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vendredi 31 décembre 2021

Double masque, tome 2 : La Fourmi

Tout négoce demande une certaine variété.


Ce tome est le deuxième d'une série indépendante de toute autre, terminée, en 6 tomes. Il fait suite à Double masque, tome 1 : La Torpille (2004). Sa première parution date de 2005. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 45 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon (1769-1821).


La Malmaison, septembre 1802. Bonaparte reçoit quelques fidèles : Mme Louis Bonaparte, grosse de 7 mois, Mlle Duchesnois du théâtre français, Cambacérès qui digère mal et s'en étonne, Lebrun, Mlle Luçay, Jérémie Pott qui ne laissera aucune trace dans l'Histoire, d'autres, flatteurs ou compagnons sincères. On peut être les deux à la fois. Le premier consul, de bonne humeur, vient d'allouer une pension de 2400 francs à Bernardin de Saint Pierre, l'illustre auteur de Paul et Virginie. Sous leurs pieds s'agite une colonne de fourmis. Joséphine est la première à s'apercevoir de la présence envahissante des fourmis : tous les invités se lèvent et s'éloignent de la table. Un secrétaire s'approche de Bonaparte pour lui indiquer que monsieur Lecanet demande à le voir et qu'il paraît embarrassé. Il l'a déduit du fait que ses oreilles n'arrêtent pas de s'écarter de son crâne, signe qui ne trompe pas chez cet homme. Le citoyen consul se dirige vers sur son bureau tout en s'étonnant de la présence étrange des toutes ces fourmis qui semblent avoir surgi de nulle part. Dans le salon de réception, Lecanet se répète à lui-même qu'il doit se montrer ferme et annoncer brutalement la vérité : rien ne va plus. La Torpille est introuvable, et il lui faut plus d'hommes et plus d'argent.



Napoléon Bonaparte entre dans le grand salon, et Lecanet parle d'un ton servile bredouillant que tout va bien. Le premier consul se montre ferme dans ses questions et son interlocuteur répond qu'il n'a pas retrouvé La Torpille, ni le nécessaire de voyage, ni Opale, et qu'il n'a pas le moindre indice. Napoléon clôt l'entretien en faisant remarquer à son interlocuteur qu'il voit ses oreilles bouger sous ses cheveux. L'Écureuil se tient dans le bureau de Joseph Fouché et effectue, elle aussi, son rapport : Amédée, l'homme à qui il a loué les services d'Opale, pourrait devenir dangereux, si jamais il est attrapé par les hommes de Bonaparte qui sont sur ses talons. Fouché confirme qu'il ne doit pas parler, ordonnant son assassinat à mots couverts. Ledit Amédée vient relever les compteurs auprès de d'une de ses gagneuses qui se plaint qu'un client l'a jetée dehors et qu'il ne veut pas payer. Le souteneur monte dans la chambre et se fait attraper par un homme de Lecanet qui le tient en joue, pendant qu'Amédée l'interroge. Ils décident de l'emmener en voiture à cheval pour l'interroger.


Le lecteur anticipe le plaisir de se replonger dans cette intrigue bien troussée, fonctionnant sur la double dynamique d'une enquête pour retrouver un objet dérobé, et d'une course-poursuite diffuse pour coincer le voleur. Le premier plaisir immédiat est celui de s'immerger dans le Paris, et un peu alentours, de cette époque. Ça commence avec la reproduction impeccable du château de la Malmaison. Ça continue avec la façade de l'hôtel particulier de Fouché, les rues en terre d'un quartier populaire et malfamé de Paris, les allées des jardins des Tuileries, les arcades du Palais Royal, un port le long de la Seine. Les intérieurs sont décrits avec tout autant d'investissement de la part de l'artiste : la décoration et le riche ameublement du salon de La Malmaison, les meubles en bois fonctionnels du bureau de Fouché, l'ameublement sommaire et bon marché de la chambre de l'hôtel de passe, la chambre mansardée de Kitty, une autre prostituée, le cabaret malfamé en sous-sol dont le seigneur des cloaques a fait son quartier général, la chambre de meilleure standing dans laquelle la Torpille (François) reçoit Kitty, la boutique du brocanteur avec tous ses objets. Il est facile de tenir pour acquis ou pour normal ce niveau de représentation, ce soin apporté à montrer chaque détail de chaque endroit. Le lecteur chevronné sait combien cela demande de temps à l'artiste de représenter tout ça, encore plus quand il est soumis à la contrainte de la véracité historique, que ce soit pour des lieux remarquables ou les sites classés comme le château de La Malmaison, ou que ce soit pour des meubles pour lesquels il faut aller chercher le menu détail jusqu'à la forme de la poignée pour ouvrir un tiroir. Pour le lecteur sensible à cette forme de reconstitution, ce tome est un véritable délice du début jusqu'à la fin.



La reconstitution historique ne concerne bien sûr pas uniquement les lieux, mais aussi les accessoires et les tenues vestimentaires. Le lecteur se repaît avec un véritable plaisir des toilettes de ces dames, leur prêtant encore plus d'attention quand le scénariste souligne en planche 28 que les prostituées portaient des robes fines, collantes, serrées entre les cuisses. Par souci d'égalité de traitement, il regarde également la tenue de Napoléon Bonaparte, son uniforme, et celle des autres hommes, tout aussi fidèles à la mode historique. Du coup, la narration visuelle donne la sensation d'un reportage réalisé en direct à l'époque. En outre, Martin Jamar met en œuvre une direction d'acteurs naturaliste : le lecteur peut voir de vrais adultes se comportant normalement en fonction des circonstances. Il est visible que l'artiste porte une affection particulière un peu plus prononcée à certains. Le manque d'assurance de Lecanet le rend très sympathique. À l'opposé, l'assurance froide de l'Écureuil (Camille) la rend inquiétante et malsaine. Il en va de même avec l'aplomb de la Fourmi avec son œil droit mort, la froideur avec laquelle il donne ses ordres, y compris pour faire torturer un individu, ou pour signer son arrêt de mort. François conserve son sourire en presque toute circonstance, le rendant charmant et séduisant. Le lecteur sent bien que Napoléon Bonaparte et Joseph Fouché sont deux hommes habitués à l'exercice du pouvoir, chacun donnant des ordres en fonction de son caractère. De la même manière que chaque environnement présente un caractère unique, chaque personnage est incarné, avec son apparence physique bien sûr, mais aussi son caractère qui transparaît dans ses postures, dans ses gestes.


Le lecteur reprend le fil de l'intrigue sans difficultés : plusieurs factions sont à la recherche du nécessaire de voyage de Napoléon qui lui a été dérobé par une charmante dame à la vertu toute relative. La nature de ce que renferme ce coffret n'est pas connue au début de ce tome, mais elle est révélée en dernière page. Le lecteur éprouve donc l'impression que ce tome forme un diptyque avec le premier, ou un chapitre complet. Il apprécie le divertissement apporté par le récit d'un scénariste qui maîtrise les conventions du genre : intrigues dans les couloirs du pouvoir, guet-apens dans des chambres malfamées, éliminations des gêneurs de sang-froid, femmes de mauvaise vie, truands sans foi ni loi, bas-fonds infestés de rats, la réalité de la vie sociale derrière les apparences (en particulier avec les différentes catégories de prostituées). Le récit se nourrit de ces conventions de genre pour un divertissement de qualité, avec une intrigue originale. L'Écureuil est un personnage des plus atypiques, un assassin sans état d'âme, une femme n'hésitant pas à entraver un homme sur un lit, et à envisager de le violer. Les auteurs ne se contentent pas d'une situation renversant les clichés homme/femme : l'Écureuil a acquis une réelle épaisseur dans les scènes précédentes, et la situation découle de manière organique de sa personnalité, de ses compétences, de son emploi par Fouché, et de la mission qu'il lui a confiée.



D'une certaine manière, voilà le lecteur confortablement installé dans un récit de genre, une enquête dans un environnement historique, avec une narration visuelle d'une rare qualité, et quelques surprises en cours de route. Puis, Jean Dufaux fait jouer un artifice narratif en total décalage avec cette impression de naturalisme, à plusieurs reprises. Dès la première intervention de Fer-Blanc en page 22, le lecteur se sent partagé entre une réaction de tromperie, et une interrogation sur la nature de cet artifice. Dans cette planche, Fer-Blanc, un individu transportant un monceau de casseroles sur son dos, une sorte de colporteur à pied, indique à Lecanet comment trouver une piste, conseil qui sort de nulle part et qui débloque l'intrigue. Peu après le même Fer-Blanc récupère le nécessaire à voyage tant convoité, sans aucun effort, en se trouvant fort opportunément au bon endroit au bon moment avec une connaissance inexplicable des faits. Le lecteur peut tout à fait rejeter en bloc ce dispositif artificiel, estimer que le scénariste se moque de lui en résolvant des situations de son intrigue de manière aussi désinvolte. À la limite, il est possible de voir en Fer-Blanc, le scénariste lui-même qui indique quoi faire à ses personnages pour faire avancer l'intrigue. Il peut aussi l'accepter comme un élément surnaturel, l'intervention arbitraire du destin (ou du scénariste). Dans ce cas-là, la logique interne du récit est remise en question : pour conserver une cohérence d'intention, le lecteur doit accepter que ces interventions trop opportunes signifient que pour l'auteur l'intrigue n'est qu'un prétexte, aussi bien troussée soit-elle, et que l'intérêt du récit réside ailleurs. Pourquoi pas ? Cela ne peut pas satisfaire un lecteur cartésien qui vient pour une histoire qui tient la route. Il faut prendre sur soi pour accepter cette fantaisie de l'auteur, imprévisible au regard du premier tome (même si Fer-Blanc y faisait une brève apparition), inexplicable si l'on continue à prendre l'histoire au premier degré.


