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jeudi 27 avril 2023

Lady Elza T01 Excentric Club

Elle sent le soufre ? Non, Fougère, de Roget & Gallet, avec une touche de Mitsouko. Guerlain.


Ce tome est le premier d’un diptyque. Il a été suivi par ‎Lady Elza T02 La vente Coco Brown (2014). Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Philippe Wurm pour les dessins et les couleurs. Sa première publication date de 2011. Ce personnage est issu de la série précédente réalisée par les mêmes auteurs : Les Rochester, six tomes de 2001 à 2009.


Dans un immense manoir perdu dans la campagne anglaise, par une belle journée d’hiver après une chute de neige, Lord Palfy évoque avec son interlocuteur, un pasteur, sa cousine Elza Rochester, divorcée de Jack Lord, un chenapan.il lui a offert l’hospitalité car elle semble connaître quelques difficultés. Le pasteur rétorque qu’une femme ne peut les éviter, c’est dans sa nature. À la demande de son hôte, le Lord explique ce qu’il en fut : un veuf dont Elza est l’amant, et dont l’autre amante, Agatha Switch, n’apprécie pas la concurrence, ce qui provoque une scène de ménage au cours de laquelle Agatha manie un revolver et se blesse au pied, et Elza se retrouve à prendre la fuite sur les toits londoniens. Arthur Woolnich, le veuf, redescend l’escalier quatre à quatre pour aller protéger ses enfants de son amante armée, pendant que Elza, en bas et guêpière avec un imperméable, fait une rencontre inattendue sur les toits : Doug Banket, riche entrepreneur, totalement éméché en pleine crise parce que son épouse Janet le trompe. Afin de lui redonner le moral, elle ouvre son imperméable et il se précipite sur elle, la faisant basculer dans le vide. Elle est rattrapée dans la toile tendue par les pompiers. Pour les remercier, elle ouvre son imperméable. Banket glisse et chute à son tour : il s’écrase par terre dans l’indifférence.



Dans le château, le pasteur s’exclame que cette cousine sent le soufre : non, répond Lord Palfy, Fougère de Roger & Gallet, avec une touche de Mitsouko de Guerlain. Il continue : elle a évité le pire, c’est-à-dire la vengeance d’Agatha Switch qui s’est plainte à son frère, Albee Switch, truand et assassin. C’est la raison pour laquelle il l’a invitée à passer quelques jours à la campagne, et il lui a parlé de l’Excentric Club. Il a d’ailleurs demandé à son neveu Jimmy d’emmener Elza chez Tuba Longfree. Cette dernière est en train de s’exercer au tuba dans son cottage, en présence de son grand-père. Jimmy et Elza, cette dernière en talon haut, arrive à proximité de la demeure. Ils sont accueillis sur le perron par le grand-père qui recommande à la jeune femme de ne pas se laisser séduire par ce chenapan de Jimmy, car il pratique trop l’art de l’inconstance. Elle répond que l’inconstance, elle connaît car elle a été mariée. Ils s’assoient au coin du feu de cheminée, et Tuba vient leur apporter du thé. Jimmy suggère qu’Elza pourrait utiliser la longue-vue pendant quelques instants. Tuba accepte bien volontiers, malgré l’hésitation de son grand-père, tout en prévenant que la longue-vue est coincée dans une seule direction et qu’il n’y a rien à voir, juste des bancs de brume. Pourtant, une fois sur la terrasse, l’œil rivé à l’appareil optique, Elza distingue une tour assez massive.


S’il a lu la série originale Les Rochester, le lecteur se trouve fort aise de retrouver cette brune un peu maigrichonne et piquante, ainsi que, le temps de quelques pages, l’inspecteur Bleach. Sinon, il découvre une jeune femme consciente de ses charmes mais sans en abuser, qui semble avoir vécu des aventures par le passé, mais sans incidence sur celle-ci. Il constate que les auteurs n’ont pas souhaité inscrire leur récit dans une période précise : pas de téléphone portable, pas d’ordinateur personnel, pas de modèle de voiture révélateur, si ce n'est les feux à éclats d’une voiture de police qui laisse à penser qu’il doit s’agit des années 1980 ou 1990. La couverture présente une jeune femme longiligne dans des dessous chics. Effectivement, le récit commence par les conséquences d’une relation extraconjugale, et par la suite un homme effectue une timide tentative pour draguer Elza alors qu’elle n’est vêtue que d’un peignoir de bain. Mais ni le récit, ni les images ne jouent dans le registre de la titillation hormonale. La narration visuelle reste dans un registre tout public, à l’exception de ce corset avec une culotte riquiqui. L’artiste dessine dans un registre évoquant parfois celui d’Edgar P. Jacobs, en un peu plus aéré et une légère touche humoristique par moment, de temps à autre l’exagération d’un mouvement ou une mimique discrètement appuyée.



Le lecteur découvre ce soin apporté à la dimension descriptive des dessins avec la première case qui est de la largeur de la page, une vue du dessus un peu inclinée permettant d’apprécier toute l’ampleur de la demeure, du château même de Lord Palfy, ainsi que les grandes surfaces de pelouse enneigée autour, puis les bosquets d’arbres. La seconde case propose une vue de la façade principale de la demeure à plusieurs dizaines de mètres de distance alors que le visiteur arrive par l’une des larges allées. Dans les pages huit et neuf, le lecteur suit le pas léger d’Elza sur les toits londoniens, avec à nouveau une qualité descriptive remarquable. En page onze, c’est une vue d’une partie des quais de Londres dans une case de la largeur de la page. En page trente-cinq, le lecteur marque une pause dans sa lecture pour apprécier une vue inclinée du dessus de la ville d’Ornfield, sous la neige. Suivent deux pages dans lesquelles Elza Rochester & Jimmy Palfy en parcourent les rues, permettant d’admirer l’architecture des maisons et celle de la tour, ou des espaces naturels comme les bois enneigés, une grande prairie. Le dessinateur soigne tout autant ses intérieurs : la chambre des enfants d’Arthur Woolnich avec leurs doudous, la bibliothèque et le salon du manoir de Lord Palfy, la grande pièce du cottage des Longfree, la pièce dans laquelle est enfermé Bob Byron.


L’histoire commence et le lecteur ne sait pas trop s’il doit tout prendre au premier degré, ou s’il doit y voir une touche d’humour pince-sans-rire de type anglais. La chute de Doug Banket dans le vide et dans l’indifférence indique une forme de comique, mais qui tombe un peu à plat. Par la suite, des touches d’humour apparaissent de ci de là, le plus souvent dans une situation ou dans un dialogue. Les premières ont du mal à faire mouche, car très appliquée, comme Elza maniant la queue de billard brutalement, au point d’envoyer une boule en dehors, la projetant contre Lord Harry Shok qui tombe dans vapes. L’humour des dialogues fonctionne mieux, que ce soit une remarque en coin (Lady Elza expliquant que l’inconstance, elle connaît car elle a été mariée) ou une pique gratuite contre le manque de courage des Français à la guerre. Le lecteur a donc tendance à mettre de côté ces tentatives pour se focaliser sur l’intrigue : aller récupérer la montre d’un poète assassin enfermé dans la tour de la ville d’Ornfield, celle-ci n’étant visible qu’à quelques individus qui ont le don, et ne se manifestant sur Terre qu’à de rares occasions. Cette mission s’avère plutôt facile, et le danger provient plus d’un individu qui souhaite en tirer profit après.



Le lecteur pourrait s’en tenir là : une aventure (presque) tout public, bon enfant dans le fond, avec un élément surnaturel essentiel à l’intrigue, bénéficiant d’une narration visuelle descriptive et réaliste, très solide. Toutefois, le scénariste intègre d’autres éléments non essentiels à l’intrigue mais l’étoffant pour lui donner une belle consistance : l’Excentric Club, l’histoire de ce poète écorcheur dont le nom évoque celui de Lord Byron (1788-1824), et dont le passetemps évoque celui d’un éventreur célèbre, tous les deux très Anglais. Le lecteur remarque également qu’il prend plaisir à la variété et à l’intelligence de la narration visuelle. L’artiste conçoit des mises en scène et des découpages de planches spécifiques pour chaque scène, venant souvent donner plus d’impact à une action, la rendant plus visuelle. Le lecteur le remarque dès la page neuf avec cette case tout en hauteur avec les cinq étages de l’immeuble sa toiture terrasse, les cases à côté montrant la chute de Lady Elza que le lecteur rapporte à la verticalité de la case en hauteur. En page 16, il éprouve la sensation d’être assis aux côtés de Lady Elza et du grand-père Longfree au coin du feu dans une lumière tamisée et tremblante. Pages trente-deux et trente-trois il assiste au plus étrange solo de tuba qu’il lui ait été donné de voir, la nuit, au sommet d’un petit mont, les pieds dans la neige, surnaturel. En page quarante-et-un, deux personnages courent pour échapper à un désastre dans quatre cases disposées autour d’une case centrale ronde où se trouve le cadran d’une montre à gousset. Page quarante-trois, il se produit un phénomène de dislocation donnant lieu à une multitude de petites cases carrées pour donner à voir cette fragmentation.


