Ma liste de blogs

mardi 21 mai 2024

Chimère(s) 1887 - Tome 03: La Furie de Saint-Lazare

Un excellent prétexte pour assécher bouteilles de champagne et bourses de clients


Ce tome fait suite à Chimère(s) 1887, tome 2 : Dentelles écarlates (2012). Son édition originale date de 2013. Le scénario a été réalisé par Christophe Pelinq (Christophe Arleston) & Melanÿn (Mélanie Turpyn), les dessins par Vincent Beaufrère et la mise en couleurs par Piero. Cette bande dessinée compte quarante-six pages.


Paris 1887, quelques heures avant que ne se produise le drame qui allait entacher la réputation d’une des maisons de plaisir les plus fameuses de Paris, la Perle Pourpre… Le photographe Blandin quitte la chambre où il a pris un cliché des ébats de Ferdinand de Lesseps avec Chimère, et il laisse Jack s’occuper de la jeune prostituée. Il a mis la plaque photographique dans un châssis à l’abri de la lumière, et tout contre son cœur. Il prend son matériel et descend l’escalier de service pour filer par la porte de derrière. Il passe par la cuisine où Oscar est en train de remonter une caisse de champagne, sous les ordres de Lou. Blandin arrive en bas de l’escalier et trébuche contre la trappe encore ouverte. Il casse quelques bouteilles dans sa chute, et perd la plaque sans s’en apercevoir. Il reprend ses affaires et s’enfuit par l’arrière-cour. Ce n’est qu’après avoir traversé une passerelle au-dessus de la Seine qu’il se rend compte de sa perte. Pendant ce temps, dans la maison close, le commissaire Leroux fait appliquer les consignes du préfet, Chimère est arrêtée et emmenée, accusée du meurtre de Salomé. Les autres filles et la patronne savent ce qui attend l’adolescente.



Saint-Lazare. Ce seul nom fait trembler toutes les filles de Paris. Un ancien couvent transformé en prison pour femmes. À la fois maison d’arrêt, de justice, et de correction pour jeunes filles, c’est aussi un hospice pour les syphilitiques et une maison hospitalière. On peut y être détenue par décision de justice, ou en rétention administrative. La Ménagerie, c’est la première section. Une centaine de cellules réservées aux jeunes détenues et aux condamnées. Avec des barreaux qui n’empêchent ni le froid ni les odeurs de circuler. Normalement, la section deux est plus un hôpital qu’une prison. Pourtant l’atmosphère n’y est guère respirable. Faute de place, dans la première section, Chimère est emmenée dans la seconde, dans la cellule d’Eugénie, une femme qui n’a plus toute sa tête. Cette dernière s’adresse à elle en lui disant qu’elle a perdu sa fille, qu’elles sont le mal, elles lui ont arraché sa fille, enlevée, ces sœurs sont des servantes de Satan. Elle continue : le Diable est ici, dans ces murs, mais Chimère ne doit pas avoir peur, maman Eugénie est là pour la protéger. En juin 1871, Jules Ferry a installé la préfecture de police dans la caserne de la Cité. Depuis les préfets apprécient d’avoir vue sur la Seine. Le préfet est en train de faire le point sur l’affaire de la Perle Pourpre, avec le commissaire Leroux. Pour le préfet, l’affaire est entendue : Chimère est coupable. Pour Leroux, cela n’est pas une évidence, il serait d’avis d’accréditer la thèse de la présence de deux autres hommes dont un photographe.


Le lecteur a hâte de retrouver Chimère, non pas pour découvrir quelles vont être ses souffrances, mais pour la voir avancer avec une détermination qui fait chaud au cœur. À nouveau les auteurs ne l’épargnent pas : entre l’emprisonnement à Saint-Lazare, les accusations mensongères, et le retour à la Perle Pourpre en tant que prostituée, toujours âgée de treize ans. Comme dans le tome précédent, tous les événements tournent autour d’elle, soit directement, soit leurs répercussions, soit par le biais de certains clients de la maison close. Elle apparaît dans dix-sept pages. Le récit reprend au moment de son arrestation : elle porte toujours sa tenue de prostituée, avec un châle qui lui permet d’avoir plus chaud et de couvrir son torse. Le lecteur note les teintes mornes et grises utilisées par Piero. Il est frappé par le teint cadavérique de la peau de l’adolescente : blanchâtre et maladive, ne se teintant de rose que très progressivement au cours de son séjour en cellule. Elle arbore une coiffure complexe, avec deux sortes de rouleau au sommet de part et d’autre de la tête, qu’elle parvient à conserver intact tout du long de son séjour en prison, et qui reste identique pour la soirée donnée en son honneur à son retour. Le lecteur lit la crainte et le dégout sur son visage lorsqu’elle est enfermée avec Eugénie. Il y lit sa soumission résignée face à Gisèle, la patronne. Il y découvre toute sa ressource quand elle reprend le dessus face à un adulte moins intelligent qu’il ne le pensait.



Le lecteur retrouve les caractéristiques visuelles présentent dès le premier tome : en particulier cette approche exagérée pour les personnages, des grosses lèvres, des visages pouvant être un peu déformés, des anatomies avec des membres un peu étirés, des torses un peu plus épais pour les hommes, des corps avec des rondeurs pour les femmes. Dans le fond, le lieu récurrent du récit, une maison close, évoque l’exploitation du corps de la femme, une forme d’emprisonnement pour les prostituées, un présent soumis aux pulsions des hommes, une absence d’avenir. La sexualité et la nudité restent présentes dans la narration, pas sous forme de titillation ou d’excitation, mais comme une réalité concrète. Alors que Chimère est emmenée dans un fourgon de police, Lou et Marguerite sont assises sur un canapé dans des robes magnifiques, laissant nue leur poitrine, avec la représentation des auréoles et des tétons, d’une manière assez sèche, un peu esquissée, sans érotisme, sans fausse pudeur. Lors des séquences suivantes dans la maison close, le lecteur peut voir les femmes apprêtées attendant le client dans un luxueux salon gigantesque, vêtues de dessous chics, ou de robes affriolantes, à nouveau une tenue de travail qui met en évidence le caractère professionnel de leur apparence, sans sentiment, ni affection, et certainement sans amour. La chair est triste, hélas, comme écrivait Stéphane Mallarmé (1842-1898) dans son poème Brise marine (1865). En page trente, Fernand, le videur, saisit les seins de Marguerite par derrière : il se fait sèchement rembarrer par la dame indiquant qu’elle n’est pas dans ses moyens, une scène mettant en lumière le désir de l’homme dans ce qu’il a de plus laid. En page quarante-six, le banquier Winston Burke, la cinquantaine, se retrouve dans une chambre avec Chimère dans des dessous évoquant une robe de mariée : un autre moment répugnant d’un vieil homme s’apprêtant à satisfaire ses besoins sur une adolescente. Seul moment donnant une autre image moins négative : Vincent van Gogh se jetant sur sa modèle Olympe totalement consentante, les deux complètement nus, et encore car elle fait observer ensuite qu’il est immature et incapable de subvenir aux besoins d’une famille.


Mais voilà, il est difficile de détester complètement un personnage. Blandin est lâche : il a abandonné les deux prostituées aux mains de Jack, il s’enfuit de la maison close, il n’ose pas y retourner, il fuit face à Jack (il est vrai qu’il n’a aucune chance), une certaine suffisance s’affiche sur son visage, mais il a conscience du danger qu’il court ce qui génère un sentiment de sympathie automatique chez le lecteur. Madame Gisèle exploite ses gagneuses, leur ment pour augmenter sa marge, n’éprouve aucune empathie pour Chimère qu’elle ne voit que comme une rebelle à mater, à faire rentrer dans le rang, en en faisant un exemple pour que les autres se rentrent bien dans le crâne qu’elle punira toute tentative de désobéissance. Elle arbore un air hautain et méprisant en toute circonstance vis-à-vis de ses employées, elle a une silhouette sèche dure… Et pourtant le lecteur comprend qu’elle ait pu devenir ainsi en découvrant le déroulement de sa liaison avec Vincent quand elle se faisait appeler Olympe. Même Eugénie inspire de la pitié malgré son apparence de souillon et son regard de folle : elle subit une répression affreuse de la part du personnel de Saint-Lazare, à commencer par les saignées. Il n’y a que Jack et Winston Burke pour lesquels le lecteur ne distingue aucune qualité humaine positive.



