La place de l’encre, c’est sur du papier, pas dans des veines.
Ce tome fait suite à Danthrakon - vol. 01/3: Le Grimoire Glouton (2019). Il s’agit d’une trilogie dont les trois tomes forment une histoire complète. La première parution date de 2020. Il a été réalisé par Christophe Arleston pour le scénario, Olivier Boiscommun pour les dessins et Claude Guth pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre pages de bande dessinée.
Depuis mille ans, le Danthrakon, le plus redoutable des grimoires de magie, a servi nombre de sorciers puissants et redoutés. Et il a parfois été à l’origine de catastrophes, y compris pour ses propriétaires. Mais aujourd’hui, dans la bibliothèque du mage Waïwo à Kompiam, la lourde reliure de cuir ne contient plus qu’un ensemble de pages blanches et inutiles. Les serviteurs sont en train de faire le ménage dans la grande salle, passant le balai, ramassant les rouleaux de parchemin éparpillés. L’un d’eux s’étonne de voir que maître Waïwo conserve un livre sans rien dedans. Un autre répond que c’est le grimoire qui a tout déclenché. Le cuisinier Rumbopöh se tient dans l’embrasure de la porte et demande si quelqu’un saurait lui dire si le maître rentre dîner ce soir. Et où sont passés ses élèves ? Une bonne à tout faire répond qu’il est sur le port avec le marmiton Nuwan qui a pris une flèche dans le dos, avant de se transformer en monstre. Même que l’inquisiteur Amutu a essayé de les arrêter, mais ils se sont enfuis en bateau, poursuivis par des mages volants.
Au large de la cité, un trio maussade regagne la côte avec dignité. Enfin, plus ou moins. Dans son fauteuil volant ailé, le major estime que le vent a joué contre eux. Ygnès sur son balai ajoute qu’un enchantement aidait certainement à la propulsion du navire, et que Waïwo aurait certainement pu les rattraper. Ce dernier répond que son tapis volant a des jolies pointes de vitesse, mais il se décharge rapidement. En cas de panne au-dessus de la terre, on descend et on continue à pied. Sur l’eau, ça ne s’improvise pas, et en plus le plus sûr était le balai. La sorcière rétorque qu’elle n’avait aucune intention de se retrouver seule face à un garçon possédé par le Danthrakon. Elle n’avait jamais vu s’exprimer une telle puissance brute. Ce qu’ils ont vécu sur le port était impensable. Ils rentrent donc au palais abritant la Chambre des arts occultes, où se tient une assemblée exceptionnelle sous la présidence de l’inquisiteur Amutu. Intervenant au pupitre, ce dernier accueille les trois mages avec froideur. L’assemblée les a observés dans l’éther : ils ont échoué. Le conseil va déterminer le degré de responsabilité de Waïwo dans cette affaire, et décider des sanctions appropriées. Le Danthrakon doit être retrouvé et la menace que constitue le garçon, éliminée. Au large, plus rapide qu’un balai, un tapis ou un fauteuil, le catamaran géant du duc Funkre d’Arpiome fend fièrement les flots de la mer intérieure. À son bord, Lerëh s’est débarrassée de sa robe déchiquetée, pour une tenue plus adaptée à l’action. Garman entre dans la pièce pour l’informer que Nuwan est en train de se réveiller. Par contre, le duc n’arrête pas de faire des trucs bizarres. Il demande à Lerëh si c’est vraiment son père.
Le premier tome avait emmené le lecteur dans une aventure échevelée, avec des sorts magiques, un grimoire redoutable, dans un monde de Fantasy très étoffé, suscitant une envie irrépressible de découvrir ce qui se passe après. Très prévenant, le scénariste rappelle dans les dialogues du début, les tenants et les aboutissants de la situation, de manière que le lecteur puisse se replonger dans l’intrigue sans avoir besoin de réviser. Les dessins transportent le lecteur dans ce monde avec un effet instantané. Comme dans le tome un, il ne ménage pas sa peine. Dès la première page, le lecteur a le droit à une case de la largeur de la page occupant le tier supérieur de la hauteur : une vue très impressionnante de la grande salle d’études du palais de maître Waïwo, avec sa coupole de verre fracassée, ses deux galeries circulaires aux bibliothèques fracassées, les draperies déchirées et pendantes, les nombreux débris épars et deux serviteurs en livrée en train de balayer, de ramasser et de ranger. À intervalle régulier, l’artiste compose ainsi une image d’une taille plus grande que les autres et offrant un spectacle qui vaut la peine de ralentir sa lecture pour y consacrer plus de temps : les tentacules du calamar gigantesque s’emparant du catamaran géant, la toile d’araignée servant de commandes pour diriger la mygatule, la découverte du palais de Lyreleï de Sphate, l’attaque de la mygatule sur les sujets de Lyreleï de Sphate, l’eau magnifique du splendide lac au pied du palais, etc.
