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lundi 31 juillet 2023

Le Petit Théâtre des opérations T01 Faits d'armes impensables mais bien réels…

Aux soldats inconnus, aux soldats oubliés.


Ce tome est le premier d’une série de trois, ayant donné lieu à la série dérivée Toujours prêtes ! (2023), par Virginie Augustin & Julien Hervieux. Cette bande dessinée a été réalisée par Monsieur le Chien pour les dessins, L’Odieux C. (pour son nom complet, se reporter à la couverture) pour le scénario, et des couleurs réalisées par Olivier Trocklé. La parution initiale date de 2021. L’album prend la forme d’une anthologie, regroupant huit histoires indépendantes, comprenant entre quatre et neuf pages, chacune consacrée à un individu ou un groupe d’individus différent. Chaque chapitre comprend une page supplémentaire avec deux photographies d’époque, et un court texte complétant la réalité historique de ce qui a été raconté.


Dixmude, la naissance d’un bataillon, sept pages. TGV 8042, le Troyes-Paris de 15h27. Deux jeunes garçons braillent à tue-tête pour défendre l’un que le plus grand prédateur marin c’est le requin, et l’autre que c’est l’orque. Un homme en costume-cravate se lève après avoir revêtu un masque de Mickey, et il abat la crosse de son pistolet sur les enfants pour les faire taire. Le plus grand prédateur marin, c’est le breton. La mère arrive et s’arrache les cheveux en voyant le carnage, pendant que l’homme brise le quatrième mur et s’adresse au lecteur pour lui raconter une histoire vraie, l’histoire de Dixmude. 1914, la guerre vient d’éclater et ça va visiblement surtout se jouer à terre. L’état-major confie donc au contre-amiral Pierre-Alexis Ronar’ch de rassembler tous les marins qui glandent sur les bateaux. Et sur les bateaux, il y a de tout : les cuistos, les électriciens, les mousses, etc., environ 6.500 hommes. Peu après, l’état-major leur trouve une affectation : ces fusiliers marins vont aller défendre Paris, et les Parisiens leur donnent le surnom de Les demoiselles de la marine. Pour d’évidentes raisons, le nom n’est pas resté. Cependant, le destin des marins va se jouer dans un bureau, leur nouvelle affectation : rejoindre les Belges pour la bataille de l’Yser à Dixmude. Ce bataillon se révèle être bien différent de la vision d’unité pourrie qu’avait l’état-major.



Mad Jack Churchill, le soldat à l’arc, cinq pages. Campagne de France en 1940, des soldats allemands avancent précautionneusement dans les rues désertées d’un village. Soudain, un léger sifflement, et un des soldats tombe mort, une flèche fichée dans la joue droite. L’armée allemande vient de rencontrer une légende : Mad Jack Churchill. Le lieutenant-colonel donne l’ordre à ses soldats de charger. Lui-même s’élance l’épée à la main, de type Broadsword. Il est ensuite nommé dans les Commandos. Lors d’une attaque, il marche seul vers une unité allemande avec comme tactique : avancer vers l’ennemi au son de la cornemuse, jeter la première grenade, attaquer à l’épée en hurlant. Ça marche. Plus tard en Italie, il attend la nuit pour que cesse les tirs de canon, et utilise la même tactique : la cornemuse et l’épée. Avec cinquante hommes, Mad Jack vient de capturer la position ennemie et cent-trente-six Allemands qui n’ont rien compris. La bataille de Menton, David et Goliath dans les Alpes, cinq pages. Le 18 juin 1940, la guerre ne se présente pas bien pour la France. Forcément, ça donne des idées à un certain Benito Mussolini : envahir la France. À Menton, dans les Alpes, l’alerte est donnée. Le pont Saint-Louis qui relie la France à l’Italie est verrouillé.


Voilà une série aux caractéristiques peu communes : une anthologie dont toutes les histoires sont réalisées par la même équipe créatrice, des récits de guerre narrés avec un ton persifleur, la bravoure au combat sans exalter le sentiment patriotique ou l’agressivité virile, des dessins dans un registre réaliste mais avec des exagérations entre humour et maladresse, sans même parler du patronyme du scénariste que la bienséance proscrit d’écrire en entier. Le premier fait d’armes se déroule pendant la première guerre mondiale et met en scène la naissance d’un bataillon fait de jeunes bretons de tout juste dix-sept ans dont il ne revint que la moitié. Le lecteur se retrouve d’entrée de jeu, déstabilisé par le ton persifleur de la narration, tant par les dialogues et les cartouches de texte que par les dessins. Le massacre des deux enfants à coups de crosse par un monsieur avec un masque de Mickey annonce pourtant la couleur : humour noir et politiquement incorrect, exagération, sans glorification de cette réaction qui apparaît anormale. Le lecteur voit bien que le dessinateur apporte beaucoup dans cette veine : les grands yeux bleus des enfants, leur mère s’arrachant les cheveux dans une réaction hystérique, l’étrange badge Smiley ornant le revers de veste du monsieur. Ça continue dans la même veine parodique, moqueuse et irrespectueuse avec le récit de guerre en lui-même.



L’artiste représente tous les fusiliers marins bretons comme des hommes de petite taille, environ un mètre trente. Beaucoup se déplacent pied nu. Ils présentent une morphologie très tassée : court sur patte, un torse de barrique, une largeur d’épaule de gorille, des membres très épais. Des exagérations comiques dans les expressions de visage. Un fusilier qui distribue des baffes à un soldat allemand comme Obélix le ferait à un soldat romain. Après l’ouverture des écluses, la mer du Nord a envahi Dixmude, et du fait de leur petite taille seul le calot à pompon des marins dépasse de la surface de l’eau. Sans oublier d’énormes pansements sur la tête et sur les membres de soldats après un combat. Cette veine visuelle humoristique se retrouve dans chacun des huit récits : des lapins et des taupes qui regardent les soldats en manœuvre, Jack Churchill qui attaque des nazis en sautant d’un toit avec son épée écossaise ancienne dans une main et sa cornemuse dans l’autre, une grenade dégoupillée portant l’inscription Cadeau de France, des tentacules dépassant de la petite ouverture d’une porte de cellule, un dessin de chauve-souris avec un bandana aux couleurs de l’Union Jack et une ceinture d’explosifs, un pirate évoquant Jack Sparrow avec un perroquet muni d’un casque à pointe, la grande faucheuse accueillant toute tremblante Albert Roche dans les cieux, etc. L’artiste n’hésite pas à servir de l’humour bien noir, bien macabre, comme cette case avec uniquement les deux pieds, chevilles et la moitié des tibias, le reste du corps du soldat ayant été emporté par un obus. Ces choix dans la narration visuelle désamorcent et neutralisent toute forme de glorification de la bravoure au combat, mais sans pour autant ridiculiser les militaires, un équilibre subtil parfaitement tenu tout du long.


Au premier coup d’œil, les dessins présentent des caractéristiques peu engageantes sur le plan esthétique : visages parfois caricaturaux pas très bien finis (même si le lecteur éprouve la surprise de voir passer Tintin en page vingt-huit pour servir la soupe à Anna Iegorova ; il se fait sévèrement maraver), traits de contour très fins parfois comme mal assurés donnant une sensation de manque de consistance, niveau de détails de la reconstitution historique très variable et sujets à caution par endroit. Pour autant, la lecture génère une impression très différente. Cet équilibre à se trouver toujours sur le fil, entre dérision et respect. Cette inventivité dans les gags visuels, et la capacité à les intégrer dans le fil de la narration. La facilité avec laquelle chaque dessin permet de comprendre immédiatement où se situe l’action, quelle manœuvre est en train de se dérouler, quelles armées sont en présence. Et toujours ce dosage incroyable entre l’exagération qui donne à voir ces hauts faits tellement improbables (Ah ben si, s’avancer sur le champ de bataille avec sa cornemuse !) et les éléments historiques qui nourrissent comme il faut la reconstitution et le récit.



L’Odieux C. a choisi les faits d’armes comme suit : deux pendant la première guerre mondiale six pendant la seconde. Il évoque l’armée française avec les fusiliers marins bretons à Dixmude, les neuf soldats de l’équipage d’une casemate défendant un pont dans la région de Menton, l’incroyable carrière militaire de René Fonck (1894-1953) pendant la première guerre mondiale (et l’adoration des foules avec cette femme portant un teeshirt avec l’inscription Fonck me !), et celle tout aussi incroyable et fougueuse d’Albert Roche (1895-1939), blessé neuf fois, ayant capturé 1.180 soldats allemands, et surnommé le premier soldat de France par le maréchal Ferdinand Foch (le scénariste le surnommant le Captain America français). Il évoque également d’autres armées : le britannique Jack Churchill (1906-1996) avec son épée et sa cornemuse, l’aviatrice russe Anna Iegorova (1919-2009), le dentiste américain Adams, une idée de camouflage d’un navire de l’armée allemande. Chaque récit permet de comprendre le haut fait militaire remarquable et laisse le lecteur se représenter la personnalité de l’homme ou de la femme, ou des hommes qui les ont accomplis. Les dialogues et les cartouches de texte utilisent des phrases courtes et simples, avec un ton persifleur à sa manière, différente de celle de la narration visuelle. La quatrième de couverture fait état d’un ton décalé mais toujours documenté, et le lecteur effectue le même constat. Au cours de sa lecture, il fait l’expérience que ce mode narratif permet aux auteurs de se focaliser sur le caractère extraordinaire de ce qu’ils racontent, sans critique ou louange des combattants. Pour autant, sont présents un certain nombre de jugements de valeur, par exemple le fait qu’Anna Ierogova ait été aussi bien torturée par les ennemis que par son propre camp.


