Et puis surtout, j’en ai marre de tous ces gens, autour de moi, qui ont des problèmes.
Ce tome constitue une anthologie de scénettes et de gags, à partir de plusieurs albums précédents de l’auteur, parus entre 1962 et 1999. Sa première édition date de 2023. Il est l’œuvre de Jean-Jacques Sempé (1932-2022). Il s’agit de dessins en noir & blanc, il comprend vingt scénettes en une ou plusieurs pages.
Une femme maigre s’est allongée sur le divan de son psychothérapeute. Elle a enlevé ses chaussures qu’elle a laissées au pied du divan. Elle a les mains jointes sur le ventre. Deux des murs du cabinet sont pourvus d’étagères couvertes de livres. Le bureau comporte une pendulette, un téléphone, des calepins, un calendrier journalier et quelques papiers. Le psychologue a pris place dans un fauteuil confortable, à la tête du divan de manière que sa patiente ne puisse par le voir. Alors que la séance commence, il lui demande ce qu’elle pense de ce divan, tout d’abord. Ou lui a livré le matin même. – Dans une ville avec des gratte-ciels, dans une très large avenue, un homme rendu minuscule par les constructions, marche la tête baissée. À quelques dizaines de mètres de lui, se trouvent une église et un pavillon avec un unique étage, abritant un cabinet de psychothérapeute à l’étage. Le thérapeute s’adresse à l’homme d’église qui se tient lui aussi devant son bâtiment, en lui faisant observer : Ou il a l’impression d’avoir péché, et alors l’homme est pour le prêtre, ou il n'arrive pas à pécher et alors il est pour lui, le thérapeute. – Dans un pavillon, un homme est accoudé à la fenêtre grande ouverte, avec son épouse derrière lui, et les arbres autour de la maison, les étoiles et la Lune brillant dans le ciel. Elle s’adresse à lui en lui faisant observer : L’air est doux, il dit à l’homme : courage. Les fleurs lui disent : courage. Les oiseaux, les étoiles, le mouvement même de la vie, lui disent : courage. Et elle, elle lui dit : va voir un psychiatre.
Dans le cabinet d’un psychothérapeute, un homme est allongé sur le divan, et le thérapeute est assis sur une chaise derrière lui, son carnet à la main, en train de lui parler. Le patient est allongé et détendu, les bras le long du corps. Le thérapeute continue de parler, et soudain le patient se raidit. Le discours continue, et le patient semble comme énervé, peut-être en colère. Il se tourne vers le thérapeute, celui-ci étant toujours affable, pour lui faire comprendre qu’il se sent comme poignardé dans le dos. Le praticien lui met une main sur l’épaule pour l’apaiser, mais le patient redit qu’il se sent poignardé dans le dos. Finalement, il se lève et sort, le thérapeute continuant de lui prodiguer des paroles réconfortantes. Un ressort sort de la banquette du divan, étant passé inaperçu des deux hommes. - Dans un autre cabinet, un homme est allongé sur le divan et le psychothérapeute est assis dans un fauteuil au motif assorti à celui du canapé, les mains croisées sur ses jambes. Le patient raconte : Toujours le même rêve : Pelé feinte plusieurs adversaires, il passe le ballon à Platini qui, à son tour, le lui donne dans d’excellentes conditions pour marquer le but.
Ce recueil se compose de vingt scénettes extraites de dix recueils : Rien n’est simple (1962), Sauve qui peut (1964), La grande panique (1966), Des hauts et des bas (1971), Comme par hasard (1981), De bon matin (1983), Luxe, calme et volupté (1987), Insondables mystères (1993), Grand rêves (1997), Beau temps (1999). Treize de ces scénettes se présentent sous la forme d’un dessin en pleine page, et deux sont dépourvus de légende. Les sept autres scénettes sont toutes silencieuses et sont en quatre pages pour six d’entre elles, avec entre six et onze dessins, la septième comptant huit pages et quatorze dessins. En 2023, l’éditeur a publié seize autres recueils thématiques des dessins de Sempé : Quelques amis, Quelques artistes et gens de lettres, Quelques campagnards, […], Quelques philosophes, Quelques représentations, Quelques romantiques. Le rabat de la couverture précise que ses dessins sont piochés au travers de quatre décennies. Le lecteur qui est venu pour les gags vient à bout de cette anthologie d’une soixantaine de pages, en moins de dix minutes. Il remarque que douze des récits mettent en scène un individu en train de consulter, allongé sur un divan, cinq femmes, six hommes, un divan vide. L’absence de tout mot, tout texte dans neuf récits sur vingt permet une lecture très rapide, car les dessins sont lisibilité exemplaire. Les textes accompagnant les illustrations s’avèrent brefs et concis, pour une lecture également très rapide.
