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vendredi 28 août 2020

Jessica Blandy - tome 14 - Cuba !

C'est une fouineuse.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 13 : Lettre à Jessica (1997) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1998, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 5 - Magnum Jessica Blandy intégrale T5 qui contient les tomes 14 à 17.

Un américain a arrêté sa voiture sur le Malecón, une promenade en front de mer de huit kilomètres de long au nord de La Havane. Ruiz Mendin (34 ans) est sorti de sa voiture et attend en regardant la mer : il a rendez-vous avec Jessica Blandy. Il se retourne en entendant un pas derrière lui. Il s'agit d'un enfant dans un habit militaire, peut-être un cadet de l'école militaire. L'enfant tient une boîte devant lui et s'arrête devant Mendin en lui demandant s'il attend bien une américaine, une femme blanche. La réponse étant positive, l'enfant prend le revolver dans la boîte et abat Mendin de 2 coups tirés à bout portant dans la poitrine. Jessica Blandy appelle son contact pour l'informer de l'absence de Ruiz Mendin au rendez-vous. Son contact lui explique ce qui est arrivé et lui dit d'appeler Antonio à la Laguna de Leche, près de Sagula, celui-ci lui donnera de nouvelles instructions. Jessica Blandy se rend sur le bateau de pêche qu'on lui a indiqué : elle y trouve le cadavre de son contact. Elle n'a plus qu'à attendre et à espérer que le réseau Hannah parviendra à la joindre autrement. À Cuba, une réunion présidée par un officiel cubain prénommé Santos se déroule en présence de responsables cubains et américains. Santos explique que le colonel Rosario, ayant fait partie d'un lobby anticastriste, doit être libéré dans les jours à venir. Il a demandé l'asile politique à l'ambassade de Bolivie. Il doit la rejoindre dans une voiture officielle en passant par le Malecón. Un attentat a été organisé pour l'abattre dans la voiture, quand elle sera prise dans la foule sans pouvoir avancer. Le tueur pourra s'échapper sans difficulté.

Dans un autre quartier de Cuba, Jessica Blandy se présente à l'entrée d'un immeuble : elle vient voir un dénommé Ortiz. Après avoir montré patte blanche devant Mamita (un jeune garçon), elle est reçue par Ortiz qui ne l'imaginait pas comme ça, il pensait qu'elle aurait été plus moche. Elle lui répond du tac au tac qu'elle pensait qu'il aurait été plus mince. Les deux sourient. Au cours de la réunion des officiels, Santos mentionne la présence de Jessica Blandy et le risque qu'elle représente. Concomitamment Jessica Blandy explique qu'elle a été mise au courant de la défection du colonel Rosario, par l'écrivain Cabron Salute qui avait été incarcéré pendant deux mois dans la même prison. Le colonel Rosario avait organisé un attentat contre Fidel Castro, grâce au financement d'un lobby anticastriste basé à Miami. Actuellement, le colonel Rosario séjourne dans une résidence surveillée où les américains ne peuvent rien tenter. Haydée, la prostituée engagée pour divertir le colonel Rosario, sort de ses appartements et va piquer une tête dans la mer, sous le regard envieux de soldats. Quand elle sort de l'eau, elle retrouve leurs deux cadavres.


Changement de décor pour Jessica Blandy qui quitte les États-Unis pour une mission à Cuba, alors sous la présidence de Fidel Castro (1926-2016) dirigeant de la République de Cuba, pendant 49 ans, d'abord en tant que Premier ministre (de 1959 à 1976), puis comme président du Conseil d'État et président du Conseil des ministres de 1976 à 2008. Jean Dufaux a concocté une histoire utilisant les conventions du genre espionnage, Jessica Blandy s'y retrouvant impliquée comme journaliste. Il est donc question de prisonnier dont la libération risque de gêner du monde, d'intérêts officieux voire occultes des États-Unis à Cuba, de réseau de résistants (le réseau Hannah), d'assassinats pour éliminer les gêneurs, avec un tueur professionnel. S'il le souhaite, le lecteur peut considérer le récit sous l'angle initial de la série : les comportements criminels relevant d'une pathologie psychiatrique. Il est confronté aux actes meurtriers d'un enfant, sans explication, supposant qu'il a été embrigadé et qu'il se conduit comme un bon soldat avec un extraordinaire contrôle de lui-même. Il y a également l'assassin professionnel, aussi compétent que dépourvu de toute empathie pour ses contrats, et très chatouilleux quand on critique ses compétences. Il y en a un autre qui fait aussi froid dans le dos que l'enfant : Santos, la soixantaine. Il semble dépourvu d'émotions, uniquement focalisé sur les objectifs à atteindre et les stratégies à mettre en œuvre, plus froid que l'assassin professionnel.