En feuilletant le tome après l’avoir terminé, le lecteur constate que l’artiste ne réalise pas de dessin en pleine page ou même en demi-page : le spectacle se trouve dans les cases évoquées ci-dessus, et aussi dans les séquences elles-mêmes. Le vol des trois mages au-dessus de la mer intérieure offre un horizon s’étendant à perte de vue, une narration au premier degré permettant d’apprécier ce retour de poursuite infructueuse, mais aussi de sourire devant les modes de transport (fauteuil, tapis, balai) et l’apparence de ces trois mages. Le lecteur retient tout autant son souffle lors de la séquence du jugement : un plan de prises de vue remarquable, qui sait tirer profit des différents intervenants, varier entre les cadrages et les angles de vue pour une scène très dynamique, à l’opposée d’une simple alternance de champ et contrechamp. La séquence avec l’attaque des sirènes s’avère tout aussi prenante par sa mise en scène vivante, faisant bien ressortir leur nombre, et l’avantage que leur procure leur mobilité dans l’eau. La mise en couleurs a conservé toute sa séduction avec des teintes acidulées, et des compositions spécifiques assez originales pour chaque séquence, par exemple le ciel rose lors de l’attaque des sirènes. Les personnages s’avèrent être tout aussi travaillés : dans leur apparence, dans leur tenue vestimentaire, dans les expressions de visage et les postures. Le lecteur éprouve un sentiment d’empathie spontané, même envers les méchants. Il peut être un instant surpris par le choix de représenter Lyreleï avec sa poitrine dénudée tout du long, mais c’est cohérent avec son mode de vie et l’environnement de son palais.
Il s’avère impossible de résister à l’entrain des personnages, à certains états d’esprit, ou encore à un humour visuel discret. Lyreleï attire tout de suite la sympathie avec ses attitudes de personne très compétente du haut de l’expérience d’une vie de sept-cents ans. Les mimiques involontaires de Didore trahissent sa vanité, sa lâcheté et sa fourberie, et d’ailleurs le duc Funkre d’Aplemont lui fait observer que ces qualités en font un sycophante parfait. Afin d’accomplir ses forfaits, maître Waiwo revêt un loup, ce qui ne masque en rien son identité du fait de la morphologie de sa tête, un humour visuel savoureux. Un passage où dessins et voix du narrateur se complètent à merveille, ce dernier indiquant : Au même instant, à Kompiam, l’ombre mystérieuse qui depuis plusieurs jours pille les précieux artefacts des autres mages, s’apprête à tomber le masque. Oui, bien sûr, on sait que c’est Waïwo, et le narrateur brise le quatrième mur en s’adressant au lecteur et lui indiquant qu’il raconte comme il veut. Il développe quelques remarques sarcastiques qui font mouche, par exemple : Il est rare que la chambre des arts occultes parvienne à des décisions rapides… sauf quand il s’agit de dépouiller un collègue, bien entendu. Les dialogues apportent à chaque fois une touche de la personnalité de celui qui les prononce, ne pouvant ainsi pas être interchangeables d’un protagoniste à l’autre.
