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jeudi 29 février 2024

L'Impératrice rouge, tome 1 : Le Sang de St-Bothrace

Chandelle morte n’enflamme pas fagot.


Ce tome est le premier d’une tétralogie, indépendante de toute autre, formant une histoire complète. Sa première édition date de 1999. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Philippe Adamov pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2009, avec un épilogue supplémentaire de quatorze pages. Adamov est également le dessinateur des séries Le Vent des dieux (1991, cinq tomes) et Les eaux de Mortelune (1986-2000, dix tomes), deux séries écrites avec Patrick Cothias, ainsi que deux tomes de la série Dakota (2012, 2016) avec Dufaux.


Dans un palais opulent, richement meublé, des chats se promènent dans une chambre, dans l’enfilade de laquelle se trouve un immense salon avec une petite table dressée avec une corbeilles de fruits, des bougies. Ailleurs dans une place forte, les soldats de Stepan Rajine, la tribu des Zaparogues se sont déchaînés : les corps nus des habitants ont été suspendus au milieu des cloches. Le chef ordonne à son armée de se retirer et de retourner vers leur forteresse d’Okaba. Dans le même temps, la narratrice indique qu’elle va raconter une histoire chargée de poisons, une histoire qui parle de sa maîtresse au corps nu, au cœur froid. Elle s’interroge : Échappe-t-on au raffinement, au désordre dans ce palais ? Échappe-t-on à la mort ? Les couloirs sont si longs, les chambres si vastes, les tables si chargées. C’est son histoire aussi. De rouge colorée, comme ses ongles ou le souvenir qu’elle a de sa première nuit ici. Elle n’était qu’une enfant. On l’a couchée sur un lit, près d’un long corps qui bougeait à peine. Elle a entendu pleurer, elle a entendu gémir… Mais par où commencer ? Ah oui… La forteresse d’Okaba, la cité aux milles cloches. C’est un bon début… Mille cloches, mille murmures, mille plaintes… Au moment où Stepan Rajine donne le signal de départ à ses troupes… Ils s’élancent, les fiers guerriers de Stepan. Leur marche est bénie par le sang des innocents comme à chaque fois que Stepan emmène ses hommes hors de la forteresse. Poussière et sang, ce sont bien les attributs de ces sauvages. Stepan Rajine, dit le Baron, de la forteresse d’Okaba, elle sait où il se rend.



Dans un train qui circule sur une longue voie ferrée traversant une steppe enneigée, un dénommé Nicolas Pancock papote avec son vis-à-vis qui lui explique qu’on raconte que l’impératrice a refusé la porte de sa chambre à un homme, le pauvre a compris que son terme était échu. Chandelle morte n’enflamme pas fagot. Il explique que comme les amants répudiés, il s’est pendu à la corde de Saint-Vladimir. Son interlocuteur fait une drôle de tête, car il s’appelle Vladimir, il espère que ce n’est pas un mauvais présage. Le voyageur reprend : ça ne sera un mauvais présage que si Vladimir rencontre l’impératrice rouge. Les contrôleurs arrivent pour vérifier les billets. Vladimir s’est levé pour se rendre vers l’avant du train, car celui-ci vient de passer le virage Tchoubaik. Il sort une carte magnétique de sa poche et ouvre une porte réservée au personnel. Il abat froidement les deux contrôleurs. Il sort une deuxième clé de sa poche pour ouvrir le coffre-fort. Il entend un murmure étouffé derrière lui. Il sort son arme de sa poche et ouvre la caisse d’où émane le bruit.


Les deux auteurs ont déjà une quinzaine d’années d’expérience professionnelle quand ils entament cette série. Dans sa préface de l’intégrale, le scénariste indique qu’il s’est inspiré des cosaques d’un conte d’Alexandre Pouchkine (1799-1837). Le nom de l’impératrice et de son époux donne une indication claire de sa source d’inspiration : Catherine pour Catherine la grande (1729-1796) et son époux Pierre pour l’empereur Pierre III Fiodorovitch (1728-1762). Parlant de son histoire, il écrit : Lorsque des cosaques tout droit sortis d’un conte de Pouchkine galopent derrière un train qui transporte des ogives nucléaires, les repères de sécurité sautent ou sont pour le moins malmenés. Le lecteur comprend que le récit mélange les caractéristiques d’un empire de type russe de la fin du dix-huitième siècle, avec une forme d’anticipation, ou de déroulement alternatif de l’Histoire, sous-entendant vraisemblablement une catastrophe planétaire, peut-être de type guerre mondiale, ayant renvoyé la civilisation quelques siècles en arrière, avec des vestiges technologiques dangereux traînant de ci de là. Cette éventualité est confortée par l’usage d’un blastomètre, dispositif technologique de défense, utilisé par un agent spécial plus tard dans le récit.



Le lecteur se laisse prendre au jeu dès la première page, avec des cases fourmillant de détails détourés par un trait d’une délicatesse élégante, et une riche mise en couleurs bien maitrisée. La densité des images transforme un album à la pagination limitée (quarante-six pages) en un véritable roman foisonnant d’inventivité, de lieux surprenants, de personnages hauts en couleurs, grâce à cet investissement rare. Dès la première case qui est de la largeur de la page, le lecteur prend le temps de savourer la décoration de la pièce : le lit à baldaquin, la décoration en corniche, les étoffes et les capes laissées sur le dos des fauteuils, la forme de ces derniers, les deux grands crucifix accrochés au mur, le lustre et ses cristaux, et il jette un coup d’œil sur la pièce qui se trouve au fond de l’autre côté de la porte. Dans la deuxième case, il observe les tentures, les tapis, les compositions florales, les objets sur la petite table ronde au premier plan. Il est un peu pris au dépourvu par la troisième case, toujours de la largeur de la page : une vue de dessus avec une perspective penchée, des cloches en premier plan, et il comprend progressivement qu’il voit des individus pendus à partir des poutres soutenant les cloches, et en contrebas, des soldats réunis autour d’un feu, d’autres marchant en laissant des traces de pas dans la neige. La quatrième et dernière case se présente sous la forme d’un gros plan du cavalier Stepan Rajine, pointant son épée en avant, avec une étoffe recouvrant ses épaules et couvrant sa tête, la bordure en fourrure d’un chapeau, un chaud manteau avec des revers au poignet, des gants.


Dans la deuxième planche, le texte dans une cellule évoque que la marche de l’armée est bénie par le sang des innocents, et la case correspondante montre le cadavre nu d’hommes et de femmes, suspendu aux cloches, indiquant ainsi d’où vient le sang évoqué. En planche dix, le texte parle des oriflammes plantées comme une griffe et le dessin montre lesdits oriflammes, ainsi que d’autres cadavres, certains décapités et comment les têtes décollées sont exposées. Le lecteur apprécie le degré de complémentarité entre texte et dessins, et la quantité d’informations contenues dans ces derniers, tout ce qu’ils racontent. L’artiste peut prendre les mêmes libertés que le scénariste et marier des éléments de décor russes avec des éléments anachroniques ou étrangers à cette culture. Le lecteur se sent en immersion réelle dans chaque lieu, avec pas assez d’yeux pour tout regarder : les piliers décorés d’icônes dans les couloirs empruntés par Adja pour se rendre à la chambre de l’impératrice, les superbes enluminures décoratives sur les arcs du plafond de ladite chambre, les portraits de la dynastie ornant les murs de la salle des repas, le faste des images pieuses dans la salle du trône avec une hauteur de plafond correspondant à trois étages, une vue du dessus de cette même salle à couper le souffle, une mission d’infiltration à haut risque dans les grandes catacombes avec une statue monumentale et un char à demi immergé, le pavillon privé de l’impératrice dans lequel elle reçoit son nouvel amant, un chalet en bois avec un âtre immense, et une couche rendue accueillante par des peaux de bête. Les scènes en extérieur s’avèrent tout aussi riche, que ce soit le train progressant dans de vastes étendues enneigées, une vue générale des remparts protégeant Petersborgh, une rue bordée de maisons avec un petit pont passant au-dessus d’un canal, la route enneigée menant au chalet particulier de l’impératrice, les troupes de Stepan Rajine arrivant au pied des murailles de Petersborgh.



L’artiste est bien servi par le scénariste qui imagine des scènes de violence, des scènes d’action, des scènes de cour, mêlant raffinement et décadence, prestance et cruauté, intrigues de palais et espionnage, stratégies à long terme et rites mystiques. L’intrigue fonctionne sur la dynamique d’une lutte de pouvoir, des machinations entre l’empereur Pierre dont ses conseillers se demandent s’il a encore toute sa tête et ses alliés s’il est en mesure de tenir ses promesses, et celles de l’impératrice rouge dont la légitimité est remise en question par ce rite sacré du sang, qui semble particulièrement bien informée et planifiant sa stratégie sur le long terme. L’auteur en fait une femme de pouvoir, et une amante insatiable, particulièrement exigeante envers ses étalons, ne pardonnant pas leur faiblesse physique, une vraie conquérante, aussi intransigeante et dominatrice qu’un équivalent masculin. Le lecteur se rend compte qu’il a hâte de découvrir la suite.