Le petit théâtre des opérations : une façon de dire que cette bande dessinée évoque des opérations militaires en mettant en scène une petite poignée d’individus à chaque fois. Le lecteur ne s’attend pas forcément au ton sarcastique de la narration, tout en se rendant compte que le scénariste sait de quoi il parle et que le dessinateur parvient à un savant dosage entre persiflage et montrer les faits. Il découvre, ou retrouve en fonction de sa culture en la matière, des hauts faits militaires peu communs, sous l’angle de leur caractère extraordinaire, tout en respectant la réalité historique, l’humour évitant toute forme de caution des conflits, tout en apportant la touche d’humanité nécessaire.



jeudi 27 juillet 2023

Danthrakon - vol. 02/3: Lyreleï la fantasque

La place de l’encre, c’est sur du papier, pas dans des veines.


Ce tome fait suite à Danthrakon - vol. 01/3: Le Grimoire Glouton (2019). Il s’agit d’une trilogie dont les trois tomes forment une histoire complète. La première parution date de 2020. Il a été réalisé par Christophe Arleston pour le scénario, Olivier Boiscommun pour les dessins et Claude Guth pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Depuis mille ans, le Danthrakon, le plus redoutable des grimoires de magie, a servi nombre de sorciers puissants et redoutés. Et il a parfois été à l’origine de catastrophes, y compris pour ses propriétaires. Mais aujourd’hui, dans la bibliothèque du mage Waïwo à Kompiam, la lourde reliure de cuir ne contient plus qu’un ensemble de pages blanches et inutiles. Les serviteurs sont en train de faire le ménage dans la grande salle, passant le balai, ramassant les rouleaux de parchemin éparpillés. L’un d’eux s’étonne de voir que maître Waïwo conserve un livre sans rien dedans. Un autre répond que c’est le grimoire qui a tout déclenché. Le cuisinier Rumbopöh se tient dans l’embrasure de la porte et demande si quelqu’un saurait lui dire si le maître rentre dîner ce soir. Et où sont passés ses élèves ? Une bonne à tout faire répond qu’il est sur le port avec le marmiton Nuwan qui a pris une flèche dans le dos, avant de se transformer en monstre. Même que l’inquisiteur Amutu a essayé de les arrêter, mais ils se sont enfuis en bateau, poursuivis par des mages volants.



Au large de la cité, un trio maussade regagne la côte avec dignité. Enfin, plus ou moins. Dans son fauteuil volant ailé, le major estime que le vent a joué contre eux. Ygnès sur son balai ajoute qu’un enchantement aidait certainement à la propulsion du navire, et que Waïwo aurait certainement pu les rattraper. Ce dernier répond que son tapis volant a des jolies pointes de vitesse, mais il se décharge rapidement. En cas de panne au-dessus de la terre, on descend et on continue à pied. Sur l’eau, ça ne s’improvise pas, et en plus le plus sûr était le balai. La sorcière rétorque qu’elle n’avait aucune intention de se retrouver seule face à un garçon possédé par le Danthrakon. Elle n’avait jamais vu s’exprimer une telle puissance brute. Ce qu’ils ont vécu sur le port était impensable. Ils rentrent donc au palais abritant la Chambre des arts occultes, où se tient une assemblée exceptionnelle sous la présidence de l’inquisiteur Amutu. Intervenant au pupitre, ce dernier accueille les trois mages avec froideur. L’assemblée les a observés dans l’éther : ils ont échoué. Le conseil va déterminer le degré de responsabilité de Waïwo dans cette affaire, et décider des sanctions appropriées. Le Danthrakon doit être retrouvé et la menace que constitue le garçon, éliminée. Au large, plus rapide qu’un balai, un tapis ou un fauteuil, le catamaran géant du duc Funkre d’Arpiome fend fièrement les flots de la mer intérieure. À son bord, Lerëh s’est débarrassée de sa robe déchiquetée, pour une tenue plus adaptée à l’action. Garman entre dans la pièce pour l’informer que Nuwan est en train de se réveiller. Par contre, le duc n’arrête pas de faire des trucs bizarres. Il demande à Lerëh si c’est vraiment son père.


Le premier tome avait emmené le lecteur dans une aventure échevelée, avec des sorts magiques, un grimoire redoutable, dans un monde de Fantasy très étoffé, suscitant une envie irrépressible de découvrir ce qui se passe après. Très prévenant, le scénariste rappelle dans les dialogues du début, les tenants et les aboutissants de la situation, de manière que le lecteur puisse se replonger dans l’intrigue sans avoir besoin de réviser. Les dessins transportent le lecteur dans ce monde avec un effet instantané. Comme dans le tome un, il ne ménage pas sa peine. Dès la première page, le lecteur a le droit à une case de la largeur de la page occupant le tier supérieur de la hauteur : une vue très impressionnante de la grande salle d’études du palais de maître Waïwo, avec sa coupole de verre fracassée, ses deux galeries circulaires aux bibliothèques fracassées, les draperies déchirées et pendantes, les nombreux débris épars et deux serviteurs en livrée en train de balayer, de ramasser et de ranger. À intervalle régulier, l’artiste compose ainsi une image d’une taille plus grande que les autres et offrant un spectacle qui vaut la peine de ralentir sa lecture pour y consacrer plus de temps : les tentacules du calamar gigantesque s’emparant du catamaran géant, la toile d’araignée servant de commandes pour diriger la mygatule, la découverte du palais de Lyreleï de Sphate, l’attaque de la mygatule sur les sujets de Lyreleï de Sphate, l’eau magnifique du splendide lac au pied du palais, etc.



En feuilletant le tome après l’avoir terminé, le lecteur constate que l’artiste ne réalise pas de dessin en pleine page ou même en demi-page : le spectacle se trouve dans les cases évoquées ci-dessus, et aussi dans les séquences elles-mêmes. Le vol des trois mages au-dessus de la mer intérieure offre un horizon s’étendant à perte de vue, une narration au premier degré permettant d’apprécier ce retour de poursuite infructueuse, mais aussi de sourire devant les modes de transport (fauteuil, tapis, balai) et l’apparence de ces trois mages. Le lecteur retient tout autant son souffle lors de la séquence du jugement : un plan de prises de vue remarquable, qui sait tirer profit des différents intervenants, varier entre les cadrages et les angles de vue pour une scène très dynamique, à l’opposée d’une simple alternance de champ et contrechamp. La séquence avec l’attaque des sirènes s’avère tout aussi prenante par sa mise en scène vivante, faisant bien ressortir leur nombre, et l’avantage que leur procure leur mobilité dans l’eau. La mise en couleurs a conservé toute sa séduction avec des teintes acidulées, et des compositions spécifiques assez originales pour chaque séquence, par exemple le ciel rose lors de l’attaque des sirènes. Les personnages s’avèrent être tout aussi travaillés : dans leur apparence, dans leur tenue vestimentaire, dans les expressions de visage et les postures. Le lecteur éprouve un sentiment d’empathie spontané, même envers les méchants. Il peut être un instant surpris par le choix de représenter Lyreleï avec sa poitrine dénudée tout du long, mais c’est cohérent avec son mode de vie et l’environnement de son palais.


Il s’avère impossible de résister à l’entrain des personnages, à certains états d’esprit, ou encore à un humour visuel discret. Lyreleï attire tout de suite la sympathie avec ses attitudes de personne très compétente du haut de l’expérience d’une vie de sept-cents ans. Les mimiques involontaires de Didore trahissent sa vanité, sa lâcheté et sa fourberie, et d’ailleurs le duc Funkre d’Aplemont lui fait observer que ces qualités en font un sycophante parfait. Afin d’accomplir ses forfaits, maître Waiwo revêt un loup, ce qui ne masque en rien son identité du fait de la morphologie de sa tête, un humour visuel savoureux. Un passage où dessins et voix du narrateur se complètent à merveille, ce dernier indiquant : Au même instant, à Kompiam, l’ombre mystérieuse qui depuis plusieurs jours pille les précieux artefacts des autres mages, s’apprête à tomber le masque. Oui, bien sûr, on sait que c’est Waïwo, et le narrateur brise le quatrième mur en s’adressant au lecteur et lui indiquant qu’il raconte comme il veut. Il développe quelques remarques sarcastiques qui font mouche, par exemple : Il est rare que la chambre des arts occultes parvienne à des décisions rapides… sauf quand il s’agit de dépouiller un collègue, bien entendu. Les dialogues apportent à chaque fois une touche de la personnalité de celui qui les prononce, ne pouvant ainsi pas être interchangeables d’un protagoniste à l’autre.



