Dans la vie, y a ceux qui se battent, et y a ceux qui capitulent. Moi, j’ai choisi de me battre. C’est tout.
Ce tome fait suite à Monsieur Jean, tome 4 : Vivons heureux sans en avoir l'air (1998). D’une certaine manière, il fait également suite au tome hors-série La théorie des gens seuls (2000) dont les histoires s’intercalent entre les tomes trois et quatre. La première édition du présent tome date de 2001. Les deux auteurs, Philippe Dupuy et Charles Berberian, ont écrit le scénario à quatre mains et dessiné les planches à quatre mains. La mise en couleurs a été réalisée par Isabelle Busschaert. L’album compte cinquante-quatre planches.
Monsieur Jean est en train d’effectuer un voyage en avion. À côté de lui, est assise une jeune femme enceinte de plusieurs mois. Il se fait les réflexions suivantes : Il y a des jours où tout paraît confus. Les choses n’ont simplement pas de sens. On voudrait se retrouver ailleurs, vite. Il ne sait même pas comment tout ça a commencé. Si seulement sa voisine voulait bien arrêter de parler un peu. Il pourrait essayer de remettre un peu d’ordre dans ses souvenirs. Il se demande s’il existe vraiment un instant précis à partir duquel tout change ? Où jamais rien n’est plus comme avant ? Il ne sait pas… Il se revoit à une conférence de presse en train de répondre à des questions improbables. Croyez-vous qu’un couple homosexuel puisse élever un enfant ? À quel niveau situez-vous votre combat ? Est-il social ou personnel ?
Sa vie à New York avec Cathy : jazz dans les clubs, gratte-ciels, files de taxis, énorme limousin interminable, contempler l’Hudson River, Chinatown, les citernes d’eau en bois au sommet des immeubles, les boîtes de nuit… Les Newyorkais dans toute leur diversité hétéroclite… Monsieur Jean est en train de feuilleter des livres dans une grande librairie. Un maladroit fait basculer une pile de livres, et il en reçoit un sur le sommet du front. Il perd connaissance et chute à terre. Son esprit part en fugue : la nuit, Cathy lui annonce qu’elle a des contractions, ils prennent un taxi alors que le chauffeur ne veut pas de femme enceinte, ils n’ont pas décidé du prénom de leur fille. Il reprend connaissance et cherche sa fille. Il demande aux autres clients s’ils ont vu son bébé. Tout le monde se met à chercher entre les rayonnages. Finalement, une femme retrouve Julie qui s’est endormie sur un bouquin, avec son doudou lapin dans les bras. Monsieur Jean part se promener à Central Park, avec sa fille dans la poussette. Dans une allée, il retrouve son ami Clément qui est en train de diriger une prise de vue photographique pour une pub, en s’énervant après le photographe. L’assistante Sophie lui suggère de la suivre un peu plus loin et elle essaye de le calmer. Monsieur Jean arrive sur ces entrefaites. Clément lui demande s’il laisserait quelqu’un le gifler sans s’interposer. Les deux amis vont manger dans un diner à proximité. La conversation tourne sur la définition d’un ami. Un ami on ne sait plus s’il est supportable ou insupportable, c’est même à ça qu’on reconnaît un vrai ami.
Dans le tome précédent, Monsieur Jean avait fini par prendre une décision l’engageant vis-à-vis d’une femme. Dès la planche cinq, le lecteur découvre qu’il est maintenant père d’une jeune fillette prénommée Julie : une responsabilité a fini par s’immiscer dans sa vie, et elle gagne du terrain. Le récit commence à New York, et il revient à Paris à partir de la planche treize. Le lecteur fidèle de la série retrouve les personnages qu’il a appris à connaître : la concierge Mme Poulbot, deux autres habitants de l’immeuble où réside Monsieur Jean, Mme Colin et Boris Zajac, l’ami Félix Martin et Eugène son fils par adoption, Clément un autre ami. Il voit passer brièvement la mère de Monsieur Jean, ainsi que Marion qui était apparue dans le tome quatre. Il fait connaissance avec Julie, la fille de Cathy & Jean, ainsi qu’avec Liette Botinelli, de la Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS qui existait encore à cette époque, dissoute en 2010). Plus surprenant, Fernand Raynaud (1926-1973) s’invite dans le récit. Monsieur Jean reste bien le personnage principal du récit, et les autres apparaissent au gré de ses actions quotidiennes, avec parfois un peu de temps supplémentaire qui leur est consacré, par exemple à Félix et ses problèmes, ou madame Poulbot et sa résignation.