Le changement de lieu est également l'occasion de pouvoir apprécier la manière dont Renaud décrit Cuba. Au fil des tomes précédents, le lecteur a appris à voir le soin apporté par l'artiste pour représenter les environnements. Tout commence donc sur un tronçon large du Malecón, et une belle vue dégagée sur une mer émeraude. Par la suite, le lecteur se dit qu'il prendrait bien un verre au restaurant sur pilotis où se trouve Jessica Blandy. Il ferait bien un tour sur le bateau de pêche même s'il est bien attaqué par la rouille. Il regarde les colonnes du bâtiment officiel à La Havane, cité surnommée la ville aux mille colonnes. Il éprouve l'impression de lever la tête pour regarder la cage d'escalier de l'immeuble où se trouve Ortiz, avec des vitraux au pallier. Il aimerait bien séjourner dans la belle demeure servant de résidence surveillée (mais pas en temps que détenu) au bord de la mer dont il a un aperçu vu du ciel, puis sur la plage privée aux côtés de Haydée alors qu'elle va se baigner, et enfin de la magnifique architecture intérieure quand Jessica Blandy finit par y pénétrer pour rencontrer le colonel Rosario. Renaud représente également plusieurs rues de La Havane, avec sa précision descriptive habituelle et son souci du détail réaliste, que ce soit pour attendre le bus dans un quartier populaire, ou pour aller prendre un verre dans un bar en sous-sol.



Le plaisir de la lecture ne se limite pas à la possibilité de voir des sites bien représentés, au fur et à mesure du déroulement du récit. La mise en scène de Renaud est toujours aussi évidente et naturaliste, rendant chaque scène plausible. Le lecteur est pris par surprise par la mort du contact de Blandy dans la première page, dans un environnement ensoleillé. Il regarde ensuite les cubains en train de prendre tranquillement un verre pendant qu'elle téléphone au comptoir. La description du déroulement de l'assassinat dans la voiture montre la foule, ainsi que le tueur s'avançant et tirant rendant le plan concret et réaliste. Planche 13, le lecteur sent une petite goutte de sueur perler en revoyant l'enfant avec sa boîte : d'abord de dos en short et teeshirt (il ne peut pas savoir que c'est lui), puis en plan poitrine avec son regard fixe et juste le dessus de la boîte fermée, en écho à celle de la première planche, une belle narration visuelle en sous-entendu. Il sourit en voyant un vieux pick-up remonter une rue en escalier (des marches de petite hauteur et très longues) puis dévaler une rue pavée étroite. Il observe la brève discussion entre deux membres du réseau Hannah en plan fixe à un arrêt de bus, la prise de vue se faisant depuis le trottoir d'en face. Il mesure la justesse du jeu des acteurs quand un autre membre du réseau assis tient en joue le tueur professionnel debout en face de lui sans défense et qu'il prend conscience qu'il n'a pas le sang-froid nécessaire pour l'abattre. Un peu honteusement, il sourit quand Jessica est obligée de se déshabiller pour qu'un employé de madame Lucia (responsable d'un groupe de prostituées) tâte la marchandise pour en vérifier la qualité.

Le récit de Jean Dufaux est un peu lié à la situation politique de cuba et à son histoire, plus à ses sites en tant que décors. Le scénario n'est donc pas générique : l'environnement a une incidence réelle sur le déroulement de l'intrigue. Jessica Blandy se retrouve instrumentalisée au sein d'une opération de grande envergure qu'elle ne découvre que progressivement. Comme d'habitude, elle ne joue pas le rôle de l'héroïne dont l'enquête va permettre de résoudre une situation conflictuelle ou un crime. Elle participe aux événements, sans être forcément l'élément moteur ou la sauveuse. Le lecteur a également à l'esprit que les aventures de Jessica Blandy sont des drames, et les auteurs ne le détrompent pas avec ce récit. Les actions des protagonistes et leur sort sont dictés par le système dans lequel ils évoluent, par leurs convictions et leur culture. L'Histoire a porté un jugement sur le régime castriste (mais aussi sur celui qui l'a précédé) apportant une valeur morale au rôle des uns et des autres dans cette histoire. D'un autre côté, le lecteur voit des adultes en train d'agir avec des moyens allant jusqu'à donner la mort dans les deux camps, pour des enjeux pas si simples dans un contexte complexe. À la fin, il se rend compte qu'il peut éprouver de l'empathie et même de la compassion pour chacun d'eux, ne voyant pas d'alternative simple et propre à leurs agissements.

