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jeudi 20 juillet 2023

Croisade - Tome 2 - Le Qua'dj

Tout est écrit, n’est-ce pas ? Et l’encre des félons est la plus lente à sécher.


Ce tome fait suite à Croisade - Tome 1 - Simoun Dja (2007) qu’il faut avoir lu avant. La première édition date de 2008. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Philippe Xavier pour les dessins. Les couleurs ont été réalisées par Jean-Jacques Chagnaud. Il compte cinquante-deux planches de bande dessinée. Il s’ouvre avec un texte du scénariste intitulé : Croisade histoire et mythe, de deux pages, datant de 2008. Il évoque en deux phrases le tome précédent, puis les massacres perpétrés, les trahisons, les pactes violés, la fin qui doit justifier les moyens. Il passe ensuite à la notion de Jihad, d’abord réflexion sur soi-même, puis mouvement de lutte armée. La seconde moitié développe le principe selon lequel c’est par son tissu culturel qu’un pays peut vaincre l’épée, la grenade, le napalm, un pays où se déploient mille sortilèges, mille nuits.


Il est dit que le soleil qui règne sur Iman l’impur rend fou, ou sage. Car seuls les fous et les sages croient aux mirages et à leur réalité. Ayant chevauché dans une longue étendue de désert de sable, Gauthier de Flandres et Nakash parviennent enfin devant un puits laissé à l’abandon. Une fois descendu de sa monture, Gauthier jette un coup d’œil dedans et il y discerne une énorme roue dentelée qui devait probablement appartenir à une machine de guerre. Gauthier continue : C’est un signe que le seigneur des Machines est passé par ici. Il ne s’était plus déplacé depuis longtemps. La puissance de ses armes doit être terrifiante à présent. Reste que cette eau n’est plus potable. Tout ce qui appartient au seigneur des Machines est plongé dans la pestilence. Nakash désespère : c’en est fini d’eux. Une silhouette dans une longue robe avec la tête cachée par un capuchon arrive. Il s’adresse aux deux compagnons : il ne faut pas se décourager aussi vite. Tout est question de Foi. Il ne faut pas s’arrêter aux apparences ; c’est tellement trompeur les apparences. Il fait un geste et appose l’extrémité de son long bâton de marche sur la margelle en pierre. Une ombre ténébreuse à la forme torturée s’échappe du puits. Trois coupelles sont apparues sur la margelle, contenant de l’eau pure. La roue a disparu.



Le vieillard enjoint les deux hommes à boire. Gauthier sait qu’il y aura un prix à payer. Le vieillard lui répond qu’il n’exigera pas grand-chose d’un homme au cœur aussi vaillant que le sien. Juste un miroir qui appartient à Syria d’Arcos. Elle ne pourra pas le refuser à Gauthier quand elle apprendra que le vieillard lui a sauvé la vie. Nakash sent qu’il est au bord de l’évanouissement. Gauthier comprend qu’il n’a d’autre possibilité que d’accepter sinon de mourir. Il accède au marché : si le sort lui est favorable, il remettra le miroir au vieillard. Nakash boit. Le vieillard s’éloigne dans le désert vers le soleil couchant et il disparaît. Quelques temps plus tard, les deux compagnons réenfourchent leur monture et poursuivent leur périple, franchissant une zone désertique rocheuse, et une passe, grelottant de froid dans la nuit du désert.


Il vaut mieux avoir le tome un bien en tête pour se rappeler de la situation de chaque personnage, et de cette variation très personnelle sur le principe des croisades historiques, qui n’en garde qu’une partie de l’esprit, sans rien respecter de la forme ou de la véracité historique. Dans son introduction, le scénariste explicite son intention avec ce deuxième tome, et certainement le tout formé par les quatre albums de ce premier cycle. Il écrit : Il reste avant tout qu’Ab’dul Razim se trouve sur ses terres, dans son pays, un battu par des vents mortels, un pays où se déploient mille sortilèges, mille nuits… Car tout est mirage autour de lui, même l’amour. Croisade va tenter de décliner ce mouvement : celui d’une poussée historique, s’enfonçant dans les sables du mythe, du conte. La Croix se perdant dans les mille et une nuits. Tant il est vrai que c’est par son tissu culturel qu’un pays peut vaincre l’épée, la grenade, le napalm. Au désordre chrétien, à l’appétit des conquérants, s’opposeront la voix de Shéhérazade, les mages, les djinns, les génies, le Qua’dj, monstre abominable qui rampa aux pieds du Christ, les magiciens, les astrologues, les belles ensorcelées et leurs bourreaux cupides, la lampe magique et le tapis volant, l’oiseau rukhk et l’île baleine, tant de venin, tant de désir.