Ce deuxième confirme l'incroyable qualité de la narration visuelle de Martin Jamar, déjà de très haut niveau dans la série des voleurs d'Empires, ayant encore franchi plusieurs paliers dans cette nouvelle série. Les personnages et les lieux disposent d'une personnalité d'un rare naturel et d'une rare épaisseur. L'intrigue s'avère habile et captivante… jusqu'à ce que le scénariste donne l'impression de la saborder, au profit d'on ne sait pas quoi. En fonction de ses attentes, le lecteur peut trouver à juste titre ces résolutions inadmissibles et insultantes, ou bien les prendre en l'état sans chercher à comprendre, et à continuer à apprécier cette immersion dans cette époque, sans aucune certitude que le scénariste éclaircira ou justifiera son choix.



mardi 28 décembre 2021

Émilie voit quelqu'un - Tome 01 - Après la psy, le beau temps ?

Comprendre un peu, c'est déjà avancer un petit peu.


Ce tome est le premier d'un diptyque. Il existe une édition rassemblant les deux : ‎Après la psy, le beau temps ? - Intégrale Émilie voit quelqu'un: Intégrale tomes 01 et 02. Cette bande dessinée a été réalisée par Théa Rojzman pour le scénario et par Anne Rouquette pour les dessins et les couleurs. La première édition date de 2015. L'ouvrage compte 104 pages de BD.


Dans un cabinet de consultation, la psychanalyste est en contre-jour, et elle admoneste sa patiente Émilie Geoly. Elle lui indique que si elle est venue chercher un arbre pour s'accrocher aux branches, elle s'est trompée de personne. Elle n'est pas un arbre, encore moins une branche. Madame Marguerite Soulac ferme les rideaux de la fenêtre, s'assoit sur sa chaise, prend son carnet de notes et demande ce qui arrive à Émilie. Elle répond qu'elle commence une dépression. Elle vient d'avoir trente ans et elle a envie de mourir tellement elle n'arrive à rien dans sa vie. Voilà ce qui lui arrive. Il y a trois semaines, Émilie avait tenté d'avoir une conversation sérieuse avec Romain, son conjoint, pour lui annoncer sa volonté de rompre. Celui-ci regardait une émission culinaire, au grand dam de sa copine qui sait très bien qu'il ne cuisine jamais rien. Elle n'était pas parvenue à détourner son attention de la télé assez longtemps pour déclarer son intention, et avait fini par retourner à la cuisine, tout en se grattant l'avant-bras droit de manière compulsive. Par défaut, elle l'en informe par texto. Elle regarde le chat faire des pitreries sur le rebord de la fenêtre. Romain arrive dans la cuisine en lui indiquant qu'elle a dû se tromper de destinataire. Elle le détrompe, et de rage il jette son téléphone par terre et le brise en mille morceaux à coups de talon nerveux.



Après ce moment d'égarement de Romain, Émilie s'assure qu'il va bien : il répond positivement et fait un signe au chat qui le regarde par la fenêtre, son esprit étant déjà en train de papillonner. Cela a le don d'agacer Émilie qui le somme de prendre ses affaires et de dégager. Il lui rappelle que c'est son appartement à lui. Elle déprime déjà à l'idée de devoir faire ses cartons et lui propose qu'ils se donnent une deuxième chance. Il accepte, va se prendre une bière dans le frigo et retourne à son émission culinaire. Elle se remet à se gratter le bras de manière compulsive. Elle sort et va prendre un verre en terrasse avec sa copine extravertie Mélanie qui lui conseille de se séparer de ce perdant. Elle finit par accepter de prendre un mojito. Le soir, elle sort en boîte avec sa copine gothique et un peu dépressive Carole. Elles picolent un peu, et Émilie finit par rentrer un peu éméchée, car elle a école le lendemain. Elle retrouve Romain en train de dormir affalé sur le canapé devant la télé allumée. Le lendemain elle se prépare et s'apprête à partir pimpante pour aller travailler. Romain tout juste levé lui dit qu'elle le fera toujours craquer avec ses fringues à la Mary Poppins.


Le lecteur connaît peut-être d'autres œuvres de la scénariste ou de la dessinatrice, ce qui a pu l'attirer vers cet album, ou bien la curiosité d'un récit sur une psychothérapie, ou encore la promesse d'une histoire amusante. Effectivement, l'éditeur est Fluide Glacial, ce qui renvoie au magazine mensuel humoristique, créé en 1975 par Gotlib (Marcel Gottlieb), Alexis (Dominique Vallet) et Jacques Diament. De fait, les dessins sont descriptifs et un peu simplifiés, avec une exagération dans les regards et les expressions de visage, et de temps à autre dans le langage corporel, pour des mimiques comiques très réussies, expressives et irrésistibles. Le lecteur sourit franchement en voyant Romain jeter son téléphone par terre de rage, et le piétiner comme un maniaque. La page suivante, il rigole en voyant Romain calmé dans la première case, le chat lui faire un signe dans la case suivante, et Romain lui répondre avec un signe et un grand sourire dans la suivante. Il ne fait pas que comprendre l'état d'esprit du personnage : il le ressent cette capacité de concentration qui ne dure pas plus que dix secondes, une nouvelle distraction chassant la précédente aussi vite qu'elle est venue. Par la suite, il sent le sourire revenir régulièrement : Émilie ressentant un haut-le-cœur qui l'oblige à courir vers l'évier pour vomir, son regard ahuri quand elle regarde les enfants dans sa classe, son degré d'énervement quand elle raccroche au nez de sa sœur, son regard méchant quand elle n'apprécie pas les remarques de sa psy, etc. L'artiste s'amuse avec d'autres idées visuelles, comme un détournement du célèbre tableau Le cri (5 versions réalisées entre 1893 et 1917), par Edvard Munch (1863-1944).



Il s'agit donc d'un ouvrage humoristique, avec une narration visuelle drôle et vivante, usant de l'exagération avec dextérité. La scénariste s'amuse bien également à opposer les caractères : la copine solaire et exubérante, celle habillée en noir et dépressive, Michael le collègue instituteur souriant prévenant et donneur de leçon, le chat mignon et joueur, la psychothérapeute sévère et s'adressant à Émilie comme à une enfant. Dans le même temps, les trois pages d'ouvertures ne jouent pas dans la franche moquerie ou la caricature. Émilie se rend à sa première séance, et à l'invitation de la psychothérapeute, elle déclare : Je viens d'avoir trente ans et j'ai envie de mourir tellement je n'arrive à rien dans ma vie. Elle le dit de manière sérieuse, avec gravité, sans une once de dérision. À trois reprises, le professeur des écoles Michael se lance dans une explication, un petit exposé pour développer une notion de base : 2 pages sur les différentes psychothérapies suivies par 2 pages sur la psychothérapie dans les grandes lignes, plus loin 1 page sur le concept du transfert, et plus loin encore 2 pages sur le refoulé. Ces pages font œuvre de vulgarisation au premier degré, sans aucune ironie ni moquerie. Elles se présentent sous la forme de phrases très courtes, avec un dessin enfantin pour illustrer chacune, comme dessiné par l'instituteur. Il ne se produit pas de dissonance cognitive entre le ton humoristique et ces passages explicatifs. Il y a une continuité émotionnelle entre les deux, assurée par le personnage d'Émilie, avec ses réactions parfois un peu excessives, et son désir de trouver une solution à son mal-être.


Rapidement le lecteur se demande si la scénariste raconte son propre cheminement, son histoire personnelle avec une psychothérapie. Il n'a aucun moyen de savoir si elle a été institutrice, ou si elle a fait l'expérience d'un refoulé de même nature que celui d'Émilie. Pour autant, cela n'a pas d'incidence sur le ressenti de lecture proprement dit. Le comportement d'Émilie sonne juste et honnête : un mal-être diffus sans cause apparente, si ce n'est son agacement vis-à-vis de son conjoint, et de ses propres réactions. Elle en a conscience du fait de certaines de ses réactions décalées : un sentiment de déprime irrépressible, une attitude anormale en face de sa classe, un énervement incontrôlable face à ses parents, un trouble obsessionnel compulsif. Il n'y a rien de grave ou de mortel, pas de comportement autodestructeur, pas de drame ruinant la vie de ses proches : c'est la banalité du quotidien. Dans le même temps, Émilie sent qu'elle ne veut pas continuer comme ça, qu'il faut un changement. Cette situation somme toute banale permet une projection et une identification organique pour le lecteur.