Un premier tome baroque et généreux, à la fois dans ses dessins exquis, évoquant parfois l’inventivité de Moebius, et par certains aspects l’esprit de ligne claire, une intrigue exubérante et politiquement incorrecte, mêlant empire russe et anticipation ou histoire parallèle ou alternative. Le lecteur se retrouve vite fasciné par ces personnages hors norme que sont l’impératrice rouge et l’empereur, ainsi que leurs proches, totalement pris au jeu des intrigues et des luttes de pouvoir.



mercredi 28 février 2024

Circuit court: Une histoire de la première AMAP

Cette ferme, elle a toujours su s’adapter aux événements et aux situations.


Ce tome contient un reportage complet, indépendant de tout autre, ne nécessitant aucune connaissance préalable sur les AMAP. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Tristan Thil pour le récit, et par Claire Malary pour les dessins et la couleur. Il comprend cent vingt-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec les remerciements des auteurs.


Baie de Minamata au Japon en 1957. Depuis toujours, pour les remercier d’éloigner les rats qui rongent leurs filets, les pêcheurs donnent aux chats du port les poissons trop petits ou abimés pour être vendus. Depuis quelque temps, à Minamata, un mal étrange se répand. Les filets des pécheurs sont grignotés, faute de chats, qui disparaissent, atteints d’un mal qui rend fou de douleur, et pousse au suicide. Depuis quelque temps, à Minamata, le mercure de l’usine pétrochimique Chisso se mêle aux eaux poissonneuses de la baie. C’est la première fois que des humains sont atteints, à cette échelle, en tant que maillon d’une chaîne élémentaire. Les signes cliniques de la maladie de Minamata sont principalement neurologiques. Ataxie, difficulté d’élocution, troubles visuels et auditifs, convulsions, coma, paralysies motrices, retards mentaux, décès. Le mercure de Chisso s’infiltre partout, jusqu’à traverser la barrière placentaire réputée infranchissable. Les victimes se comptent par milliers, et sur plusieurs générations. Dans les années 1960, les mères de famille japonaises, marquées par ce mal étrange et préoccupées par l’industrialisation de l’agriculture qui a massivement recours aux produits chimiques, se regroupent pour former les Teikei. Le principe est aussi simple que révolutionnaire : en échange d’assurer aux paysans une sécurité financière en achetant leurs productions par souscription, ceux-ci s’engagent à fournir des aliments sains et sans produits chimiques. Un système alternatif, simple de distribution directe et qui émancipe de l’économie de marché. En France, c’est au début des années 2000 que se développent les AMAP : les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.



La première AMAP de France commence aux Olivades, dans le Var, la ferme de Daniel et Denise Vuillon. Au temps présent, sur l’autoroute, les auteurs prennent la sortie quatorze, en direction de Ollioules-Chateauvallon. Il traverse une zone commerciale avec un énorme hypermarché et un établissement de restauration rapide. Ils pénètrent dans le domaine des Olivades : passer les remparts de bambous, franchir les douves par le pont-levis qui mène à cette ferme flanquée d’une tour qui se prendrait volontiers pour un donjon. Arriver aux Olivades, c’est un peu comme pénétrer dans une citadelle verte assiégée par le béton. Tristan et Claire sortent de leur voiture et s’approchent de la maison qui semble vide. Ils décident de se diriger vers la serre ils sont accueillis par le chien, puis la voix de Daniel s’élève pour indiquer qu’il se trouve au bout du rang de tomates. Oui, mais lequel ?


Le sous-titre et le texte de la quatrième de couverture s’avèrent explicitent : cette bande dessinée raconte l’histoire de la première AMAP en France, celle des Olivades, une Association pour le Maintien d’une Agriculture paysanne. Les auteurs ont adopté une trame directe : ils racontent leur rencontre avec Denise & Daniel Vuillon, et transcrivent le récit quasi chronologique qu’ils font de l’histoire de leur entreprise. Daniel évoque la ferme telle que son père l’a développée, et que lui son fils a reprise par la suite. Cette rencontre se déroule dans le domaine des Olivades, situé à proximité d’Ollioules, une commune à l'ouest de Toulon dans le Var. Pour autant l’histoire commence au Japon dans les années 1960, et il emmène le lecteur pour un séjour aux États-Unis à l’occasion du passage à l’an 2000, dans les rayons de l’hypermarché Mammouth qui a ouvert à proximité d’Ollioules, à Monaco en Bretagne. Au fil des décennies, le lecteur retrouve des marqueurs économiques, sociologiques et sanitaires : l’ouverture progressif du marché agricole à l’Europe, d’abord à l’Italie, puis à l’Espagne, le développement des hypermarchés (dont la marque Mammouth disparue depuis) et leur mode d’achat en très grosse quantité, puis en encore plus grosses quantités au travers de centrales d’achats, l’imposition de critères sur les fruits et légumes limitant de fait les variétés vendues, l’encéphalite spongiforme bovine et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, l’avènement d’internet, la vie et la mort des coopératives agricoles, la naissance d’ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne), etc. En fonction de sa familiarité avec ces événements, le lecteur est ainsi amené à les reconsidérer avec la connaissance que donne le recul des décennies passées.

Le lecteur découvre la première page : elle baigne dans des teintes vertes, céladon, amande, prasin, sauge, tirant parfois vers le gris bis, lin, plomb, souris. D’un côté, cela donne une forte unité et cohérence visuelle à l’ensemble de l’ouvrage ; de l’autre côté, il peut craindre une certaine forme d’homogénéité à la longue. Il fait l’expérience de l’effet de la mise en couleurs : une complémentarité avec les traits de contours et les traits utilisés pour apporter du relief et de la texture des éléments détourés. Ces différentes nuances de teinte augmentent le relief, permettent de faire ressortir une forme par rapport aux autres, de créer différents plans, et de rendre compte de la luminosité du moment. À l’opposé d’un effet de monotonie, la mise en couleurs habille et apporte de la consistance aux formes. Les traits de contour dessinent des formes assez simples, rendant la lecture immédiate. Le lecteur apprécie le juste dosage entre les cases, les dialogues et les cartouches de texte, l’ensemble engendrant une lecture fluide et agréable.


L’artiste ne se contente pas de coller une tête en train de parler dans les cases en guise de mise en scène des propos de Denise & Daniel Vuillon. Les pages montrent les différents endroits où se déroulent les discussions, ainsi que de nombreuses mises en situation, variées. La scène introductive se déroule dans un petit village côtier japonais, avec une belle vue de la baie, et des usines dont les rejets la polluent. Par la suite, le lecteur se retrouve dans des environnements diversifiés : sous les serres tunnels pour voir les cultures, une vue de dessus des terres de l’exploitation agricoles, sur une plage pour récolter des algues, au niveau du canal de Provence pendant les travaux de sa réalisation, dans un blocage sur autoroute pour empêcher la progression des camions espagnols, dans un hypermarché, dans la cuisine familiale, en train de faire les courses dans un petit centre-ville, dans la grande salle du Louis XV à l’hôtel de Paris à Monaco, à New York, dans une AMAP étatsunienne (CSA : Community-supported agriculture) à visiter l’exploitation. Les dessins montrent de nombreuses activités liées à l’agriculture paysanne, de la conduite du tracteur à la récolte des courges. La tendance naturelle du lecteur peut être de se focaliser sur les échanges et les discussions constituant l’exposé historique de la première AMAP, sans prêter une attention aussi grande aux dessins. Pourtant, il finit par se rendre compte que la narration visuelle ne se réduit pas à un support prétexte et redondant : elle montre et raconte des circonstances, des environnements, des gestes, des actions en correspondance directe avec les discussions, les enrichissant, preuve d’une coordination remarquable entre artiste et scénariste.