Contrairement à ce que pourrait laisser penser la couverture, il s’agit bien d’une aventure tout public, avec quelques touches d’humour, plus ou moins anglais. Phillipe Wurm réalise une narration visuelle remarquable, inspirée d’EP Jacobs, détaillée et enlevée, avec un découpage sophistiqué, pour raconter une aventure surnaturelle avec un déroulement qui ne repose pas sur la force physique du héros, mais sur l’aplomb de l’héroïne.



mercredi 26 avril 2023

La Femme corneille : Enquête sur le monde caché des oiseaux noirs

C’est plus facile d’intercepter un animal à cinquante personnes pour le tuer que de le capturer seul et de veiller à ce qu’il reste vivant pour le relâcher ensuite.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première publication de l’album date de 2023. Il a été réalisé par Geoffrey Le Guilcher & Camille Royer pour le scénario et par cette dernière pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quarante-quatre pages de bande dessinée. Le tome se termine avec une postface de deux pages, rédigée par Frédéric Jiguet (ornithologue et biologiste de la conservation, professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, directeur adjoint du Centre de recherches sur la biologie des populations d’oiseaux), deux pages de tweets avec photographie sur les corneilles du Jardin des Plantes, une carte des territoires des corneilles du Jardin des Plantes, une modélisation de la vision des oiseaux, la pesée d’une corneille par F. Jiguet, une bibliographie et une liste de travaux scientifiques, sur le sujet.


Ce jour-là, le 1er décembre 2017, si on lui avait prédit qu’elle ferait une rencontre du troisième type, Marie-Lan aurait probablement parié sur un énième gamer bizarre. En tout cas, pas sur un animal sauvage… Quand, comme elle, on joue à Pokémon GO, il n’y a qu’une vraie difficulté : réunir six ou sept joueurs dans une rue ou un square. Après ça, son Pokémon légendaire, on est sûre de le capturer. En fait, c’est un peu un jeu pour vieux, mais il faut être discipliné. Elle, elle aime bien, ça permet de passer du temps dehors et de rencontrer des gens. Elle rencontre un groupe de joueurs au coin d’une rue et ils attrapent des Pokémons. À la fin, elle échange quelques mots avec Frédéric Jiguet qui indique qu’il va baguer des corneilles. Il accepte qu’elle l’accompagne. Chemin faisant, elle se présente : Marie-Lan, scripte pour des grosses entreprises. En gros, elle rédige des compte-rendus de réunions plus ou moins confidentielles. C’est bien payé, et ça lui laisse pas mal de temps libre. Et lui, pourquoi il bague les corneilles ?



Frédéric Giguet se présente à son tour : il est professeur au Muséum d’histoire naturelle. Depuis 2015, la mairie de Paris l’a chargé de surveiller les populations de corneilles vivant à Paris. Les corneilles se sont installées en masse dans les parcs et cimetières parisiens à cause de l’instauration du plan Vigipirate en 1997. Le rapport se trouve dans les poubelles et leurs sacs transparents. Les corneilles repèrent la nourriture puis percent le sac. L’autre problème, c’est qu’il y a eu des attaques de corneilles sur des passants. La mairie l’a questionné sur ce qu’on pouvait faire pour régler la question, sans les tuer. Chemin faisant, ils sont arrivés au Muséum d’histoire naturelle, et ils se rendent dans le bureau du professeur. Il continue : il les attrape et il les bague depuis deux ans afin de comprendre leurs comportements. En vérité, l’important pour réguler une population animale, c’est de commencer par l’accès aux ressources alimentaires. Pour trouver des solutions, ils font des tests au Jardin des Plantes. Il lui propose de le suivre pour s’y rendre.


Tout commence avec une partie de Pokémon Go, une rencontre, la présentation sommaire de Marie-Lan et de Frédéric, le premier contact avec une corneille quand elle en tient une dans ses mains pour que Frédéric puisse la baguer, une vidéo d’un test en huit étapes passé haut la main (ou l’aile) par une corneille, et le constat que Marie-Lan avait initié la première version de l’article Corneille sur Wikipedia. Après ces dix-huit pages d’introduction, le lecteur découvre six chapitres. Chacun commence avec un extrait de la fable d’Ésope : la corneille et la cruche, le dernier avec la morale de la fable. Sur son site, la bédéiste indique que son travail se caractérise par son dessin au crayon, au pastel, des matériaux rugueux et brumeux pour un dessin énergique, pur. De fait, elle opte pour une simplification des formes, que ce soit pour les êtres humains ou les décors, apportant parfois une sensation de naïveté, ne permettant pas toujours de déterminer l’âge d’une personne en la regardant, des perspectives tout en diagonale, une absence de texture de certains revêtements en particulier les chaussées et les allées, une narration visuelle douce et tout public avec une apparence, en surface, de livre pour enfant. Cette apparence peut déconcerter le lecteur dans un premier temps qui assimile alors la narration à celle d’un conte.



En fait, ce récit ne relève pas du tout du conte, mais de l’histoire personnelle de Marie-Lan une jeune adulte qui en vient à se passionner pour les corneilles après une rencontre fortuite avec un spécialiste qui lui propose de l’accompagner pour en découvrir plus. L’histoire est donc celle de la découverte personnelle de cette jeune femme : prendre des photographies de corneilles dans les parcs et cimetières parisiens, parfois en banlieue, nourrir des corneilles dans le Jardin des Plantes, se renseigner sur ce jardin et le Muséum d’histoire naturelle, en apprendre plus sur les corvidés et leur vision en trétrachromie, découvrir l’existence de territoire pour les corneilles, et en dresser la carte de celle du Jardin des Plantes, s’intéresser aux transmissions satellite de la bague des corneilles, à leur migration, à la chasse aux corneilles, aux solutions alternatives à cette chasse, à l’intelligence des corneilles, à leur langage, à la coévolution entre elles et les êtres humains et à leur place dans la mythologie. Le récit apporte de nombreuses informations scientifiques et biologiques, tout en les présentant sous forme de vulgarisation, et en citant les ouvrages de référence. De fait cette dimension du récit prend le pas sur la vie de Marie-Lan à la fin du premier tiers. Le lecteur constate que l’artiste adapte sa représentation à cette approche scientifique : facsimilé d’une page wikipedia, dessins organisés en double planche pour montrer une corneille résolvant le test le plus complexe de l’intelligence animale en huit étapes, plan masse du Jardin des Plantes, facsimilé de la vision de la corneille en tétrachromie, vue du ciel des bâtiments du Muséum d’histoire naturelle, vue générale d’un satellite de télécommunication dans l’espace, et bien sûr le comportement des corneilles, leurs postures, leurs mouvements.


Le lecteur suit la progression de Marie-Lan dans sa passion et se rend compte qu’il se retrouve captivé à son tour. Comme elle, il peut observer que ces oiseaux noirs ont surpassé les grands singes dans plusieurs tests au point d’être désormais d’être considérés par nombre de scientifiques comme les animaux les plus intelligents après les êtres humains. Les corvidés chantent leurs morts, se projettent dans l’avenir, ou encore fabriquent des outils. Arrivé dans la dernière partie, il découvre l’ampleur de la présence des corvidés dans les mythologies humaines : psychopompe, peinture rupestre dans la grotte de Lascaux, Vikings, Celtes d’Irlande, Inuit, cosmogonie dans une légende du peuple Tsimshian, les corbeaux d’Odin (Huginn et Muninn), Apollon, Athéna, l’arche de Noé, les traditions païennes. Ce récit ne se confine pas à un registre encyclopédique ou scientifique. Dans le premier chapitre, les auteurs en disent plus sur Marie-Lan Lay : son enfance dans un petit village situé à trente bornes de Beauvais (Oudeuil) où il était compliqué d’avoir un père d’origine vietnamienne et une mère limousine dans un bled où il y a plus de vaches que d’habitants. Les dessins sont alors renforcés par la mise en couleurs, ce qui aboutit à un très beau portrait de vache dans son pâturage.