Qu'il soit étranger à la psychothérapie ou qu'il y ait eu recours, le lecteur se sent donc impliqué dans l'histoire personnelle d'Émilie Geoly, éprouvant de l'empathie pour elle et se demandant comment la psychothérapeute va s'y prendre et ce qu'elle va lui apporter. Il ne s'agit pas d'une baguette magique et il n'y a pas d'effet de guérison miraculeux. Il y a un travail d'introspection réalisé par la parole, et donc un refoulé mis à jour. Le lecteur peut avoir le sentiment que les séances s'enchaînent facilement et que la progression est régulière et significative de l'une à l'autre, ce qui ne correspond pas forcément à la réalité. Cela correspond aux contraintes de narration, et l'histoire n'est pas présentée comme un reportage réaliste. En y prêtant attention, le lecteur peut voir que ce travail sur elle-même remue des choses profondes, que cela ne va pas de soi et qu'Émilie est profondément touchée par les séances, qu'il lui faut du temps pour s'en remettre. De ce point de vue, ce récit dépare des ouvrages publiés par Fluide Glacial, et s'apparente plus à un roman dramatique naturaliste, très touchant, les moments d'humour contrebalançant en fait les émotions profondes mises en branle, sans moquerie.


En fonction de sa familiarité avec les autrices, le lecteur peut supposer qu'il s'agit d'une bande dessinée de nature comique du fait qu'elle soit publiée par Fluide Glacial. De fait, il s'agit d'un récit drôle et très plaisant à lire, grâce à des caractères bien pensés, et une narration visuelle vivante avec une exagération comique bien dosée et bien maîtrisée. Dans le même temps, le fil conducteur du mal-être d'Émilie Geoly est bien présent et le lecteur ressent bien son insatisfaction, ses moments de déprime, très proches de la dépression. Les deux autrices rendent à merveille ses états émotionnels, et le lecteur se retrouve à accompagner la jeune femme, totalement acquis à sa cause, devant fournir des efforts pour ne pas se gratter le bras comme elle par mimétisme, et assez déstabilisé pour répondre aux questions de Marguerite Soulac. Une sensibilité très touchante pour une crise banale, plus profonde qu'il n'y paraît.



mardi 21 décembre 2021

Capricorne, tome 2 : Electricité

L'homme prévoyant ne perd pas la menace de yeux.


Ce tome fait suite à Capricorne, tome 1 : L'Objet (1997) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 1997 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 1 qui regroupe les tomes 1 à 5.


À l'hôpital Saint Paul à New York, Holbrook Byble et son fils John sont allongés chacun dans leur lit, dans la même chambre. Soudain, un rayon d'énergie détruit un poteau électrique, les câbles rompent et semblent prendre vie, certains brisant la fenêtre de ladite chambre et s'approchant du corps de John qui les saisit à pleine main. Il se trouve transformé en une silhouette humanoïde d'énergie noire. Dans une zone de campagne, les cinq avions du Groupe Aérien d'Intervention d'Ash Grey se livrent à des exercices de voltige. Ils effectuent une dernière figure, et atterrissent les uns après les autres mais le dernier est touché par la foudre. Capricorne arrive sur le marchepied de la voiture de pompier, et s'élance. Il a le temps de tirer le pilote hors de son cockpit et de l'écarter, avant que l'avion n'explose. Le pilote reprend connaissance et sourit à ses coéquipiers, et à Ash Grey. Ils estiment que la cause est attribuable à un phénomène d'électricité statique. Capricorne les rassure : il leur repaiera un avion prochainement. Ses consultations attirent une clientèle très distinguée, que du beau linge, une prouesse en ces temps de récession. Il précise qu'il n'est pas astrologue, mais plutôt psychologue, et que les étoiles ne sont qu'un prétexte.



L'ambulance est parvenue à l'hôpital Saint Paul et Ash Grey va en profiter pour aller y rendre visite à son père. Dans une zone d'entrepôt, Hartmann rencontre Jeremy Darkthorn : il lui explique ce qui est arrivé à John Byble après avoir manipulé l'Objet quand il travaillait pour le Dispositif. Il lui demande plus d'hommes pour pouvoir le capturer. Darkthorn lui rappelle son fiasco quelques jours auparavant et lui répète ses consignes : éliminer Ash Grey, et faire peur à Capricorne, sans l'éliminer. Il ajoute que Dominic est en ville. L'entretien se conclut avec Hartmann indiquant que leur ami va d'ailleurs avoir besoin de sa prochaine piqûre. À l'hôpital Saint Paul, le médecin explique qu'aucun cerveau ne peut résister à ce qui est arrivé à John Byble avant qu'il ne prenne la fuite, car son corps était quasiment saturé d'électricité quand il a sauté par la fenêtre. Holbrook Byble reprend connaissance, il explique que c'est l'électricité qui a ravivé son fils John et que c'est elle qui l'anime, qu'elle l'a ranimé également, mais pas pour longtemps. Il rend son dernier soupir dans les bras de sa fille. Plusieurs dizaines de personnes se retrouvent à l'enterrement du libraire, dont un Indien appelé Blue Face. La cérémonie est interrompue par l'arrivée de John Byble dont l'énergie fend un tronc d'arbre en d'eux. Il prend aussitôt la fuite. Plus tard, dans le gratte-ciel du 701 7th Avenue, Capricorne dessine la vision qu'il a eu au sommet du dirigeable écrasé dans Central Park.


Le premier tome avait installé les trois personnages principaux, ainsi qu'un Objet très mystérieux et une organisation appelée Le Dispositif encore plus mystérieuse. Ce deuxième tome est la suite directe du premier et le lecteur retrouve la situation telle qu'il l'avait laissée : Holbrook et son fils John Byble à l'hôpital, Capricorne propriétaire d'un Gratte-ciel à New York, ayant accueilli Ash Grey, une pilote aérienne, et Astor un libraire amoureux des belles éditions. Les mystères continuent de plus belle : la disparition de John Byble alors qu'il été frappé par l'électricité dans son lit d'hôpital, le mystérieux commanditaire Jeremy de Hartmann, l'arrivée d'un dénommé Dominic, la vision que Capricorne a eu dans la cabine du dirigeable écrasé dans le premier tome, ce qui se trouve dans les sous-sols gigantesques de l'immeuble au 701 de la Septième avenue, le retour du chef Cole, l'assistance désintéressée de Blue Face, un amérindien ancien client de la librairie de Holbrook Byble, expliquant la légende de Moodt et Torrg, etc. Le lecteur est accroché par tous ces mystères, prenant un plaisir ludique à relever les correspondances, à établir les liens entre les faits, ayant l'impression d'explorer un territoire recelant bien des secrets. En outre une partie de ces secrets s'accompagne de visuels spectaculaires : la voltige des avions, les croix du cimetière, le building du 701 encore éclairé alors que tous les autres sont dans le noir à la suite d'une panne de courant, l'incroyable installation électrique haute de plusieurs étages dans les sous-sols du 701, les bas-reliefs sur une immense dalle verticales dans ces mêmes sous-sols, etc. L'auteur maîtrise les techniques narratives : chaque révélation s'accompagne de nouveaux mystères tout autant accrocheurs.



Le lecteur revient également curieux de découvrir les mises en page originales de l'auteur. Il découvre 10 planches muettes réparties dans l'album, d'une lisibilité sans défaut, avec un beau contraste entre les blancs et les noirs. Il retrouve également les caractéristiques graphiques de cet artiste : des dessins en pleine page avec les bandes comme posées en insert par-dessus, une utilisation à bon escient de cases de la largeur de la page, des découpages en nombre de cases plus élevé pour suivre un moment, et des effets visuels originaux. Parmi ces derniers, ressortent les croix du cimetière en noir et en premier plan dans la planche 8, des cases verticales disposés pour accompagner une montée de marche (une en bas de planche, une au milieu et une tout en haut) dans la planche 11, les tuyauteries diverses et variées courant d'une case à l'autre dans la planche 14, les cases tout en hauteur pour rendre compte du gigantisme et la profondeur de l'installation dans les sous-sols du 701, et bien sûr le combat final en 4 pages muettes au sommet d'un gratte-ciel. Cet affrontement physique évoque discrètement King Kong, encore que l'ennemi ne soit pas au sommet de l'Empire State Building, mais encore plus les superhéros. Dès la scène d'ouverture, cette saveur est bien présente : un individu transformé en une créature d'énergie par des câbles électriques semblant doués de volonté propre. Le combat final exhale ce même parfum de pseudo-science très fantaisiste, et de lutte contre un gros monstre déchaîné. Capricorne ne revêt pas une tenue moulante, mais il est souvent vêtu du même costume. Il ne dispose pas de superpouvoirs, mais il est capable de réaliser un saut remarquable. Ce n'est donc pas un comics de superhéros, mais l'influence est bien palpable dans cette séquence.