Comme dans les tomes précédents, le lecteur se rend compte qu’il tient la narration visuelle comme allant de soi : des dessins aux contours parfois irréguliers, une propension nette à mettre du mouvement dans le plus de cases possible, une mise en couleurs avec un fond naturaliste et des nuances plus vives, tout pour plaire à l’œil. Pourtant de temps à autre, il ralentit un moment pour apprécier la richesse d’une description, une suite de cases, une situation visuellement remarquable. Tout du long, l’artiste réalise une reconstitution historique par le biais de solides descriptions aussi bien en intérieur qu’en extérieur. Dans le premier registre : le grand salon de la Perle Pourpre, sa cuisine, les couloirs déprimants de la prison pour femmes de Saint-Lazare, la chambre sous les combles de van Gogh, l’estaminet des Halles, le bureau du commissaire Leroux. Dans le second, le lecteur prend le temps d’admirer une vue de Notre Dame, un quai bas le long de la Seine, la cour de la Perle Pourpre, la préfecture de Police, l’arc de Triomphe, les toits de Paris, les grandes halles de monsieur Baltard, une course-poursuite au travers des Halles, une promenade dans le jardin du Luxembourg, une fuite éperdue à travers bois, la tour Eiffel qui monte lentement.


Les auteurs continuent leur récit en 1887, comme l’indique le titre. Ils font intervenir un autre personnage historique : le docteur Jean-Martin Charcot (1825-1893) qui visite les prisonnières de Saint-Lazare et qui étudie les manifestations d’hystérie en utilisant l’hypnotisme, et le lecteur obtient la confirmation de l’identité de Jack. L’intrigue générale progresse lentement, avec les tentatives de récupération du cliché compromettant pour Ferdinand de Lesseps (1805-1894). Le lecteur constate que les plans les mieux ourdis ne résistent pas aux aléas de la réalité, qu’il s’agisse des tentatives de récupération du cliché, ou de l’issue d’une course-poursuite. D’autres thèmes courent dans l’intrigue : la prééminence de la recherche de bénéfices sur le sort des êtres humains, la diversité des formes que prendre l’instinct de survie ou de préservation, l’esprit d’indépendance et les sacrifices qu’il engendre, la nécessité faisant loi pour ces femmes se prostituant.


Un savant mélange d’aventures, d’intrigues, de dessins vifs et alertes, de reconstitution historique bien fournie, de maltraitances et d’oppression. Les auteurs atteignent un équilibre remarquable entre divertissement et évocation de la vie d’une jeune adolescente prostituée dans une maison close, dans le contexte de l’année 1887. Chaque personnage existe comme le fruit de son milieu socio-culturel en fonction de son caractère, poursuivant sa propre chimère. L’héroïne fait preuve d’une grande capacité d’observation, d’apprentissage et de volonté. Un drame adulte.



lundi 20 mai 2024

Saint-Elme T04 L'œil dans le dos

Franck, c’est un bout de fer. Plus on lui tape dessus, plus il devient dur.


Ce tome fait suite à Saint-Elme T03: Le Porteur de mauvaises nouvelles (2022) qu’il faut impérativement avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour suivre l’intrigue. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Serge Lehman pour le scénario, et par Frederik Peeters pour les dessins et la mise en couleurs. Il compte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré pour L’homme gribouillé, paru en 2018. Il commence par trois paragraphes de résumé assez denses.


Les tuyauteries à l’arrière de l’auberge de La vache brûlée évacuent les fumées de la cuisine. Chen est au fourneau. Romane Mertens et son père mangent à une table, en silence. À une autre, deux touristes se font face sans parler, absorbés par leur téléphone portable. Dans l’escalier, le propriétaire Arthur Spielmann monte, accompagné par Sylvia Lamont, une infirmière. Arrivée à l’étage, il la présente à Madame Dombre, comme étant également une amie. Ils pénètrent dans la chambre où Franck a repris connaissance et est en train de parler avec son frère Philippe. Il lui dit qu’il se passe quelque chose d’incroyable ici, il faut qu’ils restent. L’infirmière pénètre dans la chambre et demande à Spielmann et Dombre de rester à l’extérieur car il lui faut du silence et de la place. Dans le couloir, Madame Dombre appuie sa tête contre le torse d’Arthur. Il lui demande ce qui se passe : elle ouvre son sac et lui montre le cadavre de Bruce, son furet. L’infirmière ressort en indiquant que les pansements doivent être changés tous les deux jours, et qu’elle ira demain en ville faire le plein de gel osmotique. Elle estime que Franck va étonnamment bien compte tenu de ce qu’il a subi. Son frère Philippe ajoute que Franck, c’est un bout de fer, plus on lui tape dessus, plus il devient dur. Philippe décide de veiller son frère pendant la nuit. Madame Dombre et Arthur Spielmann vont rentrer la Volkswagen dans la grange pour qu’elle ne soit pas visible depuis la route, puis il aide Dombre à enterrer Bruce dans le jardin.



Dans le salon, au coin du feu, Madame Dombre raconte un peu sa vie à Arthur, tous les deux assis côte à côte sur le canapé. Elle évoque son fils David, petit dealer, sa disparition, l’enquête menée par Philippe Sangaré. Après ça, son mariage a explosé, elle a quitté son travail, vendu sa maison et elle s’est mise à aider les frères dans leurs enquêtes. Philippe était tellement bon que Franck n’avait presque rien à faire. Une seule fois, il a manqué de vigilance. Philippe a pris une balle et il en est mort. Cliniquement mort. Pendant une heure. Elle y était. Et puis il est revenu à la vie et ses yeux étaient entièrement noirs ! Franck ne s’est jamais pardonné son erreur. Il en veut à la terre entière. Mais pour Philippe, c’est différent. Ses dons d’enquêteur sont devenus… presque effrayants. Parfois, elle se dit que la fin du monde a eu lieu. Pas comme dans les films. Discrètement. Pendant qu’on ne regardait pas. On s’est habitué à ce que tout soit détraqué. On n’y fait même plus attention.


Le lecteur entame ce tome avec la ferme intention de se montrer à la hauteur de la construction ludique du récit, de détecter chaque indice permettant de mieux comprendre l’agencement global de l’intrigue, de combler les trous dans les événements du passé, de saisir les nuances relationnelles des personnages entre eux, d’être vigilant quant aux signes avant-coureurs d’une prise d’initiative dramatique. Le tome précédent ramenait le récit dans le genre du polar, avec une enquête, un plan pour forcer certains propriétaires à vendre. Le lecteur s’attend donc à ce que le scénariste poursuive dans cette veine, que Philippe Sangaré continue d’utiliser ses extraordinaires dons d’enquêteur pour progresser rapidement. Or, les frères Sangaré n’interviennent que dans dix pages du récit. Il est vrai que Franck est bien mal en point, le dessinateur représentant au premier degré ses bandages qui lui couvrent quasiment tout le corps, à l’exception de la bouche et du nez, sans oublier ses lunettes de soleil de marque. Le lecteur pense direct à une momie, tout en prenant lui aussi la chose au premier degré, d’autant plus qu’une infirmière vient changer les bandages. Il reste bien une forme de genre policier dans ce tome, qui vient d’autres personnages. De manière inattendue, Romane Mertens et Paco découvrent une jeune fillette dans le chalet de Simon Leer, un ami, et elle a littéralement un œil dans le dos. Pour autant les auteurs se montrent facétieux car la jeune demoiselle répète qu’elle ne peut rien dire.