Dans le chapitre quatre, les auteurs effectuent la présentation de Frédéric Jiguet : petit dévorant déjà les livres de sa maman professeure de biologie, crapahutant, dans les champs et dans les alpages avec un oncle chasseur passionné par la nature, puis ayant écrit une quinzaine de livres qui font référence, dont une majorité sur les oiseaux, professeur rattaché au Muséum d’histoire naturelle, en charge du programme d’étude sur les corneilles parisiennes. Les personnes qui travaillent à accroître la connaissance sur les corneilles deviennent alors incarnés, des individus autonomes ainsi que des scientifiques de haut niveau. La narration visuelle prend le temps de les faire exister, que ce soit dans des scènes de leur vie personnelle, ou en train d’observer et d’étudier les corneilles, avec régulièrement des pages muettes. Au bout de quelques pages, le lecteur s’adapte à cet entrelacement de connaissances et de démarches personnelles, de science et de passion, grâce à des dessins qui montrent avec plus de précisions que les apparences ne le laissent croire, et une douceur qui concrétise le respect que portent les auteurs sur leurs sujets. De la page cent-vingt-sept à la page cent-quarante-et-un, le récit passe en mode transmission d’informations et de savoir, laissant à penser que les auteurs ont fait une croix sur la dimension personnelle. Il n’en est rien car les cinq pages suivantes reviennent à Marie-Lan et explicitent le titre de Femme Corneille.


Une couverture énigmatique qui laisse à penser qu’il s’agit d’un conte avec une narration visuelle tout public, sur une femme faisant montre de capacités de corneille, partagée entre un monde végétal et un monde fantastique violet. L’introduction cadre la nature du récit : une enquête, comme l’indique le sous-titre, sur les corvidés, auprès d’un spécialiste rencontré grâce à Pokémon Go. Scénaristes et dessinatrice parviennent à rendre aussi intéressant les informations sur les corneilles que la démarche personnelle de Marie-Lan et Frédéric Jiguet, fascinés par ces oiseaux. Une lecture étonnante.



mardi 25 avril 2023

Le Mercenaire T07 Un rêve inquiétant

Tôt ou tard, on doit rendre compte aux dieux. Souvenez-vous en.


Ce tome fait suite à Le Mercenaire T06 Le Rayon mortel (1994). La première édition de ce tome date de 1995, réalisée intégralement par Vicente Segrelles, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. L’intégralité de la série a été rééditée dans une intégrale en trois volumes, en 2021/2022. Pour un autre point de vue sur cet album, Les BD de Barbüz : Un rêve inquiétant.


Mercenaire chevauche un grand dragon blanc aux amples ailes. Ils volent au-dessus de la mer, avec la silhouette d’une île dans le lointain. Bien protégé dans son armure, Mercenaire lit la carte qui lui a été remise pour accomplir sa mission : cette île ne figure pas dessus malgré sa grande taille. Bizarre. Pour autant, il cherche de l’eau pour lui et sa monture, et il décide de s’y arrêter. Ils approchent des rives, passant par-dessus des récifs, franchissant la légère langue de brume, et parvenant à l’orée d’une vaste et dense forêt. Les troncs sont tellement resserrés que le vol du dragon en devient impossible : Mercenaire décide de continuer à pied. Il fait atterrir son dragon sur les rives d’un petit lac avec une chute d’eau. Le dragon se désaltère et Mercenaire remplit sa gourde. Soudain, il entend un cri poussé par une voix humaine. Il décide d’aller investiguer. Il tire son épée de son fourreau et avance prudemment. Il découvre une autre clairière et repère l’entrée d’une caverne avec une toile d’araignée sur tout le pourtour. Il en déduit que l’araignée doit être démesurée. Une voix s’élève en provenance de la toile.



Mercenaire joue habilement de son épée pour tailler dans la toile d’araignée et libérer la personne qui s’y trouve. Il découvre une jeune femme pourvue d’ailes diaphanes. Elle est inconsciente : il en déduit qu’il est arrivé trop tard. Un bruit se fait entendre en provenance de la caverne et l’araignée gigantesque commence à en sortir. Mercenaire abat son épée et tranche une patte en même temps que la tête. Il continue à entendre un bourdonnement : il en déduit qu’il n’est pas seul. Il entend que ça bouge derrière lui : il se retourne vivement et devine une autre femme ailée qui se cache derrière un tronc d’arbre. Il lui enjoint de se montrer en la rassurant : il ne lui veut aucun mal. Elle lui répond sans bouger les lèvres : elle l’a vu sauver sa sœur. Elle est troublée : il ressemble à un roi-insecte, avec un visage humain. Elle ne sait que faire. Il lui confirme qu’il est un humain normal et que malheureusement sa sœur est morte. Elle le rassure : elle n’est que paralysée, ce qu’elle vérifie en soulevant sa paupière pour regarder son œil. À son tour, il lui explique qu’il pourra échapper aux insectes humanoïdes grâce à son dragon qui vole et le transporte. Elle l’avertit que les insectes s’en sont emparé et qu’ils le mangeront : ils mangent tout. Mercenaire lui déclare qu’il faut le sauver : elle lui propose un plan un peu étrange.


Voilà qui est fort déconcertant : une aventure qui commence sans explication, sans exposition de la nature de la mission de Mercenaire. Un atterrissage sur une île qui n’est pas sa destination, une rencontre avec une créature féérique puis avec des créatures monstrueuses, un combat gagné par la ruse, un autre monstre dont seule un tentacule est visible… Le lecteur reprend pied quand Mercenaire chute de la falaise et manque d’être avalé tout cru par un monstre marin qui ressemble à ceux croisés dans les tomes précédents. Mais il perd derechef toute constance avec l’apparition de Claust, un personnage récurrent, dans une séquence qui semble sans queue ni tête. La suite s’avère tout autant déconcertante, comme une succession de courtes aventures, la principale se déroulant sur moins de vingt pages. Le lecteur passe de séquence en séquence, cherchant à établir le fil directeur de cet album dont la première édition en français portait un autre titre : Un rêve inquiétant. Il se demande effectivement s’il ne faut pas y voir une fugue onirique plutôt qu’une intrigue en bonne et due forme. Peut-être que le scénariste disposait de bouts d’idée qu’il a enfilés pour obtenir la pagination requise. Ou qu’il s’est laissé guider par l’inspiration du moment jusqu’à atteindre le nombre de pages requis pour un album ?



D’un autre côté, le lecteur retrouve dès la première page les qualités de la narration visuelle qui constitue une grande partie de son horizon d’attente. Le vol du dragon est majestueux, avec ses ailes amples, son corps solide, visiblement capable de supporter le poids de Mercenaire en armure, et les vagues de la mer en dessous. En trois cases, le ton de l’aventure est donné et le lecteur ne demande qu’à accompagner le héros dans la découverte de lieux surprenants. Un peu plus loin, il sourit quand Andolfo de Vinci évoque justement l’importance de la charge alaire de Mercenaire qui teste une de ses inventions, et qui lui recommande de plonger en piqué sans hésiter pour atteindre une bonne vitesse, comme un clin d’œil au vol du dragon. Tout du long, le lecteur se délecte des visions offertes par les cases : la jungle dense, la cascade, les femmes ailées, bien peignées comme il se doit, les insectes humanoïdes avec leurs mandibules et leur carapace, les eaux agitées venant battre le pied d’une falaise, la tour à partir de laquelle Mercenaire se jette dans le vide pour tester ses ailes, le dragon s’échouant sur une plage de nuit, un volcan commençant à entrer en action, un tsunami, et des éléments bien plus surprenant encore.