Le lecteur observe également une forme de passéisme dans certains accessoires, en particulier les modèles de voitures, et de manière plus cohérente dans les biplans utilisés pour la voltige. Il y a également ce parfum typique des romans d'aventures de la fin du dix-neuvième siècle et début du vingtième siècle avec cette architecture cyclopéenne sous le gratte-ciel du 701 de la Septième avenue. Andreas manie ces conventions de genre avec un art consommé. L'accent étant ainsi mis sur les aventures, les personnages restent superficiels. Le lecteur apprend que Capricorne s'estime être plus psychologue qu'astrologue, et qu'il s'avère très doué dans les cas qui lui sont confiés, ce qui lui assure de bons revenus grâce à une clientèle très distinguée et à l'aise financièrement. Il constate de visu que Ash Grey est bien à la tête d'un Groupe Aérien d'Intervention, spécialisé dans la voltige. Il n'en apprend pas plus sur Astor, si ce n'est qu'il reconnaît en Blue Face, un client dont les connaissances ont par la passé aidé le libraire Byble à dénicher des ouvrages rares et à s'en rendre propriétaire. Comme dans tout récit d'aventures classiques, Blue Face est un individu plein de ressources, sur qui on peut compter, et qui vient en aide bénévolement au héros. Le lecteur retrouve également des personnages des tomes précédents : le chef Cole (l'auteur donne une indication sur la manière dont il a survécu), Hartmann (un des responsables du Dispositif), et bien sûr John & Holbrook Byble. D'autres personnages font leur première apparition : les membres du Groupe Aérien d'Intervention (un seul est nommé, Percy), un mystérieux Jeremy, un tout aussi mystérieux Ron Dominic (a priori un policier).



Le lecteur se retrouve pris dans cette intrigue aux fils narratifs intriqués, avec des personnages disposant de juste assez d'épaisseur pour ne pas être des coquilles vides. La magie opère grâce à la narration visuelle personnelle et souvent originale, et au rythme qui est rapide sans être effréné. L'auteur a l'art et la manière d'ouvrir son récit sur des mystères plus grands, plus étranges, laissant subodorer qu'il y en a de nombreux autres, ne serait-ce que la réalité de ces deux entités Moodt & Torrg. Le lecteur se laisse entraîner par les péripéties, les rebondissements, les mystères et les révélations. Il n'y croit pas au premier degré : le plaisir provient de la qualité du divertissement, du jeu que l'auteur sait installer entre lesdits mystères et la curiosité du lecteur devenant un acteur en participant à cette dimension ludique, séduit par la fantaisie et l'inventivité des péripéties, souhaitant qu'il y en ait plus, et sentant que l'auteur maîtrise la structure de son récit au long cours.


D'un certain côté, ce deuxième tome ne paye pas de mine et ressert exactement les mêmes ingrédients que le premier. D'un autre côté, l'intrigue continue de se déployer à un rythme la rendant aisément assimilable par le lecteur. La narration visuelle recèle des constructions de page mémorables, ce qui rend la scène elle-même mémorable, et le tout constitue une littérature d'évasion de fort bonne facture, et d'excellente qualité.



mardi 14 décembre 2021

Sous les galets la plage

Économiser sur le plaisir, tu parles d'un placement !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Pascal Rabaté pour le scénario, les dessins, les lavis de gris et de brun, le lettrage. Il s'agit d'une bande dessinée de 134 pages. L'édition Canal BD comprend un cahier supplémentaire de 7 pages, avec une interview de l'auteur et des planches à différents stades réalisation.


Albert et son père flânent dans la grande rue de la cité balnéaire Kertudy, en regardant ce que proposent les différents étals de la brocante. Le père s'arrête pour examiner une petite statuette d'un dieu crocodile, mais la repose quand le brocanteur lui indique qu'il s'agit d'un souvenir des colonies. Un peu plus loin, ils s'arrêtent devant un joli meuble. Marius, un type avec un béret, en train de fumer la pipe, leur en propose mille francs. Le père commence à marchander : le vendeur se justifie de quatre francs par année, pour un meuble qui date du dix-huitième siècle. Le père continue de négocier et ils se mettent d'accord sur cinq cents francs. Ils repartent avec le meuble et le père fait observer à son fils qu'il faut toujours marchander : c'est comme ça qu'on économise et qu'on peut épargner. Ils rentrent jusqu'à la résidence secondaire de la famille et installent le meuble. Les deux enfants plus jeunes finissent d'installer la bâche sur la remorque et la fixer avec des tendeurs. Le père et la mère font leur au revoir à Albert, en lui remettant les clés de la maison : il reste encore quelques jours alors que le reste de la famille rentre. Peu de temps après, Édouard passe à vélo pour saluer son ami et s'assurer du départ de ses vieux. Ceux de Francis sont également partis. Les trois amis se retrouvent sur la plage. Édouard propose que le soir ils fassent un sort à la cave de son père. Dans la mesure du raisonnable, ils peuvent lui tirer quatre bouteilles au max, plus, il verrait. Édouard et Francis se mettent à faire une partie de badminton.



Le soir venu, les trois amis viennent de finir leur plat de pâtes et ils terminent la deuxième bouteille. La première était un Morgon la deuxième un Juliénas. Édouard indique qu'il n'a pas fait la différence entre les deux. Albert cherche dans la collection de disque : il en sort un peu déçu car il n'y a que du classique. Francis indique que le lendemain ils pourront aller chez ses parents qui ont des disques de jazz. Ils décident d'aller descendre la troisième bouteille, sur la plage. Ils s'y installent et font un petit feu, avec la mer devant eux, et leur héritage derrière. Ils commencent à faire tourner la bouteille, et ils entendent un bruit derrière eux : des gens qui se tiennent à l'entrée d'une villa, sûrement des résidents. Albert trouve ça bizarre, et il décide d'aller voir. Il se lève et avance vers la villa mais une personne allume sa lampe torche braquée sur lui, puis l'éteint. C'est une jeune femme qui leur demande si elle peut se joindre à eux. Ils acceptent. Elle boit un coup. Ils se présentent. Odette se déshabille pour aller prendre un bain de minuit. Les garçons la rejoignent.


Dès la première page, le lecteur est conquis par la narration visuelle. Une vue en plongée sur la rue principale de Kertudy où se tient la brocante. Le dessin est de nature réaliste et descriptif, avec un degré de simplification pour le rendre plus rapidement lisible par l'œil, et des détails marqueurs du lieu et de l'époque. Le lecteur peut voir une affiche avec une graphie des années 1960, et des vespasiennes dans le coin en bas à droite de la première case. L'allure d'Albert et son père est étonnante de maintien et d'une forme d'assurance donnant une impression de supériorité, avec leur polo Lacoste immaculé et boutonné jusqu'en haut. Dès le départ, le lecteur ressent visuellement le décalage temporel. Il fait connaissance de Marius, avec sa veste à rayures horizontales et verticales, un béret sur la tête, une pipe et un chandail à col montant : une sorte de beatnik à la française. Les tenues vestimentaires sont encore assez strictes. De temps à autre, le lecteur voit passer un figurant : une femme avec un beau chapeau, un scout de France avec son uniforme caractéristique. Une jeune femme avec une belle robe aux motifs imprimés. Un homme bedonnant se promenant sur la plage avec sa chemise et son pull sans manche. Il en devient presque difficile de croire que Francis ou Edmond puissent porter des teeshirts sans col. L'artiste sait insuffler de la vie et de la personnalité à chaque protagoniste, avec des traits de contour pas forcément jointifs, parfois comme tracés sur le vif. Le lecteur ressent leur état d'esprit : l'assurance militaire du père d'Albert, l'assurance très différente de Marius qui donne l'impression d'une étonnante liberté par rapport aux contraintes de la société, les expressions vives d'Albert et de ses amis qui découvrent la vie sans être blasés, les expressions plus ambigües d'Odette dont il n'est pas possible de deviner le fond de sa pensée ou la réalité de ses émotions, etc. Rien qu'à regarder chaque personnage, le lecteur perçoit une partie de son caractère, voit les différences entre l'un et l'autre.



Le lecteur remarque rapidement la qualité de la mise en scène, en particulier au travers des scènes de dialogue où le bédéiste ne se contente pas d'alterner des champs et contrechamps, mais montre l'activité à laquelle se livrent les personnages en même temps, ou comment ils changent de posture en fonction de l'évolution de leur état d'esprit, ou encore la façon dont ils prennent une mimique étudiée quand ils se livrent à une forme de séduction, de manipulation plus ou moins consciente. Dans un premier temps, le lecteur éprouve l'impression qu'il y a même régulièrement des pages muettes, sans aucun mot ni de dialogue, ni dans un cartouche. En réalité, il n'y en a que douze, mais l'auteur laisse souvent parler des cases uniquement par le dessin. En fonction de sa sensibilité, le lecteur le remarque plus ou moins rapidement. Cela peut être en page 27, quand Odette se déshabille devant les trois garçons sur la plage de nuit, pour aller prendre un bain de minuit, dans une bande de trois cases, où à l'évidence Albert, Francis et Édouard ne disposent pas des mots nécessaires pour exprimer l'intensité de ce qu'ils ressentent. Cela peut survenir plus loin quand Albert connaît sa première expérience sexuelle en pages 67 & 68. Page 100, il découvre une autre planche sans mot, Albert allongé sur le dos profitant du moment présent, de la sensation de bien-être et même de bonheur. Le lecteur ressent cette sensation et se retrouve à sourire doucement de contentement. Page 80, un monsieur bedonnant promène son chien sur la plage : sympathique, évident de naturel, mais qu'est-ce que ça vient faire là ?