Dans cet exposé incarné et concret au travers des images, le lecteur découvre l’histoire de l’exploitation agricole des Olivades au fil de cinq décennies mouvementées. Le scénariste commence par donner d’entrée de jeu la définition et l’objection de l’agriculture paysanne, et les rappelle à quelques reprises, c’est-à-dire nourrir en apportant deux choses essentielles : la santé et le plaisir. Les repères historiques font partie intégrante de cette histoire puisque les paysans de l’installation doivent adapter leur modèle économique à chaque changement : ouverture à la concurrence européenne ou spécifications de la grande distribution. À chaque nouveau risque, chaque nouvel obstacle, le lecteur est curieux de savoir comment l’entreprise va pouvoir y faire face, lutter face à des entreprises mondialisées, ou des institutions capables de les exproprier. Il sourit en se rendant compte que la solution vient des États-Unis, s’inspirant donc du Teikei japonais : le libéralisme économique donnant naissance à une forme de relation économique permettant de retrouver le juste équilibre en le prix payé et le coût de la production. En outre, il mesure à quel degré il a pu intégrer le modèle économique hégémonique des grandes surfaces : Les Olivades, c’est l’histoire d’une aventure, d’une remise en question d’un modèle qui semble unique au point d’avoir l’impression qu’il n’y avait jamais eu que ça, qu’il n’y avait pas d’alternative. Il constate l’intelligence du chapitrage en saisons : automne (1973-1987), hiver (1988-1999), printemps (2000-2020), été (2022-). Enfin il lui tarde d’essayer les recettes figurants dans l’ouvrage : Tomates à la provençale, Soupe au potimarron et au pistou, Risotto au potimarron, Aubergines alla Darmigiana. Il ne peut qu’acquiescer aux constats de bon sens : le premier travail du paysan est donc de nourrir la terre, et c’est la terre ensuite qui nourrit la plante. Ou encore : La vraie nourriture est celle qui est en lien avec la terre, avec le terroir, avec une terre qui doit être vivante.


À part s’il est déjà convaincu par le principe des AMAP et s’il sait ce que c’est, il est possible que le lecteur n’envisage pas la lecture de ce tome. S’il s’embarque avec les auteurs, il découvre l’histoire de la première association pour le maintien d’une agriculture paysanne, celle des Olivades dans le Var. La narration visuelle s’avère très facile d’accès tout en portant une part significative du récit, et le récit très vivant, à la fois par les remarques de Denise & Daniel Vuillon, à la fois par les grands événements ayant marqué l’évolution de l’agro-alimentaire. Passionnant.



mardi 27 février 2024

Urban: Ceux qui vont mourir (2)

Qu’est-ce qui s’est passé ?


Ce tome est le deuxième d’une pentalogie ; il fait suite à Urban 1 Les règles du jeu (2011) qu’il faut avoir lu avant. Sa première édition date de 2013. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Roberto Ricci pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée en couleurs. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale en 2023, dans un format plus petit.


Dans une ferme, l’eau est montée jusqu’à hauteur de la taille au premier étage. Sur le pallier, Pernilla Ann Christiansen informe son époux Gunnar que les A.G.T. sont en train d’évacuer les voisins. Elle lui demande si leur fille Naja est avec lui. Le père est en train de s’escrimer contre la porte de la chambre bloquée, derrière laquelle leur fille est coincée. Il lui enjoint de s’essayer de voir ce qui coince la porte, C’est ça le plus important. Elle répond qu’elle essaie, mais l’eau est toute sale. Il lui donne une autre idée : Est-ce que la fenêtre est cassée ? Est-ce qu’elle pourrait sortir par là ? Elle n’arrive pas à répondre, elle a peur, il y a de l’eau jusqu’au plafond maintenant. Elle supplie son père de la sortir de là. Gunnar est réveillé par un sauveteur parce que son bipeur sonne et qu’il aimerait que ça ne réveille pas tous ses camarades de chambrée. Le réveil continue de sonner, et Gunnar reprend vraiment conscience, son épouse étant en train d’enlever son uniforme car c’est son tour de dormir. Il s’excuse : c’est le colis qu’il doit réceptionner. À sa question, elle répond à voix basse pour ne pas réveiller les autres, qu’elle est crevée. Ils ont encore augmenté les cadences à la fonderie ; Neo-Middlebourg va lancer son programme de logements, celui de Neo-Mastricht ne se terminera pas avant sept mois. Ils doivent fournir encore, et encore, et encore. Et dire qu’ils n’ont même pas d’enfants qui en profiteront. Épuisée, elle s’endort sa tête ayant tout juste touché l’oreiller.



Un petit drone sphérique flottant propose d’accompagner Gunnar Carl Christiansen jusqu’à la sortie, ce qu’il accepte, ayant revêtu son uniforme de policier. Il sort de l’immense dortoir à étages, et se rend à l‘aéroport, pour l’arrivée d’une navette en provenance de Monplaisir. Il est abordé par madame Bangé qui le remercie de venir honorer la mémoire de son fils. Elle lui est reconnaissante que Christiansen ait apporté à son fils Ahn Loon Bangé la confiance qu’il n’avait pas en lui. Le lieutenant-enquêteur estime que Bangé était un enquêteur de premier ordre, intuitif, travailleur. Il n’a fait que l’encourager à persévérer. Il a peur d’avoir poussé le fils de cette dame, dans une affaire dont lui Christiansen n’avait pas su mesurer les dangers. Elle estime que Ahn Loon était heureux de ce qu’il avait entrepris. Il a aimé chaque jour de sa vie du moment où il est entré dans l’équipe des enquêteurs. Qui peut en dire autant ces temps-ci ? Après la cérémonie d’inhumation, l’officier responsable remet à Christiansen, le badge de Bangé, son arme de service et son holo-assistante.


L’auteur reprend son récit précisément là où il s’était arrêté avec trois nouveaux chapitres, chacun portant une date comme titre : 26 juin 2059 (2 jours plus tard), 26 juin 2059 (le même jour), 28 juin 2059 (2 jours plus tard), attestant d’un déroulement chronologie et d’une unité de temps ramassée. La première séquence introduit un nouveau personnage dans une séquence qu’il rêve, ou plutôt qu’il cauchemarde, de la perte d’une fille alors qu’il n’est pas parent : Gunnar Carl Christiansen, et son épouse. À la quatrième planche, ce personnage se raccorde avec un autre présent dans le tome un, mais à présent à l’état de cadavre : Ahn Loon Bangé. Ce n’est qu’au début du deuxième chapitre, à la onzième planche, que le lecteur retrouve un autre personnage, le jeune garçon Niels Colton qui s’est enfui de chez lui. Enfin en planche quinze, Zachary Buzz est en train de s’entraîner au tir, le personnage qui avait été présenté le premier au lecteur, et que celui-ci avait estimé être le personnage principal, celui dont les motivations et l’histoire personnelle sont le plus développées. Dans ce deuxième tome, plusieurs autres personnages reviennent : Ishrat, Antiochus Ebrahimi, A.L.I.C.E. & Springy Fool, Julia Buzz, le coach Narcisse Membertou. Le lecteur prend très progressivement conscience qu’il n’y a finalement que la plupart des personnages ayant eu un rôle significatif dans le premier tome reviennent dans celui-ci, composant un récit choral, dans lequel seul Zachary Buzz reste le plus développé, les trajectoires des autres pouvant parfois se croiser, ou s’étant croisées par le passé, tissant une intrigue insoupçonnée.



Le lecteur retrouve les caractéristiques de la narration visuelle présentes dans le premier tome. Dès que l’action se déroule dans les rues de Monplaisir, il prend plaisir à jouer à reconnaître les déguisements revêtus par les vacanciers. Il identifie entre autres : Captain America & une officier nazie (une alliance contre nature), un alien Pizza Planet de Toy Story (1995), Caliméro, Poison Ivy, Hellboy, Winslow Leach en fantôme du Paradis, Princesse (G3) de la Bataille des planètes, Robin, Madman de Mike Allred. Il ne s’attendait pas forcément à déceler une telle influence des comics. Il retrouve également ce dosage personnel entre les dessins et la mise en couleur. Cette dernière prend parfois le dessus sur les formes détourées, comme estompant certains contours, pour produire soit un effet d’éloignement temporel, soit de halo lumineux dans les rues inondées par les lumières artificielles, soit de rayonnement des écrans. La sensation de récit de science-fiction s’avère toujours aussi intense. Les rues de Monplaisir conjuguent une technologie omniprésente avec une forme d’hygiénisme dans les beaux quartiers, et de laisser-aller dans quelques ruelles peu accueillantes. L’artiste joue avec sa palette de couleurs pour installer une ambiance spécifique à chaque scène : le sépia tirant vers le gris pour la scène onirique d’introduction, le gris maussade et déprimant pour les dortoirs sans intimité, le vert de gris clinique et impersonnel pour le grand bureau en espace partagé de la police, les séquences plus colorées dans les rues de Monplaisir, le bleu-vert de la salle de tir, le vert franc et clair des espaces verts produisant une véritable bouffée d’air frais dans cette cité si artificielle.