Une fois cette intention remise en place dans son esprit, le lecteur retrouve les personnages du tome un : Gauthier de Flandres et Nakash souffrant de la soif, Osarias derrière la porte de Samarande, Robert duc de Tarente, Elénore et le primat de Venise dans la forteresse chrétienne, Syria d’Arcos escortée dans le désert avec le miroir de vérité, Ab’dul Razim, le sultan dans Hiérus Halem. Avec eux, il fait connaissance d’autres personnages, comme Sarek Pacha et le maître des Machines. Il perçoit bien le contexte global d’une croisade : la ville sainte, la guerre de religion entre chevaliers et tribus arabes. Il note la présence du primat de Venise, le symbole de la croix, et il relève des indices de croyances anciennes du côté arabe. Toutefois, comme dans le premier tome, l’auteur continue de développer sa propre mythologie, sur la trame des croisades, mais avec d’autres noms, et des éléments supplémentaires. Par exemple, le lecteur retrouve l’appellation de X3 en lieu et place du Christ. Par ailleurs, les personnages croisent le chemin d’individus avec des capacités mystérieuses, comme le vieillard capable de survivre et de se déplacer dans le désert sans sembler être soumis à sa rigueur, l’existence du miroir de vérité confié par Elysandre la lumière des martyrs, ou encore l’évocation de l’inquiétant Aa. Ces ajouts et ces variations introduisent des phénomènes de distorsions et de résonances entre des composantes de mythologies et de contes qui ne sont pas identifiés par les mêmes noms dans les contes. La vérité historique devient un matériau malléable, propice à des mises en relation thématiques. Gauthier de Flandres apparaît comme un preux chevalier à l’âme pure. Le maître des Machines semble incarner la Guerre, c’est-à-dire un des quatre cavaliers de l’apocalypse. Le miroir de vérité fonctionne comme un miroir magique révélant l’âme véritable du personnage qui s’y regarde.


À certains moments, ce mode de narration induit des rapprochements artificiels et fallacieux sur des liens sans fondement. À d’autres moments, ils font apparaître une dimension culturelle ou une métaphore augmentant la profondeur de champ du récit, offrant une perspective saisissante, par exemple la distance culturelle entre les deux camps contraignant certains croisés à contempler leurs actions depuis un autre cadre de références. D’une autre manière, le lecteur peut tout à fait s’en tenir à une lecture premier degré de deux civilisations en guerre pour avoir l’emprise sur une cité sainte, et des aventures pour les protagonistes qu’il s’agisse d’intrigues dans les couloirs du pouvoir, de combats dangereux, ou d’incursion dans des territoires inconnus peuplés par les légendes d’une culture étrangère, une sorte de récit de croisement entre une Histoire alternative et un récit fantastique. Il se retrouve aux côtés de personnages adultes et complexes : Elénore et sa volonté de soutenir le souverain en place, Gauthier de Flandres dont les traumatismes du passé commencent à apparaître, Robert de Tarente se faisant une image trop rigide de l’exercice du pouvoir et de ses responsabilités, Syria d’Arcos ayant dépassé la résignation pour accepter les adaptations nécessaires à sa situation, Ab’dul Razim conscient que sa personnalité ne le pousse pas à l’extermination de ses ennemis, mais qu’il reste responsable de son peuple.



Le lecteur retrouve avec plaisir la narration visuelle, à commencer par les couleurs de Jean-Jacques Chagnaud, assez chaudes, avec un bel usage de l’infographie pour nourrir les contours de forme, avec des dégradés, des lissages, des ambiances lumineuses. Il noie le ciel d’un camaïeu d’orange pour la scène du désert, avec un effet de chaleur qui ne rend pas pour autant ridicules les cottes de maille. Il éclaire la nuit d’un gris acier qui rend bien compte de la clarté de la pleine Lune, ainsi que du froid ambiant. Il glisse vers des teintes un peu plus marron pour les cavernes souterraines. Il maintient l’impression d’un décor en arrière-plan même quand le dessinateur s’affranchit de le dessiner, grâce à une continuité dans les teintes. Il fait ressortir les éléments les uns par rapport aux autres pour faciliter la lisibilité quand la densité d’informations visuelles augmente. Le lecteur éprouve ainsi une sensation naturaliste dans les descriptions, mais aussi une ambiance de couleur bien distincte pour chaque scène, ce qui assure leur unité, tout en soutenant la construction par séquence, un ressenti plus important que les autres pour chacune.