C'est un peu la question que le lecteur finit par se poser. La narration visuelle est douce empathique, les personnages sont sympathiques et complexes. La narration visuelle lui permet de se promener : sur une plage sans personne, dans des intérieurs de résidence secondaire, dans un magasin d'alimentation général, à vélo au beau milieu d'une route de campagne déserte, dans une vieille grange immense servant d'entrepôt à des meubles, etc. Le lecteur apprécie ce moment hors du temps, de jeunes hommes tout juste adultes, livrés à eux-mêmes dans une station balnéaire en arrière-saison, les rues étant vides, les habitants très peu nombreux et comme inexistants, car les jeunes gens ne les croisent jamais. Le récit devient à la fois une histoire alternant les environnements, et presque un huis-clos entre une demi-douzaine d'individus, car il n'y a pas de petits rôles et très peu de figurants. Dans un premier temps, le lecteur est donc séduit par ce supplément de vacances hors du temps et de l'agitation du monde, puis par le mystère d'Odette, cette jeune femme qui n'a pas froid aux yeux, tout en en ne semblant pas fréquentable. Puis il se retrouve happé par le chantage que subissent les trois jeunes gens. Il se prend au jeu de l'intrigue, pour savoir si les trois jeunes hommes s'en sortiront. Il apprécie l'approche naturaliste de l'auteur : le récit ne verse pas dans le roman d'aventure, ni dans le mélodrame. Il n'y a que l'histoire personnelle d'Odette et celle d'Edmond qui sont un peu appuyées, tout en restant plausible, et peut-être que celui qui les évoque n'est pas forcément entièrement fiable.



Au fur et à mesure des séquences, l'auteur oppose donc la jeunesse tranquille et assurée d'Albert, Édouard et Francis à celle d'Edmond et d'Odette, la vie bien rangée des parents des trois jeunes gens, à celle bohème de l'autre trio. D'un côté des vies qui semblent bien tracées dans la société, de l'autre des vies en marge de la société, du mauvais côté de la loi. Dans la dernière case, apparaît le A de l'anarchisme, seule échappatoire possible pour des individus refusant le carcan de la norme sociale, ou dont l'histoire personnelle ne leur permet pas de s'y conformer, en tout n'ayant aucune intention de l'entretenir, de la perpétrer. La situation échappe à une dichotomie simpliste, grâce au personnage d'Albert. À travers une scène terrifiante, l'auteur fait apparaître le prix que le jeune homme a à payer pour faire partie de la bonne société, la réalité des leçons à recevoir, à subir, à endurer, auxquelles se plier pour rentrer dans le moule. Le lecteur peut supposer qu'il en coûte autant, d'une autre manière, à Édouard et à Francis. Le récit sort alors d'une vague virée plus ou moins romanesque dans l'illégalité, pour une représentation plus nuancée et plus sombre des dessous de l'humanité, chaque personnage étant tout aussi façonné par les lois systémiques de la société, par les traumatismes historiques (par exemple seconde guerre mondiale) dont les séquelles sont encore des plaies ouvertes faisant souffrir les individus.


Pascal Rabaté propose un récit naturaliste entre thriller, polar et chronique sociale. Il installe très élégamment les circonstances : l'année, le lieu, l'époque, la classe sociale des personnages, tout cela façonnant l'intrigue de manière organique, à l'opposé d'un mécanisme d'intrigue artificiellement plaqué sur un contexte sans incidence. Le lecteur est touché par la jeunesse des personnages, leurs choix, leur conformisme ou leur esprit de rébellion, de refus, le rôle et la place dans la société qui leur ont été attribués d'autorité, les cantonnant d'office à une vie ou à une autre. La narration visuelle est d'une rare élégance, évidente de bout en bout en bout, douce et consistante. L'histoire révèle progressivement ses saveurs sociales, peut-être pas assez affirmées, un peu en retrait de l'intrigue, empreintes d'une fatalité qui semble attribuer un monolithisme à la société française établie de l'époque, une société de plomb figée, plus une exagération qu'une réalité.



mardi 7 décembre 2021

Le lama blanc T02: La seconde vue

Ne me permets pas de faiblir


Ce tome fait suite à Le Lama blanc, tome 1 : Le Premier Pas (1988) qu'il faut avoir lu avant pour pouvoir suivre l'intrigue. Sa première édition date de 1988. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.


Dans les montagnes escarpés et enneigées du Tibet un coup de feu retentit, et un yéti touché à l'épaule, chute dans la neige. Un groupe d'une demi-douzaine d'hommes s'approche, avec à sa tête Kuten, sa carabine encore fumante. Tout en rechargeant son arme à feu, il rappelle à ses hommes que le monstre a tué son père. Mais le yéti est parvenu à se relever et il avance vers un gouffre… qu'il franchit d'un bond prodigieux. Kuten fait feu à nouveau, mais la poudre explose abîmant la carabine, sans que la balle ne soit tirée. Kuten hurle à plein poumon que le yéti a un ennemi et que son nom est Kuten et qu'il tuera sa légende. Le yéti s'éloigne en tenant son épaule ensanglantée et en répétant deux mots : Kuten, vengeance.



Gabriel Marpa a grandi, élevé adopté par la famille de Kuten, et entraîné dès son plus jeune âge par le moine Tzu. Alors qu'il a quatre ans, le moine lui mène la vie dure pour qu'il monte un poulain. L'enfant tombe encore et encore. Le moine insiste et le fait remonter en selle, sinon il continuera d'avoir peur jusqu'à la fin de ses jours : il lui faut vaincre sa peur. Gabriel chute à nouveau et reste à terre. Tzu l'admoneste : ses compagnons savent déjà maîtriser une monture en plein galop. L'enfant répond par un coup de poing sans force. Le moine lui enjoint de taper plus fort. Le jour où il lui fera toucher terre sera le plus beau jour de sa vie, car ce jour-là, il aura rempli sa mission. Il cessera d'être son maître. Gabriel jure qu'il le vaincra un jour. Tzu propose d'en arrêter là. Le garçon le rappelle : il lui demande de ne pas lui permettre de faiblir. Il se relève et remonte en selle. Quelques années plus tard, Gabriel est devenu un cavalier émérite, capable de chevaucher debout sur la selle, et de tirer des flèches en plein centre de cibles en osier que Tzu lance en l'air, et même plusieurs cibles en même temps. Il saute de cheval, alors que le moine enjoint un groupe de quatre adolescents d'attaquer Gabriel. Ce dernier leur fait mordre la poussière en un rien de temps. Il lui fait de nouveau se mesurer à son maître : celui pare son attaque et l'envoie à terre dans un même mouvement. Ils rentrent au village. Après la fonte des neiges, Kuten revient à la tête de sa caravane : il a pu tout vendre. C'était sa dernière expédition en Chine. Leur fortune est faite et il va se consacrer à la faire fructifier. Son épouse Atma l'informe que les travaux sont presque achevés pour leur nouvelle demeure. Il salue ensuite son frère Kesang.


Il y a quelque chose de déconcertant à se plonger dans ce second tome. Le premier présentait la naissance de Gabriel Parma et explicitait sa destinée. Il y a donc une forme d'histoire pour partie connue à l'avance. Le scénariste en rajoute une couche en planche 34 quand deux astrologues énoncent le chemin de vie du personnage principal : Jamais cet enfant ne sera le maître de ce domaine. Gabriel perdra tout, et c'est de ce néant qu'il repartira. Ceci est la condition de son succès. […] Gabriel rejoindra une lamaserie. Il y recevra l'enseignement d'un moine. Au bout de dures épreuves et tribulations, il apprendra ce qu'il est… Et le rayonnement de son âme illuminera le Tibet, bien au-delà de ses frontières. Bon, ben voilà, c'est plié : le lecteur a déjà la trame de l'histoire. D'une certaine manière, il peut ressentir l'impression que l'auteur se tire une balle dans le pied en se privant de toute surprise. C'est parti pour la fin de l'enfance de Gabriel Marpa, le début de son adolescence, et par la force des choses, son départ de sa famille d'adoption. De la même manière, le lecteur sait déjà qu'il va retrouver les paysages bien rendus par l'artiste : les montagnes enneigées en hiver, arides en été, le village et ses spécificités culturelles, et la lamaserie avec l'imposteur. Oui, mais…



Oui, mais ça ne produit la même impression de lire un résumé expéditif, et d'accompagner cet enfant dans ces épreuves. Le scénariste se montre matois en commençant par une scène non prévue au programme : la chasse au yéti, une créature anthropomorphe issue du folklore local. Le lecteur se retrouve sur ses gardes car il ne sait littéralement pas quelle valeur accorder à ce monstre. S'agit-il juste de mettre en œuvre une légende qui fournit ainsi un opposant bien pratique ? Faut-il y voir une licence artistique pour faire s'incarner la part d'animal de l'être humain ? Est-ce un raccourci intellectuel pour faire plus couleur locale ? Quoi qu'il en soit, les pages sont magnifiques. L'artiste rend la sensation visuelle de la neige et de la glace, tout en conservant la profondeur de champ, les différents plans et le relief, montrant ainsi clairement et de manière plausible, ce que commentent les personnages. Il représente avec exactitude la carabine. Cette séquence d'ouverture prouve, si besoin était, au lecteur que savoir ce qui va se passer n'est pas la même chose que le vivre, ou au moins le ressentir.