Effectivement, l’artiste semble s’être fait plaisir à dessiner ce qui l’inspire, des aventures extraordinaires dans un monde vaguement moyenâgeux et des îles recelant des surprises indicibles. Après tout qu’importe si l’enchaînement des séquences dégage un parfum d’artificialité. Les composantes constitutives de la série sont garanties : un valeureux héros peu communicatif, bien protégé dans son armure, sauvant une demoiselle en détresse (enfin presque, une jeune femme ailée), des monstres à pourfendre sans se préoccuper de savoir s’ils disposent d’une intelligence encore moins d’une personnalité, de la bravoure, de la résilience, et aussi une compréhension de ce qui se passe qui place le héros au-dessus de la mêlée. En outre, l’artiste ne se fait pas juste plaisir à peindre avec entrain. Sa narration présente une fluidité et une évidence remarquables. En créateur complet, il alloue l’espace qu’il souhaite à chaque action. Mercenaire ayant impressionné les insectes humanoïdes, ceux-ci le conduisent devant le roi-insecte sur son trône. L’auteur régale le lecteur avec une vue des murailles devant le palais, avec l’approche dans la salle du trône dans une page de cinq cases culminant avec le roi et son épée entre les jambes, le combat en deux pages, un plan fixe de Mercenaire en train de chuter le long de la paroi verticale de la falaise. Il consacre des cases occupant les deux tiers d’une page à des vues à couper le souffle. Un spectacle d’une grande qualité.



Le lecteur remarque rapidement que, plus encore que dans les tomes précédents, l’artiste effectue un travail particulier avec sa palette de couleurs. Chaque séquence dispose de sa tonalité propre de couleur. Cela devient une évidence avec le rose qui infuse chaque case lors du test des ailes de vol inventées par Andolfo de Vinci. Cette approche prend également tout son sens avec le vert s’imposant dans toutes les cases quand Mercenaire pénètre dans le rayon lumineux. Le lecteur se fait également la remarque que l’auteur semble s’amuser discrètement avec des détails. Il y a bien sûr l’étonnement de la femme ailée sur le mode de communication très limité de Mercenaire, ou l’air ahuri du marin pointant du doigt le tsunami. Le lecteur sourit en voyant que Nan-Tay porte son épée, pendante entre les deux jambes, comme le roi-insecte, étrange écho visuel phallique, mais aussi reflétant bien le rôle de guerrière. Puis la nature de la mission se trouve enfin révélée, avec une énorme surprise quant à un vaisseau inattendu. Le lecteur se souvient que Nan-Tay avait fait une observation sur l’origine de la sphère qu’elle et Mercenaire avaient récupérée au beau milieu d’une très ancienne cité dans le tome précédent. Le lecteur en déduit que cette nouvelle composante sera développée dans les tomes suivants.


Un septième tome très déconcertant. Pourtant il présente les caractéristiques attendues : des vols en dragon dans des vieux paisibles, des sites surprenants, en l’occurrence trois îles, des situations de combat dans lesquelles Mercenaire se conduit en héros valeureux de peu de mots, des personnages récurrents (Nan-Tay, Andolfo de Vinci, Claust), une narration visuelle qui laisse le temps de contempler les actions et les voyages. Mais, cette fois-ci, Nan-Tay n’intervient pas pour lui sauver la mise, elle n’est présente que dans deux pages. D’un autre côté, le lecteur éprouve une sensation de déconnexion : il n’est pas fait allusion au géant du tome précédent, ou même à un nouveau plan de Claust. Les péripéties se suivent comme autant de brefs chapitres sans beaucoup de rapport entre eux. Pourtant la magie opère toujours sur le lecteur, ravi de pouvoir savourer ces pages servies par une narration visuelle claire et fluide, spectaculaire et pragmatique.



lundi 24 avril 2023

Monsieur Jean T05 Comme s'il en pleuvait

Dans la vie, y a ceux qui se battent, et y a ceux qui capitulent. Moi, j’ai choisi de me battre. C’est tout.


Ce tome fait suite à Monsieur Jean, tome 4 : Vivons heureux sans en avoir l'air (1998). D’une certaine manière, il fait également suite au tome hors-série La théorie des gens seuls (2000) dont les histoires s’intercalent entre les tomes trois et quatre. La première édition du présent tome date de 2001. Les deux auteurs, Philippe Dupuy et Charles Berberian, ont écrit le scénario à quatre mains et dessiné les planches à quatre mains. La mise en couleurs a été réalisée par Isabelle Busschaert. L’album compte cinquante-quatre planches.


Monsieur Jean est en train d’effectuer un voyage en avion. À côté de lui, est assise une jeune femme enceinte de plusieurs mois. Il se fait les réflexions suivantes : Il y a des jours où tout paraît confus. Les choses n’ont simplement pas de sens. On voudrait se retrouver ailleurs, vite. Il ne sait même pas comment tout ça a commencé. Si seulement sa voisine voulait bien arrêter de parler un peu. Il pourrait essayer de remettre un peu d’ordre dans ses souvenirs. Il se demande s’il existe vraiment un instant précis à partir duquel tout change ? Où jamais rien n’est plus comme avant ? Il ne sait pas… Il se revoit à une conférence de presse en train de répondre à des questions improbables. Croyez-vous qu’un couple homosexuel puisse élever un enfant ? À quel niveau situez-vous votre combat ? Est-il social ou personnel ?



Sa vie à New York avec Cathy : jazz dans les clubs, gratte-ciels, files de taxis, énorme limousin interminable, contempler l’Hudson River, Chinatown, les citernes d’eau en bois au sommet des immeubles, les boîtes de nuit… Les Newyorkais dans toute leur diversité hétéroclite… Monsieur Jean est en train de feuilleter des livres dans une grande librairie. Un maladroit fait basculer une pile de livres, et il en reçoit un sur le sommet du front. Il perd connaissance et chute à terre. Son esprit part en fugue : la nuit, Cathy lui annonce qu’elle a des contractions, ils prennent un taxi alors que le chauffeur ne veut pas de femme enceinte, ils n’ont pas décidé du prénom de leur fille. Il reprend connaissance et cherche sa fille. Il demande aux autres clients s’ils ont vu son bébé. Tout le monde se met à chercher entre les rayonnages. Finalement, une femme retrouve Julie qui s’est endormie sur un bouquin, avec son doudou lapin dans les bras. Monsieur Jean part se promener à Central Park, avec sa fille dans la poussette. Dans une allée, il retrouve son ami Clément qui est en train de diriger une prise de vue photographique pour une pub, en s’énervant après le photographe. L’assistante Sophie lui suggère de la suivre un peu plus loin et elle essaye de le calmer. Monsieur Jean arrive sur ces entrefaites. Clément lui demande s’il laisserait quelqu’un le gifler sans s’interposer. Les deux amis vont manger dans un diner à proximité. La conversation tourne sur la définition d’un ami. Un ami on ne sait plus s’il est supportable ou insupportable, c’est même à ça qu’on reconnaît un vrai ami.


Dans le tome précédent, Monsieur Jean avait fini par prendre une décision l’engageant vis-à-vis d’une femme. Dès la planche cinq, le lecteur découvre qu’il est maintenant père d’une jeune fillette prénommée Julie : une responsabilité a fini par s’immiscer dans sa vie, et elle gagne du terrain. Le récit commence à New York, et il revient à Paris à partir de la planche treize. Le lecteur fidèle de la série retrouve les personnages qu’il a appris à connaître : la concierge Mme Poulbot, deux autres habitants de l’immeuble où réside Monsieur Jean, Mme Colin et Boris Zajac, l’ami Félix Martin et Eugène son fils par adoption, Clément un autre ami. Il voit passer brièvement la mère de Monsieur Jean, ainsi que Marion qui était apparue dans le tome quatre. Il fait connaissance avec Julie, la fille de Cathy & Jean, ainsi qu’avec Liette Botinelli, de la Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS qui existait encore à cette époque, dissoute en 2010). Plus surprenant, Fernand Raynaud (1926-1973) s’invite dans le récit. Monsieur Jean reste bien le personnage principal du récit, et les autres apparaissent au gré de ses actions quotidiennes, avec parfois un peu de temps supplémentaire qui leur est consacré, par exemple à Félix et ses problèmes, ou madame Poulbot et sa résignation.