Le lecteur de passage risque donc de trouver ce recueil un peu léger. D’un autre côté, l’art de conteur de Jean-Jacques Sempé invite à prendre son temps, à respecter son propre rythme, à savourer, et aussi à se poser comme le font les personnages sur le divan du thérapeute. D’ailleurs, le premier praticien n’est pas pressé, il préfère commencer par le début, et savoir ce que la patiente pense de son nouveau divan. Le nombre de livres sur les étagères et le fauteuil confortable laisse supposer qu’il prend également le temps de la lecture. Le lecteur novice en Sempé prend le temps de s’attarder pour jeter un coup d’œil au dessin lui-même. De scénette en scénette, il se rend compte qu’il n’est pas en mesure de rattacher tel ou tel dessin à une décennie plutôt qu’à une autre. À chaque fois, l’artiste utilise une plume très fine pour tracer des traits délicats et fragiles, parfois non jointifs, laissant souvent la place pour le blanc, ajoutant à la légèreté. D’ailleurs, pour aller dans ce sens, la forme des livres dans les bibliothèques n’est qu’évoquée, sans aucun titre apparent, parfois réduite à un simple trait vertical pour rappeler un des deux côtés du dos. Tout du long de ces pages, le lecteur peut relever de nombreux autres exemples d’évocations par un simple trait fin : les étages d’un immeuble par un simple trait horizontal, le feuillage des arbres par de de petites et courtes ondulations, un dossier de canapé figuré par un simple trait arrondi derrière le buste des deux personnages assis dessus, un arbre surgissant sur la page avec juste un trait pour un côté de son tronc et des traits en fourche pour les branches, de minuscules ellipses irrégulières pour les feuilles d’une plante verte, etc.
Dans le même temps, certains dessins contiennent une multitude d’informations visuelles, tracées avec la même délicatesse. Une dame allongée sur un divan dans un magasin de meubles : une demi-douzaine de canapés de modèle différent, une douzaine de fauteuils de quatre modèles différents, une quinzaine de chaises de nombreuses lampes avec abat-jour, une quinzaine de visiteurs, une cuisine d’exposition. Le dessinateur va au-delà de l’évocation basique d’un espace d’exposition pour le représenter dans une vue générale. En fonction des cabinets de psychothérapeute, ils peuvent être représenter de quelques traits s’il s’agit d’une histoire en plusieurs dessins, ou avec un luxe de détails précis ou esquissés quand il s’agit d’un dessin en pleine page. Les personnages sont représentés avec la même légèreté, voire nonchalance de surface, et la même sensibilité engendrée par de nombreuses heures passées à observer son prochain, à s’essayer à en reproduire la richesse d’une expression de visage, jusqu’à en capturer la justesse. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une sensation de liberté, de pouvoir se promener, et il se rend compte que l’artiste ne trace aucune bordure à ses dessins. D’ailleurs il pense plus à chaque image en tant que dessin, plutôt qu’en tant que case. Il remarque également l’attention portée à la mise en page, une approche aérée, laissant de grandes zones blanches autour de chaque dessin, comme s’ils étaient indépendants, pour inciter le lecteur à les apprécier un par un, installant une distance entre chacun pour aboutir à une sensation de lecture notablement différente de celle d’une bande dessinée traditionnelle, un ressenti effectivement distinct.
Capturer l’indicible, les petits riens, les pensées fugaces, les états d’esprit fluctuants : le dispositif du divan s’y prête bien, avec des déclarations inattendues sur une préoccupation saugrenue, ou futile, ou à l’importance relative, parfois une obsession dérisoire. En fonction de l’histoire ou du moment, le lecteur est saisi par la justesse de l’instant montré, ou par la pantomime dont le naturel peut évoquer Sergio Aragonés en moins burlesque. Le lecteur prend la mesure du talent de l’artiste avec cette scénette en dix images : un homme et une femme sont assis côte à côte, avec un espace d’une quinzaine de centimètres entre les deux. Ils sont immobiles tout au long de ce plan fixe, cadré sur leur buste. Une expression de curiosité se lit sur son visage à elle alors qu’elle regarde son mari en coin, sans tourner la tête, alors que son front à lui se barre de rides de plus en plus nombreuses et profondes. Ses rides à lui s’effacent progressivement, et elles apparaissent avec un léger décalage sur son front à elle. Pas un mot, pas un geste, et l’esprit du lecteur se met à vagabonder, à s’interroger, à faire des suppositions, sur le lien qui unit cette femme et cet homme, sur l’investissement émotionnel de la femme qui la fait réagir par mimétisme, et par réaction son absence de réaction à lui, est-ce de l’indifférence, de l’insensibilité ? Autre chose ? Un incroyable échange inconscient présenté à la perfection qui touche le lecteur au cœur, avec de simples traits légers et fragiles.
Cette anthologie thématique des dessins de Sempé peut sembler une mise en bouche un peu frugale. D’un autre côté, le lecteur s’immerge intégralement dans la perception du monde exprimée par l’auteur. Des dessins délicats qui montrent des individus dans toute leur banalité, avec prévenance, gentillesse, sans jugement, agrémenté par une touche de poésie, une note d’absurde ou de licence artistique. Un recueil qui offre l’occasion de faire l’expérience du monde vu par Sempé, de déguster les saveurs d’instants fugaces et évanescents. Délicieux.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire