Ma liste de blogs

jeudi 29 juin 2023

Maudit sois-tu - Tome 3 - Shelley

Comme Mithridate, il faut administrer le poison pour être immunisé.


Ce tome fait suite à Maudit sois-tu - Tome 2 - Moreau (2021) et c’est le dernier de la trilogie. Sa parution initiale date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Pelaez pour le scénario, et par Carlos Puerta pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées. Cette édition se termine avec un carnet baptisé Pour aller plus loin, comptant sept pages : le crayonné de la couverture du tome un en double page, celui du tome deux également en double page faisant ressortir la filiation avec la version Frankenstein illustrée par Bernie Wrightson, celui en double page du tome trois, et celui en simple page de la couverture alternative du tome un.


Torquay, mai 1815. Mary Shelley s’interroge : Quelle est sa faute ? Elle a rêvé sa fille, son bébé, engloutissant son sein, la jolie joue prolongeant le galbe de sa poitrine gonflée. Elle a rêvé son regard fixé sur le sien, ses grands yeux bleus comme hypnotisés, sondant le tréfond de son âme sans un battement de cil. Pour sa fille, elle était l’alpha et l’oméga, elle était l’absolu, elle était le tout. Elle a rêvé que sa fille était vivante. Quelle est sa faute ? Elle se souvient de ce naufrage, l’année dernière. La mer du Nord vomissait les marins du Gottfried Mehn sur la côte de Whitby. Sa langue d’écume léchait les cadavres gonflés qui roulaient en crissant sur la grève. Parmi tous ces corps désarticulés, il y en avait un qui respirait encore. Un vieux matelot qui resta entre la vie et la mort plusieurs semaines durant. L’abîme se refusait à lui. Il respirait, mais ne bougeait plus. Son cœur battait, mais personne ne l’entendait. Et le docteur Cline, ce brave docteur Cline, le ramena à la vie par des frictions, des massages, il le ramena à la vie. Cet homme était vieux, son enfant à elle était pimpant. Ce marin était laid, son bébé était un ange. Ce Lazare portait les péchés du monde, sa fille était l’innocence. Pourquoi est-elle morte ? Quelle est sa faute à elle, Mary ?



Percy Bysshe Shelley rejoint son épouse sur la plage, et elle lui confie qu’elle a rêvé qu’elle ramenait leur fille à la vie. Rome, juin 1819. De nuit, un fiacre dépose Mary Shelley affolée à la porte de John Polidori. Elle écart le domestique sur le côté et se précipite vers les appartements du docteur. En pleurs, elle lui indique que son petit William va mourir. Très calme et distant, il lui répond qu’il savait qu’elle viendrait. Il s’est arrangé pour qu’elle apprenne sa présence à Rome. Elle continue : elle a perdu son premier bébé, et puis Clara les a quittés en septembre dernier. Elle ne veut pas voir mourir un troisième enfant. Elle le supplie. Il la raille : Quelle humilité ! Est-ce la douleur qui désenfle l’immense orgueil de Mary ? Est-ce la douleur ou l’espoir ? Il exige qu’elle rampe devant lui, et alors il écoutera peut-être ses supplications. Elle l’a humilié. Sur les bords du lac Léman, dans cette maison sans âme, cette année sans été, elle l’a humilié. C’était à Cologny, en Suisse, à l’été 1816. Mary et John évoquaient la démonstration publique de Giobanni Aldini sur le corps du criminel George Foster en 1803, et le Zoonomia (1794) de Robert Darwin.