Dès la première page, le lecteur constate que la narration linéaire n’est plus de mise. En effet celle-ci fait état d’événements passés qui vont être racontés par la suite. Les planches deux et trois relèvent d’une forme de narration visuelle assez élaborée : comme un collage de dessins, chacun évoquant un moment de la vie newyorkaise de Monsieur Jean, sans bordure de séparation, sans un seul mot de commentaire ou de dialogue, avec une mise en couleur sous forme de rectangles de couleur différente appliqués sans correspondre à ce qui aurait pu être une case, liant ainsi deux éléments juxtaposés. La planche six met en œuvre une forme narrative également sophistiquée : une séquence de rêve fait de souvenir et d’association d’idées. Au fil des séquences, le lecteur observe que ces courtes séquences oniriques semblent se dérouler comme à rebours de l’ordre chronologique. Cette fois-ci, l’album a été construit comme une histoire d’un seul tenant, avec une structure non linéaire faisant entrer en résonance des événements, des comportements et des émotions imprimant une marque inconsciente dans l’esprit du personnage principal, les séquences oniriques mettant à jour des correspondances mentales chez le personnage principal. La situation et les actions des personnages s’entremêlent et se répondent de manière organique, qu’il s’agisse de l’amour-propre de Félix recevant des coups de boutoir répétés sur un mode mélodramatique, ou de madame Poulbot dont la dépression est traitée sur un mode plus humoristique, ne serait-ce que du fait de son apparence caricaturale.


La narration visuelle a conservé toute l’élégance dont elle avait fait montre dans le tome précédent, et dans le deuxième hors-série, La théorie des gens seuls. Dupuy & Berbérian dosent avec habileté leurs dessins : une forme de simplification esthétisante pour les rendre facilement lisibles, ce qui permet dans le même temps une densité d’information inattendue. Le lecteur commence par contempler la tête de Monsieur Jean dans les trois cases de la première bande : de dos, de profil, de face. Il se demande si les artistes ne se sont pas lancé dans un défi : inscrire ces représentations dans une narration tout public, jouer avec les formes, faire passer une impression adulte. De dos, la tête de Monsieur Jean semble montée sur un cou un peu trop fin, et la mèche de cheveux sur le dessus beaucoup trop haute. De profil, le gros nez du personnage est plus rond que jamais, son menton est quasiment absent, et sa ligne de cheveux se rencontre loin en arrière du crâne à angle droit entre ceux sur le sommet et ceux derrière. Vu de devant, le pif est toujours aussi imposant, et il n’y a que deux traits fins et courts pour les sourcils, deux points pour les yeux, mais sans oublier un petit trait sous chacun pour figurer les poches sous les yeux. Une totale réussite visuelle, un visage plus vivant qu’un dessin photoréaliste.



Le lecteur prend le temps de regarder les autres personnages et les effets du dessin : la moue pleine de contentement d’elle-même avec son nez pointu du moulin à parole en avion, les deux danseurs très gracieux dans le club de jazz, les passants anonymes dans les rues de New York, la dame en surpoids qui retrouve Julie dans la librairie, l’énorme menton de Clément et son agacement, le calme et la gentillesse de Cathy, la détresse de Boris Zajac (avec son profil improbable), de Mmes Colin et Poulbot avec leur silhouette déformée par l’âge et la gravitation, l’entrain irrésistible de Félix Martin, les émotions à fleur de peau du petit Eugène et son air concentré et buté quand il joue à la console, l’air cynique et désabusé de Marc le frère de Félix, la bouille si sympathique de Fernand Raynaud. Le lecteur se sent proche de chacun des personnages. De temps à autre, il s’arrête se rendant compte du sourire qui lui est venu devant une image qui atteste de l’amusement et du plaisir des auteurs, par exemple Mme Poulbot ceignant sa ceinture amincissante dans un dessin évoquant la ceinture d’explosif d’un terroriste. De la même manière, le lecteur s’interroge sur l’anecdote de l’héritage en provenance de la grand-mère qui a acquis sa fortune en dénonçant des juifs pendant la seconde guerre mondiale : est-elle inspirée de l’expérience personnelle d’un des auteurs ?


Dupuy & Berbérian continuent de mettre la pression à leur personnage en le chargeant de responsabilités. Au fil de ces moments de la vie quotidienne de Monsieur Jean, de Félix Martin et de madame Poulbot, les personnages se retrouvent dans des situations du commun des mortels devant se confronter à la prise de responsabilité, à les assumer ou pas, à différentes formes d’irresponsabilité, à la nature de l’amitié pérenne, à la paternité, de manière inattendue à l’homoparentalité (vraisemblablement un questionnement vécu par les auteurs au travers de la situation d’amis), et à l’humour de Fernand Raynaud. Dans ce dernier personnage, le lecteur peut voir une mise en abîme sur le phénomène de comiques qui se démodent, mais aussi la conviction intime qu’il faut suivre sa voie ou sa vocation. Ces questionnements s’agrègent dans la dernière page où Monsieur Jean arrive à une conclusion sur la formule magique de la vie, comment la vivre. Le lecteur ne s’attend pas à ce qu’il y inclut la force Potok, une sorte de jeu de type Pokemon.


Le lecteur ressent que les auteurs ont franchi un palier dans leur niveau narratif : à la fois la construction du récit, à la fois la narration visuelle, à la fois la profondeur des propos. Le lecteur peut à nouveau se promener à Paris, en particulier le cimetière de Montmartre, et côtoyer des êtres humains imparfaits et touchants. Une superbe réussite.



jeudi 20 avril 2023

Centaurus T03 Terre de folie

On serait devenus amis.


Ce tome fait suite à Centaurus T02: Terre étrangère (2016) qu’il faut avoir lu avant car il s’agit d’une histoire complète en cinq tomes. Sa première publication est survenue en 2017. Il a été réalisé par LEO (Luiz Eduardo de Oliveira) & Rodolphe (Rodolphe Daniel Jacquette) coscénaristes, et Zoran Janjetov, dessinateur et coloriste. Ce trio a ensuite réalisé la série Europa.


Sur la planète Véra, l’expédition a arrêté son engin devant une grande ville bâtie sur un mont, avec une abbaye en son sommet. Bram trouve que c’est beau. Mary-Maë Randolf explique qu’il s’agissait d’une cité célèbre sur Terre, qu’elle a été détruite deux siècles avant leur départ, à l’époque des hautes mers. Cela ne fait aucun sens qu’une réplique en ait été construite ici. Ils remontent à bord de leur véhicule et se dirige vers la ville pour y pénétrer. Les explications continuent : sur Terre, c’était un village entouré par la mer. Il datait d’une époque ancienne, le moyen âge. Les remparts et les tours étaient là pour le défendre contre les envahisseurs. Randolf constate que visiblement tout a été refait à l’identique. Elle demande à Richard Klein d’arrêter l’engin devant une devanture. Elle en descend et pénètre dans la boutique de la Mère Poulard. Abraham Roscoff et Pierre de Bourges admirent la rue principale et ses façades. Klein joue avec une boule à neige trouvée dans l’échoppe. Jenny Goldman constate qu’il y a des billets de banque dans le tiroir de la caisse enregistreuse. Bram et de Bourges les appellent dehors : dans une des maisons se trouvent les restes d’un campement humain. Le foyer est récent, il a dû être fait par un individu à l’intelligence assez évoluée pour cuisiner sa nourriture et utiliser des ustensiles. Encore un mystère.



L’expédition repart à bord de son véhicule, sans se rendre compte qu’ils sont observés par un individu à partir d’une fenêtre. Sur le vaisseau-monde en orbite au-dessus de la planète, le gouverneur Korolev, avec le vice-gouverneur Mendoza à ses côtés, reçoit Ethel qui rend compte de sa mission. La mère des jumelles lui a assuré qu’elle ne se souvient de rien, que rien d’anormal ne s’est passé avant la naissance des jumelles et que jamais, au grand jamais, elle n’a eu d’aventure extraconjugale. En réponse à une question du gouverneur, elle reconnaît qu’elle ne sait pas si elle doit croire Lucy Osmond. Quand elle lui a expliqué l’importance de la chose, elle a senti que Lucy se tendait, comme si quelque chose la troublait. Le gouverneur se demande si elle a pu être conditionnée par l’envahisseur pour tout oublier. Mendoza s’interroge sur ce que serait le but de ce supposé envahisseur en provoquant la naissance de jumeaux dont un surdoué. Korolev ne sait pas mais il y a deux faits indéniables et inquiétants. D’une part, l’envahisseur a pénétré dans le vaisseau par un passage creusé à proximité du village de ces filles. De l’autre, elles sont nées quasiment un an après son arrivée. Il faut en avertir Mary-Maë Randolf. Problème : la liaison a été coupée entre le vaisseau-monde et l’expédition.