A priori, le lecteur n'est pas forcément enthousiasmé à l'idée de plonger dans un thriller se déroulant à Cuba, mais ne se confrontant pas directement à Fidel Castro, à sa politique, à son régime, à ce qu'il a apporté au peuple cubain, à l'exemple qu'il a pu donner de résistance à l'hégémonie américaine. Rapidement, il retrouve ses marques dans la narration visuelle impeccable de Renaud, acceptant cette mission un peu particulière de Jessica Blandy souhaitant interviewer un anticastriste avant qu'il ne disparaisse, volontairement ou non. Au-delà de l'intrigue, il se retrouve pris au piège d'un système et d'un historique comme les protagonistes.





samedi 22 août 2020

Les Damnés de la Commune T02: Ceux qui n'étaient rien

Les hommes qui vous servivont le mieux

Ce tome est le second d'une histoire complète en 3 tomes. Il fait suite à Les Damnés de la Commune 01: À la recherche de Lavalette T01 (2017) qu'il faut avoir lu avant. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par Raphaël Meyssan. C'est une bande dessinée en noir & blanc, qui compte 132 planches, construites en 7 chapitres. Il se termine avec une double page consacrée aux principaux lieux de la Commune parisienne, évoqués dans le présent tome : Courbevoie, Neuilly, Asnières, Porte Maillot, Place de la Concorde, Place Vendôme, Hôtel de Ville, Fort d'Issy, Champ de Mars, Versailles, Rueil et le Fort du Mont Valérien. Suit une autre double page consacrée aux autres Communes : la Commune de Limoges (4 avril 1871), la Commune de Narbonne (24 au 31 mars 1871), la Commune de Toulouse (25 au 27 mars 1871), la Commune du Creusot (26 au 28 mars 1871), la Commune de Lyon (du 05 au 15 septembre 1870, puis du 23 au 25 mars 1871), la Commune de Saint Étienne (du 24 au 28 mars 1871), la Commune de Marseille (le premier novembre 1870, puis du 23 mars au 04 avril 1871). Le tome se termine avec 2 pages en petits caractères listant les références pour chacun des 7 chapitres.

L'auteur a gravi les marches de la Butte Montmartre afin de voir l'armée fraterniser avec le Peuple de Paris. À ses côtés, les touristes n'ont d'yeux que pour la basilique du Sacré Cœur, sans chercher à imaginer le lieu un siècle et demi plutôt, avant qu'elle n'ait été construite. L'auteur imagine le peuple français à s'agiter de toutes parts, à investir l'Hôtel de Ville, les administrations, les ministères, tandis que l'ancien monde décampe à Versailles, en ce samedi 18 mars 1871. Avec le recul des décennies passées, il sait que cette période insurrectionnelle ne durera que 72 jours, et que tout sera fini le 28 mai 1871, à l'issue de la semaine sanglante. Le 19 mars 1871, l'insurrection a triomphé. Victorine B. a enterré son enfant il y a cinq jours et elle vit cloîtrée dans son appartement. En entendant les nouvelles criées par les marchands de journaux, elle décide d'aller voir par elle-même dans la rue avec son mari. Ils passent par la place de l'Hôtel de Ville et constatent que les vendeurs de journaux ont dit vrai : le Comité Central est réuni. Charles Lavalette est sorti de son appartement de Belleville pour siéger avec le Comité Central de la garde nationale. La première décision du Comité est de rendre le pouvoir, d'organiser des élections.

