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mardi 6 février 2024

Les chevaux

L'amour brisé et la chute


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première publication date de 2023. Cette bande dessinée a été réalisée entièrement par Vincent Vanoli, pour le scénario et les dessins. Elle comprend quatre-vingt-six pages. Il a été publié dans la collection Côtelette de l’Association.


Dans une vaste prairie légèrement vallonée, un cheval avance en toute liberté. Après avoir effectué un petit saut, il redresse la tête et se met à galoper. Il dévale ainsi une douce pente herbue. Il parvient à une petite mare. Il baisse la tête jusqu’au niveau de l’eau et il se met à boire. Le lieu est tranquille et totalement désert, sans autre animal visible. Le ciel se couvre et la luminosité baisse un peu, le cheval continuant à se désaltérer. Il finit par relever la tête et regarder autour de lui. Un détail retient son attention. Il remarque un peu plus loin dans la mare, un petit cheval à bascule en bois, pour enfant, incongru dans cette immensité naturelle. Il relève encore la tête, le museau pointé vers le ciel pour hennir. Il fait quelques pas dans la mare toujours en regardant le ciel, peut-être un vol d’oiseaux. Puis il reprend sa marche au pas, ou au trot, plus calmement en remontant une pente douce. Parvenu au sommet, il jette un coup d’œil alentour comme pour examiner le paysage. Il évoque une peinture rupestre de cheval, à la fois majestueux et énigmatique. Il recommence à avancer et se dirige vers l’orée d’un bois de pins, dépourvus de branche basse. Il se tient devant la première rangée d’arbres, immobile, sans pénétrer à l’intérieur du bois, entre les troncs. Il regarde devant lui, guettant peut-être un signe un mouvement entre les troncs. Il ne distingue rien, rien d’autre que ces troncs dénudés. Il finit par se cabrer dans un mouvement vers l’arrière, et il repart au galop dans la direction d’où il est venu, laissant le bois derrière lui.



Comme par enchantement, des créatures semblent sortir de derrière les troncs : des êtres humains nus des deux sexes, avec une tête de cheval montée sur un large cou. Ils marchent debout sur leurs jambes comme des hommes, se jetant un coup d’œil les uns les autres., posant parfois une main sur un tronc. Ils se mettent à courir d’un commun accord, en prenant la direction empruntée par le cheval. Ce dernier continue d’avancer au pas ou au trot, une mouette semblant le suivre à quelque distance. Il parvient à une zone dépourvue d’herbe, peut-être sablonneuse, sur laquelle se trouve une barque et un navire échoués. Le cheval ralentit l’allure et passe à côté. Il prend conscience d’une présence derrière lui, à quelques dizaines de mètres. Les hommes-chevaux l’ont suivi et se rapprochent à leur tour de deux bateaux échoués. Le cheval se tient immobile les regardant s’approcher. Ils n’ont pas perçu la présence d’une silhouette féminine en robe sur le pont du navire. Le groupe d’hommes-chevaux se tient face au cheval, cinq mètres les séparant. L’un d’eux met les mains en avant comme un signe vers le cheval. Celui-ci rapetisse jusqu’à ne plus faire qu’une dizaine de centimètres de hauteur, devenu un cheval miniature.


Un ouvrage bien curieux qui sort du moule, déjà par sa taille, moitié moindre que celle d’une bande dessinée classique. Ensuite, il est entièrement dépourvu de mots, si ce n’est pour trois unes de journaux vers la fin de l’histoire. Ensuite pour sa mise en page : chaque page comporte deux cases de la largeur de la page, souvent de même taille, parfois une un peu plus haute que l’autre de quelques millimètres. Il n’y a pas d’introduction, ni de texte sur la quatrième de couverture : tout est laissé à l’imagination du lecteur, à l’exception de ces trois titres de journaux. Par ailleurs, le récit commence manière naturaliste en suivant ce cheval qui semble tout à fait ordinaire, pas de capacité physique inattendue, pas de degré de conscience humaine. Et il prend rapidement une tournure fantastique avec ces créatures humanoïdes à tête de cheval, pas des centaures. Le lecteur ne peut pas s’y tromper car des centaures apparaissent à partir de la page trente-quatre, respectant la forme classique d’un tronc, de bras et d’une tête d’être humain sur un corps de cheval. Une dizaine de pages avant, une femme totalement humaine fait son apparition dans le récit, vêtue d’une robe et d’un chapeau d’une autre époque, avec un sac et un parapluie comme accessoires. Elle prend le car à une station-service moderne, et arrive dans une maison isolée où logent des personnes de petite taille. Entre onirisme et fantasmagorie cryptique.