Le lecteur s’attend peu ou prou à retrouver le même déroulement que dans les deux premiers tomes : une chasse à l’homme, des voyages menant au rassemblement dans un même lieu de tous les protagonistes, et une autre grande chasse à l’homme menée par Zaroff ou un de ses descendants, avec l’aide de Moreau ou un de ses descendants. Il n’en est rien. Après un tome consacré à l’héritage du chasseur Zaroff, et un autre au docteur Moreau et à ses créatures, les auteurs se focalisent sur Mary Shelley (1797-1851), autrice qui a bel et bien existé, et qui a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire de la littérature avec son roman Frankenstein ou le Prométhée moderne publié en 1818. Dans le tome précédent, il était déjà fait allusion à son époux Percy Bysshe Shelley, et à cet été passé dans la villa Diodati située au bord du lac Léman à Cologny, en Suisse. Ils évoquent sa vie : sa relation avec le poète Percy Bysshe Shelley, la naissance et la perte de ses enfants, sa relation potentielle avec John William Polidori, ses voyages en Europe avec son mari, sa fausse couche dans la villa Magni en juin 1822, la mort de son mari. Le lecteur se rend compte que le scénariste a choisi pour raconter son histoire complète, une série de récits en abyme enchâssés les uns dans les autres au sein de la trilogie, à l’identique de la structure du roman Frankenstein. En outre, pour ce dernier tome, il déroule deux fils chronologiques en alternance : le temps présent du récit qui commence en 1815, et les événements survenus à Cologny en Suisse en 1816.



L’artiste emmène direct le lecteur dès la première page avec une vue incroyable sur la falaise du Torquay. La texture de la roche est rendue avec une sensation photoréaliste qui fait croire à une véritable photographie, y compris pour la végétation qui s’accroche. Toutefois la technique utilisée pour l’océan, puis dans les cases du dessous l’herbe ou l’étoffe de la robe de Mary Shelley montre bien que ce n’est pas une photographie. Le lecteur éprouve la même sensation avec d’autres environnements : la mer du nord déchaînée qui vomit les marins du Gottfried Mehn, le parquet bien ciré de la demeure romaine où réside John Polidori en 1819, le salon de la villa Magni en Suisse avec ses fauteuils et leur tapisserie, l’immense salon du manoir familial dans le Yorkshire avec ses tapis et ses candélabres, les flancs enneigés du Monte Prado en Toscane, un magnifique vitrail dans l’église de Haworth dans le Yorkshire, le pont du petit voilier l’Ariel. Ces cases apportent une consistance incroyable au récit, l’ancrant dans un monde très réel, très concret, ayant bel et bien existé avec une consistance telle qu’il semble possible de le toucher, avec une représentation telle qu’elle donne une sensation de réalité.


Comme dans les autres tomes, Carlos Puerta sait positionner sa narration visuelle dans d’autres registres picturaux en fonction de la nature de la séquence. Il peut ciseler le visage de Mary Shelley comme s’il s’agissait d’une des plus fines statuettes du Bernin. Passer dans un registre impressionniste pour un décor végétal comme le jardin de la propriété de la villa à Cologny. Revenir à une bande dessinée très classique avec détourage encré et mise en couleurs naturaliste pour des tête-à-tête. Donner la sensation de gravures d’époque pour une scène d’extérieur. Mettre en avant les sensations lors d’une scène de crime dans un cimetière avec une mise en couleurs expressionniste. Puis contraster cette ambiance lumineuse bleutée avec celle tout en vert de la séquence suivante. Puis repasser en mode naturaliste. Et repasser en mode expressionniste avec un jaune brun lors d’une discussion étouffante. Le spectre de la narration visuelle va de prises de vue évoquant un déplacement continu de la caméra (la première page avec une vue qui se rapproche progressivement de Mary Shelley), à des images isolées pour établir une situation telle la carcasse du Gottfried Mehn échouée sur la plage. L’esprit ainsi tenu en alerte, le lecteur prête attention à chaque page, en se demandant ce que l’artiste va lui offrir, va lui concocter, relevant ainsi un détail par ci par là. Par exemple, il sourit en découvrant que John Polidori est en train de lire Faust (la version de 1808) de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832).