Le Danthrakon continue de posséder Nuwan, simple marmiton, et de déchaîner la convoitise des uns et des autres. L’aventure emmène le lecteur dans plusieurs endroits pour des vues à couper le souffle. Le scénariste joue habilement avec les contes et légendes effectuant des emprunts qu’il personnalise (les sirènes carnivores, le tapis volant magique, le calamar géant de 20.000 lieues sous les mers, la belle au bois dormant), ou qu’il cite au passage (les bottes de sept lieues). Les jeunes gens, Nuwan, Lerëh, Garman et Tinpüz, se sont lancés dans une fuite en avant, se retrouvant à la merci des individus qui les prennent en charge, et qui ont tous une idée bien précise de comment ils vont mettre à profit cette aubaine, voire les exploiter. Ces profiteurs disposent d’une histoire personnelle qui les rattache soit à la magie en général, soit au Danthrakon en particulier, et un objectif qui leur est propre. S’il prend un peu de recul, le lecteur se rend compte qu’un sourire s’est installé sur son visage, sourire d’aise et de contentement pour ces aventures débridées hautes en couleurs et fantastiques. Il fait également le constat que ces jeunes gens passent par la phase d’entrée dans la vie adulte, avec leurs talents (une lecture métaphorique possible pour le Danthrakon) et des adultes qui cherchent à les instrumentaliser pour les exploiter au mieux. Lerëh se retrouve également à subir de plein fouet les conséquences des choix de vie de ses parents, de leurs actions, des circonstances de sa conception, de leurs propres capacités, de leur égoïsme.


Olivier Boiscommun réalise des pages splendides qui transportent le lecteur dans un monde de Fantasy bien réalisé, accueillant et merveilleux à souhait, avec une mise en couleurs lumineuse des plus agréable. Le scénario combine une intrigue prenante sur la base d’une dynamique de course-poursuite, avec des personnages sympathiques, et de la magie. Les thèmes sous-jacents parlent aussi bien au jeune lecteur qu’à l’adulte, la prise d’autonomie dans le monde des adultes pas toujours animés des meilleures intentions.



mercredi 26 juillet 2023

Marshal Bass T05: L'Ange de Lombard Street

Mais on ne choisit pas à la naissance. On ne choisit pas notre place, dans la vie !


Ce tome fait suite à Marshal Bass T04: Yuma (2019) qu’il faut avoir lu avant, ainsi que le tome trois. Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour le dessin et la supervision des couleurs, et par Nikola Vitković pour la mise en couleur. La traduction et le lettrage ont été assurés par Fanny Thuillier. Le personnage principal est inspiré de Bass Reeves (1838-1910), premier shérif adjoint noir de l’United States Marshals Service à l’ouest du Mississippi, qui a essentiellement officié en Arkansas et en Oklahoma. Il comprend cinquante-quatre pages de bandes dessinées.


Washington D.C., octobre 1876. Le soir, Robert Little, afro-américain et membre du congrès, rentre chez lui. Un fiacre le dépose à sa porte et en descendant, il indique à ceux restés dans le véhicule que, maintenant que Powell est hors-jeu, ils vont pouvoir profiter de toutes les ruses qu’il a mises au point, ils vont devenir riches. Il pousse sa porte d’entrée et interpelle Pompey, voulant savoir pourquoi la porte n’était pas verrouillée. Il découvre son serviteur mort, étendu dans le salon. Il s’agenouille pour tâter le corps et se rend compte que quelqu’un se tient derrière lui. D’une main gantée, son agresseur l’envoie valdinguer en arrière. Little se met à défendre sa vie en indiquant qu’il a de l’argent. L’autre, le visage dans l’ombre du rebord de son chapeau de confédéré, lui indique qu’il a un message pour lui : Little a échoué au test. Il le strangule jusqu’à ce que mort s’en suive. Une fois sa sinistre besogne effectuée, il sort et s’en va, les réverbères éclairant une petite partie de son visage horriblement défiguré.



À Philadelphie, deux jours plus tard, le site de l’exposition universelle ne désemplit pas de visiteurs venus voir les différents pavillons, ainsi que le bras droit de la future statue de la Liberté, tenant la torche. River Bass descend une bière avec le colonel Terence B. Helena. Le premier se montre assez négatif, appréciant le fait que la statue de la Liberté soit quasiment enterrée, rabaissant le nombre de visiteurs au fait qu’il a déjà vu certaines pendaisons déplacer autant de foule, et ne voyant intérêt au téléphone de M. Bell, car personne ne voudrait parler aux gens dont il s’est éloigné. Le colonel en profite pour lui demander des nouvelle de sa famille et lui fait observer à ce propos que cela doit faire une bonne année que Bass n’est pas rentré chez lui. Helena change de sujet et propose d’offrir une banane à Baas, mais en y allant ce dernier est heurté par un bourgeois qui se met à l’invectiver en lui disant qu’il aurait dû regarder où il allait. Le colonel met fin à l’incartade, mais le temps a passé et il doit quitter son marshal. Ce dernier va s’acheter lui-même une banane. En enfournant un mouchoir dans sa poche, il y sent un papier. Il l’en sort et va interpeller un monsieur d’une cinquantaine d’années qui commence à crier à l’agression. Deux policiers, Culpepper et Coltrayne, interviennent, rouent Bass de coups et l’embarque au poste.


Après le séjour en prison du tome précédent, le lecteur présupposait que les auteurs allaient revenir au statu quo de la série : River Bass travaille dans sa petite ferme en s’échinant à cultiver un sol ingrat, en attendant qu’une nouvelle mission lui tombe dessus, par hasard, ou par un concours de coïncidences romanesques, éventuellement par une demande du colonel Terrence B. Helena. La scène d’ouverture le prend par surprise, avec une suite directe du tome précédent : une conséquence incidente de la mort de Thomas Powell, le sort du membre du congrès Robert Little. Ça continue avec la scène suivante : le colonel demande au marshal pour quelle raison il n’est pas retourné voir sa famille. Le lecteur comprend que, le succès aidant, les auteurs ont pu envisager le développement de leur série sur un terme de plusieurs albums, et ainsi continuer à brosser en creux le portrait de leur personnage principal. Comme à l’accoutumée, celui-ci se fait tabasser à plusieurs reprises, d’abord par deux policiers bien racistes, Coltrayne & Culpepper (ces noms apparaissant comme un clin d’œil au diptyque Colt et Pepper des mêmes auteurs), puis par l’assassin surnommé Ange. Il se heurte au racisme ordinaire des États-Unis de cette époque : la mise en pratique du treizième amendement à la Constitution des États-Unis (18/12/1865) n’ayant pas eu un effet magique, et les comportements n’évoluant que lentement. Il porte le poids de sa culpabilité, à la fois pour avoir abattu froidement le dénommé Personne, à la fois pour ne pas avoir le courage d’affronter sa famille. Le lecteur ressent les effets de ces états de fait sur le comportement de River Bass, comment celui-ci se conduit en réaction à eux.



Un assassinat et une chasse à l’homme dans une forme de course-poursuite : une dynamique imparable pour le récit. L’intrigue s’avère beaucoup plus riche que cela : un soupçon de théorie du complot avec les profits attendus en utilisant les combines du défunt Thomas Powell, une motivation originale pour l’assassin, la famille Defoe qui continue à nuire à River Bass, et peut-être un frémissement d’interrogation concernant les motivations du colonel Terrence B. Helena. Après une aventure en prison, voici une aventure urbaine pour le personnage principal, une forme de dévoiement du genre Western. D’un autre côté, le lecteur retrouve bien quelques conventions du genre : des chevaux qui tirent des carrioles, des individus armés de revolvers et qui n’hésitent pas à s’en servir, un train qui traverse de magnifiques paysages naturels, une diligence, et une courte chevauchée mais sur un âne. Dans la troisième page, le lecteur voit la silhouette du tueur, avec sa gabardine et son chapeau de sudiste. S’il est familier des comics, il effectue immédiatement le rapprochement avec Jonah Hex, personnage créé en 1972, par John Albano & Tony DeZuniga, qui est lui aussi défiguré, et tout autant aimable. Au fil du récit, le lecteur perçoit des éléments historiques comme les vétérans de la guerre de Sécession, la mise en œuvre poussive de l’abolition de l’esclavage qui n’a pas balayé le racisme.


Comme dans les tomes précédents, l’artiste participe à cette immersion dans une autre époque, d’autres lieux. Igor Kordey ne ménage pas sa peine pour donner à voir chaque lieu : la rue de Washington D.C. avec le Capitol en fond de perspective, les pavillons de l’exposition universelle, les locaux du poste de police, le débit de boisson mal famé Blue Anchor (Bass se faisant la remarque après avoir vomi que la bière a meilleur goût en sortant qu’en entrant), la cale d’un bateau amarré sur le fleuve Delaware, une demeure de grand bourgeois, et le wagon à bestiaux dans lequel Bass est obligé de voyager pour rentrer chez lui dans l’Arizona. Maintenant bien habitué, voire bien accro, le lecteur attend avec impatience le dessin en double page, en se demandant quel en sera le sujet. L’artiste l’a gâté : pages 6 & 7, une vue en légère surélévation de l’Exposition universelle avec plus d’une centaine de badauds, des stands et des pavillons au premier plan avec leurs clients (dont celui consacré au french cancan), d’autres bâtiments et des ballons ascensionnels en arrière-plan, sans oublier le bras droit de la statue de la Liberté tenant la torche. Bien évidemment, le lecteur aura l’occasion de revoir cette portion de la célèbre statue, à l’occasion d’un duel qui se termine sur la balustrade effectuant le pourtour de la flamme.