La moitié de ce tome (quarante-deux pages) est consacrée à la famille Sax élargie. Après le drame survenu en fin du tome précédent, la famille se réunit pour la cérémonie d’enterrement. Gregor Mazur vient en personne, et en hélicoptère, pour comprendre ce qui s’est passé et pour s’assurer que les affaires continuent. Les auteurs s’en donnent à cœur joie pour utiliser les conventions de genre associées à une famille mafieuse, à commencer par le pouvoir que donne l’argent. L’arrivée du patriarche se fait dans deux pages muettes en vis-à-vis, vingt et vingt-et-un. L’artiste en donne pour son argent au lecteur, avec trois cases sur la page de gauche pour l’arrivée et l’atterrissage de l’hélicoptère, la forme artificielle de l’engin, la séquence prise sur le vif, et pourtant le lecteur se dit que les couleurs ne relèvent pas du naturalisme, tout en donnant une impression organique. La page de droite commence par une grenouille qui vole dans les airs et qui connaît un sort funeste, rappelant au lecteur l’omniprésence des grenouilles dans le premier tome. Puis le patriarche descend, avec son loup en laisse, et un regard aussi fou que celui du derviche. Dans la page suivante, ses hommes de main descendent de l’hélicoptère, certains portant leur matériel dans un sac de sport. Un grand moment de tension : il est évident que ces individus sont dangereux et qu’ils savent utiliser la violence d’une manière définitive. En même temps, le lecteur ressent qu’il aurait suffi d’un trait un tout petit plus appuyé, d’une expression de visage un tant soit peu plus exagérée pour le ton du récit bascule dans la parodie. Ces auteurs savent ce qu’ils font et ils s’approprient les codes du genre polar avec dextérité et élégance, et un soupçon de sarcasme.


Au fil des pages, le lecteur sent qu’il est cueilli par la narration de plusieurs manières. Dans cette histoire de mainmise sur les ressources et le territoire d’une ville produisant de l’eau de source, par une famille utilisant des moyens criminels, le lecteur se retrouve dans des situations d’une normalité paisible déconcertantes : un moment d’intimité devant un feu de cheminée, regarder la neige tomber doucement, faire un tour de motoneige, remettre une chaudière en route, manger des céréales au petit-déjeuner, voir passer un malade en fauteuil roulant dans un couloir d’hôpital. L’artiste n’a pas son pareil pour transcrire la banalité d’une situation commune. Le contraste n’en opère que plus avec les moments de tension, ou teintés de surnaturel : ce qui est arrivé aux yeux de Franck Sangaré, un affrontement à main nue sur un ring, un homme assis regardant un loup droit dans les yeux, une pilosité anormale, une sensation d’infinie en regardant longuement une chondrite, un pied bandé se posant dans une flaque de sang. Au fur et à mesure, il semble que les ingrédients surnaturels soient sur le point de reprendre le dessus sur les éléments policiers. Encore que…



Les auteurs se montrent très forts pour donner une personnalité distincte à chaque protagoniste. Romane et Paco ne se comportent pas du tout de la même manière, ils ont chacun leur caractère. Chaque homme de main de la famille Sax présente des particularités dès qu’il fait plus que de la figuration. Le lecteur observe des émotions et valeurs différentes d’un individu à l’autre : de la compassion de Romane pour Katyé, au comportement erratique de Stan Sax sous l’effet de produits psychotropes. Le lecteur sourit en voyant ce jeune homme se mettre à rire avec Yérim, à la suite d’une réflexion anodine, tout à fait représentatif de l’effet des cigarettes qui font rire. Il ressent l’état d’hébétude de Vik Sax, sous l’effet des médicaments. Il se trouve gêné par l’état d’excitation d’Arno Cavaliéri sous l’emprise de substances chimiques bien plus fortes. Il repense à Stan et Yérim et à leur comportement idiot sous l’effet des produits, avec des conséquences catastrophiques décalées dans le temps, comme dans les meilleurs romans de Donald Westlake (1933-2008). Il prend conscience que le scénariste a conçu une intrigue ayant la précision d’un système d’horlogerie suisse, avec une maitrise totale de l’intrication des différents fils narratifs, de leur synchronisation, des éléments du passé révélés avec une anticipation machiavélique. Cela lui fait s’interroger sur le sens à donner à ces cases d’ouverture de chaque tome, toutes consacrées à une tuyauterie. Comme rien n’est laissé au hasard, quelle information capitale, quelle métaphore constituent-elles ? Dans un autre ordre d’idée, le lecteur reste toujours indécis sur la dimension surnaturelle : faut-il la prendre au premier degré, loup garou et entité cosmique compris ? Faut-il y voir une métaphore de l’état d’esprit de certains personnages, de leur perception ou de leur interprétation déformées de la réalité ?


À ce stade du récit, le lecteur est tout acquis à l’intrigue et au savoir-faire narratif des auteurs, il ne demande qu’à être conquis. Il l’est pleinement : par la narration visuelle évidente à la lecture, à la composition très complexe pour paraître aussi naturelle, par l‘intrigue à la fois très balisée pour cette famille agissant au-dessus des lois, à la fois totalement imprévisible quant à ses ingrédients, entre polar et surnaturel.



jeudi 16 mai 2024

Klimt

Seules les femmes sont capables de sauver les hommes de leurs démons.


Ce tome contient une biographie très partielle de l’artiste Gustav Klimt, correspondant à l’année 1907, qui ne nécessite pas de connaissance préalable de cet artiste. La première édition date de 2017. Il a été réalisé par Jean-Luc Cornette pour le scénario, par Marc-Renier pour les dessins, et par Mathieu Barthelemy pour les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Il se termine par un dossier de huit pages, intitulé Gustav Klimt (1862-1918), l’artisan aux doigts d’or, rédigé par Dimitri Joannidès. Ce dossier est structuré en sept chapitres : Un succès précoce, Vers la libération esthétique, Insaisissable style fin de siècle…, L’objet du scandale, Adèle Bloch-Bauer ou la Joconde autrichienne, Vers la peinture de chevalet, Une postérité à retardement. Il comprend également la reprographie de plusieurs œuvres de l’artiste : Judith et la tête de Holopherne (1901), Pallas Athéna déesse de la guerre, de la sagesse, des artisans et des techniques (1898), Les puissances ennemies (1902), L’attente (1905-1906), Portrait d’Adèke Bloch-Bauer (1907), Maison à Unterach (1916), Femme au chapeau et au boa de plume (1909).


À chaque époque son art, à l’art sa liberté. À Vienne en 1907, Gustav Klimt rend visite au couple Bloch-Baeur. Il sonne à la porte et il est accueilli par leur servante Rosa. Elle le reconnaît immédiatement et lui la salue par son prénom. Il ajoute que les années passent et qu’elle est toujours aussi belle, elle leur manque à l’atelier. Elle va pour l’embrasser, mais son geste est interrompu par Adèle Bloch-Bauer qui trouve que Rosa met légèrement trop de passion dans sa façon d’accueillir les invités. D’un autre côté, elle reconnaît qu’il est difficile de résister à ce cher Gustav. Celui-ci indique qu’elle l’a convié et qu’il est venu aussitôt car c’est elle qui est irrésistible. Il lui offre un gugelhupf, il est passé à la pâtisserie Demel. Il salue également le petit chat Prodigo. Le peintre prend ensuite le café avec Ferdinand Bloch-Bauer et son épouse Adèle. Ils se rappellent qu’ils ont fait connaissance il y a six ans, au moment de l’affaire de La Médecine. Le mari pense que le temps est venu pour lui de demander à Klimt de peindre sa femme. L’artiste prend congé et promet à Adèle de la couvrir d’or.



Six ans plus tôt, les critiques se déchaînent en contemplant le tableau La Médecine : Ignoble, c’est ignoble ! Tous ces corps mélangés les uns aux autres ! Qu’a-t-il voulu représenter, une orgie ? C’est censé représenter la médecine, et on dirait qu’il fait l’éloge de la maladie et de la vieillesse. C’est clairement pornographique ! Dans la salle, Gustav Klimt écoute ces commentaires désagréables. Un ami lui propose d’aller boire un coup, mais il décline car sa mère l’attend. Celle-ci lui a préparé de la soupe aux pommes de terre, comme il aime. Il lui lâche tout ce qu’il a sur le cœur, contre tous ces médecins qui ont critiqué son œuvre : c’est à Hypocrite que tous ces médecins ont prêté serment ! La nuit, il rêve qu’il est le général Holopherne que Nabuchodonosor envoie en campagne, pour assiéger Béthulie.