Revoilà donc les membres de l’expédition du vaisseau-monde devant ce grand monument historique français, comme ça au beau milieu d’une immense zone enclavée d’une planète extraterrestre. Après deux tomes, le lecteur se doute que l’expédition va poursuivre sa progression et découvrir de nouvelles bizarreries autant improbables qu’impossibles, et que l’enquête relative aux intrus se poursuit sur ledit vaisseau. Dont acte. Sur la planète Véra : petite visite dans une échoppe de la Mère Poulard (Pourquoi pas ? Tant qu’on y est…) probabilité de plus en plus élevée de la présence d’autres humanoïdes très proches des êtres humains, quelques créatures animales monstrueuses qui donnent lieu à des affrontements pour la survie des membres de l’expédition, bien d’autres surprises, et le premier mort (cela devait finir par arriver). Il est possible que l’intérêt du lecteur se soit quelque peu émoussé pour ces surprises, qu’il y prête moins attention. Elles surviennent comme par enchantement, et il est impossible de savoir si elles constituent un élément majeur dans le déroulement ou la compréhension, voire l’anticipation, de l’intrigue. Finalement, quelle importance donner au dinosaure du tome un, à la boule de marbre flottante ou au champ de soucoupes volantes du tome deux ? Le lecteur en est venu à supposer qu’il doit plutôt s’interroger sur la possibilité d’un schéma à identifier dans la survenance en apparence arbitraire ou dans la nature de survenances bizarres et hétéroclites. Peut-être la manifestation de mythes imprimés dans l’inconscient collectif de l’humanité et projetés par l’inconscient de tel ou tel membre de l’expédition ?



Par comparaison, le fil narratif à bord du vaisseau-monde apparaît plus conventionnel et d’un fonctionnement plus accessible : une enquête sur une intrusion, vraisemblablement des expériences génétiques et d’autres manipulations de grande ampleur affectant toute la population du vaisseau-monde. Le lecteur identifie les mécanismes d’un roman policier : mystère, enquête, découvertes et même un meurtre pour éliminer un témoin gênant. Sur Terre, comme au Ciel : un mort sur la planète, un mort dans le vaisseau-monde. Dans les deux fils narratifs, la narration visuelle emmène le lecteur qui se retrouve en immersion dans des environnements consistants, palpables, fonctionnels, réalistes, plausibles. La reconstitution du site historique est minutieuse et précise, concrète. Après l’image saisissante et très inattendue de la statue au-dessus des nuages dans l’avant-dernière page du tome précédent, le lecteur peut admirer ce site dans sa globalité, avec un niveau de détails remarquable, une fidélité sans faute, et une mise en couleurs qui apportent des textures que le lecteur peut quasiment toucher, ressentir au bout de ses doigts. La sensation d’immersion se maintient à ce niveau de qualité dans la grande rue de la ville et dans l’échoppe.


La qualité descriptive de la représentation pour un site connu projette sa crédibilité aux autres visuels qui relèvent de la science-fiction. Au vu de l’exactitude de ce site, le lecteur en déduit qu’il en va de même pour le bureau du procureur, les couloirs des installations techniques, la salle des serveurs informatiques, les passages de maintenance dans la tour, la maison de Lucy Osmond, la salle des écrans de surveillance du vaisseau-monde. Il en va de même sur la planète : la zone désertique, la forêt avec ses arbres immenses, les gratte-ciels, et par voie de conséquence la faune. Le lecteur prend son temps pour examiner les deux scaphandres découverts dans un couloir de maintenance de la tour. Il en prend tout autant pour regarder cet aigle géant entravé au sol au beau milieu de la forêt dense. L’artiste continue de donner une forte personnalité visuelle à chacun des personnages que le lecteur identifie sans peine, qu’il soit de toutes les séquences sur la planète ou dans le vaisseau, ou qu’il n’apparaisse qu’épisodiquement comme le vice-gouverneur Mendoza ou Ethel, ou encore de nouveaux personnages secondaires comme Yoko Ayashi et Justin Agbo. Le lecteur s’en félicite car il constate avec les premières morts qu’il n’a développé aucun attachement avec certains personnages, y compris parmi les membres de l’expédition. Ce qui rend le décès de l’un d’eux presque anecdotique car il ne bénéficie pas d’un quelconque investissement émotionnel de la part du lecteur.



Au fil des tomes, la planète Véra passe du statut de terre promise, à terre étrangère, et maintenant à terre de folie. Les deux fils d’intrigue s’apparentent pour l’un à une exploration, pour l’autre à une enquête. D’une certaine manière, le premier constitue une investigation dans un milieu externe, et le second dans un milieu interne. Le premier comprend de nombreux dangers physiques à affronter et des bizarreries dont certaines appartiennent au passé de la Terre et de la civilisation humaine. Le second met à jour que le quotidien a été infiltré par un ou deux agents étrangers qui ont altéré la réalité familière et quotidienne, qui l’ont trafiquée par effraction, à l’insu de ceux qui l’habitent, ceux à qui elle appartient. Dans le premier cas, les êtres humains constituant l’expédition agissent au grand jour et avancent coûte que coûte, peut-être en provoquant des dégâts dont ils n’ont pas conscience de l’ampleur, et qu’ils sont même incapables de déceler, de qualifier. Dans le deuxième cas, les intrus, probablement des extraterrestres, ont agi en toute connaissance de cause, avec une intention prédéterminée, pour un objectif clair.


Le lecteur ressort de ce troisième tome avec une sensation étrange. L’expédition reste toujours aussi plaisante à suivre les paysages, les lieux, les installations techniques, la faune monstrueuse, grâce à une narration visuelle descriptive et réaliste. Dans le même temps, le lecteur s’aperçoit qu’il n’a pas développé d’attache affective avec les personnages, ce qui diminue d’autant son investissement. Il reste toujours aussi curieux de se retrouver confronté aux bizarreries sur la planète, et de découvrir les révélations suivantes amenées par l’enquête. Il reste également dans l’expectative de la nature réelle du récit, avec cette certitude que tout n’est pas comme il paraît, mais sans parvenir à déterminer ce qui se cache derrière, ce qui constitue l’enjeu réel du récit.



mercredi 19 avril 2023

La traverse

S’étonner de tout le chemin parcouru à pied et s’étonner de celui qui reste à faire.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication initiale date de 2019. Elle a été réalisée par Edmond Baudoin & Mariette Nodet pour l’histoire, et par le premier pour les dessins. Ce récit est en noir & blanc et compte environ cent-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec un texte introductif d’une page qui n’est pas signé (mais vraisemblablement de la main de l’autrice), évoquant les rails, les lignes de nos vies, et ces traverses qui relient les vies entre elles, comme ce livre.


En première page, Edmond est assis à même le sol et indique en guise de présentation, qu’il ne sait plus combien il a fait de livres et qu’il n’a pas envie de compter, mais toujours celui qu’il fait est le premier. C’est au tour de Mariette de se présenter, elle aussi assise à même le sol : elle est ici dans sa montagne immuable, il est là-bas au milieu de tellement de gens, pourtant elle ressent, pour eux deux, une même énergie, une action constante. Ce qui les différencie vraiment, c’est le silence. Les crêtes d’une chaine de montagnes en Himalaya. Le silence est dans sa vie comme un ami. Elle le regarde comme empreint de liberté et de joie. Plus elle avance dans sa vie, plus elle marche dans les hauteurs, plus elle est certaine de cela : le silence est une présence joyeuse aux choses, il la façonne comme un artiste amoureux. Le silence, l’horizon qui en cache un autre, et la solitude. Elle aime ressentir l’existence du tout qui n’a aucune intention, et elle partie du tout. Pouvoir porter le regard au loin est une manière sans réfléchir de comprendre sa place dans ce monde. Être là, rechercher cet état l’aspire et l’éloigne du précipice dans lequel elle est tombée un jour. Elle se tient assise sur le bord d’une falaise à pic, son esprit s’envolant comme une forme d’aile issue de la transformation de sa tête.