Tout du long de ces pages, le lecteur apprécie autant le sens de la mise en scène de l’artiste que le travail de mise en couleurs, celles-ci étant toujours aussi denses. Outre la qualité de lieux à représenter en respectant la véracité historique, l’artiste raconte des séquences délicates, avec une justesse qui les rend uniques et réalistes. Le lecteur se sent aussi paniqué que Robert Little, ne parvenant pas à distinguer l’agresseur complètement, mais ressentant sa force violente. Il ressent avec acuité la frustration et la colère de River Bass qui va grandissante, alors qu’il se prend de plein fouet le racisme affiché du grand bourgeois, puis celui plus systémique et pernicieux des deux policiers qui ne brillent pas par leur intelligence, une direction d’acteurs impeccable. Il découvre avec la même stupeur mêlée d’horreur les individus dans la cale du navire où Ange a emmené Bass. Il accepte bien volontiers l’art consommé avec lequel Bass se délivre de ses entraves sous l’eau, souriant à sa remarque sur l’origine de son prénom River. Il a le souffle coupé lorsque le trolley se couche sur le côté à la suite de l’emballement d’un cheval. Il se retrouve tout autant aux abois que le marshal lors du combat nocturne dans le parc de l’Exposition universelle. Il éprouve la nostalgie mêlée d’une culpabilité insupportable lors du très long (et aussi humiliant) trajet de retour avec l’Arizona.


À ce stade de la série, le lecteur sait qu’il n’acceptera pas moins qu’un tome de plus au moins aussi excellent que les précédents… Et c’est le cas. La narration visuelle donne l’impression d’aller de soi : il suffit toutefois que le lecteur prenne un peu plus de temps sur une page pour mesurer sa richesse, son élégance et sa justesse, qu’il s’agisse de la reconstitution historique, du comportement parlant des personnages, ou des plans de prise de vue. Le scénariste se montre aussi noir que dans les tomes précédents, avec une vision peu optimiste de la nature humaine. Il dispose de l’assurance nécessaire pour étoffer la vie personnelle de son personnage principal et il évoque des thèmes historiques classiques comme l’abolition de l’esclavage, et moins attendus comme le sort des vétérans de guerre estropiés ou handicapés.



mardi 25 juillet 2023

Le Voyageur

Sapere vedere


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été écrit par Théa Rojzman, dessiné et mis en couleurs par Joël Alessandra. Il compte cent-trente-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec un carnet graphique de dix-huit pages, agrémenté de courtes citations de Léonard de Vinci.


Musée du Louvre, Paris, France. Patrick exerce le métier de gardien pour le Louvre et il est régulièrement affecté dans l’aile Denon, où il doit supporter les hordes de touristes, accompagnés par des guides, qui se pressent pour admirer la Joconde. Leur comportement stéréotypé lui tape sur le système. Alors qu’il est en train de s’énerver tout seul dans sa tête, un groupe arrive, et la guide entame son commentaire. Elle leur demande s’ils connaissent les deux titres de ce tableau : La Joconde, ou le Portrait de Mona Lisa. Ils peuvent voir qu’il s’agit d’une peinture sur huile sur panneau de bois. Du peuplier pour être exact. Attention, elle ne veut voir personne s’approcher trop près du tableau. Les deux particularités principales de cette peinture sont ce sourire énigmatique et le fait que le regard suit le spectateur où qu’il soit. Les deux paysages : l’un semble habité par les hommes, l’autre est comme un paysage imaginaire. Certains commentateurs estiment qu’il s’agit d’une sorte de paysage intérieur. Le paysage est peut-être essentiel dans ce tableau. Regarder le pont et la rivière. La Joconde ne serait-elle pas aussi une évocation du temps ? Le temps qui passe et rend la beauté, un sourire, la vie humaine éphémères. Regarder comme ce sourire est énigmatique, quel est son secret ? Qui était vraiment la Joconde ? 500 ans plus tard, on ne le sait toujours pas et on ne le saura certainement jamais. Ce tableau est scandaleux pour l’époque, une femme souriante plantée devant un paysage quasi imaginaire et plutôt inquiétant comme un mémorial préhumain. Léonard de Vinci ne l’a d’ailleurs jamais remis à son commanditaire.



Un autre gardien rejoint Patrick estimant également que cette guide est particulièrement ennuyeuse. En revanche, elle a de jolies jambes. Patrick lui rétorque que c’est pas pour eux des jambes comme ça. La visite est terminée, le car les attend, la guide emmène son groupe et dit au revoir à Patrick, accompagné d’un Bonne soirée. Il reprend son attitude professionnelle et commence à indiquer aux visiteurs qu’ils doivent se diriger vers la sortie car le musée ferme dans trente minutes. Certains râlent car ils n’ont pas disposé d’assez de temps. Patrick se rend dans les vestiaires pour se changer, avec les autres gardiens. Marc, l’un des gardiens, en invitent d’autres à sa fête d’anniversaire, mais pas Patrick. Marc lui demande en revanche un service : aller dire à Geneviève, la moche de la billetterie, qu’elle a encore oublié de prévenir les gens que le musée fermait à 18 heures. Une fois ses collègues partis, Patrick flanque un grand coup de tatane dans un casier, pour évacuer sa frustration. Il se dirige vers la billetterie et il s’acquitte de sa promesse. Puis il rentre chez lui, supportant mal à la sérénade d’un accordéoniste dans le métro.


Une lecture facile, très aérée, quarante-quatre pages muettes, une dizaine de dessins en double page. Assez peu de dialogues. Tout est fait pour procurer une sensation de lecture rapide, sans effort, avec quelques passages oniriques. Un dispositif narratif assez classique : la possibilité de pénétrer dans un tableau pour en explorer l’univers. Les auteurs ont choisi la Joconde, le tableau le plus célèbre au monde, assez énigmatique dans les faits, contenant peu d’éléments visuels, et offrant donc un champ d’exploration très libre. Une histoire d’un homme seul, subissant une relation abusive avec sa mère, vivant encore chez maman à cinquante ans, une situation peut-être un tantinet exagérée. Il a fini par être aigri, ce que le lecteur comprend parfaitement. Les dessins ne le rendent pas particulièrement joli ou avenant, et certainement pas souriant. Le lecteur le prend rapidement en pitié, car il est évident qu’il est passé à côté de sa vie, mais en même temps il prend soin de sa vieille mère. La narration visuelle offre une expérience consistante un peu terne dans le monde réel du fait du choix d’une mise en couleurs cantonnée à des nuances de bleu un peu fades. Il en va autrement dans le monde du tableau qui se bénéficie de séquences en couleurs. Le voyage arrive à son terme. Et voilà… En fait pas du tout. Dès la première séquence avec la guide qui commente le chef d’œuvre de Léonard de Vinci (1452-1519), il se passe autre chose.



L’empathie du lecteur peut s’éveiller avec le commentaire lui-même sur le tableau : encore une personne qui parle de la Joconde, comme c’est original, c’est-à-dire exactement le sentiment de lassitude de Patrick. Ou par la remarque sur les jambes de la guide et le fait que c’est pas pour des gardiens de musée, une forme de résignation à être un individu insignifiant, un d’une banalité tellement ordinaire que les bonnes choses de la vie ne sont pas accessibles. Ou alors par l’écrasant sentiment de solitude, amplifié par le musicien qui chante la Vie en rose dans le métro, par le réconfort accablant de retrouver sa mère, par l’absence de toute marque festive pour son cinquantième anniversaire, par la monotonie débilitante du quotidien qui se répète dans un cycle sans fin, uniquement marqué par l’entropie qui grignote implacablement l’énergie vitale. Il ressent ces émotions en regardant simplement le personnage se déplacer mécaniquement dans sa vie, en ressentant le vide émotionnel qui émane de ces pages qui se tournent vite, de cette couleur qui donne l’impression d’être presque uniforme, de ces moments si rares d’échanges verbaux, et si vides d’implication. En contraposée, peut-être que l’artiste met à profit ces croquis de carnet de voyage en Toscane, mais quelle bouffée d’air frais, quel enchantement de couleurs, et si ce sont des souvenirs de vacances, il est évident que l’artiste y a pris plaisir, s’est délecté de ces visions et leur a fait honneur dans ses dessins.


Il est aussi possible que le lecteur s’interroge lui-même sur ce qu’incarne ce chef d’œuvre mondialement connu, sur ce qui en fait un chef d’œuvre, sur ce que lui-même y perçoit, ou au contraire sur ce qui en fait un portrait qui ne lui parle pas, à la surface duquel il reste. La relation à sa mère de Patrick est peut-être un peu appuyée, mais elle n’est pas moins universelle : chaque lectrice ou lecteur, quelle que soit sa situation, s’est interrogé dessus, a dû entamer ou faire le chemin de la séparation d’avec cette personne dans le ventre de laquelle il a vécu pendant la gestation, la personne qui a littéralement construit son corps. La représentation qu’en donne l’artiste s’avère très troublante : sa banalité, son visage dénué d’amour, mais aussi une forme de proximité physique attendrie. D’ailleurs, les dessins ne dégagent pas de fadeur, en fait ils montrent bien le quotidien de Patrick avec un bon niveau de détails dans les représentations, des zones du Louvre, immédiatement indentifiables, une Joconde très fidèle, aussi vraie que nature, quelques statues, d’autres œuvres d’art. Patrick baigne chaque jour dans des chefs d’œuvre, et cela finit par provoquer le lecteur sur sa propre relation à l’art. sa façon de les considérer, de les interpréter, de leur imposer le sens qu’il leur donne. Patrick lui-même donne plusieurs sens successifs à la Joconde : en fonction de son état d’esprit, Mona Lisa incarne une personne ou quelque chose de différent. Le sens est dans l’œil de celui qui contemple l’œuvre. Le lecteur n’est pas dupe : il sait que lui-même effectue sa propre interprétation et qu’elle s’avère changeante en fonction de son état d’esprit. Autant d’interprétations ou de sens à une œuvre d’art, que de personnes qui la contemplent. Et par voie de transposition, autant de sens possibles à cette bande dessinée qu’il est en train de lire.



D’ailleurs, comment lui arrivent-elles ces interprétations à Patrick ? Des réminiscences de ce qu’il a pu entendre des guides, certaines très séduisantes ? Peut-être des lectures faites par lui-même ? Ou une discussion avec un libraire ? Une librairie bien étrange que celle dans laquelle il pénètre, avec un libraire qui ne s’occupe que de cet unique client, de manière plus ou moins sibylline, et une pièce cocon envahie de livres dans laquelle il doit faire bon se réfugier. Cette exhortation en latin : Sapere Vedere, c’est-à-dire Savoir voir. Et puis ce voyage, ou plutôt ces voyages dans le monde de Mona Lisa, dans l’environnement du tableau, et hors cadre : de belles métaphores visuelles, à commencer par Sortir du cadre. L’enfant dans l’œuf, des inventions de Léonard de Vinci : voilà qui rappelle que le créateur de ce tableau était un génie. L’artiste aménage des visuels du maître, et leur choix atteste du fait que la scénariste a fait plus que survoler quelques images sur la toile. Le lecteur acquiert la conviction qu’elle-même a effectué ce cheminement de s’interroger sur son rapport aux œuvres d’art. À chaque fois, Mona Lisa prend les traits d’une personne différente, une projection de Patrick sur cette femme en fonction de ce qui accapare ses pensées. Progressivement, il se produit une catharsis au travers de la contemplation du tableau et de ce qu’il y projette. La Joconde reste inchangée, mais à chaque fois il la regarde d’un œil neuf, ou en tout cas différent, ce que montrent bien les dessins. Lors de sa rencontre suivante avec le libraire, celui-ci évoque la technique du sfumato, utilisée par de Vinci. Une autre métaphore s’impose : cela correspond également à l’effet produit par les réflexions et rêveries de Patrick sur lui-même. Jusqu’à cette image saisissante en page cent-neuf, d’un facsimilé de radiographie du tableau de la Joconde : il n’y a quasiment plus de personnage car il s’est ouvert aux autres, il a pour partie gommé ses propres frontières.


Arrivé à la fin de l’ouvrage, le lecteur découvre le carnet graphique et les citations de Léonard de Vinci : pas de doute possible, cette bande dessinée est l’œuvre de deux créateurs qui se sont abreuvés à l’esprit du maître. Il considère le chemin parcouru au fil des pages et il a du mal à en croire ce qu’il constate : une lecture d’une facilité déroutante, une sensation de simplicité qu’il a confondue avec une narration à la teneur un peu légère. En fin de course, une déclaration d’amour à Léonard de Vinci, à Florence et à la Toscane, une réflexion sur le rapport de l’individu à l’œuvre d’art fonctionnant sur la participation du lecteur, un ressenti analytique sur la séparation d’avec la mère, une histoire d’amour constructive et touchante, une forme de développement personnel intime et émotionnel d’une sensibilité rare. Une vraie merveille.



lundi 24 juillet 2023

Hippie Surf Satori

Surf’s up !


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissances préalables pour pouvoir être appréciée. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Alain Gardinier pour le scénario, et par Renaud Garreta pour les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée. Il se conclut avec un dossier intitulé Surf Culture, de quinze pages. Des articles d’une page sur la côte des Basques, sur le leash de Georges Hennebutte, sur l’établissement Steak House de Biarritz en 1969, sur le graphiste Rick Griffin (1944-1991) et le Motor Skill Bus, sur le surfeur Miki Dora (1934-2002), sur la côte nord (North shore) de Hawaï. Un article de quatre pages sur la bande son de Hippie Surf Satori, l’acid rock, mélange d’énergie et de psychédélisme. La présentation de vingt albums de référence, sur quatre pages. Un article d’une page sur les livres de référence sur le surf et cette époque.


Juillet 1969. Plage de la côte des Basques, Biarritz. Une Coccinelle Volkswagen arrive en vue de la plage, avec une planche de surf sur le toit. Jack se fait quelques vagues sur sa planche rouge. Puis il va retrouver son copain Steve, et il lui propose de se retrouver au Steak House le soir. Son pote trouve que c’est une bonne idée : Brian vient d’arriver en ville, directement de San Francisco. Et il déboule avec plein de nouveaux 33 tours dont le dernier Jefferson Airplane. Il a promis de les apporter le soir-même. La Fleur à la platine, ils vont se régaler. Au Steak House, à la demande de Jack, Steve va donner des conseils au barman Pierre qui prépare son voyage vers la Californie. Jack est de Los Angeles, Steve est né à San Francisco. Il vit et surfe à Ocean Beach, la grande plage de la ville. Il demande si Jack a vu passer Miki Dora ce soir. La réponse est négative, mais il est passé hier soir. Le lendemain les amis se retrouvent dans le combi bicolore de Steve qui est en train de déguster du kiff marocain. Il l’a rapporté de son trip là-bas au printemps. Cinq kilos cachés au fond du réservoir. Il leur en offre un sachet. Pierre le remercie chaleureusement car il n’a aucune solution pour trouver de l’herbe à Biarritz hormis les mecs comme lui. Après, ça tombe bien, car il ne travaille pas ce soir. Demain, si les conditions se confirment, c’est surf toutes la journée.



Le soir, Pierre lit tranquillement Sur la route de Jack Kerouac dans son lit, avec son casque stéréo sur la tête. Son père entre dans sa chambre après avoir frappé et il lui conseille véhément de bouger ses fesses plutôt que de glander dans son plumard à écouter sa musique de dégénéré. En plus, il constate qu’il a encore fumé de cette cochonnerie. Pierre n’a même pas retiré son casque audio. Le lendemain, les conditions météo tiennent leur promesse et c’est surf ! Il est envié par son copain car il dispose d’une planche Hobie, un modèle Gary Propper à trois lattes, shapée cette année, c’est Steve qui lui a prêtée.


Un titre dont les trois mots annonce autant de thèmes, et une image de couverture qui met en avant le mot Surf avec la taille de caractère la plus grande. Le texte d’introduction du scénariste évoque le fait qu’il a répondu à une proposition du dessinateur de réaliser une bande dessinée sur le surf, et qu’il a choisi cette période pour pouvoir parler de la musique correspondante. Il s’agit bel et bien d’une histoire dans laquelle le lecteur est invité à suivre le parcours de Pierre, un jeune homme vivant à Biarritz, pratiquant le surf et ayant décidé d’effectuer un séjour en Californie. Il s’agit également de la reconstitution d’une époque, Pierre étant un condensé de deux personnes que le scénariste a eu la chance de croiser dans sa vie : Alain Dister (1941-2008), photographe devenu écrivain, et François Lartigau (1949-2016), un cador du surf français. Ainsi le personnage fictif commence par un séjour à San Francisco où il se rend à un concert au Fillmore, et il croise des musiciens en vue dans le quartier, les rues Ashbury et Haight, Dans le même temps, il croise des praticiens du surf et il s’entraîne lui-même, jusqu’à ce que des circonstances l’oblige à fuir San Francisco pour s’installer dans un ranch à Hawaï, suivant là le parcours amalgamé des deux individus ayant servi de modèle.



La couverture impressionne le lecteur par l’évidence du mouvement du surfeur au creux du tube, l’évanescence de l’écume, la solidité de la mer au premier plan, les gouttelettes en suspension. Il est visible que l’artiste est sensible à la beauté de l’océan et de la pratique du surf. Le scénariste ménage plusieurs séquences où l‘on voit Pierre ou des sportifs s’y adonner. Pages 8 à 10, le lecteur peut voir deux jeunes gens approcher l’eau avec leur planche, entrer dans l’eau, se positionner sur leur planche au bon moment, puis glisser gracieusement, cadrés de face ou de profil pour mettre en valeur leur posture ou leur mouvement, à la fois en mer et depuis la plage. Pages 16 & 17, Pierre observe Steve surfer à San Francisco : le lecteur voit la différence de taille des vagues, les positions plus techniques. Pages 38 & 39, c’est un dessin en double page avec un surfeur aguerri qui file avec une concentration intense qui se lit sur son visage. La séquence à Waimea est à couper le souffle. Celle à Honolua Bay également : une eau magnifique, des vagues gigantesques, des glisses aussi techniques que gracieuses. Bien sûr, le récit se termine sur trois pages de glisse aussi belles qu’émouvantes, au spot de Parlementia, sentier Bidart-Guéthary sur la côte basque. Le lecteur peut voir l’intensité de la joie qui habite le surfeur pleinement dans l’instant présent, tout en appréciant un coucher de soleil du plus bel effet.