Dès la première page, le lecteur constate que la narration linéaire n’est plus de mise. En effet celle-ci fait état d’événements passés qui vont être racontés par la suite. Les planches deux et trois relèvent d’une forme de narration visuelle assez élaborée : comme un collage de dessins, chacun évoquant un moment de la vie newyorkaise de Monsieur Jean, sans bordure de séparation, sans un seul mot de commentaire ou de dialogue, avec une mise en couleur sous forme de rectangles de couleur différente appliqués sans correspondre à ce qui aurait pu être une case, liant ainsi deux éléments juxtaposés. La planche six met en œuvre une forme narrative également sophistiquée : une séquence de rêve fait de souvenir et d’association d’idées. Au fil des séquences, le lecteur observe que ces courtes séquences oniriques semblent se dérouler comme à rebours de l’ordre chronologique. Cette fois-ci, l’album a été construit comme une histoire d’un seul tenant, avec une structure non linéaire faisant entrer en résonance des événements, des comportements et des émotions imprimant une marque inconsciente dans l’esprit du personnage principal, les séquences oniriques mettant à jour des correspondances mentales chez le personnage principal. La situation et les actions des personnages s’entremêlent et se répondent de manière organique, qu’il s’agisse de l’amour-propre de Félix recevant des coups de boutoir répétés sur un mode mélodramatique, ou de madame Poulbot dont la dépression est traitée sur un mode plus humoristique, ne serait-ce que du fait de son apparence caricaturale.
La narration visuelle a conservé toute l’élégance dont elle avait fait montre dans le tome précédent, et dans le deuxième hors-série, La théorie des gens seuls. Dupuy & Berbérian dosent avec habileté leurs dessins : une forme de simplification esthétisante pour les rendre facilement lisibles, ce qui permet dans le même temps une densité d’information inattendue. Le lecteur commence par contempler la tête de Monsieur Jean dans les trois cases de la première bande : de dos, de profil, de face. Il se demande si les artistes ne se sont pas lancé dans un défi : inscrire ces représentations dans une narration tout public, jouer avec les formes, faire passer une impression adulte. De dos, la tête de Monsieur Jean semble montée sur un cou un peu trop fin, et la mèche de cheveux sur le dessus beaucoup trop haute. De profil, le gros nez du personnage est plus rond que jamais, son menton est quasiment absent, et sa ligne de cheveux se rencontre loin en arrière du crâne à angle droit entre ceux sur le sommet et ceux derrière. Vu de devant, le pif est toujours aussi imposant, et il n’y a que deux traits fins et courts pour les sourcils, deux points pour les yeux, mais sans oublier un petit trait sous chacun pour figurer les poches sous les yeux. Une totale réussite visuelle, un visage plus vivant qu’un dessin photoréaliste.
