, avec une consistance qui permet au lecteur d’y croire complètement. L’envol du pégase (cheval ailé) monté par Mercenaire dégage une élégance rare, même si le résultat s’avère moins glorieux. Non seulement ces images restent en mémoire, mais en plus l’artiste s’avère un excellent conteur visuel. La répugnante attaque des blattes génère un mouvement de recul chez le lecteur. La mise à mort de Syros, un être mythologique, est montrée de manière concrète et logique. Le vol du vaisseau cargo s’effectue au travers d’une suite de cases respectant une cohérence spatiale dans le déplacement.



Comme d’habitude, le lecteur sent que l’intrigue passe au second plan dans son esprit, totalement séduit par la narration visuelle. Il ne peut pas s’empêcher de constater que le scénariste met à profit deux ou trois astuces bien pratiques. Les fameux êtres mythologiques s’avèrent être très sensible aux ultrasons, et les Abyssiens ont sous la main des armes à ultrason aux moments les plus critiques. Pour pouvoir passer d’un monde à l’autre, Ky & Mercenaire doivent porter leur armure médiévale métallique, ce qui fait craindre une noyade rapide lors des séquences sous-marines, or il se trouve toujours des circonstances bien opportunes qui leur permettent de s’en sortir facilement. Sans oublier le fait que sous l’eau se trouvent toujours des espaces conçus pour des êtres humains respirant de l’air. Une fois augmentée la suspension consentie d’incrédulité par le lecteur, ces détails passent à l’arrière-plan, et l’aventure reprend ses droits. Ky & Mercenaire partent pour une mission consistant à récupérer un cristal radioactif pour soigner le grand lama, et ils se retrouvent à devoir lutter contre les êtres mythologiques menés par leur roi Polyphème XIV, et à sauver une communauté de l’anéantissement. Ils doivent improviser avec les moyens à leur disposition, générant une tension narrative et un suspense irrésistibles.


Un tome de plus pour la série, une nouvelle aventure pour Mercenaire : le lecteur ne boude pas son plaisir. La narration visuelle l’emmène toujours rapidement dans cet autre monde, à côtoyer des créatures fantastiques (des tritons), avec un mélange de mythologie (il est question de l’Olympe), et de science-fiction (des aéronefs futuristes, des cristaux irradiés). Le créateur sait amalgamer ces ingrédients dans une intrigue cohérente, jouant avec les conventions du genre, et quelques-uns de ses artifices, pour un divertissement de haute volée. En y repensant, le lecteur constate que Vicente Segrelles continue de jouer avec ces conventions dont il est très conscient. C’est ainsi qu’une fois encore la victoire est attribuable aux actions d’une femme, à ses compétences en pilotage, et son savoir scientifique. En filigrane, il est question d’épuration ethnique, d’extermination, d’exode imposé, de défaitisme face à la maladie, de civilisation étant arrivé à la fin de sa période de vie, et de défense des plus faibles.