Le scénariste parvient donc à l’origine, aux événements qui ont donné lieu à un conflit qui s’est répété à deux reprises en 1848 (tome deux) et en 2019 (tome un) et qui a affecté les descendants de ces personnes sur plusieurs générations, jusqu’à Emily Robinson, Eleonore Dabney, le docteur Josuah Cornford, et l’inspecteur Stisted. Il entrelace habilement les événements de la vie de Mary Shelley et de son époux, avec une intrigue inventée autour de John William Polidori. Il confirme la séquence relative à la mort de Percy Shelley vue dans le tome deux, et il explique comment le docteur Moreau est devenu tel qu’il apparaît par la suite. Il relie la vie de Mary Shelley à des créations littéraires, l’écriture ayant une incidence sur le monde réel. Le lecteur peut également y voir le fait que l’écrivaine cristallise dans sa création plusieurs thèmes ou forces présentes dans la société de l’époque, et donc que sa vie soit façonnée par ces mêmes thèmes et ces mêmes forces. Il retrouve les sujets présentés dans le dossier en fin du tome deux : corps & âmes, le corps objet de fantasme objet de science, le savant fou, le créateur égal de Dieu. En outre, le scénariste met également en scène la force de la passion amoureuse, la haine déclenchée par l’humiliation publique, la force de l’amour maternel, la stupidité occasionnée par l’amour propre, la monstruosité d’un individu privé d’empathie, les morts arbitraires occasionnées par une épidémie, le progrès scientifique (la vaccination), etc.


A priori, le lecteur entretient quelques réserves sur cette trilogie : une histoire racontée à rebours, un mélange entre personnages de fiction (Zaroff, Moreau) et personnages réels (Mary Shelley), une haine tenace s’exprimant au travers d’une vengeance de grande ampleur. Il est très vite conquis par la qualité de la narration visuelle, la sophistication des dessins, du photoréalisme le plus confondant à l’impressionnisme, avec des séquences saisissantes par leur naturalisme ou leur touche horrifique. Il plonge sans retenue dans cet amalgame entre romans et réalité historique pour des relations indissociables de cause et conséquences entre créatrice et personnages, créatures et savant. Envoûtant.



2 commentaires:

  1. c’est le dernier de la trilogie - Bravo. Oh, je te vois venir : bravo pour quoi, il n'y a que trois tomes. J'ai néanmoins remarqué que j'avais du mal à boucler des séries courtes rapidement. Je ne me suis pas encore astreint à une discipline concernant les séries courtes, sauf concernant "Albator". J'en ai pourtant quelques-unes en réserve.

    Elle ne veut pas voir mourir un troisième enfant. - Je ne savais pas que ses trois premiers enfants étaient morts jeunes.

    Elle l’a humilié. Sur les bords du lac Léman, dans cette maison sans âme, cette année sans été, elle l’a humilié. - Je ne sais pas de quoi tu parles, cela m'intrigue.

    Tu conclus ta lecture sur une note positive. On m'avait recommandé cette série, mais je doute de pouvoir prendre le temps de la lire un jour.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu as bien fait d'expliquer à quoi rattacher le Bravo, car je n'y étais pas du tout. J'avais effectivement un certain nombre de séries courtes en deux ou trois tomes (Eden, Le bois des vierges, et quelques autres) en stock, et quelques autres à venir.

      La vie de Mary Shelley : je ne m'y étais jamais intéressée, à part pour son écriture de Frankenstein lors de son séjour à la villa Diodati. J'ai trouvé que le scénariste alliait élégamment des éléments de sa biographie et le processus créatif. Du coup, j'ai mis d'autres séries de Philippe Pelaez dans ma liste de lectures potentielles.

      J'étais parti avec un a priori négatif pour cette série, ne voyant pas trop ce que le scénariste pourrait faire en mélangeant personnages réels et personnages de fiction. J'étais tombé sur cette trilogie en voulant découvrir d'autres œuvres de Carlos Puerta que j'avais beaucoup aimé dans la trilogie Baron Rouge. Comme à mon habitude, j'ai fini par céder à la tentation.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/search?q=baron+rouge

      Supprimer