Une portion assez courte de la vie de Gustav Klimt (1862-1918), qui se focalise sur les affres de la création de l’un de ses tableaux les plus célèbres : Le portrait d’Adele Bloch-Bauer (également appelé La dame en or, ou La femme en or), réalisé entre 1903 et 1907. Le début déroute car un cartouche indique que la première scène se déroule en 1907, c’est-à-dire après la réalisation de ce tableau, mais au cours de la discussion Ferdinand Bloch Bauer indique qu’il est temps pour le peintre de réaliser le portrait de son épouse, mais Rosa est au service du couple, et effectivement sept ans plus tôt elle était une des muses de l’artiste dans son atelier. Et en page quatorze, Klimt se rêve en général de l’empire néo-babylonien, recevant les ordres de Nabuchodonosor II (-642 à -562), évoquant le Livre de Judith de l’Ancien Testament. Le lecteur comprend que certaines séquences sont à envisager comme teintée d’onirisme, s’inspirant de la réalité, sans pour autant relever de la reconstitution historique rigoureuse ou exacte. Dans un premier temps, la narration visuelle peut provoquer un même décalage cognitif. La première page semble fermement ancrée dans un registre descriptif, avec un savant équilibre entre ce qui est montré dans le détail (la façade de l’immeuble des Bloch-Bauer), et ce qui est suggéré (la circulation dans une large avenue). Puis le rêve se charge d’éléments visuels symboliques, les dimensions de l’escalier intérieur dépassent la réalité, certains fonds de case ne sont habillés que par des camaïeux.



Les auteurs naviguent entre des repères historiques concrets et avérés, et des interprétations personnelles ou des métaphores. Parmi les premiers, le lecteur identifie Ferdinand Bloch-Bauer (1864-1945), fabricant de sucre austro-tchèque et amateur d'art, époux d’Adele Bloch-Bauer, visiblement peu jaloux. Klimt a peint au moins deux portraits d’Adele Bloch-Bauer (1881-1925), entre 1903 et 1907, et en 1915, à la suite d’une demande adressée par courrier écrit par le mari. Lors d’une discussion avec le peintre, cette dame lui conseille de ne pas aller voir le docteur Sigmund Freud (1856-1939) s’il veut éviter d’entendre des choses ignobles sur sa mère. S’il est allé regarder les photographies de cette dame, le lecteur peut constater une bonne ressemblance des dessins, et il apprécie la sophistication de ses toilettes, ses robes comme ses chapeaux. Il relève encore la présence d’Anna Finster-Klimt (1836-1915, la mère de l’artiste), d’Emilie Louise Flöge (1874-1952, styliste et créatrice de mode), et du ministre Johannes Wilhelm Rittér von Hartel. Il est également fait mention de l’exposition du tableau La médecine (1901) au Palais de la Sécession à Vienne, sa qualité du peintre comme membre de la Sécession viennoise. Les cases nourrissent la reconstitution historique : les façades des rues de Vienne, la devanture d’une pâtisserie aux desserts aussi appétissants que viennois, l’intérieur d’un café, le superbe bâtiment du parlement autrichien, le parc du château de Schönbrunn, l’atelier de Klimt, le lac de l’Attersee, et le Palais de la Sécession, avec la devise À chaque âge son art, à chaque art sa liberté, et son magnifique dôme. Dessinateur et coloriste assument également la tâche délicate de reproduire des œuvres d’art, les peintures Klimt : ils le font avec conviction, les fac-similés reprenant une partie des intentions artistiques, entre tracé, composition et fidélité à la représentation, avec une prise de recul empreinte d’humilité.


Le lecteur observe que dessinateur et coloriste reprennent des éléments de l’œuvre picturale de Klimt, par petites touches discrètes dans un détail ou un autre d’une case, introduisant ainsi un glissement entre symbole et onirisme. Ce décalage entre réalité et rêve prend une forme explicite dans la séquence de la page douze à la page quinze. Gustav Klimt dort profondément et il est réveillé par deux de ses modèles, Edith & Margarethe, nues : elles l’enjoignent à les suivre en l’appelant général, car il est attendu. Le peintre se lève, les suit et traverse des pièces aux proportions gigantesques, évoquant aussi bien un palais qu’un tombeau, pour être mené devant Nabuchodonosor. Le lecteur voit flotter des symboles comme l’œil dans la pyramide, ou la présence de félins. Puis dans un dessin en pleine page, il assiste à une scène fantasmagorique dans laquelle Klimt est un guerrier, maniant le sabre et l’arc sur son char, donnant l’assaut à une citadelle, des cadavres d’ennemis à ses pieds. Les auteurs laissent le lecteur libre de son interprétation. Peut-être une mise en perspective de l’artiste se mesurant à grands maîtres qui l’ont précédé et qui ont eux aussi interprété cette scène biblique : Donatello (vers 1455-1460), Sandro Botticelli (trois fois, 1470, 1472, 1495), Lucas Cranach l'Ancien (vers 1530), Paolo Veronese (1581), Le Titien (1565), Rubens (vers 1616), Le Caravage (vers 1598), etc.



Il est également possible de voir en Holopherne assiégeant Béthulie, une métaphore de Klimt assiégeant l’Académisme, comme s’il était envoyé par le courant artistique La sécession de Vienne qui serait Nabuchodonosor pour anéantir ce bastion de l’art officiel. Toutefois, l’issue de ce récit biblique n’est pas à l’avantage du conquérant. Dans la décapitation d’Holopherne, le lecteur peut voir l’artiste au service de la beauté féminine, conquis par elle, et ne pouvant que s’y soumettre, le jeu avec l’ordre chronologique déroutant encore le lecteur puisque ce tableau date de 1901, vraisemblablement avant que Klimt n’ait fait la connaissance d’Adele Bloch-Bauer. Les auteurs montrent également trois modèles féminins, Rosa, Edith et Margareth, vivant dans l’atelier du peintre, très sensuelles, parfois érotiques. En fonction de sa sensibilité, il peut prendre cette représentation au premier degré, entre comportement licencieux et vieil homme libidineux, ou comme une métaphore des muses qui inspirent l’artiste que la force créatrice ne laisse jamais en repos, pour une vie en perpétuel déséquilibre. De ce point de vue, les chatons présents dans son atelier constituent cet élément perturbateur, joueur, espiègle, indifférent, épris de liberté. Le lecteur poursuit sa découverte de cet artiste avec le dossier qui contextualisent la bande dessinée dans le cours de la vie de l’artiste, le mouvement de la Sécession viennoise, la qualification de Joconde autrichienne, la longue lutte de la famille Bloch-Bauer pour récupérer la propriété du tableau après la seconde guerre mondiale, la période d’oubli de l’œuvre de Klimt après sa mort.


Évoquer la vie de Gustav Klimt lors de la création de son tableau Judith et Holopherne (1901), et aussi lors de la réalisation du portrait d’Adele Bloch-Bauer (1907), dans une intrication des deux années : cela peut déconcerter le lecteur dans un premier temps. Le dessinateur et le coloriste mettent en œuvre un équilibre sophistiqué entre description détaillée pour la reconstitution historique, pour les tableaux du maître, évocation plus impressionniste, utilisation de symboles, reprise d’éléments des tableaux de Klimt dans son quotidien. Le lecteur s‘abandonne à cette narration sophistiquée, pas toujours conventionnelle, se laissant emporter dans la métaphore du récit biblique de Judith et Holopherne, succombant à la séduction de la Joconde autrichienne. Déroutant et séduisant.



mercredi 15 mai 2024

L'Héritage d'Émilie T03 L'Exilé

Il s’endort ! Et la rêveuse s’éveille !


Ce tome fait suite à L'Héritage d'Emilie, tome 2 : Maeve (2003), troisième tome dans une série de cinq racontant une histoire complète. Sa première édition date de 2004. Il a entièrement été réalisé par Florence Magnin, scénario, dessin et couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale publiée en 2023.