Le lecteur prend le temps de regarder les autres personnages et les effets du dessin : la moue pleine de contentement d’elle-même avec son nez pointu du moulin à parole en avion, les deux danseurs très gracieux dans le club de jazz, les passants anonymes dans les rues de New York, la dame en surpoids qui retrouve Julie dans la librairie, l’énorme menton de Clément et son agacement, le calme et la gentillesse de Cathy, la détresse de Boris Zajac (avec son profil improbable), de Mmes Colin et Poulbot avec leur silhouette déformée par l’âge et la gravitation, l’entrain irrésistible de Félix Martin, les émotions à fleur de peau du petit Eugène et son air concentré et buté quand il joue à la console, l’air cynique et désabusé de Marc le frère de Félix, la bouille si sympathique de Fernand Raynaud. Le lecteur se sent proche de chacun des personnages. De temps à autre, il s’arrête se rendant compte du sourire qui lui est venu devant une image qui atteste de l’amusement et du plaisir des auteurs, par exemple Mme Poulbot ceignant sa ceinture amincissante dans un dessin évoquant la ceinture d’explosif d’un terroriste. De la même manière, le lecteur s’interroge sur l’anecdote de l’héritage en provenance de la grand-mère qui a acquis sa fortune en dénonçant des juifs pendant la seconde guerre mondiale : est-elle inspirée de l’expérience personnelle d’un des auteurs ?
Dupuy & Berbérian continuent de mettre la pression à leur personnage en le chargeant de responsabilités. Au fil de ces moments de la vie quotidienne de Monsieur Jean, de Félix Martin et de madame Poulbot, les personnages se retrouvent dans des situations du commun des mortels devant se confronter à la prise de responsabilité, à les assumer ou pas, à différentes formes d’irresponsabilité, à la nature de l’amitié pérenne, à la paternité, de manière inattendue à l’homoparentalité (vraisemblablement un questionnement vécu par les auteurs au travers de la situation d’amis), et à l’humour de Fernand Raynaud. Dans ce dernier personnage, le lecteur peut voir une mise en abîme sur le phénomène de comiques qui se démodent, mais aussi la conviction intime qu’il faut suivre sa voie ou sa vocation. Ces questionnements s’agrègent dans la dernière page où Monsieur Jean arrive à une conclusion sur la formule magique de la vie, comment la vivre. Le lecteur ne s’attend pas à ce qu’il y inclut la force Potok, une sorte de jeu de type Pokemon.
Le lecteur ressent que les auteurs ont franchi un palier dans leur niveau narratif : à la fois la construction du récit, à la fois la narration visuelle, à la fois la profondeur des propos. Le lecteur peut à nouveau se promener à Paris, en particulier le cimetière de Montmartre, et côtoyer des êtres humains imparfaits et touchants. Une superbe réussite.
Le récit commence à New York - Volonté de sortir de ce parisianisme dont tu parles régulièrement, simple volonté des auteurs, ou les deux ?
RépondreSupprimerFernand Raynaud (1926-1973) s’invite dans le récit - Euh, oui, effectivement !
Dupuy & Berbérian continuent de mettre la pression à leur personnage en le chargeant de responsabilités. - De là le titre, je suppose ? Des responsabilités et les emmerdes qui vont avec, des emmerdes comme s'il en pleuvait ?
Le lecteur ressent que les auteurs ont franchi un palier dans leur niveau narratif - C'était déjà un peu le cas avec le tome précédent, ce qui signifie que la série progresse d'un côté comme de l'autre.
Sortir du parisianisme pour passer au newyorkisme ? On reste dans un milieu très urbain, avec des rues célèbres et typiques. En te lisant, je me rends compte que ça apporte un changement, mais pas vraiment une rupture.
RépondreSupprimerFernand Raynaud ?!? Non, mais allo quoi ! J'avoue : je ne suis pas sensible à son humour, je trouve que ce comique est daté et je ne dispose pas des repères culturels nécessaires pour que le décalage et le personnage me parlent.
Ta remarque sur le titre m'a fait m'interroger : j'y avais vu la même allusion, mais visiblement cette expression est moins connotée que ce à quoi je m'attendais.
https://fr.wiktionary.org/wiki/comme_s%E2%80%99il_en_pleuvait
Avec ces tomes successifs, j'ai ressenti une progression de la qualité, presqu'un cas d'école.