Cela n'empêche pas d'avoir les scènes attendues comme l'entraînement de Gabriel par le moine Tzu. Là aussi ce qui fait la différence, c'est la réalité de l'implication du dessinateur pour rendre la scène concrète et particulière. Un tout jeune enfant qui apprend à monter à cheval, puis un jeune adolescent qui réalise des prouesses en tant que cavalier, puis en combat à main nue. D'un côté, le scénariste pousse un peu le bouchon juste au-delà du réalisme pour bien rappeler qu'il s'agit d'un destin exceptionnel, que son héros est un être exceptionnel. De l'autre côté, le dessinateur ancre sa narration dans le naturalisme : la taille de l'enfant et sa morphologie, le poulain et son harnachement, la dureté des pierres et des cailloux, le langage corporel de l'enfant bien distinct de celui de l'adulte. L'affrontement physique contre les quatre autres adolescents se déroule dans une prise de vue qui permet au lecteur de suivre l'enchainement des mouvements, de voir l'intelligence de la succession de coups portés par Gabriel, la douleur physique de ses opposants quand ils percutent le sol, et de même quand Tzu se sert de l'élan de son élève pour l'envoyer balader.



L'implication et l'investissement des auteurs fait toute la différence entre une narration allant de poncifs en conventions, et un récit entraînant et divertissant qui implique le lecteur. Ce dernier en vient à regretter de ne pas assister plus longuement à l'entrainement de Gabriel. Mais le temps est venu pour Jodorowsky de rappeler qu'il y a d'autres personnages, dans une séquence de 5 pages. Gaylong se présente au lama Migmar pour réclamer le nouveau disciple pour son maître Bön. La scène de foule est prenante et Petit Jésus semble toujours autant souffrir d'une case en moins avec ses gestes désordonnés et imprévisibles. Puis Gaylong rapporte l'infortuné garçon ainsi désigné à son maître et le récit reprend une fibre ésotérique. Le lecteur éprouve la sensation de se trouver dans le temple abandonné et en piteux état de Bön, et il réprime un mouvement de recul en voyant l'intensité de la ferveur qui anime cet individu pour la déité Yamantaka. Ce deuxième tome est lui aussi découpé en quatre chapitres, comme le précédent, avec comme titres : La doctrine, le maître et le disciple, Les crapauds dans le temple, Solitude dans la fête, Tu seras le roi des aigles. Chaque chapitre recèle plusieurs surprises scénaristiques et le lecteur prend un grand plaisir à une narration visuelle fluide et des images régulièrement surprenantes : des pics de montagne rocailleux partiellement enneigés, la carabine Winchester 94 représentée avec précision, la cérémonie de la prophétie au village, la progression harassante du jeune Gabriel vers une lamaserie, etc. De manière discrète et élégante, Georges Bess joue avec les couleurs, glissant imperceptiblement du naturalisme vers l'expressionnisme à certains moments, pour des cases saisissantes, ajoutant à l'étrangeté d'un instant. Par exemple, planche 34, il applique des nuances de violet pâle dans une case se déroulant en pleine journée, et il reprend ces nuances dans la case inférieure en pleine nuit pour un effet de continuité émotionnelle très réussi.


C'est également annoncé dans le titre : Gabriel Marpa va devenir un lama, et en plus il n'est pas issu du peuple tibétain, mais c'est un européen blanc. Cela peut paraître étrange cette forme d'appropriation culturelle, mais d'un autre côté, c'est sûr qu'il va souffrir pour en arriver là. Et d'ailleurs pour en arriver où ? Les astrologues lui promettent un grand destin, mais en attendant le scénariste le fait souffrir et peut-être même halluciner. La quête spirituelle de Gabriel lui est imposée et elle débute par la mort de ses parents, se poursuit par un entraînement avec une discipline rigoureuse dès le plus jeune âge, et des châtiments corporels. L'auteur met en avant qu'il faut souffrir pour grandir, savoir s'impliquer de tout son être, recevoir des coups physiques, continuer malgré les coups du sort, accepter de tout sacrifier volontairement ou non. Comme dans le premier tome, il apparaît deux personnages disposant de capacités surnaturelles que le lecteur peut choisir de prendre au premier degré comme des superpouvoirs dans un divertissement, ou comme des métaphores d'un éveil spirituel qui n'est pas entièrement explicité, et dont les tenants de la foi ne sont pas exposés.


Alejandro Jodorowsky et Georges Bess relèvent le pari d'annoncer au lecteur le déroulé de leur récit en avance, et ils parviennent à le surprendre avec une narration sortant des clichés prêts à l'emploi, que ce soit pour l'intrigue, ou pour les images.



mardi 30 novembre 2021

Le paradis perdu de John Milton

Comment supporter cette dette immense d'une reconnaissance éternelle ?

Ce tome est indépendant de tout autre et constitue une adaptation du poème épique Le Paradis Perdu (première version en 10 parties en 1667, deuxième version en 12 parties en 1674), de John Milton (1608-1674). Il a été réalisé par Pablo Auladell, et sa première édition date de 2015. La traduction de l'espagnol en français a été réalisée par Benoît Mitaine, en suivant la traduction de 1836, réalisée par François-René Chateaubriand (1768-1848). L'ouvrage commence avec un avant-propos de l'auteur expliquant la genèse de cette adaptation débutée en 2010, interrompue pendant deux ans, puis reprise pendant trois ans.


Dans l'obscurité, Satan dort contre une ange dans son lit. Le jour se lève sur la cité radieuse : Satan écarte le rideau et regarde par la fenêtre. Il aperçoit au loin l'archange majeur Michel debout sur un rempart et regardant dans le lointain. Michel tourne son regard perçant vers lui, puis il lève son épée vers le ciel alors que la pluie se met à tomber. Un chapeau avec un ruban chute dans les ténèbres, dans le gouffre des Tartares. Dans l'Enfer s'élève le panache d'un feu, et des oiseaux planent au-dessus d'un charnier. Des anges gisent semblant morts, des épées et des lances éparses à proximité d'eux. Le narrateur s'interroge : quelle cause poussa les premiers parents à se séparer de leur Créateur ? Qui les entraîna à cette honteuse révolte ? À transgresser leur unique interdit ? Dans les eaux noires du lac, une silhouette bouge et se redresse : le serpent, l'infernal serpent, Satan. Son orgueil l'avait précipité du ciel avec son armée d'anges rebelles. Jeté la tête en bas par le souverain Pouvoir, entouré de flammes, depuis la voute éthérée.



Satan se redresse et contemple l'environnement qui l'entoure. Il est tombé dans le gouffre dans fond de la perdition, dans des régions de chagrin où ni repos, ni espérance ne pourraient jamais habiter. Il découvre un autre corps entre deux eaux et le reconnaît : Belzébuth. Il lui fait prendre conscience de quelle hauteur, dans quel abîme ils sont tombés. Mais tout n'est pas perdu. Ni sa colère, ni sa puissance ne pourront jamais soumettre sa volonté et son courage. Satan ne demandera point grâce d'un genou suppliant, et il ne respectera point un pouvoir venu à douter de son empire, par la terreur de son bras. Belzébuth a repris conscience et l'interroge : et si leur vainqueur avait laissé entiers leur esprit et leur vigueur afin qu'ils puissent endurer la souffrance d'un éternel châtiment ? Satan fait quelques pas de côté et saisi une lance fichée dans l'eau. Il s'envole et survole l'étendue sous lui. Est-ce ici le séjour où ils devront changer contre le ciel ? Soit, plus loin de Lui ils seront, mieux ce sera. Qu'importe où il sera, s'il est toujours le même et ce qu'il doit être. Ici au moins, ils seront libres. Mieux vaut régner dans l'Enfer, que servir dans le Ciel. Mais abandonnera-t-il ses amis fidèles dans le lac de l'Oubli ? Satan prend sa lance, tue une bête, la décapite, couvre la tête de Belzébuth avec elle de l'animal. Les deux s'envolent vers un promontoire, et Satan s'adresse aux autres anges encore inanimés.


Voilà un projet ambitieux : transcrire en bande dessinée, le long poème épique de Milton. Dans sa traduction de 1836, Chateaubriand explicitait ses choix de traducteur pour conserver les qualités propres de l'œuvre, sans la trahir, malgré certaines de ses particularités la rendant parfois maladroite, parfois obscure. Dans son introduction, il rappelle entre autres que John Milton était aveugle quand il a composé son œuvre. Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit dans le Paradis perdu des interpolations qu’il n’a pas connues : c’est peut-être aller loin ; mais il est certain que la cécité du chantre d’Éden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poète composait la nuit ; quand il avait fait quelques vers, il sonnait ; sa fille ou sa femme descendait ; il dictait : ce premier jet, qu’il oubliait nécessairement bientôt après, restait à peu près tel qu’il était sorti de son génie. Le poème fut ainsi conduit à sa fin par inspirations et par dictées ; l’auteur ne put en revoir l’ensemble ni sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des répétitions de mots, des cacophonies qu’on n’aperçoit, et pour ainsi dire, qu’on n’entend qu’avec l’œil, en parcourant les épreuves. Milton isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, était obligé de faire tous les changements dans son esprit, et de relire son poème d’un bout à l’autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de souvenir ! et combien de fautes ont dû lui échapper ! Chateaubriand évoque également le fait que cette œuvre comprend des références culturelles évidentes au dix-septième siècle, mais déjà perdues au dix-neuvième siècle, rendant certains vers incompréhensibles.