Dans une cité futuriste, il était alors le conseiller des dieux, maître des galaxies. Il possédait les neuf planètes et les clés de passages qui les lient. Ses vaisseaux sillonnaient l’espace sans limite. Le narrateur siège sur un trône dans son palais et les hommes viennent se prosterner devant lui. Il était puissant, il était craint. Et puis… Ce fut la guerre : sa cité est attaquée par une flotte de vaisseaux spatiaux. Ce fut la défaite : les conquérants règnent d’une main de fer et le peuple erre dans les ruines en mourant de faim. Le nouveau seigneur délivre sa sentence : le condamné sera dépossédé de ses biens et de ses titres, son nom sera effacé des livres et des pierres, ses serviteurs dispersés. Il poursuit : un transporteur le conduira sur Thétys d’où il quittera ce monde. Le déchu connaît Thétys : la première porte fut créée des milliers d’années auparavant, la porte folle désormais ouverte sur l’inconnu, celle dont aucun condamné n’était jamais revenu pour dire vers quel enfer le hasard l’avait conduit. Quelques temps plus tard, un vaisseau spatial atterrit dans une zone désertique de Thétys le seigneur ordonne de libérer le condamné et il lui indique qu’il lui déconseille de fuir car l’atmosphère de Thétys le tuerait en trois jours. La petite procession entre dans une citadelle de pierre. Elle s’avance sur une passerelle, au milieu d’une énorme installation technologique. Le seigneur précise que la porte ne s’ouvre qu’au coucher du soleil. Il est temps !



Le seigneur enjoint le condamné de s’avancer de lui-même vers la porte et de la franchir. Le déchu tente d’amadouer ses exécuteurs, peine perdue. Il finit par franchir la porte de force. Justice est faite. Dans le domaine Hatciff, à l’intérieur du château, Émilie Bertin claque le couvercle de sa valise. Elle peste contre la pluie qui tombe à verse, et elle prend la montre à gousset, tout ce qui reste de son héritage, de quoi payer un terme ou deux. Elle constate que la montre fonctionne de nouveau. Elle passe devant la cuisine où Nancy est en train de se servir une généreuse rasade de whisky dans son thé, sans remarquer le passage de la jeune femme. Émilie traverse le jardin vers le kiosque où elle retrouve Christopher Jenkins en train de peindre à l’abri. Elle lui souhaite au revoir, ce qui trouble le peintre qui estime que c’est impossible, elle ne peut pas les quitter ainsi. Elle s’emporte un peu : non seulement cet endroit est hanté, mais on y trouve aussi, elle bute sur le mot, des leprechauns. Sans même parler que Jenkins et les autres vivent au-dessus d’un gigantesque labyrinthe qui servait autrefois de passage vers un autre univers.


Avec le tome deux, l’intrigue apparaissait toute dévoilée et prévisible : Émilie Bertin a hérité d’un domaine ayant la propriété de communiquer avec le monde du petit peuple, et elle va servir de catalyseur pour restaurer le monde de la magie ou devenir reine chez les farfadets, euh non, chez les leprechauns. Du coup, le lecteur se retrouve pris à contrepied avec la première scène, de la pure science-fiction avec voyage dans l’espace, race extraterrestre et technologie futuriste. D’accord, il y a une histoire de porte transdimensionnelle : cela fait le lien avec un point de jonction entre le monde des hommes et le monde des fées… Encore que rallier des planètes et rallier un monde magique, cela ne ressort pas vraiment des mêmes conventions de genre. Dans cette première scène, le lecteur retrouve la même façon d’envisager la narration visuelle que dans le monde réel ou les manifestations féériques des deux tomes précédents. Des traits de contour fins et assurés, solides et délicats : les différents éléments sont clairement délimités, avec une forme précise et nette, de nombreux détails pour chaque élément, et en même temps un peu trop propre comme si tout était neuf sans avoir servi. Cet aspect est contrebalancé par la mise en couleurs qui vient apporter la patine du temps, des ombrages, quelques aspérités, attestant qu’il ne s’agit pas d’un décor en toc, mais bien d’endroits habités, utilisés. L’artiste sait rapprocher des éléments disparates (fusées spatiales, statues grotesques, désert de sable, temple à colonne, rayon laser) en un tout cohérent et harmonieux, un véritable environnement de science-fiction.



Avec cette scène d’ouverture, l’autrice développe un personnage qui était resté dans l’ombre jusqu’alors. Voilà donc un individu qui arrive sur terre en 1223 et que le lecteur va suivre dans ses pérégrinations au fil des siècles, jusqu’à rejoindre le fil principal initial de l’intrigue. D’un côté, le lecteur voit que l’autrice met à profit ce vagabondage géographique et temporel pour dessiner des lieux et des situations qui lui plaisent. Les images passent d’un environnement de science-fiction à un environnement historique, au gré de la fantaisie de l’artiste, guidé par l’envie. Le lecteur ressent cette invitation à se projeter ailleurs et il prend le temps d’apprécier ce qui lui est montré. Tout commence avec cette belle cité du futur, entre technologie et architecture antique : un pâté de maisons qui flotte dans les airs, des tourelles élancées avec des bulbes, une soucoupe volante, des voitures volantes flottant doucement entre les bâtiments. Quelques pages plus loin, des religieux prient dans une chapelle à l’occasion d’un office, il ne manque pas un bloc de pierre aux piliers, aux ogives, il ne manque pas une stalle dans le chœur. Le lecteur part alors à la suite du voyageur, détaillant un pont en pierre avec des arches, le fronton d’un temple dédié à une entité démoniaque, les pyramides d’Égypte, les rues et les bâtisses d’une grande cité médiévale densément peuplée, la traversée de l’Atlantique à bord du vaisseau marchand Mayflower en 1620, les rues de Londres en décembre 1806, et une nouvelle cité futuriste dans la dernière page.


À chaque nouvel environnement, le lecteur voit bien que la démarche artistique est animée par l’envie d’inviter le lecteur dans ces endroits, de les rendre les plus concrets possibles, plutôt que d’en mettre plein la vue. La dessinatrice prend le temps de représenter de nombreux détails, comme si elle voulait rendre compte d’une réalité très concrète pour elle. Dans les souterrains de l’abbaye, es moines soumettent le voyageur à la question, et dans cette case, le lecteur peut voir les soupiraux, les chaînes accrochées à des anneaux, les escaliers et les arches, les poulies et les treuils, une cage en fer suspendue, les poutres et les madriers formant la structure qui soutient le chevalet de torture, les cordages et engrenages, et le pauvre supplicié. Un peu plus loin, Meghan tire les cartes du tarot pour Lady Darkmooth, dans la bibliothèque du château Hatcliff : la pièce s’organise autour d’un espace central, avec de nombreuses étagères, des galeries, des escaliers, des échelles permettant d’accéder aux rayonnages les plus hauts, une fenêtre, des piliers, il s’agit d’une description qui va bien au-delà d’une pièce générique avec des livres. Plus loin encore, la reine Maeve se livre à une cérémonie d’invocation dans une pièce là aussi décrite avec minutie et avec le sens du détail : l’autel avec son urne ouvragée, les piliers et les murs avec de la mousse, les bouquets de fleurs au pied de l’autel, le brûle-encens, les nénuphars dans le cours d’eau, Maeve tendue vers les cieux, les prêtresses, un lieu tangible et pleinement concrétisé.



L’enchantement de la narration visuelle agit à plein sur le lecteur entre les scènes du passé, et celles du présent du récit, avec un fond de folklore, Émilie Bertin circulant dans la campagne irlandaise, et Lady Darkmooth passant d’une pièce à l’autre dans le château Hatcliff. L’intrigue prend de l’ampleur avec ce voyageur venu d’un autre monde, en même temps qu’elle gagne en cohérence et en épaisseur, les motivations du mystérieux individu âgé manipulant Émilie à distance s’élevant au-dessus d’un manichéisme entre bons et méchants. Le lecteur peut ressentir ce récit comme une intrigue imaginative, curieux de découvrir comment l’héroïne va s’en sortir, alors qu’elle subit les événements, plus qu’elle ne les anticipe. Il peut aussi prendre un peu de recul et considérer les différents thèmes présents : le pouvoir des vainqueurs sur les vaincus, l’intolérance religieuse, la précaution de vivre caché pour vivre heureux, la force incroyable d’un geste désintéressé (celui de frère Anselme), un étrange regard sur la condition humaine (le voyageur estimant qu’il subit une horrible contagion, alors qu’il devient de plus en plus humain au fil des siècles). Le lecteur relève également quelques touches d’humour bien senties. Par exemple, Émilie décide de quitter ce château dont le domaine est fréquenté par le petit peuple, préférant revenir à une vie urbaine à Paris, alors que le lecteur, lui, n’aspire qu’à profiter de l’évasion que lui procure le fantastique, comme si l’autrice l’asticotait en le menaçant de la priver des éléments spectaculaires de genre.