Toujours le regard porté vers l’horizon, avec des crêtes à perte de vue et dans le lointain sur sa droite, un rapace en plein ciel, elle continue de laisser les pensées venir à elle. Depuis ce jour, elle fait toujours le même cauchemar, celui de son enfant qui tombe de la falaise. C’est peut-être la peur de la perte du dernier être important pour elle. Mais elle est bien ancrée, et c’est plutôt elle qui tombe sans fin. En baissant un peu le regard, les pentes des montagnes s’imposent à elle. Est-ce pour sortir de cette chute dans le précipice qu’elle retourne sans cesse sur son bord ? Elle avance, elle ne peut que ça, et c’est ça qui la sauve. Rester immobile, être au fond de la vallée, c’est avoir froid, c’est avoir l’horizon bouché. Il y a toujours un col à atteindre pour aller plus loin. Mariette a repris sa marche dans cette zone de haute montagne, sur les crêtes. Elle éprouve la sensation que des rochers la survolent. Être là en montagne comme en soi-même, mettre un pied devant l’autre, jouer avec le relief, toujours dans le déséquilibre de la marche, transpirer, parfois grimper ou désescalader, chercher l’itinéraire.


Pas de présentation en quatrième de couverture, une couverture énigmatique avec cette personne sur une hauteur rocheuse contemplant la montagne devant elle, avec sa tête mangée se confondant avec l’ombre d’une pente, ou semblant partir en fumée. Le lecteur peut y voir comme un écho visuel de la couverture de Le Chemin de Saint-Jean (2002) de Baudoin, où l’auteur se représente assis sur des pierres, avec un rocher flottant là où devrait se trouver sa tête. En fonction de ses affinités électives, le lecteur peut être venu à cet ouvrage en amateur transi des œuvres du bédéiste et se demander avec qui il s’est acoquiné, ou avoir été attiré par le nom de cette grande randonneuse en montagne, ancienne championne de ski télémark et pigiste pour des revues de montagne. Dans les deux cas, il ne dispose pas de moyens de savoir qui a apporté quoi à l’ouvrage et dans quelle proportion. Il découvre ce texte sur la métaphore des traverses, la page de présentation de Baudoin, puis celle de Nodet, très succincte l’une comme l’autre. Vient un dessin de flanc de montagne en illustration pleine page, sans texte, avec des coups de pinceau à la fois spontanés, à la fois capturant avec une précision surnaturelle l’impression que produit la montagne. Le lecteur découvre ensuite une succession de sept illustrations en double page, toutes consacrées à la montagne de haute altitude, avec les pensées de Mariette, entre réflexions organisées et flux libre. Page d’après, trois personnages assis sur une grande banquette semi-circulaire en train de consulter des cartes à même le sol, et, pour la première fois, des phylactères. Puis une illustration pleine page sans un mot.



C’est reparti pour le voyage en montagne, cette fois-ci dans un lieu identifié, à partir de Ladakh, une région du Tibet qui forme un territoire de l’Union indienne. À l’évidence, Mariette Nodet évoque le drame qui frappé sa vie, et un voyage en particulier, accompagnée de sa fille, émaillé de réflexions sur ce que lui apportent la montagne et le silence, sur sa soif de sortir de sa zone de confort pour rencontrer des étrangers au mode de vie radicalement différent du sien. À chaque page tournée, le lecteur découvre une autre vision à couper le souffle de la montagne, avec ou sans êtres humains, comme si l’artiste dessinait le paysage pris sur le vif. Baudoin lui-même n’apparaît que peu : en première page pour se présenter en deux phrases lapidaires, page vingt en train de regarder des cartes avec Mariette et Lou, puis de manière un peu plus régulière à partir de la page trente-cinq, toujours dans de brèves séquences d’une ou deux pages, et en nombre beaucoup plus petit que celles consacrées aux deux femmes. Le lecteur relève plusieurs thèmes évoqués au fil des pages : le silence, l’attrait du vide, le plaisir de se projeter dans un voyage en consultant des cartes, le dépouillement du mode de vie dans le Ladakh, l’étrange communion qui s’installe avec les guides lors de la randonnée et même temps que la distance infranchissable qui sépare européens et tibétains, l’artificialité d’une frontière par rapport à la réalité géographique, l’écart entre carte et territoire, l’effort physique de la marche en montagne en même temps que son rythme hypnotique, l’altérité de tout autre être humain, la disparition définitive de tout individu décédé.


Le lecteur peut s’en tenir là : une randonnée en haute montagne un peu exotique, avec des illustrations rudes et évocatrices, et de temps à autres les souvenirs du bédéiste resté dans le Var vaguement rattachés au fil principal par le thème de l’étranger, de l’altérité et de la mortalité… En fonction de son histoire personnelle, le lecteur prend conscience qu’un élément ou un autre de cette œuvre lui parle avec acuité : une remarque en passant sur le rapport au silence, à la solitude, sur l’envie de découvrir l’altérité de l’autre pour se décentrer de sa vie et de son enfermement mental, sur le plaisir de lire une carte, de découvrir la réalité du territoire (remarque qui renvoie à l’aphorisme d’Alfred Korzybski : une carte n'est pas le territoire qu'elle représente), etc. Ces réflexions lui parlent alors, révélant la richesse d’une expérience de vie, pas juste une collection de remarques superficielles prêtes à penser : elles sont l’expression des acquis de l’expérience de l’autrice, de son cheminement personnel, pas des recettes artificielles prêtes à l’emploi de développement personnel. Comme elle l’écrit, Mariette Nodet a éprouvé ces sensations, ces découvertes : Sortir de la carte, ne plus avoir la sécurité des courbes et des noms, franchir une frontière. Quitter le trop plein de ce côté-ci et aller vers le néant de ce côté-là. Un pied dans le jour et un pied dans la nuit. Accepter le risque de l’inconnu, du hors-soi. Et, jour après jour, se rendre compte que c’est là, dans ce hors-soi, que l’on vit pleinement !



Le lecteur peut également éprouver la sensation de cheminer en montagne aux côtés de la mère et de la fille : il voit des paysages de montagnes à la fois concrets et uniques, par les yeux de la personne qui s’y trouve, avec sa perception. C’est un tour de force impressionnant que réalise Edmond Baudoin car il n’a pas fait ce chemin, il n’a pas accompagné les deux femmes, et pour autant chaque représentation apparaît authentique, avec la même âpreté que les représentations de Jean-Marc Rochette dans ‎Ailefroide : Altitude 3954 (2018). Peut-être a-t-il travaillé d’après photographies, certainement en étroite collaboration avec l’autrice, totalement à son service. Il partage avec elle l’appétence pour l’énergie, la volonté passée à vouloir exister, un regard sur la vie, sans aucune animosité, aucune critique, une espèce d’attention intérieure. Cette communauté d’esprit aboutit à un ouvrage qui semble avoir été réalisé par une seule et même personne, avec la narration visuelle si personnelle et si particulière de Baudoin, avec l’expérience de la montagne de Nodet, une création fusionnelle, une façon d’habiter le monde très similaire.


Une collaboration entre Edmond Baudoin et une ex-championne de ski amoureuse de la montagne : une narration qui semble totalement issue du premier et réalisée par lui dans cette bande dessinée au format libre. En même temps, la transmission de l’expérience personnelle de la seconde d’une randonnée au Ladakh et d’un deuil. Une communion d’esprit organique pour une façon peu commune d’habiter le monde, de repousser symboliquement les frontières, de faire l’expérience que l’imagination ne pourra jamais embrasser la beauté et la complexité de la réalité, d’emprunter les chemins que l’on connaît, ceux qui relient les hommes aux hommes, de la manière la plus évidente. Des instants magiques.



mardi 18 avril 2023

Le Rite

Aucun organisme ne peut grossir indéfiniment. Il finit inévitablement par s’effondrer sous son propre poids.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été entièrement réalisé par Amaury Bündgen, scénario et dessin. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc qui compte cent-deux planches.


Dans une zone très montagneuse, des rapaces vols au-dessus des cimes. Sur des pentes rocheuses, sans une once de végétation, une silhouette encapuchonnée avance. L’homme serre bien sa cape autour de son cou. Il avance posément, avec un rythme régulier. Son regard est calme, il contemple les sommets devant lui. Il s’arrête protégé par un énorme rocher, derrière lequel il se cache. Il regarde tranquillement par-dessus. Au loin, il aperçoit une demi-douzaine de silhouettes en train de monter la garde, une lance à la main, autour d’un feu de camp. Il continue de marcher, en faisant en sorte de rester masqué par les rochers, pour que sa présence ne soit pas détectée. Il s’engage dans une grande vallée en hauteur, et il s’arrête au bord d’un ruisseau de montagne. Il se désaltère. Il reprend sa marche et le vent souffle fort de face. Il arrive à proximité d’un lac de montagne, en prenant soin de ne pas être aperçu. Il observe et détecte d’autres sentinelles. Il déjoue leur attention et parvient à continuer à avancer. Il s’assoit adossé à un rocher et il médite. Quand les nuages masquent le soleil, il se lève et marche vers la rive du lac.