Alors que le récit présente Gunnar Carl Christiansen, puis qu’il revient à Niels Colton, le lecteur se fait la réflexion qu’il n’est jamais perdu, que les personnages se reconnaissent au premier coup d’œil. La cinquantaine du lieutenant-enquêteur et sa moustache, la morphologie d’enfant de Niels et sa chevelure épaisse, la silhouette décharnée du prestidigitateur Olif, la carrure massive de Zachary Buzz et son visage un peu empâté avec son petit nez et son gros menton, la plastique de rêve d’Ishrat et ses tatouages publicitaires, le visage de mort et le chapeau à large rebord d’Overtime le justicier du temps. Même le coach Narcisse Membertou se reconnaît du premier coup d’œil alors qu’il apparaissait peu dans le tome un. Le lecteur se rappelle immédiatement le caractère de chacun, des interactions s’étant produites précédemment. Il éprouve un sentiment de compassion pour Zachary, du fait de la situation dans laquelle il se retrouve, un pincement au cœur pour Ishrat dans l’impossibilité de donner suite aux sentiments qu’elle éprouve. Il espère que Gunnar Christiansen pourra faire éclater la vérité à temps. Il découvre un pan du passé de Narcisse Membertou ce qui le fait hésiter entre l’empathie et une forme d’aversion. Il espère que le petit garçon Niels Colton pourra retrouver le chemin de son domicile et s’y reposer en sécurité. Le créateur sait faire exister ses personnages et leur donner de l’épaisseur. Le lecteur éprouve même un peu de pitié pour Olif, individu abusant pourtant de la confiance d’un enfant.



La forme chorale du récit maintient en éveil l’intérêt du lecteur, en alternant les personnages d’une scène à l’autre, tout en créant une sensation entre forte attente et frustration que le récit ne progresse pas plus vite. Il souhaiterait que l’enquête de Christiansen avance plus vite car il a déjà assisté à l’assassinat d’Ahn Loon Bangé. Dans le même temps, il a peine à croire que le duel entre Zachary Buzz et le tueur survienne aussi rapidement. Il s’intéresse bien volontiers au passé d’Olif, tout en se demandant comment ce personnage vient s’intégrer dans l’intrigue générale. Il ne s’attendait pas à revoir le coach de police, ni à ce que son passé ait une importance. Lors de cette séquence, il comprend que la construction du récit est plus sophistiquée que juste les aventures d’une nouvelle recrue dans la police. Pour autant, il ne s’attend pas à la brutalité de la dernière séquence. Au cours du récit, l’auteur mêle des conventions issues de plusieurs genres. Celui de la science-fiction fonctionne parfaitement grâce aux décors consistants et détaillés, donnant à voir un monde conçu dans sa globalité, intégrant des éléments du passé avec des innovations technologiques issues de l’imagination. Le genre policier fonctionne tout aussi bien avec la jeune recrue allant au carnage, le policier expérimenté sachant qu’il se lance dans une enquête à haut risque. Il y a également des éléments de polar dans le monde du crime organisé, une dystopie affleurant sous le divertissement forcené et de rigueur de Monplaisir, l’entrain d’un petit garçon découvrant le monde. Des détails de ci de là laissent supposer l’existence d’un plan de sabotage ou de rébellion contre l’ordre établi, une sensation encore confuse à ce stade du récit.


Avec ce deuxième tome, le lecteur retrouve la narration visuelle qui donne corps à cet environnement de science-fiction, que ce soient les bâtiments, les moyens de déplacements, ou encore les tenues vestimentaires. Il commence à appréhender la forme du récit, plutôt chorale que centrée sur un unique personnage principal. Il se rend compte que la narration a capté son attention, par sa dimension ludique sous-jacente, de puzzle dont le motif général est quasiment à portée de compréhension. Il lui tarde de progresser dans l’intrigue.



lundi 26 février 2024

J'aurais voulu faire de la bande dessinée

Parce que le but, c’est quand même bien de faire de l’art.


Ce tome contient un récit complet et indépendant de tout autre, entre biographie, autobiographie et essai. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les touches de couleurs, avec la participation de Stéphan Oliva pianiste de jazz et compositeur français, et Dominique A (Dominique Ané) auteur-compositeur-interprète français. Il comprend soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec le récit court intitulé J’aurais voulu être Philippe Druillet, huit pages, initialement paru dans le Cahier Aire Libre en 2018, évoquant, entre autres, l’album La nuit paru en 1976. Sur la dernière page, l’auteur liste tous les bédéistes et artistes qu’il évoque de près ou de loin par ordre d’apparition, de Mœbius, Philippe Druillet, à Léonard de Vinci, Jean Solé, soit soixante-dix-sept artistes dont une dizaine de mangakas. Puis viennent une quinzaine de magazine ayant publié des bandes dessinées, une quinzaine de compositeurs et d’interprètes de musique classique ou pop.


Philippe Dupuy se promène dans une zone naturelle entre jardin et forêt : il observe les fruits, qui ressemblent parfois à de grosses pépites. Il trouve que c’est fou, complètement fous ces machins-là. Des matrices. Dans son esprit, il les nomme : Arzach, La nuit, Ici-même, Le bar à Joe, La R.A.B., Philémon, Hyppolite, Les frustrés, Le démon des glaces, La foire aux immortels, Les éthiopiques, Griffu, Major Fatal. Perché sur une branche d’arbre, un autre lui-même lui dit qu’il ne comprend pas ce titre : il en fait, de la bande dessinée. Le Dupuy initial répond qu’il ne sait pas, il n’en est pas si sûr. Ou pas sûr que ce qu’il fait soit de la bande dessinée. Son autre lui-même lui répond que ce n’est pas toujours simple avec lui. La réponse : pas du tout, c’est limpide. Ils arrivent devant une mare limpide et ils plongent leur regard dedans : une autre version de Philippe Dupuy s’y trouve, il a cinq ans, six ans peut-être ? Il dessine. Il dessine tout le temps. Il est allongé par terre dans le salon, sur le ventre, en train de dessiner, son horizon : les jambes de sa mère. Ses jambes. Toujours ses jambes.



Allongé sur le ventre, le jeune Philippe décalque les fascicules de Picsou Magazine. Picsou est la bande dessinée de son enfance. D’où vient tout ce calque ? Toujours il dessine. Toujours il a dessiné. Pilote débarque à la maison, comment cela est-il possible ? C’est quoi cette histoire ? Qui a eu l’idée de l’abonner à l’Hebdo ? C’est un raz-de-marée ! Il y a tout. La brèche est ouverte, il s’y engouffre. Un véritable geyser jaillit de la mare limpide, s’élevant vers le haut, charriant une vingtaine de héros comme Blueberry, le grand Duduche, la coccinelle, Laureline & Valerian, etc. New York City, en 1995, un séjour à New York avec Blutch. Francis Jacob, un ami guitariste joue ce soir-là, à l’Anarchy Café, un club de Manhattan. À l’époque Philippe dessinait ses voyages dans des carnets. Après le set, Francis fait les présentations. Le trompettiste laisse son enthousiasme jaillir en découvrant les planches du bédéiste, ce dernier estimant que jouer de la trompette est beaucoup plus impressionnant.


Après avoir raconté le réapprentissage de son métier dans Left (2018), et réalisé une trilogie sur l’histoire de l’art (évoquant en particulier le parcours de Man Ray et celui de Paul Poiret), Philippe Dupuy continue en s’interrogeant sur son art, ou au moins sur la nature de ce qu’il réalise et qui se retrouve classé dans les rayonnages Bande dessinée. La couverture donne une bonne idée de l’esthétisme des dessins : des trucs pas droits, avec un trait de contour assez fin et un peu sec. Des personnages et des objets représentés avec un degré élevé de simplification, une graphie de texte irrégulière et un peu naïve par certains côtés. Les premières pages confortent ce ressenti, avec en plus un papier légèrement jaune comme si les planches avaient été collées sur des pages blanches, l’utilisation de bouts de photographie en noir & blanc à la définition pas très élevée, et même les traces de correcteur liquide pour recouvrir une portion de case et redessiner par-dessus. Le bédéiste s’en tient majoritairement à des bordures de cases horizontales et tracées à la règle, avec une partie significative de cases sans bordures, ou avec des bordures en forme de patate irrégulière. S’il a lu ses bandes dessinées sur l’histoire de l’art, il retrouve également sa propension à réaliser des textes suivant une ligne légèrement penchée et pas horizontale, les changements de graphie imprévisibles, et quelques schémas simplistes et vite exécutés.



Dans le même temps, la cohérence de la forme apparaît exceptionnelle, parfaitement adaptée au propos, à la nature de la séquence (personnages en train de parler, de se déplacer, de se livrer à une activité) : tout coule de source avec un naturel organique. Au cours de la discussion sur le thème de la bande dessinée, le pianiste de jazz stipule l’importance de faire des œuvres personnelles : c’est exactement ce que découvre le lecteur, une œuvre personnelle, au sens où la personnalité de l’auteur s’exprime, transparaît à chaque page, à chaque case, un individu prévenant, attentif à ce que dit son interlocuteur, attentionné vis-à-vis de son lecteur pour être sûr d’être suivi et compris. Au bout de quelques pages, le lecteur s’est adapté aux idiosyncrasies narratives et visuelles, et il se retrouve bien incapable d’envisager cette narration autrement, tellement elle transcrit la personnalité de son auteur qui s’exprime sur des sujets très personnels, spécifiques à ce moment de sa carrière, à son parcours de créateur, aux personnes avec qui il échange. La narration visuelle l’emmène dans des endroits très différents : cette étrange forêt clairsemée qui doit correspondre au paysage mental de l’auteur, un club de jazz à New York, une salle de concert avec un orgue aux tuyaux fantasmagoriques, le salon familial vu par les yeux de l’enfance, une croisière au large de Nantes, un aperçu de la bibliothèque de bandes dessinées de Dominique A, le centre culturel Le lieu unique à Nantes, une soirée mondaine, une promenade dans les dunes, etc. Les images montrent des souvenirs, des concepts parfois sous la forme d’un schéma, elle recourt même à des photomontages sous la forme de collage.