En entamant cette bande dessinée, le lecteur a peut-être une idée déjà précise du récit ou de l'intrigue, du style du poète, ou pas du tout. Mais il doit avoir à l'esprit qu'il plonge dans une narration reposant sur des idées et des façons de penser qui datent du dix-septième siècle. Du point de vue de l'adaptation, Pablo Auladell a choisi les passages qu'il a retenus, et ceux qu'il a condensés ou laissés de côté. Le lecteur ne retrouve donc pas l'intégralité des douze livres de la seconde édition. De même, il a fait des choix esthétiques dans la manière de donner à voir ces êtres bibliques, la cité de Dieu, le Paradis, les anges, et les anges déchus. L'histoire est donc celle de la chute de Satan ange déchu et de ses légions, ainsi que celle d'Ève et Adam, vivants au jardin d'Éden. L'auteur se retrouve à représenter les anges, les démons, les chérubins, Dieu et le Diable. C'est un défi de parvenir à proposer une interprétation visuelle qui ne soit ni naïve, ni stéréotypée, ni emprunte de grandiloquence ridicule, ou de religiosité plus ou moins sincère. L'artiste a choisi de donner des silhouettes anthropomorphes à chacun de ces personnages, avec quelques exceptions pour les chérubins, ou lorsque l'Ennemi prend la forme du serpent dans le jardin d'Éden. Satan dispose d'un corps de haute taille, bien découplé, sans être musculeux, nu du début jusqu'à la fin, avec des attributs sexuels masculins. Il ne porte comme tout vêtement qu'un chapeau à rebord avec un ruban, ce qui permet de l'identifier à coup sûr. Il est doté d'une paire d'ailes. Son visage est souvent fermé, peu expressif. Les autres démons ont également une forme humanoïde, parfois un peu plus massive, seul Belzébuth ayant un visage vraiment différent.


La représentation des anges et de Dieu est tout aussi délicate. Le lecteur constate que leurs visages sont un peu plus différenciés pour l'archange Michel, Gabriel, Raphael et Abdiel. De manière inattendue, le dessinateur a choisi de leur donner un vêtement, une tunique, ou un chapeau, pour augmenter leur différenciation, par opposition à la multitude des anges déchus. Michel est celui qui fait la plus forte impression sur le lecteur avec son nez aquilin, et son regard bleuté perçant. Auladell a également effectué des choix pour le Très Haut : un individu d'une forte corpulence, quasiment pas de cou, et une tête un peu petite. Le lecteur n'en tire pas d'interprétation particulière, si ce n'est qu'il a effectivement fait les hommes à son image. Ève et Adam sont deux êtres humains normaux, vivant nus au Paradis, dépourvus de toute pilosité. Il apparaît quatre autres personnages fort surprenants, au physique un peu différent, la fille de Satan et le fils de cette dernière, ainsi que Chaos et Nuit. Les lieux ne sont pas très nombreux : l'Enfer, la citadelle de Dieu, le jardin d'Éden. Le premier est une zone désolée s'étendant à perte de vue, rocheuse avec des étendues d'eau noire. Le dessinateur met alors essentiellement en œuvre des nuances de gris, avec une touche de brun.



La citadelle céleste ressemble à un haut palais perché dans les nuages, avec une belle architecture que l'on retrouve également pour le mur de clôture du jardin d'Éden. Cet environnement est plus clair, avec des touches de bleu. À nouveau, le lecteur n'y voit pas de sens particulier, si ce n'est que l'artiste s'en est tenu à la vision de John Milton, et à celles qui existaient à son époque. Le jardin d'Éden est verdoyant dans une teinte un peu foncée et un peu terne. Il est visible que le couple d'humains y vit en toute sérénité. Les animaux et les végétaux ont une allure un peu fantastique et un peu naïve, attestant du fait que c'est un jardin mythologique. Au fil des séquences, le lecteur constate que l'auteur privilégie les mises en page sous la forme de deux cases de la largeur de la page, mais il peut passer en mode 3, 4 ou 6 cases par page quand la nature de la scène le nécessite. Le choix des couleurs sombre produit un effet ténébreux très palpable pour l'Enfer, et semble faire peser comme une contrainte invisible dans le jardin d'Éden et la cité céleste. Le lecteur peut l'interpréter comme la présence de Dieu, ou plutôt l'omniprésence de sa volonté en toute chose et en tout être. Régulièrement le lecteur est surpris par un visuel inattendu comme la tour construite autour de Satan, ou le regard scrutateur et perçant de l'archange Michel.


Même s'il connaît l'argument de l'œuvre, le lecteur se laisse emmener par cette visualisation de la chute de Lucifer, de la levée de son armée en Enfer, et de la tentation à laquelle il soumet Ève. En fonction de ses convictions religieuses, il peut soit confronter sa foi à cette représentation, tout en conservant à l'esprit qu'elle a été formulée à une autre époque, soit prendre le récit sur un plan mythologique. Il attend évidemment avec impatience la célèbre réplique : Mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le ciel. La scène s'avère intense et prenante. Il savoure le développement de Satan sur sa motivation : Moi qui m'élevais avec gloire […] jusqu'à ce que l'orgueil et l'ambition m'aient précipité dans l'abîme pour déclarer la guerre au roi du ciel ! Il m'avait créé dans un rang éminent. Être à son service n'avait rien de rude. Mais sa bonté n'a produit en moi que malice. Comment supporter cette dette immense d'une reconnaissance éternelle ? Payer et toujours payer, et toujours devoir.


Il est fort probable que le lecteur ait choisi de se lancer dans cette bande dessinée en toute connaissance de cause : l'adaptation d'un long poème épique dont il a déjà apprécié la lecture, ou qu'il souhaite découvrir sous une forme plus accessible. Pablo Auladell a réalisé un solide travail d'adaptation en restant fidèle à l'esprit de l'œuvre, tout en effectuant des choix, d'une part en mettant en avant certains passages et en en passant d’autres sous silence, ensuite en donnant à voir un monde où la volonté de Dieu est omniprésente. Le lecteur apprécie ainsi le récit pour l'intrigue, mais aussi pour la manière dont il fait s'incarner la vision de la foi chrétienne de John Milton.



mardi 23 novembre 2021

Visa Transit Volume 3

Il ne s'agit ni de conscience, ni de morale !


Ce tome est le troisième et dernier d'une série indépendante de toute autre, faisant suite à Visa Transit (Tome 2) (2020) qu'il faut avoir lu avant. La première édition date de 2021. Il est l'œuvre d'un auteur complet : Nicolas de Crécy, scénariste, dessinateur et coloriste. Il compte 140 pages de bande dessinée. Le tome se termine avec une carte de l'Europe tracée à la main montrant le voyage de Nicolas & Guy en 1988, ainsi que celui de Nicolas des années plus tard jusqu'en Biélorussie. Se trouve enfin une reproduction du certificat d'abandon du véhicule à la douane.


Le moteur de la moto au ralenti se fait doucement entendre. Henri Michaux, en costume cravate avec un casque rouge et or, se tient sur la moto et commence par évoquer la couleur de l'explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl. Puis la manière dont la réalité se mue en image. Comment travaille la mémoire ? Et il revient à ses deux chatons qui se trouvent présentement au-delà du Bosphore, dans le nord de l'Anatolie. C'est Guy qui se trouve au volant, et son cousin Nicolas sur le siège passager. Ils ressentent bien toutes les particularités de la route, comme s'ils la parcouraient à vélo. Ils s'approchent d'Ankara et Nicolas se souvient distinctement des murs blancs et des bougainvilliers. Encore qu'à la réflexion, il n'est pas si sûr que ces arbustes se soient trouvés à Ankara. Ils souffrent d'une chaleur accablante, en particulier leurs pieds bien enserrés dans des chaussures marche très résistantes. Ils traversent un quartier résidentiel à la recherche d'une maison en particulier.



Guy parvient à trouver la bonne adresse et se gare devant une grande demeure aux murs tout blanc. Une jeune fille en sort, dévalant l'escalier de la porte d'entrée, avec le claquement typique de ses nu-pieds. Pendant que les amoureux s'enlacent, Nicolas s'allume une clope. Le père de la demoiselle sort à son tour et les invite à entrer dans la maison. Il a du mal à croire qu'ils aient réussi à venir jusqu'ici avec cette voiture aussi décrépite, la rouille ayant bien commencé à ronger la carrosserie. Cette rouille produit des couleurs et des matières magnifiques qui n'ont rien à envier aux recherches picturales des grands noms du XXe siècle - Soulages, Dubuffet, Barcelõ. Pour Henri Michaux, la puissance esthétique de cette rouille lui rappelle ses expériences de désintégration sous mescaline : visuellement, c'est assez proche. Il faut d'ailleurs profiter de ce spectacle, car aujourd'hui les objets ne rouillent plus : ils n'en ont pas le temps. La désintégration, personne ne veut plus la voir. Guy et Nicolas profitent du confort pour se raser, se doucher, et laisser leurs chaussures exhaler leur fumet sur le rebord de la fenêtre. Le soir, à table ils racontent leur périple : en fait rien que de très modeste, à part les épisodes de la disparition de la station essence, de l'aide mécanique de la Vierge, et d'un certain nombre de nuits pourries.