Le Danthrakon continue de posséder Nuwan, simple marmiton, et de déchaîner la convoitise des uns et des autres. L’aventure emmène le lecteur dans plusieurs endroits pour des vues à couper le souffle. Le scénariste joue habilement avec les contes et légendes effectuant des emprunts qu’il personnalise (les sirènes carnivores, le tapis volant magique, le calamar géant de 20.000 lieues sous les mers, la belle au bois dormant), ou qu’il cite au passage (les bottes de sept lieues). Les jeunes gens, Nuwan, Lerëh, Garman et Tinpüz, se sont lancés dans une fuite en avant, se retrouvant à la merci des individus qui les prennent en charge, et qui ont tous une idée bien précise de comment ils vont mettre à profit cette aubaine, voire les exploiter. Ces profiteurs disposent d’une histoire personnelle qui les rattache soit à la magie en général, soit au Danthrakon en particulier, et un objectif qui leur est propre. S’il prend un peu de recul, le lecteur se rend compte qu’un sourire s’est installé sur son visage, sourire d’aise et de contentement pour ces aventures débridées hautes en couleurs et fantastiques. Il fait également le constat que ces jeunes gens passent par la phase d’entrée dans la vie adulte, avec leurs talents (une lecture métaphorique possible pour le Danthrakon) et des adultes qui cherchent à les instrumentaliser pour les exploiter au mieux. Lerëh se retrouve également à subir de plein fouet les conséquences des choix de vie de ses parents, de leurs actions, des circonstances de sa conception, de leurs propres capacités, de leur égoïsme.
Olivier Boiscommun réalise des pages splendides qui transportent le lecteur dans un monde de Fantasy bien réalisé, accueillant et merveilleux à souhait, avec une mise en couleurs lumineuse des plus agréable. Le scénario combine une intrigue prenante sur la base d’une dynamique de course-poursuite, avec des personnages sympathiques, et de la magie. Les thèmes sous-jacents parlent aussi bien au jeune lecteur qu’à l’adulte, la prise d’autonomie dans le monde des adultes pas toujours animés des meilleures intentions.
Je trouve que les deux premières planches démontrent un sens de la perspective consommé. Surtout la première. D'ailleurs, tu en parles toi aussi : "une vue très impressionnante de la grande salle d’études du palais de maître Waïwo, avec sa coupole de verre fracassée". Mais en dehors de cela, je ne parviens toujours pas à me faire au trait de Boiscommun.
RépondreSupprimer"Très prévenant, le scénariste rappelle dans les dialogues du début, les tenants et les aboutissants de la situation" - Je reconnais que je suis très friand de ce type de démarche, surtout lorsque le temps s'écoule entre la parution ou la lecture de deux tomes. C'est malheureusement assez rare, en fin de compte ; je suppose que cela est dû aux limitations du nombre de planches.
"La mise en couleurs a conservé toute sa séduction avec des teintes acidulées" - Tout à fait d'accord, je la trouve très réussie, enfin ; de ce que j'en vois. Les bleus sont doux et les verts sont exquis.
À la lecture de ton article, j'ai bien l'impression que tu es davantage admiratif des dessins de Boiscommun que du scénario d'Arleston.
J'ai entamé la lecture de cette série par complétisme : j'avais envie de lire le tome 2 de la série dérivée Les maléfices du Danthrakon, intitulé Succès Damné (qui s'est avéré excellent).
SupprimerDu coup, j'ai abordé la lecture de cette trilogie initiale avec, il est vrai, un état d'esprit un peu condescendant. Je n'avais pas accroché aux quelques tomes de Lanfeust de Troy que j'avais pu lire il y a de cela une quinzaine d'années. C'était aussi l'occasion d'intégrer une bande dessinée de Christophe Arleston sur mon blog. Enfin, j'avais bien aimé les planches d'Olivier Boiscommun à l'occasion de sa collaboration avec Alejandro Jodorowsky pour leur hommage au mime Marceau : Pietrolino.
https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2021/07/pietrolino-integrale.html
A la lecture du présent tome, une de tes réflexions m'est revenue à l'esprit sur la construction linéaire de l'intrigue, une forme que l'on pourrait caricaturer par : Il arrive cet événement, puis cet événement, puis un autre, comme si le héros réagissait à un rebondissement après l'autre qui s'enchaînent mécaniquement. En réalité, la structure du récit est plus sophistiquée que ça, avec un environnement bien conçu (les différentes formes de magie et les différentes races par exemple). Tout ceci fait que l'écriture d'Arleston pour cette série suscite en moi un engouement tempéré. J'apprécie plus l'entrain de la narration visuelle, même si elle est teinté de spécifications destinées à un public d'enfants ou de jeunes adolescents.
Les rappels en cours de série : mon avis sur le sujet est issu des comics de superhéros où les responsables éditoriaux ont plutôt opté pour un court texte en préambule que de manger sur les 20 pages de comics. Pour autant ces rappels peuvent être plus élaborés, quand le personnage fait le point de ce qu'il sait avec son point de vue qui permet au lecteur de de se faire une idée sur la manière dont le personnage interprète les événements.