En quatrième de couverture, le lecteur découvre quatre cases extraites de la page six dans lesquelles l’auteur s’interroge littéralement lui-même sur la nature de ce qu’il crée. Cette question ne fait pas entièrement sens pour le lecteur qui voit qu’il est en train de lire une bande dessinée, certes très personnelle dans ses choix esthétiques et dans son thème. Lors d’une soirée mondaine, cette question se trouve explicitée par celles que posent des invités à l’auteur sur ce qu’il fait : C’est reconnu la bande dessinée maintenant, hein ? Quels sont les titres de ses albums ? Son personnage ? Sa série ? Et ses interlocuteurs finissent par se détourner de Dupuy qui finit par se dire qu’il aurait mieux fait de dire qu’il est prothésiste dentaire, en effet ses bandes dessinées ne rentrent pas dans ces critères implicites. Au fil de l’exposé et des discussions avec ses deux interlocuteurs, le lecteur voit se dessiner plusieurs fils directeurs. Le premier apparaît quand l’auteur évoque ses lectures d’enfance, celles qui ont laissé une empreinte intense et indélébile, celles qui ont posé les fondations de ce qu’est une bande dessinée pour ce bédéiste en devenir. Lors d’un échange, Dominique A évoque le fait que les artistes vivent dans un pays où le poids historique des institutions crée des classes… Et des complexes de classe. Pour les écrivains, par exemple, le poids historique est énorme. Le lecteur fait le lien avec les années de formation du goût de Dupuy en matière de bande dessinée et il mesure tout le poids historique, exprimé de manière explicite dans la liste de fin, avec plus de soixante-dix auteurs de premier plan.



Les échanges avec le chanteur Dominique A abordent la nature de leur métier, par comparaison. Qu’est-ce qu’écrire une chanson ? Quel peut-être l’horizon d’avenir d’un chanteur-compositeur ? Est-ce forcément la renommée et le succès qu’il faut viser ? Est-ce que l’absence de renommée et de succès invalide leur démarche artistique, prouve que leur démarche est un échec par manque de légitimité par la reconnaissance du public ? La discussion développe la différence entre artisan et artiste, entre maîtrise des technique et liberté de création, en passant par les différences entre Prétendre et Avoir des prétentions, entre Avoir des ambitions et Être ambitieux. Les réflexions entre Stéphan Oliva et l’auteur s’avèrent tout aussi passionnantes et pénétrantes car le premier est un pianiste de jazz qui avait commencé à faire de la bande dessinée enfant, puis adolescent : il établit des parallèles entre la création dans ce mode d’expression, et l’improvisation en jazz ce qui est son métier. En particulier, il explique que : L’improvisation, c’est abstrait, c’est la partie non écrite de la musique. Il continue : Comme pour l’instantanéité du trait ou faire un trait, c’est déjà être dans le dessin, la pratique classique en bande dessinée est de faire d’abord un crayonné provisoire, puis d’encrer par-dessus pour rendre le dessin définitif. Pour lui, le dessin, ce n’est pas de la mise au propre : c’est quelque chose que l’on fait dans l’instant et qu’on ne pourra jamais reproduire, un saut dans le vide, sans filet, il y a alors une énergie qu’on ne retrouvera pas deux fois.


En ayant consenti quelques minutes pour s’adapter à la narration visuelle, le lecteur plonge dans une bande dessinée des plus personnelles : une réflexion sur ce mode d’expression, et une véritable profession de foi, réalisée sous la forme même d’une bande dessinée. Pour Philippe Dupuy : La bande dessinée peut tout porter, tout dire, c’est un continent à explorer, un terrain vierge aux richesse insoupçonnées, il suffit de vouloir imaginer. En se promenant dans un jardin, il effectue un parallèle supplémentaire : si les cycles de régénérescence de la nature sont d’éternels recommencement, ils n’échappent pas à l’évolution. Rien n’est immuable. L’art, parce qu’il est le fruit d’un acte créateur, se doit d’être singulier. Il ne peut pas imaginer faire de la bande dessinée autrement qu’avec singularité.



jeudi 22 février 2024

Une romance anglaise

Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, revenant sur une histoire d’espionnage britannique ayant pris la forme d’un scandale politique au Royaume-Uni en 1963. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec un texte d’une page, rédigé par le scénariste en juillet 2022, intitulé L’écheveau de la reine. Dans cette postface, il évoque l’intérêt d’évoquer cette affaire à l’âge du conspirationnisme aigu, du fake et de la post-vérité, de la masse de documents de toute forme (un dédale d’où ne peut sortir aucune vérité incontestable), et du choix d’avoir écrit ce récit avec le point de vue de l’accusé.


Old Bailey à Londres, le 30 juillet 1963. Stephen Ward sort de la Cour centrale de la Couronne britannique, où il vient d’être entendu en tant qu’accusé. Les policiers lui forment une haie qui lui permet de passer au milieu des photographes et des journalistes qui le bombardent de questions. Christine et Mandy sont-elles des prostituées ? Où sont ses amis célèbres ? Qui a payé sa caution ? Est-il un agent de l’Est ? Quel verdict espère-t-il ? En son for intérieur, il se dit que C’est le moment de vérité. Après ces mois de harcèlement, de déballages de caniveau, de mensonges plantés comme des banderilles, le monstre qu’ils ont créé attend l’estocade. Plus de sanctuaire. L’arène réclame la mise à mort. Où sont-ils les puissants, les profiteurs, les petites filles perdues qui lui mangeaient dans la main ? Plus d’ami, plus d’allié. On ne veut plus le connaître. Si on se souvient de lui, c’est seulement dans la lumière poisseuse du scandale. Maintenant la foule l’insulte : Ordure ! Pervers ! Traître ! Maquereau ! Sale rouge !



Stephen Ward monte dans la voiture qui l’attend et il regagne son dernier refuge, à Chelsea. Derrière les stores vénitiens, dans son salon, il s’assoit devant son enregistreur à bande Grundig TK-14 pour dire tout ce qu’il sait. Sa vérité est la vérité, mais il semble qu’il soit désormais le seul au monde à pouvoir l’entendre. Ce qu’il fera ensuite, dieu seul le sait. C’est son procès qu’il recommence. Il sera son juge le plus sévère. Et s’il s’avère qu’au bout du compte il est coupable… Il jette un coup d’œil à une affiche de tauromachie décorant son mur, où le torero a donné le coup de grâce à l’animal dans le dos duquel sont fichées plusieurs banderilles. Où commencent les histoires ? Il faudrait reprendre du début, mais le temps lui est compté, demain la justice aura parlé, ce sera fini. Il choisit comme point de départ de ce jeu de dupes une fin de matinée de janvier 1961, alors qu’il se trouve au volant de sa voiture, dans les rues de Londres et que la radio diffuse le hit de Julie London, puis de Cliff Richard. Il pleut sur Londres, ce crachin qui a fait la réputation de sa ville. Devant le Garrick Club, le voiturier prend sa Jaguar en charge. Il y retrouve Colin Coote, rédacteur en chef du très conservateur Telegraph, qui lui présente le capitaine Evgueni Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’U.R.S.S.


En fonction de sa familiarité avec l’affaire relatée, le lecteur peut découvrir cette bande dessinée sans en avoir aucune connaissance, ou en avoir déjà entendu parler. Dans le premier cas, il fait connaissance avec Stephen Ward, ostéopathe de personnalités politiques et de riches citoyens, accusé par la vindicte populaire d’être une ordure, un pervers, un traître, un maquereau et un sale rouge. Il comprend que cette affaire est racontée avec le point de vue de cet homme, en toute subjectivité. Le personnage est présent dans la plupart des scènes à l’exception d’une vingtaine de pages consacrées à d’autres personnages, en particulier à Christine Keeler, et lorsqu’il se retrouve en prison. Dans la postface, le scénariste explique que : Le choix fait ici est de laisser la parole à celui qui tint le premier rôle dans un scandale entré dans les annales sous le nom d’un autre, le seul paradoxalement à ne pas avoir eu le temps de coucher par écrit sa version des faits. Il ajoute que : Stephen Ward fut la victime expiatoire, le bouc émissaire dont la fin opportune permit de cautériser dans l’urgence un certain nombre de plaies inquiétantes pour l’élite du Royaume. Le lecteur a bien conscience dès le début de lire la version des faits de Stephen Ward, avec ce qu’elle comporte de subjectif, et étant relatée à la première personne celui-ci se voit comme un être humain normal, pas comme un ignoble coupable.