Arrivé au troisième tome, le lecteur se fait une bonne idée de ce qui l'attend : la suite et fin du périple, quelques remémorations imprévisibles par association d'idées ou d'états d'esprit, et les remarques sentencieuses du spectre d'Henri Michaux. Il a entièrement raison, et dans le même temps, cela ne lui permet de savoir à l'avance comment l'auteur va en parler, ni quels thèmes il va continuer de creuser, aux dépends de quels autres. Les trois pages d'introduction permettent de remettre en tête du lecteur, la situation et le thème principal, celui du fonctionnement de la mémoire. D'un côté, la mise en scène pourrait être jugée paresseuse avec ce mouvement de caméra en travelling arrière à partir du sommet du casque de moto ; de l'autre côté, l'artiste déploie toute sa science de la couleur pour des fonds de case qui évoque un ciel doré, à l'unisson du sol de sable, d'extraordinaires camaïeux oscillant entre représentatif et expressionniste. Comment travaille la mémoire ? L'avatar d'Henri Michaux énonce clairement son rôle : il est la voix qui émane directement de l'avenir, une parole en contrepoint à la mémoire déformée qui s'exprime ici, un antidote à la fiction qui naît de l'interprétation erronée des faits.



Le lecteur se souvient alors d'avoir succombé à la séduction des couleurs dans les tomes précédents. Dès la page 9, le charme opère à plein : la vision de la route depuis le siège du conducteur, avec un ciel grand ouvert portant des traces de bleu et d'orange, les couleurs changeantes du feuillage des arbres en bord de route, leurs ombres mouvantes sur la chaussée. Tout du long de ces 140 pages, le lecteur ressent le fait qu'il ralentit inconsciemment sa lecture sous l'effet des couleurs d'une case : les fleurs du bougainvillier, les ondes de chaleur qui montent de la chaussée, la rouille qui transforme la carrosserie, le jeu d'ombre dans le village dans les arbres, l'effet de la lumière des phares, le gris bleuté de la neige, les éclairs de douleur, le bleu sans cesse changeant de la mer, etc. C'est un spectacle chromatique extraordinaire tout du long de l'ouvrage. Il faut encore citer la teinte orange qui prédomine tout du long pour les paysages de campagne de la Turquie, un véritable enchantement. Les deux cousins continuent de tracer la route, sans jamais s'arrêter longtemps, sans se livrer à du tourisme. Pour autant, leur regard porte sur les alentours, et l'artiste en fait profiter le lecteur qui ne se lasse pas de voir les ondulations de la campagne, les forêts, les plaines. De Crécy trouve un équilibre formidable entre le figuratif et l'impressionnisme, avec quelques touches expressionnistes discrètes de temps à autre.


L'artiste parvient à un même degré de sophistication élégante pour la représentation des personnages. De prime abord, les traits de contours pour représenter un individu produise un effet mal assuré : un peu tremblotant, pas toujours très précis pour les pieds ou pour les mains, sans volonté de faire joli pour les visages ou pour la texture des vêtements. Dans le même temps, les dessins s'avèrent être d'une grande précision dans le détail. Par exemple, quand Nicolas fait de l'alpinisme, le lecteur peut regarder son équipement, du piolet au sac à dos en passant par les crampons fixés sur les chaussures. Tout est là, représenté avec minutie. Il en va de même pour les personnages qui présentent tous un physique et un visage différents, une tenue vestimentaire en cohérence avec leur statut et leur occupation, et des expressions de visage parlantes et adultes. Le lecteur côtoie des individus uniques, ayant chaque une personnalité propre.



Au départ, le lecteur revient surtout pour découvrir la suite de l'histoire. Comment va se terminer le périple de Guy & Nicolas ? La voiture rendra-t-elle l'âme au beau milieu d'une route dans un endroit perdu ? Quelle sera leur destination finale ? Y aura-t-il de nouvelles péripéties ? L'auteur mène à bien ce voyage qui reste aussi banal qu'incroyable du fait de l'insouciance des deux jeunes gens qui semblent ne rien craindre. Cette composante du récit occupe environ la moitié des pages de l'ouvrage. L'autre moitié pourrait s'apparenter à des digressions, si ce n'est que l'auteur a annoncé dès la première page du premier tome que son œuvre a pour thème principal la mémoire. Comme dans les deux autres tomes, cette mémoire s'exerce aussi bien dans le passé de Nicolas avant 1988 qui est le temps présent du récit, qu'entre 1988 et maintenant. En outre, l'avatar d'Henri Michaux rappelle dès l'introduction que ces souvenirs sont sujets à caution. De fait, l'existence même de ce village dans les arbres (pages 23 à 26) est remise en question dès les pages suivantes. Peut-être ne s'agit-il que d'un souvenir sublimé d'une terrasse de café en hauteur, sur pilotis.


Le récit continue donc d'aller de l'avant avec la progression des cousins, mais aussi il revient sur des éléments déjà évoqués, comme le séjour dans une colonie de vacances religieuses, ou le séjour en Biélorussie. L'auteur continue ainsi à évoquer comment la mémoire ne se construit pas de manière linéaire, et comment les souvenirs ont tendance à s'entremêler pour finir par devenir quelque chose qui n'a jamais existé en l'état. Dans une séquence, il développe également comment certains moments, ou certaines émotions s'impriment plus durablement dans la mémoire quand ils sont associés à des expériences kinesthésiques plus fortes. Ce tome recèle également d'autres thématiques. Durant cette même séquence dans le village dans les arbres, les cousins prennent conscience des bruits délicats qui rassurent et qui apaisent. Tout comme ils sont sensibles à la musicalité de certains mots, la musicalité des petits bruits du quotidien était ici particulièrement délicieuse. Les petites sonorités diverses sont comme un décor invisible. En lisant ce passage, le lecteur comprend mieux l'insistance de l'auteur à rappeler le bruit de moteur de la Citroën Visa, ou encore celui du ralenti de la moto d'Henri Michaux, une autre composante kinesthésique qui vient alimenter le processus de mémoire. De manière plus inattendue, De Crécy va plus loin dans la notion d'insouciance de ces deux jeunes, en les mettant face à la mort et à l'arbitraire de ses circonstances, que ce soit la leur lors de la pratique de l'alpinisme, lors d'une virée en camping à la belle étoile avec la crainte d'un tueur au tournevis qui rode, ou celle des animaux finissant écrasés par le trafic sur la route. Ces deux dernières occurrences donnent lieu à des images d'une force dérangeantes : Nicolas allongé dans son sac de couchage à la merci d'un taureau, le sommet du crâne de Nicolas transpercé d'un coup de tournevis, les cadavres d'animaux suspendus à une corde tendue au-dessus de la route le sang s'égouttant sur les voitures qui passent.



À plusieurs reprises, le lecteur découvre ainsi des images déstabilisantes et bizarres, la moindre n'étant pas celle du crâne chauve d'un conducteur qui frotte sur le plafond de sa voiture, y déposant une auréole de gras qui va en s'élargissant au fil des années. D'un côté, c'est une anecdote grotesque et marquante ; de l'autre ça renvoie à la répugnance de Nicolas quant à l'altérité physique de l'autre, évoquée dans le tome 2. À chaque fois, l'esprit du lecteur saute le pas et oublie que ce personnage Nicolas n'est qu'un avatar de papier, pour le prendre pour argent comptant, et ne plus y voir que l'auteur lui-même. Cette confusion ou ce glissement deviennent encore plus prégnants quand il aborde la maladie dont il souffre, ses symptômes, les trois ans de consultation de spécialistes. Lors de ce passage, il évoque la souffrance, aggravée par le fait qu'elle ne se voit pas pour les autres, avec un dessin mémorable le montrant amoché pour faire apparaître des blessures à la mesure des douleurs qu'il éprouve, tout en évoquant les répercussions de cette souffrance sur son comportement, son état d'esprit, sa vie sociale. À l'évidence, ce sont les ressentis de l'auteur et pas celles d'un personnage imaginaire. Il en va de même dans le dernier chapitre qui aborde son apprentissage du dessin, le développement de son sens de l'observation s'accompagnant d'une phase de paranoïa (car les autres doivent aussi l'observer), le pouvoir que lui confère ce savoir-faire face aux adultes qui ne l'ont pas, mais aussi la prise de conscience des limites de cette liberté de représenter.


Ce troisième tome est aussi extraordinaire que les deux premiers, à la fois pour la narration visuelle aussi organique que sophistiquée, avec un travail de mémoire qui s'exprime par des dessins très construits tout en paraissant naturels. Le lecteur éprouve la satisfaction de savoir comme se termine le voyage des cousins, tout en constatant que la moitié de l'ouvrage est consacré à d'autres souvenirs, avec une mise en abîme sur la nature fabriquée de ces souvenirs qui ne peuvent être pris comme un reportage sur le vif, ou pour argent comptant. Une œuvre littéraire de très haute volée, à la fois un récit divertissant et une réflexion profonde sur la nature de l'être.