Le dessinateur réussit également ce mariage entre description réaliste, et glissement insensible vers le conte. Il varie les compositions de page : plusieurs bandes de cases, cases de largeur de la page, cases de la hauteur de la page. Il varie les cadrages pour des plans de prise de vue conçus sur mesure pour chaque séquence. Le lecteur découvre des moments spectaculaires : la présence de la roue métallique dans le puits, la procession nocturne des flagellants, le squelette ressemblant à celui d’un mammouth de grande taille, l’apparence de Sarek Pacha, les roues de l’astrolabe, les statues gigantesques de huit croisés. Comme pour le tome un, il arrive aux deux pages qui se déplient pour former une scène sur quatre pages de long en côte à côte : l’avancée monumentale de l’armée du maître des Machines, dans trois cases de la largeur de ces quatre pages. Comme le coloriste, l’artiste n’hésite pas à exagérer soit un angle de vue, soit une pose iconique, soit une représentation plus dans le ressenti que dans la précision photographique (par exemple la vilaine peau de Sarek Pacha). Ainsi le lecteur se rend compte pour une case que ce glissement vers le conte ou la mythologie s’est opéré tout en finesse sous yeux, sans qu’il ne le perçoive consciemment, avant que le cumul des cases ne produise son effet.


Le tome deux poursuit dans la même veine inattendue que le premier : un récit s’inspirant du principe des croisades, tout en changeant les noms des religions, des villes, mais en respectant la dynamique de cette guerre, pour un effet très troublant, entre résonances historiques et conte inventé de toute pièce. La narration visuelle semble de prime abord présenter quelques caractéristiques propres aux chaînes de production industrielle des comics. Toutefois, la lecture génère des sensations différentes de celles des comics, plus proches du franco-belge traditionnel, avec un savant dosage des effets, en cohérence parfaite avec cette croisade inventée, tout en étant révélatrice des enjeux culturels et spirituels.



2 commentaires:

  1. "cette variation très personnelle sur le principe des croisades historiques, qui n’en garde qu’une partie de l’esprit, sans rien respecter de la forme ou de la véracité historique" - Bon, je suppose que pour l'historien (qu'il soit professionnel ou amateur, débutant ou chevronné), ça doit parfois faire grincer des dents.

    "à commencer par les couleurs de Jean-Jacques Chagnaud, assez chaudes" - Je n'ai pas ce ressenti à l'observation des planches, mais je suppose que cela est dû à la numérisation des images.

    "La narration visuelle semble de prime abord présenter quelques caractéristiques propres aux chaînes de production industrielle des comics." - Je suis assez d'accord, en tout cas de ce que j'en perçois. N'ayant pas lu l'album, je n'ai pas suffisamment de recul, mais tu expliques cela très bien dans la phrase qui suit.

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    1. Ça fait grincer des dents : j'ai lu des commentaires qui de lecteurs décontenancés par cette approche, ou n'adhérant pas ce parti-pris d'Histoire-fiction. Cela m'a demandé un temps d'adaptation : Dufaux a choisi un positionnement du curseur inhabituel, une fiction dans un monde de fiction, mais avec des éléments historiques travestis tout en restant identifiables. Cela me rappelle ce qu'il avait tenté avec Napoléon dans sa série Double Masque, où à mi-chemin il avait décidé de diminuer la dose de fiction pour se rapprocher plus de la réalité historique.

      Avec le recul des tomes suivants, il apparaît que coloriste et dessinateur ont investi du temps dans la coordination de ce qu'ils apportent respectivement, Jean-Jacques Chagnaud prenant en charge une part significative de la narration visuelle, comme cela peut se pratiquer dans certains comics ou dans les BD en couleur directe.

      Chaîne de production : entre 2007 et 2015, Philippe Xavier a réalisé 12 albums (8 pour Croisade, 4 pour Conquistador) tous écrits par Dufaux, un sacré rythme.

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