Le dessinateur œuvre dans un registre réaliste et descriptif. Le lecteur se rend vite compte qu’il a effectué un travail de recherche conséquent pour pouvoir reconstituer une époque, mais aussi des lieux, la pratique du surf à la toute fin des années soixante, et également les sensations de concerts rock. Il part avec l’a priori que le scénariste va truffer ses dialogues et ses cartouches de texte d’informations. En fait le dosage en la matière s’avère très digeste, bien équilibré, agréable. Il lui faut peut-être un peu de temps pour se rendre compte que les dessins apportent un volume d’informations largement supérieur aux textes. Les modèles de voiture à commencer par la Coccinelle, mais aussi les combis VW. Une Peugeot, les Simca de la police, les modèles américains une fois arrivé en Californie, les pickups. Sans oublier la Porsche 356C 1600 cabriolet de Janis Joplin, avec sa peinture psychédélique, ou le Motor Skill Bus de Rick Griffin et sa décoration tout aussi psychédélique. Il va sans dire que les tenues de surfeurs et leurs planches sont tout aussi authentiques et correspondent à l’époque et au pays. Le lecteur peut également prendre le temps d’admirer les tenues hippies, les paysages naturels, les paysages urbains, la décoration et les meubles dans les scènes d’intérieur, la sono pendant les concerts, et même les panneaux indicateurs de direction dont celui sur l’autoroute Kamehameha à Hawaï. Les dessins donnent à voir chaque endroit, chaque activité avec une grande fidélité, y compris pour les scènes de concert, jusqu’aux protections des micros contre le vent pour le concert du groupe Jimi Hendrix Experience à Maui le 30 juillet 1970, ou la chemise du guitariste.



Le lecteur peut ainsi faire l’expérience de la pratique du surf, aussi bien que des concerts. Le scénariste commence en douceur en évoquant le dernier album 33 tours (support vinyle) du groupe Jefferson Airplane. À San Francisco, Linda emmène Pierre rencontrer Jerry Garcia (1942-1995), Bob Weir (1947-), Ron "Pigpen" McKernan (1945-1973), sur les marches du perron où loge leur communauté. Dans la page précédente, Linda et Pierre regardaient la pochette d’un album chez un disquaire : Anthem of the sun (1968) des Grateful Dead. Le lecteur qui ne connaît pas le groupe comprend facilement qu’il s’agit de trois membres du Dead. Survient Janis Joplin (1943-1970) dans sa Porsche : elle est nommée. Plus loin, il est question de Bill Graham (1931-1991), célèbre organisateur de concert de San Francisco et propriétaire de la salle de concert Fillmore East, puis Fillmore West. Les deux jeunes gens assistent à un concert du groupe Santana, composé de Carlos Santana (1947-), David Brown (basse), Michael Schrieve (batterie), Gregg Rolie (claviers), José Chepito Areas (timbales), Michael Carabello (congas). Les connaisseurs apprécieront la qualité de cette formation qui a gagné la notoriété du grand public avec son passage au festival de Woodstock (du 15 au 18/08/69). Plus tard, Pierre a la chance d’assister au concert de Maui du 30 juillet 1970, avec Jimi Hendrix (1942-1970), Mitch Mitchell (1946-2008, batterie) et Billy Cox (1941-, basse). Le dossier Surf Culture en fin d’album vient détailler la culture musicale de l’époque avec un article passionnant de quatre pages, et les vingt critiques d’album, de Outsideinside de Blue Cheer, à Abraxas de Santana. S’il connaît l’un ou l’autre de ces albums, le lecteur peut apprécier la qualité de ces critiques, et la maîtrise du sujet par le scénariste.



Tout au long de l’album, il est question de la pratique du surf, et des praticiens de l’époque, avec de nombreuses références nominatives pointues : Brad McCaul, Angie Reno, Mike Tabeling, Rabbit Kekai, Jock Sutherland, Reno Abellira, Eddie Aikau, Pat Curren, Fred van Dyke, Mickey Munoz, Peter Cole, Ricky Grigg, Buzzy Trent. Pierre évoque également Georges Hennebutte (1912-1999), l’inventeur du Leash. Il rencontre Jack O'Neill (1923-2017), pionnier du monde du surf, connu pour avoir perfectionné et popularisé les combinaisons en Néoprène. Il voyage également avec Rick Griffin (1944-1991), graphiste, créateur de la mascotte Murphy. Il voyage avec John Severson (1933-2017), réalisateur du film Pacific Vibrations (1970). À Maui, il se retrouve face à Mike Hynson (1942-), surfeur figurant dans le film L'été sans fin (1966, The Endless Summer), documentaire américain réalisé par Bruce Brown (1937-2017). Ces deux films établissent la possibilité d’un été sans fin, de surfeurs se rendant de spot en spot en suivant l’été au travers du globe. À plusieurs reprises, il est également question de la consommation de produits psychotropes : l’auteur condamne l’usage des acides (de type lysergique diéthylamide, LSD), les surfeurs n’en prenant pas. En revanche, il ne fait pas l’impasse sur l’usage récréatif du cannabis. Les auteurs montrent bien la jouissance de la pratique du surf à haut niveau, une forme de plaisir indicible à être en harmonie avec la puissance de la vague, à être en phase avec elle, avec la capacité physique de glisser, une forme de communion de nature mystique. Toutefois, le scénariste ne s’aventure pas plus avant dans cette dimension, éludant ainsi une partie significative de la troisième partie de son titre : Satori, c’est-à-dire une forme d’éveil spirituel atteint de manière intuitive plutôt que par une compréhension analytique.


C’est l’histoire d’un tout jeune surfeur de Biarritz qui se rend en Californie pour assouvir sa curiosité sur sa passion fin des années 60, début 70. Très vite, le lecteur se sent pris par la narration simple et agréable, sans exposition pesante. Dans le même temps, il assimile une quantité impressionnante d’informations grâce à une reconstitution visuelle impeccable, parfaitement intégrée dans la narration. Il comprend rapidement que le scénariste sait lui aussi de quoi il parle qu’il s’agisse du surf à cette époque, ou de l’environnement musical, tout en restant parfaitement intelligible pour des néophytes, et en se montrant pointu pour des connaisseurs. Une réussite exemplaire.



jeudi 20 juillet 2023

Croisade - Tome 2 - Le Qua'dj

Tout est écrit, n’est-ce pas ? Et l’encre des félons est la plus lente à sécher.


Ce tome fait suite à Croisade - Tome 1 - Simoun Dja (2007) qu’il faut avoir lu avant. La première édition date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Philippe Xavier pour les dessins. Les couleurs ont été réalisées par Jean-Jacques Chagnaud. Il compte cinquante-deux planches de bande dessinée. Il s’ouvre avec un texte du scénariste intitulé : Croisade histoire et mythe, de deux pages, datant de 2008. Il évoque en deux phrases le tome précédent, puis les massacres perpétrés, les trahisons, les pactes violés, la fin qui doit justifier les moyens. Il passe ensuite à la notion de Jihad, d’abord réflexion sur soi-même, puis mouvement de lutte armée. La seconde moitié développe le principe selon lequel c’est par son tissu culturel qu’un pays peut vaincre l’épée, la grenade, le napalm, un pays où se déploient mille sortilèges, mille nuits.


Il est dit que le soleil qui règne sur Iman l’impur rend fou, ou sage. Car seuls les fous et les sages croient aux mirages et à leur réalité. Ayant chevauché dans une longue étendue de désert de sable, Gauthier de Flandres et Nakash parviennent enfin devant un puits laissé à l’abandon. Une fois descendu de sa monture, Gauthier jette un coup d’œil dedans et il y discerne une énorme roue dentelée qui devait probablement appartenir à une machine de guerre. Gauthier continue : C’est un signe que le seigneur des Machines est passé par ici. Il ne s’était plus déplacé depuis longtemps. La puissance de ses armes doit être terrifiante à présent. Reste que cette eau n’est plus potable. Tout ce qui appartient au seigneur des Machines est plongé dans la pestilence. Nakash désespère : c’en est fini d’eux. Une silhouette dans une longue robe avec la tête cachée par un capuchon arrive. Il s’adresse aux deux compagnons : il ne faut pas se décourager aussi vite. Tout est question de Foi. Il ne faut pas s’arrêter aux apparences ; c’est tellement trompeur les apparences. Il fait un geste et appose l’extrémité de son long bâton de marche sur la margelle en pierre. Une ombre ténébreuse à la forme torturée s’échappe du puits. Trois coupelles sont apparues sur la margelle, contenant de l’eau pure. La roue a disparu.



Le vieillard enjoint les deux hommes à boire. Gauthier sait qu’il y aura un prix à payer. Le vieillard lui répond qu’il n’exigera pas grand-chose d’un homme au cœur aussi vaillant que le sien. Juste un miroir qui appartient à Syria d’Arcos. Elle ne pourra pas le refuser à Gauthier quand elle apprendra que le vieillard lui a sauvé la vie. Nakash sent qu’il est au bord de l’évanouissement. Gauthier comprend qu’il n’a d’autre possibilité que d’accepter sinon de mourir. Il accède au marché : si le sort lui est favorable, il remettra le miroir au vieillard. Nakash boit. Le vieillard s’éloigne dans le désert vers le soleil couchant et il disparaît. Quelques temps plus tard, les deux compagnons réenfourchent leur monture et poursuivent leur périple, franchissant une zone désertique rocheuse, et une passe, grelottant de froid dans la nuit du désert.