Après la scène d’introduction, le récit reprend un déroulé chronologique, et le lecteur bénéficie de la présentation de Stephen Ward que fait Colin Coote au bénéfice de Evgueni Ivanov : l’ostéopathe d’hommes politiques, portraitiste d’une grande finesse, bridgeur décent, et peut-être entremetteur. Dans le même temps, il ouvre grand les yeux pour regarder autour de lui, pouvant se projeter dans chaque lieu, et ressentir l’ambiance de l’époque. L’artiste réalise un impressionnant travail descriptif. Il se nourrit de photographies d’archives pour donner à voir chaque environnement, les tenues vestimentaires de rigueur ou à la mode. Au fil des séquences, le lecteur se retrouve ainsi aux côtés des personnages dans les rues de Londres avec des voitures d’époque (dont la Jaguar de Ward), à attendre sur un banc dans Hyde Park, dans le village de Wraysbury dans le Berkshire, à circuler le long de la Tamise, dans les jardins d’un cottage luxueux proche du château de Cliveden à Taplow dans le comté de Buckinghamshire, et au bord de sa piscine, dans le quartier pas très bien fréquenté de Soho, à l’entrée du Marquee Club. Il les accompagne également dans les intérieurs : le douillet appartement de Ward au 17 Wimpole Mews, la salle à manger du luxueux Garrick Club, le Murray’s Cabaret Club et son spectacle de danseuses, différents pubs chics, un autre club de Soho avec des chanteurs noirs, un véritable manoir, une chambre miteuse de Brentford, une salle de cinéma, la salle de rédaction du Sunday Pictorial, une cellule de prison, la chambre des Communes, une salle d’audience au tribunal, une chambre d’hôpital. Pour chaque endroit, le dessinateur prend le temps de représenter les détails des murs, des décorations, des meubles, des aménagements, avec un investissement remarquable.


L’artiste fait preuve d’une aussi grande implication pour mettre en scène les différents individus : entre rendu parfois quasi photographique et simplification, sur la base d’une direction d’acteurs naturaliste. Le lecteur prend son temps pour savourer les robes de ces dames et les costumes de ces messieurs, y compris les uniformes des bobbies et la robe du juge. Il ressent pleinement la puissance de séduction de Christine Keeler, de son amie Mandy et d’une ou deux autres jeunes femmes. Il est sous le charme de la distinction des hommes, un peu distants, très chics sans ostentation. Il voit la différence de manière de se tenir entre les citoyens de la haute, et les gens du peuple, en particulier des clubs cosmopolites fréquentés par Christine. Sous le vernis de la bonne éducation, il peut ressentir l’intensité du désir des hommes, il succombe au charme de ces demoiselles qui savent très bien à quel jeu elles jouent. Sans en avoir conscience, le lecteur absorbe de nombreuses informations par les dessins : ce que font les personnages bien sûr, mais aussi le milieu dans lequel ils évoluent, les personnes qu’ils croisent et leur milieu social, leurs logements et leurs voitures qui sont révélateurs sur leurs revenus ou leurs richesses.



S’il ne connaît rien à l’affaire Profumo, le lecteur la découvre par les yeux de Stephen Ward, ne mesurant pas toujours le caractère polémique de telle rencontre, des enjeux politiques ou sociaux. Il note quelques repères historiques comme la mention du débarquement de la baie des Cochons en 1961, la crise des missiles de Cuba du 14 au 28 octobre 1962, ou des repères culturels comme le film Vie privée (1962) réalisé par Louis Malle, avec Brigitte Bardot. La scène du procès lui permet de comprendre la perception que le public a pu avoir de cette affaire, du mode de vie de Stephen Ward et de Christine Keeler. S’il connaît déjà l’affaire Profumo, il en mesure mieux les enjeux et les paramètres, et il peut comparer ce qu’il lit aux souvenirs qu’il en a. Dans sa postface, le scénariste indique que : Les fins connaisseurs du dossier ne manqueront pas de relever les libertés que s’accorde ce livre avec certains faits ou chronologie d’une telle intrication que des milliers d’articles et des douzaines d’ouvrages plus ou moins fiables ne sont jamais parvenus à les mettre au clair. Jean-Luc Fromental explicite également l’intention de son projet : montrer à quel point cette affaire résulte d’un engrenage hallucinant de hasards, d’accidents, de maladresses, de rancœurs personnelles, de conflits d’intérêt, de raisons d’État, de voyeurisme et d’autres facteurs trop ténus et imprévisibles pour les identifier tous. Il permet d’illustrer que : Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. Le lecteur prend fait et cause pour Stephen Ward puisque c’est sa version qu’il découvre, et que les mœurs ont évolué depuis rendant son comportement normal et acceptable. Il voit une classe sociale privilégiée utiliser les moyens à sa disposition pour parvenir à une résolution qui ne les accuse pas. Dans le même temps, les Swinging Sixties prennent leur essor, remettant quand même en cause leur privilège.


S’il ne dispose pas de connaissance préalable sur l’affaire Profumo, le lecteur s’interroge sur le caractère un peu racoleur de la couverture, sur le titre cryptique. Il découvre alors une narration visuelle très fournie, avec une mise en couleurs profonde et confortable, pour un récit en apparence feutré, et sans pitié dans le fond. S’il connaît déjà l’affaire, il se remémore les faits, et les considère sous l’angle du principal condamné, avec une perspective sociale qui s’en trouve accentuée. Il prend la mesure de l’imbroglio défiant l’entendement, fruit de circonstances arbitraires, mettant en lumière l’impossibilité pour des êtres humains à concevoir ou mettre en œuvre un enchevêtrement aussi complexe pour aboutir à cette configuration. Magistral.



mercredi 21 février 2024

La Survivante T03 La revanche

Tout est écrit ! Saint-John Perse l’a chanté au crépuscule du dernier millénaire.


Ce tome est le troisième d’une tétralogie indépendante de toute autre. Il fait suite à La survivante T02 L’héritier (1987). Sa première édition date de 1988. Il a entièrement été réalisé par Paul Gillon (1926-2011), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale : La Survivante - Intégrale en 2008.


Une navette spatiale décolle d’une base de lancement, dans la nuit. Elle s’élance dans le ciel dans un torrent de feu craché par ses deux propulseurs. Elle finit par larguer son réservoir. À son bord, Jonas et Aude Albrespy regardent droit devant eux, ayant chacun revêtu une combinaison spatiale. Ayant quitté l’atmosphère, ils voient devant eux une station spatiale en orbite. La mère s’inquiète estimant que c’est de la folie ; son fils lui assure que c’est la seule solution. Il continue : la folie serait de rester à la merci des cybers. Il craint que ses actions n’aient engendré un fatal mécanisme de rejet. Il estime qu’ils n’étaient qu’un sujet d’expérience, et que maintenant que cette expérience a échoué ils sont bons pour le rebut, pour l’extermination. Il leur faut prendre du recul, prendre le temps de réfléchir. La station orbitale Eurospace est une zone de repli idéale. Tout y est conçu pour survivre des années à l’abri de tout… De presque tout. Alors qu’ils approchent de plus en plus, il explique qu’il va entamer le processus d’arrimage de la navette. À la question de sa mère, il répond que tous ses tests avec le simulateur de vol spatial ont été positifs. En cours de manœuvre, il prend conscience que son approche est trop rapide, il enjoint sa mère de se préparer au choc. La navette percute doucement la station et les dégâts sont mineurs. La pompe hydraulique du système multidirectionnel RCS est endommagée : ils sont satellisés sur une orbite parallèle à la station définitivement, c’est fini.



À leur grande surprise, un bras manipulateur de la station commence à bouger : c’est sûr, la station est habitée ! La navette est ainsi guidée de manière être arrimée jusqu’au verrouillage du sas. Un homme torse nu se présente une fois le sas ouvert, dans une station en apesanteur. Il s’exclame : un gamin et une gonzesse ! Il s’adresse à Jonas en le félicitant pour lui dire qu’il s’est débrouillé comme un chef. Il se présente : il s’appelle Douglas et c’est lui qui a pris la décision de les récupérer… contre la volonté des autres. Aude n’en croit pas ses oreilles : combien d’autres ? Douglas répond : il y a l’honorable docteur Rhea Ryder, le sémillant et génial géophysicien Théo Aretos et le commandant Horst Pollacq, le prestigieux héros de la première mission sur Phœbos et Delos. Il ajoute : du beau monde, très exaltant, tout en les exhortant à s’attendre au pire. Ils avancent dans les couloirs de la station et arrivent devant les trois autres, Pollacq flottant inconscient parce que Douglas a dû l’assommer pour pouvoir ouvrir le sas.