Le lecteur commence ce tome, sûr de lui, certain d’avoir anticipé le développement de l’intrigue dans ses grandes lignes. D’entrée de jeu, l’autrice lui montre qu’il n’est pas au bout de ses surprises, le séduit avec sophistication et élégance par des lieux d’une grande richesse. En outre, les personnages échappent à une dichotomie bien/mal, et le récit se nourrit de thèmes adultes sous-jacents. Encore une fois la gentillesse de la narration n’induit pas une faiblesse du récit : cette série révèle de nouvelles saveurs à chaque tome.



mardi 14 mai 2024

Le champ des possibles

Allez, viens ! On va jouer !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Véro Cazot pour le scénario, et par Anaïs Bernabé pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-sept pages de bande dessinée. La scénariste a également réalisé Betty Boob (2017) illustré par Julie Rocheleau, et Les petites distances (2018) avec Camille Benyamina.


Quelque part sous les tropiques, sous un soleil chaleureux, en bordure d’une plage de rêve, dans une construction de plusieurs étages de forme ovoïde, l’architecte Marsu Chevalier est en train de parler à ce bâtiment qu’elle a conçue. Elle le rassure en lui indiquant qu’ils arrivent, ils viennent pour le rencontrer, des architectes comme elle, ou des bâtisseurs. Ils vont le regarder sous toutes les coutures et chercher tous ses secrets. Il n’a pas à s’inquiéter, ils vont l’adorer. Elle éprouve un petit recul quand le Cocon lui répond. Il a peur qu’ils ne s’essuient pas leurs pieds avant d’entrer, qu’ils lui trouvent des défauts, qu’ils ne le comprennent pas. Marsu comprend qu’il s’agit d’une personne en train d’imiter l’hôtel de l’autre côté de la cloison du balcon. Le monsieur se présente : Thom Robinson. Il a assisté à la présentation de son projet à Nantes, pas loin de la salle de concert qu’elle construit. Elle répond que son mari Harry parle aussi beaucoup aux objets. Il est potier, il parle à ses pots, à ses outils, il a même donné un nom à son four. Thom s’allume une cigarette, Marsu lui demande du feu et elle s’allume une cigarette imaginaire. Elle a arrêté il y a cinq ans.



Plus tard, Marsu Chevalier présente son projet aux séminaristes rassemblés dans le grand hall : Les organes vivants sont capables de développer des stratégies complexes pour s’adapter aux contraintes de leur environnement. C’est une source d’inspiration extraordinaire pour construire des villes et des habitations écorégénératrices et durables. Conçu en collaboration avec des biologistes, le Cocon s’intègre parfaitement à l’écosystème qui l’accueille. Sa forme ovoïde est l’une des plus résistantes à l’usure et aux intempéries. Composé de matériaux issus du vivant, le Cocon respire et réagit à la lumière et aux températures intérieures et extérieures. Et elle commence à se demander s’il n’est pas sensible à aux émotions humaines. Elle demande aux auditeurs du premier rang s’ils ne l’ont pas vu rougir. Puis c’est au tour de Thom Robinson d’effectuer sa présentation : il est un architecte en réalité virtuelle et créateur de l’univers Athome. Il continue : Athome propose des espaces de rencontres de la simple salle de réunion à la villa de luxe. Il souhaite développer le marché du tourisme avec des lieux de vacances virtuels, une excellente alternative pour voyager à moindre coût. Athome recherche des partenariats avec des architectes de tous horizons, pour reproduire virtuellement les plus beaux hôtels, afin qu’un maximum de vacanciers puissent en bénéficier, l’hôtel étant dupliqué à volonté. Il s’adresse à Marsu car ce serait un immense honneur d’avoir le Cocon dans leur catalogue.


L’immersion produit son plein effet dès la première page : le lecteur se retrouve dans cet endroit ensoleillé, paradisiaque, se sent immédiatement proche de Marsu Chevalier, il est en agréable compagnie. Le premier contact entre elle et Thom Robinson se déroule de manière naturelle et unique, apportant à la fois des informations sur leur personnalité et leur caractère comme lors d’une première prise de contact, un début d’information sur ce qu’ils font là, et également les prémices de leur relation. Le lecteur observe leurs postures, leurs petits gestes : leur langage corporel montre qu’ils s’entendent bien dès cette rencontre, une forme de compatibilité d’état d’esprit. La seconde séquence se déroule avec la même sensation d’évidence : un congrès réunissant différents types de bâtisseurs, à la fois la présentation à d’éventuels investisseurs ou acheteurs, à de simples curieux, mais aussi des contacts potentiels entre différents professionnels. Le lecteur déambule dans le hall monumental qui accueille les interventions des professionnels, il assiste tout naturellement à leur prise de paroles, dans ce cadre prestigieux à la lumière dorée et chaude. Il assiste en direct à la proposition de l’architecte virtuel d’intégrer la réalisation de l’architecte dans le monde réel. En trois pages, les autrices ont mis en place la dynamique du récit avec une élégance rare, une complémentarité parfaite, le lecteur étant déjà devenu l’ami et confident des deux principaux personnages, scénariste et artiste racontant comme une seule et unique personne. Du grand art.



Avant toute chose, ce récit constitue une histoire d’amour, une variation sophistiquée sur plusieurs configurations, mettant à profit les nouvelles technologies. De ce point de vue, il s’agit d’un récit d’anticipation : dans un futur proche, les mondes virtuels ont acquis une consistance et une cohérence permettant à chaque individu de s’y créer un chez soi personnalisé, voire un foyer, d’y accueillir des invités, et, pourquoi pas, de le faire évoluer à deux ou plus. Les autrices mettent en place cette évolution technologique avec une grande habileté : l’accès à ce monde virtuel se fait par l’utilisation d’un simple casque de réalité virtuel, un modèle à peine plus performant que ce qui existe déjà, plus accessible. La narration visuelle montre la facilité de s’en servir, le rendant très plausible, ainsi que l’effet d’immersion dans la réalité virtuelle : l’artiste réalise les dessins correspondant à la réalité avec un encrage au crayon et une mise en couleur numérique, ceux correspondant au virtuel sont réalisés au crayon de couleur. Le passage d’une réalité (physique) à l’autre (virtuelle) s’opère en douceur, sans contraste spectaculaire, ce qui contribue encore plus à rendre ce monde virtuel plausible et tangible, accessible, concret, un simple pas de côté par rapport à la réalité, tout en y étant très semblable, avec des éclairages différents permettant au lecteur de savoir s’il se trouve dans l’une ou l’autre.


S’il est familier des récits d’anticipation relatifs aux mondes virtuels, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de la mise en œuvre qui permet de croire à ce procédé de vie virtuel, et de concomitance avec le réel. Il peut prêter attention aux détails : le nom Athome (une combinaison entre At home, c’est-à-dire au foyer, et avec le prénom Thom), la manière de nourrir ce monde virtuel avec les créations du réel, le confort qu’il présente visible dans chaque image avec des accessoires, des meubles, des lieux des aménagements qui combinent une sensation douillette et sécurisante, détente et relaxation à l’abri des agressions quotidiennes de la réalité. Les autrices ont conçu un équilibre qui rend cette virtualité d’autant plus plausible et probable, un dosage très bien pensé. Il se retrouve vite convaincu de la pertinence de baser ce monde sur les créations du réel, que ce soient les constructions architecturales, ou les éléments de la nature (faune et flore), avec quelques adaptations. Le principe de transposer les grandes créations de la nature et de l’humanité dans le virtuel offre de fait une richesse et une diversité infinies, une familiarité rendant ce monde plus plausible et facilitant l’adaptation, limitant la déréalisation. Au cours du récit, le lecteur peut voir comment les personnages y apportent leur touche personnelle entre suppression des inconvénients (par exemple air pollué et bruits pour un fac-similé de New York), expurgeant les éléments considérés comme nuisibles ou indésirables, un monde toujours neuf et propre, nettoyé et désinfecté, assaini et édulcoré, dépourvu de besoin de maintenance, insensible aux effets de l’entropie. D’un côté, ce parti pris fait sens pour créer un monde virtuel cohérent d’une telle ampleur, restant simple à appréhender par chaque individu ; de l’autre côté le questionnement sur les attentes relatives à un tel monde est bien présent de manière sous-jacente. À chaque immersion dans ce virtuel, le lecteur éprouve un plaisir esthétique de chaque case qui lui fait, lui aussi, éprouver l’envie irrépressible d’y retourner, d’y séjourner.



Les autrices intègrent d’autres questionnements sur les mondes virtuels de manière tout aussi pragmatique. Marsu Chevalier (un autre nom chargé de sens) éprouve a priori une défiance pour cette technologie qui la coupe du réel, et elle fait l’expérience du temps qu’elle y consacre, presqu’à son insu, en tout cas contre son gré. Le lecteur y voit le principe implicite du fonctionnement des réseaux sociaux dématérialisés : capter l’attention, la retenir, pour monopoliser un temps de cerveau disponible allant toujours en augmentant. Les échanges entre personnages et les mises en situation emploient un vocabulaire et des mises en scène terre à terre, tout en fonctionnant sur les principes du système de récompense, du conditionnement opérant, du processus de renforcement. Sous la narration douce et prévenante, les thèmes de fond sont bien présents. Vu sous cet angle, les autrices mettent en œuvre un mode narratif ouvert à tous, avec la possibilité d’identifier différents éléments culturels pour ceux qui s’y sont déjà intéressés. Un exemple parlant réside dans la réparation d’une tasse par Harry : il l’a offerte à Marsu qui la laisse tomber dans un moment d’inadvertance, et il la répare avec une technique à base de laque saupoudrée de poudre d’or. L’image est très belle, servant également de métaphore pour recoller les morceaux dans une relation, et celui qui en est familier identifie l’art japonais du Kintsugi (ou Kintsukuroi).


Comme l’évoque la première scène, il s’agit également d’une histoire d’amour : Marsu et Thom partagent une même façon de penser pour ce qui est de leur mode de création, ce qui se traduit par une affinité spirituelle, et une attraction amoureuse. Le lecteur peut littéralement la voir dans leur langage corporel, les expressions passant sur leur visage, leurs petites attentions l’un envers l’autre. Il est touché par leur gentillesse respective et cette intimité d’esprit. Le champ des possibles du titre évoque celui de la virtualité, ainsi que celui des modes amoureux. Harry et Marsu forment un couple qui n’entrave pas leur liberté, l’un comme l’autre pouvant aller voir ailleurs, ce qui n’entame pas leur amour réciproque. Thom découvre même qu’il existe une forme de trouple avec leur amie Clémence. Le monde virtuel ouvre le champ des possibles à d’autres configurations amoureuses pour la relation entre Marsu et Thom. Le lecteur voit leur relation évoluer, l’attirance, les émotions positives qui en découlent et qui renforcent même les sentiments de Marsu pour son époux. Il voit et il ressent leur frustration quand le rapprochement physique ne fonctionne pas, quelles que soient leur envie et leur tendresse. La relation dématérialisée s’offre alors comme une évidence, y compris pour le lecteur, à la fois par la solidité et l’intelligence du dispositif Athome, à la fois par les dessins qui montrent ce monde virtuel, avec des touches expressionnistes discrètes et raffinées. Même s’il s’agit d’une évidence, cette relation est à construire, à développer, à faire croître en s’y impliquant, en s’adaptant à ses conséquences, pour les amoureux et pour le conjoint. Ce n’est pas du tout la même dynamique entre une relation physique et une relation dématérialisée.


Une histoire d’amour, un récit d’anticipation, une intrigue romantique non-conformiste avec des beaux dessins : tout ça et bien plus encore. Le sentiment amoureux s’avère protéiforme : les réseaux sociaux et le distantiel, la réalité virtuelle offrent de nouvelles possibilités, ou en tout cas des moyens différents, s’inscrivant ainsi dans de précédents modes alternatifs comme les relations épistolaires, les textos, les sextos, les visios, etc. Les deux autrices explorent ce potentiel, au travers d’un roman chaleureux et solaire, avec gentillesse, et sans faiblesse. Comme le dit Clémence, Marsu est toujours à fond : à la fois consciente des risques d’addiction, à la fois déterminée à rendre féconde cette nouvelle forme de relation. Ces deux créatrices réenchantent le monde, savent en mettre en valeur le merveilleux, avec un esprit ludique. Un enchantement.



lundi 13 mai 2024

Histoire de Jérusalem

En fait, Bonaparte n’est jamais venu à Jérusalem


Ce tome retrace l’histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu’en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd’hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d’Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur.


Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s’appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d’une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d’altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n’y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l’eau, beaucoup d’eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé.



Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D’abord, Jérusalem est presque dépourvue d’eau potable. Jusqu’au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C’est autour de ce point d’eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l’époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n’a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l’année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l’écart des routes commerciales. De fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n’y vient pas par hasard.


L’histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d’un ouvrage sérieux et documenté, et celle d’une lecture plus facile grâce aux dessins. L’auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l’époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L’ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l’Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L’héritage de Saladin, l’empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), Le rêve de Sion (1897-1947), L’impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L’exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d’ouvrage historique, l’exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l’indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l’évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc.



Le lecteur constate rapidement qu’il s’agit d’un livre d’histoire d’un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d’aucune manière de prosélytisme pour l’une ou l’autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L’exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l’approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d’Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l’administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L’auteur met l’accent sur l’installation des tenants d’une religion puis d’une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l’autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation.


Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu’il s’agit d’une bande dessinée, c’est-à-dire une forme narrative particulière qu’il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d’une bande dessinée d’aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l’incarnation du narrateur sous la forme d’un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d’une colombe. Puis il voit bien ce qu’apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l’exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d’un manque de matériau source pour représenter l’aspect d’un mur, ou l’aménagement d’une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville.



Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d’informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L’artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s’incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d’état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. Le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l’auteur a conçu un mode d’exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé.


Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l’évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu’ils évoquent, et ce qu’ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d’histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l’appropriation et l’accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l’alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l’instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles.


Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d’une ville, encore plus ambitieux du fait qu’il s’agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu’une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l’importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s’exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.



jeudi 9 mai 2024

Fox, tome 2 : Le miroir de vérité

Ce que l’on croit peut effacer ce que l’on voit.


Ce tome est le deuxième d’une heptalogie, il fait suite à Fox, tome 1 : Le Livre maudit (1991). Sa première édition date de 1992. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Jean-François Charles pour les dessins, et Christian Crickx pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bandes dessinées. La série a bénéficié d’une réédition intégrale en deux tomes en 2005.


Dans les années 1950, Allan Rupert Fox vient d’arriver au Caire. Il découvre la ville en compagnie de Bayla, son guide. Celui-ci s’écrie : Attention ! Il explique à l’américain qu’il marche trop vite. Il ne faut pas : il va écraser ces malheureux scarabées. Il comprend bien que Fox se dise que s’il fallait éviter tous les insectes qui courent sol on n’avancerait plus. Il reconnaît que c’est assez juste en soi. Il lui recommande cependant d’éviter les scarabées dans la mesure du possible, car à Héliopolis ils furent tenus pour la manifestation du dieu Khépri, le soleil levant en personne. Il ajoute : autant ne pas froisser la susceptibilité des divinités qui gouvernent les humains. Soudain, un klaxon se fait entendre en continu. Une voiture est arrêtée en pleine rue, son conducteur en est descendu et il moleste un vieil homme à terre avec sa canne, parce que son âne est couché au sol et l’empêche de passer. La jeune nièce du vieil homme essaye de s’interposer, mais elle est trop petite pour retenir les coups de l’Anglais qui s’apprête à la corriger sévèrement parce qu’elle a osé porter la main sur un blanc. Alors que son bras s’apprête à s’abattre, il est arrêté par une poigne solide.



Allan Fox s’interpose et empêche Timothy Puckett de continuer à s’en prendre au vieil oncle et à sa nièce. Le klaxon continue de retentir en continu. Allan Fox fait quelques pas pour s’éloigner en tournant le dos au conducteur qui en profite pour essayer de le frapper. Fox l’empoigne et le colle fortement contre le capot de la voiture : Puckett perd conscience et le klaxon s’arrête d’un coup. Une élégante femme dans une robe noire chic et serrée descend de la voiture et félicite Fox : l’avertisseur est enfin stoppé, même si la méthode est un peu brutale, et son frère Timothy a tendance à se laisser emporter par sa colère, ce qui fait que sa conduite devient alors indigne d’un vrai gentleman. Enfin, l’âne se relève et dégage la voie. Fox prend congé d’Adrianna Puckett, et repart avec Bayla. La fillette vient le remercier quelques ruelles plus loin : elle ne l’oubliera pas. Ils arrivent enfin à leur destination : la boutique d’Atoumnah. Quand ils pénètrent, ils découvrent une vingtaine de babouins qui ont tout saccagé, et qui ont mis à mort le marchand Atoumnah. Dérangés dans leur saccage, les singes s’en prennent à Fox et à Bayla. Soudain une injonction retentit : Raïs el djemat !! Les singes s’arrêtent net, puis ils sortent de la boutique et se dispersent dans les rues du souk. Bayla et Fox remarquent une inscription en lettres de sang sur le mur : Khmounou. C’est le nom égyptien de Hermopolis.


L’influence Indiana Jones se confirme dans ce deuxième tome : le mystère des pyramides, Héphraïm, un professeur de l’université du Caire qui évoque la légende d’Osiris, Isis et Seth, avec le dieu Bès pour faire bonne mesure, les pyramides du plateau de Gizeh (Khéops, Khéphren et Mykérinos), les statues de pierre géantes du pharaon Aménophis III, près de la Vallée des Rois à Louxor, un trajet en voiture le long du Nil, une traversée en felouque, un passage par le site archéologique de Karnak, avec de très belles cases pour chacun de ces sites touristiques, en reproduisant avec fidélité la végétation locale. La pauvre Edith doit même affronter un groupe de cobras dans des ruines, avec la même terreur que Henry Walton Jones. Certes, personne ne s’exclame : Par Horus demeure !, et pour autant il n’y a pas à s’y tromper : en planche vingt-sept, Allan Rupert Fox est en train de lire en marchant dans une grande salle de l’université du Caire et il heurte de plein fouet un autre individu qui lui aussi lit en marchant, la pipe au bec, une barbe et des cheveux châtain-roux qui s’exclame By Jove ! Le professeur Philip Mortimer, personnage créé en 1950 par Edgard Félix Pierre Jacobs (1904-1987), échange quelques phrases sèches et discourtoises avec ce malotru d’Américain qui l’a heurté. Le lecteur relève également quelques situations qui peuvent lui évoquer Le temple du soleil (1949) et l’aide que Zorrino apporte au héros.



Le scénariste fait le nécessaire pour nourrir son intrigue au-delà des clins d’œil à la littérature de genre, qu’elle soit sous la forme de roman, de bande dessinée ou de film. Le héros est à la recherche d’un mystérieux Livre maudit aux propriétés étranges et mal définies. Il voyage à l’étranger, avec ses particularités rendues plus exotiques par le fait que le récit se déroule dans le passé. Il met à profit les sites archéologiques, sachant qu’il peut compter sur l’artiste pour les représenter fidèlement et en tirer parti pour la mise en scène, par exemple la progression hasardeuse d’Edith dans la pyramide, ou son vagabondage dans le temple Karnak. Il met en valeur des vestiges comme témoin d’une culture oubliée : les statues de pierre géantes du pharaon Aménophis III ou celle d’un babouin géant au milieu du désert (renvoyant directement à la mise à mort grotesque d’Atoumnah), les dessins rendant bien compte des dimensions, de l’usure du temps, de la texture de la pierre. Le personnage principal a droit à l’évocation d’un récit mythologique par un sachant local : le scénariste utilise de manière personnelle et assez superficielle le mythe d’Osiris, en aménageant les sources des textes des pyramides, des textes des sarcophages et du Livre des Morts.


Le scénariste ajoute dans la recette un soupçon de surnaturel : le comportement inexpliqué des babouins, l’absence de conséquence de la morsure du cobra sur Edith, et une deuxième attaque de babouins. Jean-François Charles dose ses traits d’encrage entre des lignes discrètement irrégulières pour apporter plus d’aspérité et de relief, aux personnages comme aux décors, et des lignes plus nettes et propres s’approchant de la ligne claire, par exemple lors de la rencontre irritante avec Mortimer. Il s’investit pour donner à voir chaque lieu. Ça commence par les rues du Caire dans un quartier populaire, avec des marchands de rue, sans aller jusqu’à la densité d’un souk, les façades conformes à l’architecture de la ville, et les étals provisoires. En planche six, une case de la largeur de la page et de la moitié de sa hauteur montre les toits de la ville et les tours élancées. L’encrage se fait plus appuyé avec des aplats de noir aux formes irrégulières pour la progression difficile d’Edith à la lueur de la torche dans la pyramide. Les traits deviennent plus fins et net pour la séquence dans l’université. L’artiste combine ces deux approches pour la déambulation dans le site de Karnak, entre la lumière crue de l’extérieur et les aspérités de la pierre. Il joue également de la densité de noir dans les cases pour accentuer l’horreur des attaques de babouins.



Comme dans le tome un, Allan Fox apparaît comme un bel homme à la chevelure argentée, athlétique sans être musculeux. Il intervient sans hésitation pour faire cesser les coups de Timothy Pluckett sur le vieil homme et sa jeune nièce, sans grand risque car il est évident qu’il a le dessus physiquement. Il en va différemment lors des deux attaques des babouins qui ont l’avantage du nombre et de la sauvagerie.il peut apparaître un peu impulsif : sa façon de percuter une voiture sur un bac pour avoir de la place, ou même dans sa relation charnelle avec Edith, évidente mais aussi immédiate. Il apparaît un peu dépassé par les aspects culturels ou historiques : pendant les explications du professeur Héphraïm, lors de sa rencontre avec Mortimer. Il se montre à nouveau incapable de protéger efficacement Edith. Le rôle de cette dernière dépasse celui de la victime, de la demoiselle en détresse à sauver par le fort et beau héros. En fait, elle se trouve entre les deux : mordue par un cobra, lapidée par des mineurs, et dans le même temps elle prend régulièrement l’initiative, pour sortir de la pyramide, dans sa relation avec Allan, pour rechercher la Princesse. Ces deux principaux personnages dépassent les conventions basiques des héros, tout en en conservant plusieurs traits. Ils acquièrent un minimum d’épaisseur, sans pour autant devenir pleinement incarnés. Côté ennemis, le lecteur tombe immédiatement sous le charme de la beauté d’Adrianna Pluckett, magnifique dans sa robe noire moulante, légèrement hautaine vis-à-vis de Fox, avec une assurance de dominatrice. À ses côtés, son frère Timothy est inexistant, tout juste bon à servir de ressort comique en se faisant assommer. Le clown blanc est cantonné à un rôle d’observateur à distance, toujours aussi décalé comme Pierrot maléfique. Et le Pénitent remplit parfaitement son rôle d’artifice narratif : intervenant pour aider au sauvetage d’Edith, parlant de manière énigmatique pour délivrer le juste nécessaire d’informations à Allan Fox afin qu’il puisse aller de l’avant.


Les auteurs racontent un nouveau chapitre dans leur série B, mettant à profit les conventions de genre attendues (mystère d’un pays exotique, mythologie de surface, héros valeureux, McGuffin en forme de Livre maudit, course-poursuite, méchant mystérieux, etc.). La narration visuelle apporte une consistance parfaite aux décors exotiques, une prestance réelle aux personnages, une narration variée et divertissante. L’intrigue progresse avec un ratio équilibré entre révélations, nouveaux mystères, dangers et moments de bravoure. Le lecteur est satisfait de s’être embarqué dans cette aventure. Une bonne série B.