Il vaut mieux avoir le tome un bien en tête pour se rappeler de la situation de chaque personnage, et de cette variation très personnelle sur le principe des croisades historiques, qui n’en garde qu’une partie de l’esprit, sans rien respecter de la forme ou de la véracité historique. Dans son introduction, le scénariste explicite son intention avec ce deuxième tome, et certainement le tout formé par les quatre albums de ce premier cycle. Il écrit : Il reste avant tout qu’Ab’dul Razim se trouve sur ses terres, dans son pays, un battu par des vents mortels, un pays où se déploient mille sortilèges, mille nuits… Car tout est mirage autour de lui, même l’amour. Croisade va tenter de décliner ce mouvement : celui d’une poussée historique, s’enfonçant dans les sables du mythe, du conte. La Croix se perdant dans les mille et une nuits. Tant il est vrai que c’est par son tissu culturel qu’un pays peut vaincre l’épée, la grenade, le napalm. Au désordre chrétien, à l’appétit des conquérants, s’opposeront la voix de Shéhérazade, les mages, les djinns, les génies, le Qua’dj, monstre abominable qui rampa aux pieds du Christ, les magiciens, les astrologues, les belles ensorcelées et leurs bourreaux cupides, la lampe magique et le tapis volant, l’oiseau rukhk et l’île baleine, tant de venin, tant de désir.



Une fois cette intention remise en place dans son esprit, le lecteur retrouve les personnages du tome un : Gauthier de Flandres et Nakash souffrant de la soif, Osarias derrière la porte de Samarande, Robert duc de Tarente, Elénore et le primat de Venise dans la forteresse chrétienne, Syria d’Arcos escortée dans le désert avec le miroir de vérité, Ab’dul Razim, le sultan dans Hiérus Halem. Avec eux, il fait connaissance d’autres personnages, comme Sarek Pacha et le maître des Machines. Il perçoit bien le contexte global d’une croisade : la ville sainte, la guerre de religion entre chevaliers et tribus arabes. Il note la présence du primat de Venise, le symbole de la croix, et il relève des indices de croyances anciennes du côté arabe. Toutefois, comme dans le premier tome, l’auteur continue de développer sa propre mythologie, sur la trame des croisades, mais avec d’autres noms, et des éléments supplémentaires. Par exemple, le lecteur retrouve l’appellation de X3 en lieu et place du Christ. Par ailleurs, les personnages croisent le chemin d’individus avec des capacités mystérieuses, comme le vieillard capable de survivre et de se déplacer dans le désert sans sembler être soumis à sa rigueur, l’existence du miroir de vérité confié par Elysandre la lumière des martyrs, ou encore l’évocation de l’inquiétant Aa. Ces ajouts et ces variations introduisent des phénomènes de distorsions et de résonances entre des composantes de mythologies et de contes qui ne sont pas identifiés par les mêmes noms dans les contes. La vérité historique devient un matériau malléable, propice à des mises en relation thématiques. Gauthier de Flandres apparaît comme un preux chevalier à l’âme pure. Le maître des Machines semble incarner la Guerre, c’est-à-dire un des quatre cavaliers de l’apocalypse. Le miroir de vérité fonctionne comme un miroir magique révélant l’âme véritable du personnage qui s’y regarde.


À certains moments, ce mode de narration induit des rapprochements artificiels et fallacieux sur des liens sans fondement. À d’autres moments, ils font apparaître une dimension culturelle ou une métaphore augmentant la profondeur de champ du récit, offrant une perspective saisissante, par exemple la distance culturelle entre les deux camps contraignant certains croisés à contempler leurs actions depuis un autre cadre de références. D’une autre manière, le lecteur peut tout à fait s’en tenir à une lecture premier degré de deux civilisations en guerre pour avoir l’emprise sur une cité sainte, et des aventures pour les protagonistes qu’il s’agisse d’intrigues dans les couloirs du pouvoir, de combats dangereux, ou d’incursion dans des territoires inconnus peuplés par les légendes d’une culture étrangère, une sorte de récit de croisement entre une Histoire alternative et un récit fantastique. Il se retrouve aux côtés de personnages adultes et complexes : Elénore et sa volonté de soutenir le souverain en place, Gauthier de Flandres dont les traumatismes du passé commencent à apparaître, Robert de Tarente se faisant une image trop rigide de l’exercice du pouvoir et de ses responsabilités, Syria d’Arcos ayant dépassé la résignation pour accepter les adaptations nécessaires à sa situation, Ab’dul Razim conscient que sa personnalité ne le pousse pas à l’extermination de ses ennemis, mais qu’il reste responsable de son peuple.



Le lecteur retrouve avec plaisir la narration visuelle, à commencer par les couleurs de Jean-Jacques Chagnaud, assez chaudes, avec un bel usage de l’infographie pour nourrir les contours de forme, avec des dégradés, des lissages, des ambiances lumineuses. Il noie le ciel d’un camaïeu d’orange pour la scène du désert, avec un effet de chaleur qui ne rend pas pour autant ridicules les cottes de maille. Il éclaire la nuit d’un gris acier qui rend bien compte de la clarté de la pleine Lune, ainsi que du froid ambiant. Il glisse vers des teintes un peu plus marron pour les cavernes souterraines. Il maintient l’impression d’un décor en arrière-plan même quand le dessinateur s’affranchit de le dessiner, grâce à une continuité dans les teintes. Il fait ressortir les éléments les uns par rapport aux autres pour faciliter la lisibilité quand la densité d’informations visuelles augmente. Le lecteur éprouve ainsi une sensation naturaliste dans les descriptions, mais aussi une ambiance de couleur bien distincte pour chaque scène, ce qui assure leur unité, tout en soutenant la construction par séquence, un ressenti plus important que les autres pour chacune.


Le dessinateur réussit également ce mariage entre description réaliste, et glissement insensible vers le conte. Il varie les compositions de page : plusieurs bandes de cases, cases de largeur de la page, cases de la hauteur de la page. Il varie les cadrages pour des plans de prise de vue conçus sur mesure pour chaque séquence. Le lecteur découvre des moments spectaculaires : la présence de la roue métallique dans le puits, la procession nocturne des flagellants, le squelette ressemblant à celui d’un mammouth de grande taille, l’apparence de Sarek Pacha, les roues de l’astrolabe, les statues gigantesques de huit croisés. Comme pour le tome un, il arrive aux deux pages qui se déplient pour former une scène sur quatre pages de long en côte à côte : l’avancée monumentale de l’armée du maître des Machines, dans trois cases de la largeur de ces quatre pages. Comme le coloriste, l’artiste n’hésite pas à exagérer soit un angle de vue, soit une pose iconique, soit une représentation plus dans le ressenti que dans la précision photographique (par exemple la vilaine peau de Sarek Pacha). Ainsi le lecteur se rend compte pour une case que ce glissement vers le conte ou la mythologie s’est opéré tout en finesse sous yeux, sans qu’il ne le perçoive consciemment, avant que le cumul des cases ne produise son effet.


Le tome deux poursuit dans la même veine inattendue que le premier : un récit s’inspirant du principe des croisades, tout en changeant les noms des religions, des villes, mais en respectant la dynamique de cette guerre, pour un effet très troublant, entre résonances historiques et conte inventé de toute pièce. La narration visuelle semble de prime abord présenter quelques caractéristiques propres aux chaînes de production industrielle des comics. Toutefois, la lecture génère des sensations différentes de celles des comics, plus proches du franco-belge traditionnel, avec un savant dosage des effets, en cohérence parfaite avec cette croisade inventée, tout en étant révélatrice des enjeux culturels et spirituels.



mercredi 19 juillet 2023

Le Club des anxieux qui se soignent - Comment combattre l'anxiété

Souvent les indécis surestiment les conséquences d’un mauvais choix.


Ce tome contient une présentation complète, ne nécessitant pas de lecture préalable pour être comprise. Sa première édition date de 2023. L’exposé a été réalisé par le docteur Frédéric Fanget, médecin psychiatre, enseignant à l‘université de Lyon I, expert de l’anxiété, et Catherine Meyer, scénariste et éditrice dans le domaine de la psychologie depuis près de trente ans. Les dessins et les couleurs ont été réalisés par la bédéiste Pauline Aubry.


Chapitre 1. Avec la silhouette de Lyon en arrière-plan et une quinzaine de personnes debout, le docteur Frédéric Fanget se tient au premier plan et se présente face au lecteur : médecin psychiatre, depuis trente ans, il soigne toutes sortes de personnes souffrant d’anxiété. Il commence par donner quelques exemples : les grands anxieux qui se font des films (catastrophe) en permanence, les anxieux paniqueurs (dans les moments d’angoisse, ils ont l’impression qu’il va leur arriver quelque chose de grave, ils pensent qu’ils ne seront pas secourus ; d’autres déclenchent des crises d’angoisse sans raison, n’importe où, n’importe quand), des anxieux agoraphobes, ceux qui ont peur d’être seuls, les phobiques, les anxieux contrôlants, ceux qui ont une mauvaise estime de soi, les insécures, etc. Chapitre 2 : des clés pour comprendre. La mécanique du cerveau est complexe. Derrière tous ces visages (grand anxieux, paniqueuse, agoraphobe, anxieuse contrôlante), il y a cependant des mécanismes communs.