Avec le deuxième tome, la survivante n’était plus seule, mais quand il y repense, c’était déjà le cas dans le premier tome. L’auteur joue avec la notion de survie, n’ayant jamais dit que sa protagoniste est la seule survivante. Aude Albrespy et son fils Jonas ont décidé de quitter la Terre après une confrontation contre un robot ayant développé des idées bien arrêtées sur le devenir des deux derniers représentants de l’humanité. Alors qu’ils rejoignent une station spatiale en orbite, ils découvrent d’autres survivants, quatre spationautes, s’exprimant tous en français. Confinés dans un espace clos depuis plusieurs années, Jonas ayant maintenant une dizaine d’années, ils se sont adaptés à leur situation, développant une dynamique de groupe particulière, avec une forme d’amour libre consenti, et une fuite émotionnelle pour le commandant qui récite de la poésie à chaque moment émotionnellement chargé. Par la force des choses, l’arrivée de deux nouveaux individus dans ce très petit groupe en modifie ladite dynamique, et agit comme un révélateur des dérives étant devenues normales. Les contacts s’avèrent limités, le groupe de quatre s’arrangeant pour conserver les bénéfices de leur mode de fonctionnement particulier, par exemple une forme d’amour libre, convenant à Rhea qui fait preuve d’un grand appétit en la matière.



Dans le même temps, l’auteur poursuit son récit de science-fiction. Le fils et la mère réalisent un voyage dans l’espace à bord d’une navette spatiale classique, munie d’un énorme réservoir externe et deux propulseurs d'appoint. La station spatiale est munie de nombreux tableaux de bord avec cadrans, boutons, touches lumineuses et autres consoles. Les corps y flottent en apesanteur. Le lecteur trouve les visuels attendus : le décollage dans un nuage de fumées, le largage des propulseurs et du réservoir, la station orbitale comme suspendue au-dessus de la Terre, la sortie dans l’espace pour aller effectuer des réparations, avec seulement une fragile ligne de vie pour s’arrimer, les combinaisons spatiales avec leur grande visière réfléchissante, des visions partielles du globe terrestre, un atterrissage de retour à haut risque. L’artiste montre ces éléments de manière pragmatique, sans embellissement romantique, sans couleurs resplendissantes. Il reste ainsi dans le ton réaliste des tomes précédents, accentuant la solitude des êtres humains, leur fragilité dans le vide de l’espace, un élément qui n’est pas le leur, qui n’est pas propice à l’épanouissement de la vie humaine. Dans le même temps, l’auteur passe sous silence les problématiques liées à l’usure, à l’absence d’entretien et de maintenance faute d’êtres humains pour les assurer, aux conséquences de l’entropie. Il évoque rapidement la réserve de nourriture qui va en s’amenuisant dans la station spatiale. En revanche, il n’évoque pas l’effet de perte de masse et de tonus musculaire qui accompagne la vie en apesanteur. Il ne rend pas compte de la nature inhospitalière du désert australien, et des dangers de sa faune.


Pris par surprise devant l’ouverture qu’apporte le voyage dans l’espace, le lecteur n’en apprécie pas moins la qualité de la narration visuelle. Les dessins conservent leur apparence un peu sèche, avec des traits de contour pouvant être très fins et cassants, des dessins descriptifs, détaillés, souvent factuels. Dans le même temps, il ressent une forme de noirceur dans le récit, et il peut voir que l’artiste joue habilement des aplats de noir pour donner plus de poids à certaines images, pour leur conférer une sensation plus sombre. Le vide de l’espace bien sûr car il n’apparaît que de rares minuscules points blancs pour les rares étoiles qui semblent d’autant plus éloignées de la Terre, mais également entre elles. Et dans certaines cases, le vide de l’espace est uniformément noir, d’un noir profond. Dans les séquences en extérieur, les ombres dans l’espace apparaissent également très denses. Sur Terre, des aplats de noir aux formes déchiquetées alourdissent et assombrissent des parties de l’environnement, comme des rochers, la masse de l’océan, une partie des silhouettes comme celle d’un navire ou d’un être humain. De prime abord, la mise en couleurs ressort comme naturaliste : le rouge-orangé de la fournaise des propulseurs, le bleu et le vert des masses terrestres vues de l’espace, le blanc-gris des combinaisons spatiales. Discrètement, l’artiste joue sur de légers décalages de teinte pour colorer émotionnellement une séquence : un éclairage plus déprimant dans la station spatiale, un horizon assombri sur Terre, l’eau de l’océan terne sans reflet du soleil.



Le lecteur regarde également le comportement des personnages, en fonction des propos qu’ils tiennent. Il voit la tension dans leur visage, dans leur geste. Il voit la passion qui couve, parfois juste le désir physique qui transparaît. Comme dans les deux premiers tomes, l’activité sexuelle se manifeste régulièrement : tout d’abord avec Rhea Ryder qui se balade en culotte et soutien-gorge (et avec des chaussettes montant jusqu’à mi-cuisse), puis elle se jette sur Théo Aretos. Par la suite, Jonas et Douglas reviennent de leurs réparations en extérieur, pour retrouver Rhea, Théo et Horst en train de batifoler nus en apesanteur, ce dernier manifestant une belle érection. De retour sur Terre, l’ensemble se baigne nu dans une pièce d’eau en plein désert, et il s’en suit une relation sexuelle entre deux d’entre eux, un peu à l’abri des regards. L’artiste représente la nudité de manière factuelle, ainsi que les accouplements, sans sensibilité érotique, sans gros plan pornographique. Il s’agit d’une activité qui donnent aux individus concernés la sensation d’être vivant, un besoin primal, avec parfois peut-être une forme de plaisir.


Tout en ayant bien assimilé qu’Aude Albrespy n’est pas la dernière survivante, qu’elle survit à l’effondrement de la civilisation, le lecteur peut ressentir une forme de facilité dans le sort des spationautes. Toutefois, il se rend également compte que cela participe d’une intrigue de plus grande ampleur, qui n’était pas perceptible à la lecture des deux premiers tomes. Finalement, la question de la survie d’Aude Albrespy (et sûrement de son fils) se pose face à un autre danger qui était bien là dès le premier tome. Le lecteur retrouve également un autre spécimen de l’étrange créature aquatique apparue dans le tome deux (capable de vivre aussi bien dans l’eau douce polluée de la Seine, que dans l’eau salée de l’océan Pacifique), et il commence à développer des soupçons quant à sa nature, au vu de son effet sur le personnage principal.


Après les deux premiers tomes, le lecteur ne s’attendait pas à ce que son intérêt soit à ce point éveillé par l’intrigue générale qui se dessine au cours de ce troisième tome. Il retrouve avec plaisir la narration visuelle limpide et sèche, factuelle et presque clinique vis-à-vis des personnages. Il cerne de plus en plus à quoi Aude Albrespy doit survivre, la complexité et la cruauté de sa situation.



mardi 20 février 2024

L'incroyable histoire de la psychologie

La psychologie est partout, d’une extraordinaire vivacité.


Ce tome constitue une présentation de l’histoire de la psychologie en bande dessinée. Sa publication initiale date de 2023. Il a été réalisé par Jean-François Marmion pour le scénario, et par Pascal Magnat pour les dessins, la mise en couleur ayant été réalisée par Christian Lerolle. Le premier est un historien de formation psychologue, auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation sur le sujet, scénariste de Cervocomix, Les rescapés du burn-out, Dans la tête des HPI. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bandes dessinées. Il se termine avec une bibliographie recensant quarante-six ouvrages, puis un index des noms propres (de Abraham Karl, à Zuckerman Marvin) de six pages, la liste des ouvrages du même scénariste, les douze autres ouvrages de la même collection L’incroyable histoire de…, et une table des matières listant les douze chapitres.


De la préhistoire à l’Antiquité : les prémices de la psychologie – La psychologie a sans doute vu le jour lorsque nos lointains ancêtres se sont posés des questions sur ce qui leur paraissait anormal dans leur groupe : Mais qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi agit-il ainsi ? Et moi-même, quand je sens quelque chose qui ne va pas : Qu’est-ce qui se passe ? En l’absence d’explication apparente, on cherche des causes invisibles : ce sont les esprits, que le chamanisme entend apaiser. Parfois aussi, on trépane : percer un trou dans la boîte crânienne, ça calme… Dans l’Antiquité, on retrouve ces deux tendances qui à notre époque encore, ne cesse de s’opposer : agir sur le corps (c’est la perspective de la médecine naissante) ou sur l’esprit (le but de la psychothérapie).