Il est vraisemblable que le lecteur ait été attiré vers cet ouvrage, soit par le créateur dont il a déjà pu apprécier d’autres œuvres, soit par la collection Côtelette dont il sait qu’elle s’écarte des sentiers battus. Dans les deux cas, il est servi, en particulier pour emprunter des chemins narratifs peu fréquentés. Il retrouve aussi certaines caractéristiques des dessins de Vincent Vanoli : des traits de contour semblant parfois mal assurés, des cases qui peuvent sembler chargées, soit par les nuances de gris omniprésentes un peu estompées par un chiffon, soit par une forte densité d’informations visuelles. Ainsi le cheval galope sur la plaine : les nuances de gris dessinent ses formes, le volume de son ventre, complètent l’espace entre les traits qui figurent la forme générale de sa crinière et de sa queue, rendent compte de l’éclairement et des zones d’ombres. Les hautes herbes sont représentées par des traits de crayons plus ou moins rapprochés, à la consistance également renforcée par des zones grisées plus foncées que les parties du cheval au soleil. Dans le lointain, le lecteur distingue des petites montagnes, plus foncées que le cheval, mais plus claires que l’herbe, et dans la partie supérieure de la case le ciel grisé en dégradé, plus clair que la robe du cheval. Certaines cases peuvent également présenter un grand nombre d’informations visuelles, telle celle consacrée à l’intérieure de la gare routière. Dans une seule case, le lecteur y distingue une dizaine de personnes, entre celles debout appuyées sur une table haute pour boire une boisson chaude, la serveuse avec un plateau à la main, un voyageur qui arrive en portant sa valise, un ruban de fanions accroché au plafond, des tabourets hauts pour prendre place au comptoir, etc.


Dans un premier temps, le lecteur connaissant cet auteur se trouve fort surpris qu’il n’ait pas affublé ses personnages de ces nez à la forme si caractéristique évoquant la trompe enroulée d’un papillon. À peine l’artiste a-t-il allongé quelques nez des voyageurs dans l’autocar, même pas ceux des personnes de petite taille. La narration visuelle s’avère fort facile à suivre, avec des liens de cause à effet évidents d’une case à l’autre. Pour commencer, le récit se déroule dans un ordre chronologique du début jusqu’à la fin, avec des cases qui se succèdent à quelques secondes, certaines à plusieurs minutes d’intervalle ou quelques heures, toujours avec une continuité de lieu, ou d’action d’un personnage. La progression du cheval dans ce milieu naturel se déroule de manière linéaire, chaque déplacement s’enchaînant avec le précédent, chaque attitude du cheval se déduisant organiquement de celle de la case précédente. Le lecteur l’observe en train de bouger, se prêtant au jeu. L’absence de mots, la nature animale du personnage incitent le lecteur à s’interroger sur ce qui lui est montré, sur la raison pour laquelle l’auteur lui montre cette séquence, sur l’interprétation qu’il doit en faire, sur les éléments signifiants à retirer de chaque case, de leur succession. N’ayant que le titre pour le guider, il ne sait trop que penser de ce qu’il lit, et il accorde plus d’attention à chaque image pour ne pas rater un élément signifiant. La présence du cheval à bascule pour enfant l’incite à y voir soit un élément onirique, soit la manifestation d’un souvenir, soit encore un objet mis au rebut donnant une indication sur l’environnement. L’apparition des hommes-chevaux oriente son interprétation vers l’onirisme, car rien ne semble pointer vers un mythe ou de la science-fiction. Il s’amuse alors à imaginer des lectures possibles pour ces êtres, mais faute d’indice il se laisse porter par les actions. Il lève les sourcils encore un peu plus quand apparaît le premier personnage pleinement humain, cette femme avec un accoutrement d’un autre temps, son sac à la forme caractéristique, et son parapluie révélateur : un hommage littéral à Mary Poppins, en provenance du film de 1964, réalisé par Robert Stevenson (1905-1986). Le lecteur sourit en découvrant que cette femme, jamais nommée, prend le car, un mode de déplacement déjà évoquant une similaire quand Vincent enfant prend le bus dans La grimace (2021).



Le lecteur quitte presque à regret cette succession de scènes déconcertante avec des moments également déconcertants : la présence du cheval à bascule, l’existence des hommes-chevaux, le cheval qui rapetisse, la transformation en centaure, le franchissement d’une rivière par un canot servant de bac, le voyage en autocar, une dame baissant sa culotte pour faire pipi dans un champ… La solidité du fil narratif principal permet au lecteur de se mettre dans un état entre la lecture automatique et la transe pour favoriser les associations d’idées, pour sortir d’une lecture purement réfléchie et rationnelle, générant un ressenti très agréable, sensiblement différent de l’expérience d’une lecture classique. Dans le dernier quart du récit, il découvre le sens concret de cette balade au fil de l’eau (ou du galop), les faits concrets qui ont suscité cette rêverie. Il y perçoit un hommage à une forme bien particulière de divertissement, peut-être à un artiste spécialisé dans cette forme de création. Puis, il se dit que le plaisir qu’il a pris à laisser son esprit vagabonder était bien réel, et que cette révélation ne l’obère en rien. Voire il reparcourt tout ou partie du début du récit en se rendant compte qu’il peut faire fi de son ancrage dans l’histoire personnelle d’un individu, et y prendre à nouveau autant de plaisir.


Un titre succinct, une image de couverture cryptique avec ces deux créatures chimériques. Une lecture facile et rapide car dépourvue de mots, avec un fil directeur très solide et des liens de cause à effet immédiats d’une case à l’autre. Des dessins qui invitent à la rêverie, qui la stimulent et la nourrissent, mettant le lecteur dans un état d’esprit inhabituel, entre lecture ludique et rêverie éveillée. Une fin qui apporte un sens concret à la balade, sans gâcher son onirisme, sans invalider le plaisir de la fugue.



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