Le psychiatre commence d’abord par donner quelques clés pour aider à comprendre ce qui se passe. Les patients viennent le voir et lui demandent : est-ce qu’il peut les débarrasser de cette chose pas normale qui les fait souffrir ? L’anxiété, c’est normal, et c’est aussi très utile. S’il les débarrasse de l’anxiété, ils se feraient écraser sur la quatre-voies devant son cabinet. Tout est une question de réglage. L’anxiété, ça sert à se protéger, du danger comme une alarme qui prévient l’individu. Si le lecteur a besoin de lire cet ouvrage, c’est qu’il y a un problème. Le problème, c’est sans doute que le système d’alarme est déréglé. Exactement comme si l’alarme d’une maison se mettait en marche dès qu’une mouche vole. Alors qu’elle doit se mobiliser seulement en cas d’effraction d’un cambrioleur. Une mouche, ce n’est pas un danger. Sans compter qu’elle risque de déclencher l’alarme toutes les deux secondes. On a tous un système d’alarme intérieur. Le problème, c’est quand il se déclenche trop souvent et trop fort. Provoquant une anxiété disproportionnée qui prend toute la place. Une maladie de l’anticipation et de la rumination. Outre ce mécanisme biologique, il y a des facteurs psychologiques qui varient selon les cas. On peut vivre sa vie plusieurs fois. Avant : l’anxieux anticipe tout. Lorsqu’il a un rendez-vous médical, il imagine le pire. Pendant : l’anxieux continue à angoisser. Réaliser des examens confirme qu’il doit avoir quelque chose. Après : l’anxieux n’est toujours pas rassuré. Même après des bons résultats, l’anxieux recommence à être persuadé qu’il doit avoir une pathologie grave, voire très grave.


Le texte de la quatrième de couverture explicite la nature de l’ouvrage : Cette BD permet de dédramatiser et de comprendre en quoi consiste la thérapie de l’anxiété. Les auteurs ont construit un ouvrage en sept parties : Les visages de l’anxiété, les clés pour comprendre, les films de l’anxiété, les causes de l’anxiété, en thérapie, le club des anxieux, pour aller plus loin. La narration se présente sous la forme d’un exposé réalisé par un avatar dessiné du psychiatre. Dans chaque chapitre, il utilise des mises en situation, des exemples très concrets de la vie de tous les jours, ainsi que des exemples relevant d’une pathologie plus lourde. Dans le chapitre cinq, le plus long (quarante-quatre pages), il prend trois exemples fictifs : Ismaël petit anxieux, Mona paniqueuse, François souffrant d’un Trouble Anxieux Généralisé (TAG). Pour chacun d’entre eux il expose comment se manifeste leur anxiété, les faits concrets, ainsi que les conséquences dans la vie de tous les jours, puis l’analyse de la manifestation de l’emballement de cette alarme psychique, et les outils mis en place pour permettre au patient de reprendre le dessus, de vivre avec, de devenir capable de ramener les symptômes à un niveau vivable. Le psychiatre souligne qu’il explique essentiellement des méthodes relevant de thérapies cognitives et comportementales.



Il suffit au lecteur d’ouvrir l’ouvrage à une page au hasard, pour se faire une idée juste de type de bande dessinée dont il s’agit, et plus particulièrement du rôle de la narration visuelle. À l’évidence, il s’agit d’un exposé construit par un expert sur son domaine d’activité. De ce point de vue, la mise en images ne peut se concevoir que comme entièrement asservie au discours, c’est-à-dire venant l’illustrer. L’artiste ne recourt pas à des plans séquences ou à des prises de vue sophistiquées, mais il vient montrer ce que dit le texte, et beaucoup plus. Le lecteur voit rapidement qu’il ne s’agit pas d’un exposé sous format texte qui aurait été confié à une dessinatrice courageuse, et bonne chance à elle pour apporter des éléments supplémentaires sous forme visuelle. L’ouvrage a bien été conçu avec le principe d’utiliser les images pour montrer des choses supplémentaires par rapport au texte. C’est visible dès la deuxième page avec une série de six affiches de films catastrophes fictifs (Supercondriaque attention c’est psychosomatique, Métro le Koh-Lanta quotidien, Tunnel de la perte de contrôle, Panique attacks, Serez-vous prêts à affronter Le Supermarché, Survivre en réunion), une utilisation amusante des images.


L’artiste réalise des dessins avec des formes simplifiés afin d’éviter d’ajouter des sens non voulus, de rendre des personnages trop spécifiques au risque que le lecteur ne s’y reconnaisse pas, voire quand elle représente des personnes connues (Freddie Mercury ou Gloria Gaynor) il n’est pas certain que le lecteur les aurait reconnus s’ils n’avaient pas été nommés. Cette réserve mineure mise à part, elle fait preuve d’une grande inventivité pour montrer les situations et les principes développés par le psychiatre et la scénariste : outre les affiches de films fictifs, des schémas avec des flèches, l’anxiété sous la forme d’un spectre, des roues dentées pour un mécanisme, le détournement du tableau La liberté guidant le peuple (1830) d’Eugène Delacroix (1798-1863), des mats avec des panneaux de direction, des jeux sur les bordures de phylactère (avec petites fleurs, un fond de couleur, une forme différente), l’inclusion de tableau avec des colonnes de chiffres, des facsimilés de photographies, l’usage de métaphores visuelles, etc. Même si la majorité des pages présente des personnes en train de parler, le lecteur n’éprouve jamais de sensation d’uniformité ou de facilité.



En page quatorze, le psychiatre déclare que si le lecteur a besoin de lire ce livre, c’est qu’il y a un problème. Mais sur la page juste avant il indique que l’anxiété, c’est normal et qu’il vaut mieux être capable de la ressentir pour simplement survivre (l’exemple de percevoir le danger qu’il y a à traverser une quatre-voies). Quelle que soit sa situation personnelle, le lecteur peut trouver de l’intérêt à cet ouvrage. Outre une lecture plaisante grâce à des dessins vivants et portant leur part d’humour, il bénéficie d’un tour d’horizon qui dépasse un peu la simple vulgarisation. La dimension pédagogique apparaît en creux, quand le lecteur se rend compte que l’exposé apporte les réponses à ces interrogations : les différentes formes d’anxiété et d’anxieux, les critères pour déterminer quand l’anxiété relève de la pathologie, les différentes formes de techniques que le psychiatre propose à ses patients en fonction de leur situation personnelle. Le choix des exemples, depuis l’angoisse qui empêche de dormir un jeune étudiant à l’incapacité de prendre le métro du fait de crises d’angoisse, jusqu’à l’obsession de tout prévoir avant de se lancer dans quelque action que ce soit, même la décision la plus anodine.


Dans le chapitre suivant, le psychiatre montre concrètement les possibilités d’intervention pour Ismaël, puis Mona, puis François. Le réglage de la radio mentale du premier : repérer sa radio mentale, prendre conscience des conséquences néfastes de cette radio mentale, dire Stop à cette radio mentale, essayer d’être son meilleur ami, arrêter de lutter, ne pas rester seul avec sa radio mentale, essayer de vivre dans le moment présent. Pour Mona : qualifier la crise d’angoisse et l’hyperventilation, décatastropher les pensées, apprendre le contrôle respiratoire et corporel, affronter les manifestations physiques de l’angoisse, affronter les situations angoissantes. Pour François qui souffre de la forme la plus grave (TAG), le thérapeute choisit une des trois portes d’entrée : les émotions ou les pensées ou le comportement. Puis il propose un premier outil : un tableau à cinq colonnes, à savoir la situation, les émotions qu’elle génère, les pensées automatiques (générées par l’angoisse), les pensées alternatives (avec une prise de recul). Ainsi quelle que soit sa situation personnelle, le lecteur peut se situer par rapport à ces trois exemples, et repérer par lui-même s’il a recours de manière consciente (il a déjà construit des embryons de stratégie mentale) ou inconsciente (en s’inspirant de l’exemple du comportement de ses parents) à ces méthodes ou une variante. Le dernier chapitre se présente sous forme de texte et il développe plusieurs notions complémentaires. Que retenir de cette BD ? En savoir plus sur l’anxiété, une présentation de douze troubles anxieux différents. À partir de quel moment l’anxiété devient-elle pathologique ? Les médicaments : quand, quoi et quels sont les risques ? Comment choisir le bon psy ? Comment trouver le bon psy ? Les questions sur les psychothérapies.


Une bande dessinée de nature pédagogique pour comprendre et combattre l’anxiété. Les auteurs ont pris le parti classique de mettre en scène un avatar du sachant, un psychiatre, pour dispenser les explications au lecteur. La narration visuelle s’inscrit dans un registre avec des formes un peu simplifiées, et par la force des choses des personnages en train de parler. Le lecteur se rend vite compte que la narration visuelle s’avère beaucoup plus riche que juste des discussions, avec l’usage de nombreuses possibilités visuelles. L’exposé est à la fois très clair et très vivant grâce à l’étude de trois cas particuliers. Les auteurs expliquent les différents types d’anxiété, la frontière avec l’anxiété ordinaire et l’anxiété qui relève d’une pathologie, montrent trois possibilités d’intervention dans le registre de thérapies cognitives et comportementales, et répondent franchement aux questions directes comme le recours aux médicaments, ou le choix d’une thérapie et d’un thérapeute.