Les trois coups : le docteur Freud est assis sur un divan et il se présente au lecteur. Il a découvert l’inconscient, fondé la psychanalyse, et par voie de conséquence la psychologie. L’auteur intervient pour le contredire : le bon docteur a fondé la psychanalyse, mais pas la psychologie, et il n’a pas découvert l’inconscient. Il le met dehors, et il présente lui-même l’exposé. Au commencement : avec ses racines grecques, le mot psychologie signifie Étude de l’âme. Ou de l’esprit, si on veut éviter toute connotation religieuse. Ou du psychisme, si l’on veut reprendre le terme le commun chez les psys. Il continue : Mais depuis quand l’être humain s’intéresse-t-il à l’âme ? Les premières traces de sépulture remontent à cent mille ans. Dans l’espèce humaine comme dans Neandertal, les nécropoles apparaissent avec la sédentarisation au néolithique, voici une dizaine de milliers d’années. Quelle est la part de respect ou de crainte vis-à-vis de l’âme échappée dans l’au-delà ? En l’absence de texte, difficile à dire. En tout cas, 4% des crânes retrouvés il y a 10.000 ans portent la trace d’une trépanation… ou de plusieurs. Avec le plus souvent des marques de cicatrisation : les individus trépanés survivent ! Mais c’est l’âme avant la mort à laquelle la psychologie s’intéresse. Or, toujours au néolithique, les êtres humains pratiquent la trépanation, c’est-à-dire qu’ils percent le crâne de certains malades pour les guérir de divers comportements anormaux. Comme la possession ? Ou la folie peut-être ?


En fonction de sa familiarité avec cette collection, le lecteur peut commencer par lire la biographie succincte du scénariste pour se faire une idée du sérieux de l’ouvrage, puis la liste de ses ouvrages en fin de tome. Il peut aussi feuilleter rapidement la bande dessinée pour se faire une idée de la densité de l’exposé : une bonne quantité de texte dans chaque page, et des dessins dans un registre descriptif et réaliste qui mettent souvent en scène l’avatar de l’historien et la multitude de personnages historiques, et régulièrement une pratique thérapeutique, de nature très variable au fil des siècles. En effet, les dessins sont entièrement asservis à l’exposé : ils montrent souvent un chercheur, un docteur, un psychologue en buste ou en gros plan en train d’énoncé une version très synthétique de son modèle thérapeutique, parfois en train de discuter entre eux, parfois en présence d’un malade, et assez régulièrement des visuels moins convenus. Parmi ces derniers : la créature Alien de Hans Ruedi Giger, la reprographie du tableau La nef des fous (1500) du peintre Jérôme Bosch (v. 1450-1516), les illustrations de la plus célèbre classification des troubles sexuelles (Psychopathia sexualis, 1886, de Richard von Kraft-Ebing), le dessin en pleine page de Freud s’autoanalysant, une cartographie de l’Europe du nord pour illustrer comment se diffusent les théories freudiennes, une composition en pleine page pour la gestation de l’inconscient collectif théorise par Carl Gustav Jung, la mise en scène des boîtes de Thorndike, les lois de perception des bonnes formes (de proximité, de similarité; de continuité, de clôture, de destin commun), les différents étages de la pyramide des besoins d’Abraham Maslow, les effets psychédéliques du LSD, la présence de Terminator, de Jack Nicholson version Vol au-dessus d’un nid de coucou, etc.



Le scénariste a construit son ouvrage en onze chapitres : 1 De la préhistoire à l’Antiquité : les prémices de la psychologie, 2 Du magnétisme à l’inconscient : l’exploration de l’esprit commence vraiment, 3 La psychiatrie au XIXe siècle : l’aliénisme, 4 Les pionniers de la psychologie scientifique, 5 L’hypnose et la guerre de l’hystérie, 6 Docteur Sigmund et Mister Freud, 7 Le comportementalisme : n’ouvrez pas la boîte noire !, 8 La psychanalyse superstar, 9 La psychologie humaniste, 10 Feu sur la psychiatrie !, 11 La psychologie sociale : tu es, donc je suis, 12 Le casse-tête du cerveau et l’avènement des neurosciences. À la lecture, l’ordre chronologique fait sens, permettant de partir de suppositions relatives à l’investigation sur la vie psychique et les comportements jugés anormaux dans la société correspondante, sur la base d’observations archéologiques (par exemple les trépanations). Dans le premier chapitre, il évoque cette pratique, ainsi que celles des chamans et des prêtres pour les mauvais esprits, les fous la médecine égyptienne pour les troubles féminins, la folie dans la Grèce antique au travers du comportement des dieux de la mythologie, l’interprétation par la punition divine ou par la passion humaine, la différence d’approche entre l’âme exilée dans le corps pour Platon, et l’âme qui anime le corps pour Aristote, l’examen de conscience du stoïcisme, les limites de la connaissance de soi pour Saint Augustin, la théorie des humeurs pour la médecine, la diversification des soins, la caractérisation du fou trop loin ou trop proche de Dieu, les soins en Hôtel-Dieu, Saint Mathurin le patron de fous, la folie provoquée par la possession par le Diable, l’échec de la médecine.


Comme à chaque fois dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle se trouve subordonnée à l’exposé, réduite parfois à un psychologue qui s’adresse face caméra. L’artiste dispose régulièrement de la place de nourrir l’exposé avec des images variées, et souvent des scènes attestent d’une réelle coordination collaborative avec le scénariste pour créer une mise en scène intégrée. Cela commence dès la première page : Jean-François Marmion met en scène Sigmund Freud (1856-1939) sûr de lui comme étant la seule personne légitime pour présenter cet ouvrage, et Pascal Magnat met en œuvre une direction d’acteurs de type comédie en pleine cohérence avec l’intention du scénariste. Cette fibre humoristique fonctionne à chaque fois grâce à la collaboration entre les deux créateurs, avec efficacité : Freud qui se fait éconduire d’une planche, le pauvre enfant servant de cobaye à John Watson & Rosalie Rayner pour démontrer la force du conditionnement, Jeff Bridges en provenance de son rôle dans The big Lebowski (1998) pour illustrer la théorisation de la dépression par Aaron Beck (1921-2021), Salvador Dali discutant des décors de La maison du docteur Edwardes (1945), la statue de la Liberté allongée sur un divan pour être psychanalysée par Freud, Jacques Lacan (1901-1981) déroulant des phrases cryptiques, un couple passant par différents états du moi au sens de l’analyse transactionnelle au cours d’une soirée mondaine, la mise en scène burlesque de la célèbre expérience de Stanley Milgram (1933-1984), etc. Les dessins constituent également le truchement de l’incarnation de tous ces docteurs, psychologues et psychiatres qui, même lorsqu’ils défilent très vite le temps de quelques cases ou d’une page, deviennent ainsi plus concrets, plus humains.



Le lecteur constate rapidement qu’il est amené à absorber une grande quantité d’informations à chaque chapitre, et même à chaque page. Les images montrent de nombreux personnages, de nombreuses situations, des mises en situation de théories psychologiques et de thérapies. Chaque chapitre regorge d’informations, la quantité de psychologues cités allant en augmentant au fur et à mesure que la discipline se développe. Les auteurs peuvent se montrer sarcastiques ou moqueurs à l’encontre de certains psychologues, certains le méritant bien, d’autres moins, critiques quand la théorie avancée relève de l’invention pure et simple. Pour autant, l’ouvrage s’avère aussi solide que pédagogique, aussi instructif qu’éclairant. En fonction de ses connaissances préalables sur le sujet, le lecteur peut être surpris de retrouver des éléments relevant de la connaissance générale (l’hystérie, le magnétisme, le réflexe pavlovien, les antidépresseurs, etc.) ou bien contenté de voir comment une théorie ou une approche thérapeutique à laquelle il s’est déjà intéressée s’insère dans la perspective historique, dans le contexte de l’époque, a déjà révélé ses limites, quel a été son apport à cette discipline, en quoi elle constitue encore un point de vue constructif. Il est régulièrement étonné d’assister à la naissance d’une approche qui a marqué durablement la culture globale. Il peut trouver un peu rapide l’évocation de l’application de la psychologie à des individus issus de cultures autres qu’occidentales et rester un peu sur sa faim quant à l’existence d’approches non occidentales. Il apprécie que l’auteur ait abordé la question de la place de la psychanalyse en France, par comparaison à celle qu’elle occupe dans d’autres pays occidentaux, et qu’il évoque les sciences cognitives et les neurosciences.


En conclusion, les auteurs constatent que les psychologues sont partout, de l’hôpital à l’école en passant par les EHPAD et les cellules de crise. Le développement personnel est un raz-de-marée. Il devient difficile de s’y retrouver entre chercheurs crédibles, psys médiatiques consultés sur tout et n’importe quoi, et charlatans purs. La psychologie est partout, mal définie et souvent mal comprise, parfois victime de son succès, mais d’une extraordinaire vivacité. Le lecteur ressort de cet ouvrage, empli de reconnaissance pour cet exposé clair, synthétique et de grande ampleur, lui ayant permis d’envisager ce domaine du savoir dans une perspective historique, en replaçant les diverses approches dans leur contexte. Une présentation accessible, rigoureuse, et amusante.