L’homme, un Kévark, laisse sa cape à capuche tomber à terre, il enlève ses bottes. Il prononce une courte incantation, effectue des passes avec les mains, en prononce une deuxième : une petite flamme apparaît entre ses paumes.il se sent investit d’une grande énergie. Il se remet en mouvement et il marche sur la surface de l’eau du lac. Arrivé au milieu de l’étendue d’eau, il s’assoit en position du lotus, toujours flottant à la surface. La nuit passe ainsi. À l’aube, un soldat haïmar va réveiller Osmir, un serviteur, pour qu’il aille chercher de l’eau lac. Celui-ci y va et commence à remplir sa jarre : il finit par remarquer la silhouette du Kévark au milieu du lac. Il va avertir les soldats haïmars. Le soldat qui l’a réveillé se moque de sa frayeur, mais Osmir se montre insistant et les convainc quand il dit qu’il s’agit d’un Kevark. Un groupe d’une demi-douzaine de soldats va voir par eux-mêmes : c’est bien un Kevark, même si leur peuple a été exterminé. L’un d’eux rappelle que c’est un peuple d’illusionnistes et de menteurs. Dans une zone boisée non loin de là dans la même région, un centaure scorne suit la trace de son gibier, un roufle, aidé par Hardelin, son traqueur. Ce dernier se met à gesticuler en s’exclamant dans sa langue. Le Scorne n’a pas tout compris, mais il a saisi le sens général : la proie est toute proche. Ils arrivent donc à l’issue de cette traque. Des préparatifs doivent être faits. Le Scorne indique à Hardelin qu’il peut ranger sa lame. Il en faut une autre pour la mise à mort. Il lui recommande de bien prendre soin de ne pas sortir Aalbex de son étui. Les conditions ne sont pas réunies.


Le lecteur regarde la couverture avec sa partie basse, l’eau, et sa partie haute, les pentes d’une montagne et la rive, et le personnage en plein rite qui fait le lien entre les deux. Il se lance dans sa lecture : quinze pages sans texte à suivre un individu progresser dans la montagne, jusqu’à s’assoir en tailleur sur l’eau d’un lac. La narration visuelle se fait par des dessins en noir & blanc, avec un trait fin et sec, parfois un peu plus épais et gras, des aplats de noir assez réduits de forme irrégulière. Une passe magique avec une incantation dans une langue inconnue, un simple glyphe, puis un second, la manifestation d’une énergie qui emplit l’individu. Une coiffure étrange, comme des tatouages sur le bas du visage. En page vingt-deux, le fil narratif quitte ce personnage et les soldats du campement avoisinant, pour prendre en cours de route la traque d’un animal sauvage, un roufle, par un centaure et un humanoïde à grosses moustaches, mais au visage caché par une capuche. Le trait est toujours aussi fin et bien dosé pour évoquer l’herbe de la forêt, les troncs d’arbre et leur texture, les rochers et leurs aspérités, le déplacement mi-homme mi-bête de Hardelin, la majesté un peu lourde du centaure, et la forme très exotique de son arme blanche. Mais que se passe-t-il ? Le narrateur sait très bien ce qu’il fait, il dose à la perfection les ingrédients de son récit, la manière dont il les égraine. Le cerveau du lecteur effectue le travail de manière automatique et inconsciente. Un homme à l’allure étrange, aux habits moyenâgeux : une forme ou une autre du genre Fantasy. Des soldats, une guerre ou plutôt une conquête. Un centaure : des créatures fantastiques, avec des us et des coutumes barbares ou primordiaux.



Le lecteur ne s’est rendu compte de rien : pourtant il est déjà en train de supputer, d’établir des liens de cause à effet, d’échafauder des schémas de fonctionnement, de s’interroger sur les motivations des uns et des autres, de projeter du sens sur la base des éléments épars dont il dispose. Il s’est pris au jeu, sans bien s’en rendre compte. Il regarde le Kévark (c’est le nom de son peuple, mais il n’est jamais mentionné son nom à lui) avancer dans la montagne et se prendre ce souffle de vent en pleine face, un instant comme il peut s’en produire en montagne. Il voit le Scorne tout à sa traque, une activité d’une grande importance dans sa culture, une traque qui participe à définir le personnage, sans qu’il n’en mesure bien toutes les ramifications. À partir de la page trente-deux, la situation est posée : un face-à-face entre ce Kévark immobile assis au beau milieu du lac, et le commandant de l’armée haïvar. La suite s’apparente donc à un face-à-face en deux parties, une nuit s’écoulant entre les deux, le commandant essayant d’établir le contact avec l’un des derniers représentants du peuple Kévark, d’abord avec un interprète, puis directement, et cet individu, peut-être un mage, seul face à une armée de la nation qui a anéanti son peuple. D’un point de vue narratif, cela constitue une gageure maintenir un suspense dans une longue discussion statique.


L’auteur s’en sort très bien, car plusieurs questions posées par le Kévark appellent une réponse développant des faits passés, ce qui donne lieu à leur représentation : des femmes esclaves, la mythologie du peuple Kévark, les conquêtes successives des Haïmars, leur formidable armée, jusqu’à une bataille entre ces deux peuples donnant lieu à une superbe illustration en double page, soixante-dix et soixante-et-onze. En fonction des séquences, l’artiste peut aussi bien réaliser une narration séquentielle traditionnelle à base d’actions découpées dans des bandes de cases, que glisser vers un registre plus illustratif, pouvant évoque Hal Foster et Prince Vaillant. Alors même qu’il sent bien l’immobilité de la confrontation de ces échanges verbaux, le lecteur ne s’ennuie pas visuellement. Le commandant a clairement expliqué à ses hommes la nature du lac : il est magique car pour les Kévarks c’est le lac originel, celui dont ils sont sortis à l’aube des temps. Puis la discussion s’engage entre le commandant et le Kévark, par l’entremise du traducteur, un érudit tavoule. Le Kévark semble bien calme. La confrontation s’engage entre l’envahisseur, le commandant à la tête de sa puissante armée, et le faible individu. Le commandant explicite clairement ce qu’il en est : les forts écrasent les faibles, et les autres doivent prendre parti. Le rapport ne force ne laisse pas place au doute.



Comme le Kévark au milieu du lac semble inoffensif, mais aussi inaccessible, le Haïmar accepte d’engager la conversation ; de toute façon, l’autre n’a aucune chance d’y réchapper. Le fort donne donc sa version des faits, sa version de la conquête, sa version de la consolidation de la position de pouvoir de son peuple, la nécessité de faire plier les autres, de grossir. L’homme au milieu du lac pose des questions qui mettent en lumière les incohérences de cette version, le fait que ces démonstrations de force cachent une faiblesse, une inquiétude tout du moins. Il bénéficie en plus d’un témoin, le Scorne, un individu capable de réfléchir par lui-même, un allié de circonstance des Haïmars, mais qui ne leur est pas inféodé. Le lecteur continue d’essayer d’anticiper les révélations, de détecter une conséquence implicite, une implication que l’un ou l’autre essaye de faire dire explicitement à son interlocuteur. Qu’est-il en train de se jouer ? Quel est l’enjeu ? Que peu un homme seul face à une armée ? Que prépare-t-il ? De temps à autre, une remarque en passant vient donner un autre sens à un fait évoqué précédemment.


En fonction de ses lectures passées, le lecteur peut estimer qu’il y a peu de chances qu’un récit de Fantasy de plus puisse receler beaucoup de surprises. Pour autant, il se laisse vite prendre à la narration visuelle, solide et délicate, claire et minutieuse. Il note les noms exotiques, les petits décalages anatomiques, la présence d’un centaure, des armes blanches. Il se rend compte que l’auteur a su capturer son attention, et que sa narration engendre une envie d’anticiper, de faire des déductions pour comprendre. Il se retrouve à jauger les deux camps lors de cette conversation où à l’évidence l’un comme l’autre cherchent à faire admettre sa vérité à son ennemi. Il se fait cueillir par la résolution de ce conflit, implacable, sans être prévisible. Un récit sans concession, en forme de jeu de pouvoir et d’intimidation, sur la détermination des forts, et celles des faibles.