Paris s'apprête à prendre un nouveau cap : celui d'une grande et belle révolution, bâtie non sur la violence mais sur les élections. En se promenant, Victorine se demande comment le nouveau gouvernement de Paris va pouvoir conserver le territoire conquis. Finalement l'auteur retrouve des notes prises par Lissagaray, un journaliste communard. Les débats portent sur la nécessité de rendre démocratiquement le pouvoir aux parisiens, de réaliser une grande révolution pacifique, de ne pas marcher sur Versailles, de ne pas imposer la démarche à la province qui n'a qu'à se prendre en main. À Londres, Karl Marx écrit son analyse le 30 mai 1871 : le Comité Central aurait dû marcher sur Versailles pour éliminer le gouvernement de l'ancien monde. Plus tard, Friedrich Engels estime que le parti victorieux doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires, s'il ne veut pas avoir combattu en vain. Des années plus tard, Léon Trotski reprend l'analyse de Marx pour justifier la Terreur rouge qu'il applique en Russie. Vladimir Ilitch Lénine estime que le rôle de la dictature des soviets est d'user de la violence organisée pour combattre la contre-révolution. L'auteur se prend à rêver d'un autre déroulement de la Commune de Paris, avec les communards écrasant Versailles et se débarrassant de Thiers et de ses généraux. Clac !

Le premier tome avait fait une forte impression : une véritable bande dessinée, entremêlant la vie d'une femme du peuple (Victorine B.), l'enquête sur l'histoire personnelle d'un membre du Comité central de la Garde Nationale (Gilbert Lavalette), et les événements qui conduisent à la création de la Commune de Paris, sous une forme postmoderne (c’est-à-dire l'utilisation de gravures d'époque pour composer des planches de BD). Le lecteur n'a aucun doute sur la qualité du deuxième tome. Raphaël Meyssan utilise la même technique de collage pour aboutir à une narration visuelle sous forme de bande dessinée. Dès l'illustration en pleine page choisie pour la première planche, le lecteur est frappé par la qualité du dessin, ou plutôt de la gravure. Il s'agit d'une vue globale de Montmartre avec les escaliers entourés de jardins et la Basilique dominant le paysage. Pour un lecteur contemporain, il est même difficile de croire à un tel niveau de détails : chaque marche soigneusement tracée, la centaine de petits personnages en train de se promener, le réalisme quasi photographique de l'architecture de la basilique, la texture du feuillage des arbres, et même la trajectoire des jets d'eau en premier plan. Tout du long de ce deuxième tome, le lecteur peut ainsi contempler et admirer de magnifiques vues de Paris, et de quelques endroits de banlieue : la façade de l'Hôtel de Ville de Paris et son parvis, une vue du ciel de Paris dans une gravure en double page, le foyer de l'Opéra Royal de Versailles, la place Vendôme et sa colonne, le hall de l'Hôtel de Ville de Paris, l'entrée du passage Jouffroy boulevard Montmartre, des vues aériennes bluffantes de Lyon, du Creusot, de Saint Étienne, de Marseille, Notre Dame de la Garde à Marseille, une vue du ciel de la place de la Concorde allant jusqu'à l'église de la Madeleine, etc. Le lecteur amoureux de Paris se délecte en identifiant chaque endroit représenté avec une minutie et une exactitude épatantes.

Comme dans le premier tome, Raphaël Meyssan sait compenser la problématique de la représentation des personnages principaux. À l'évidence, l'utilisation de gravures d'époque ne permet pas d'avoir une apparence spécifique et continue pour les 2 personnages principaux. L'artiste s'en tire très bien en compensant cette contrainte par des indications dans les cellules de texte, et en citant les écrits des personnages : le lecteur assimile ce qu'il voit dans la case, soit à la vision du personnage qui raconte, soit à sa silhouette. Même s'il ne peut pas à proprement parler mettre un visage sur un nom (celui de Charles Lavalette, ou celui de Victorine), le lecteur se rend compte qu'il s'agit de personnages bien présents à son esprit, avec une réelle consistance, ne serait-ce que par leur histoire personnelle. Comme dans le premier tome, il constate régulièrement la maîtrise de l'auteur des techniques de bande dessinée. Il y a donc des dessins en pleine page ou en double page. La majeure partie des pages est construite sur la base de cases disposées en bande. En fonction de la séquence, l'artiste peut construire une page sur la base de cases de la largeur de la page, pour ouvrir l'horizon. Il utilise également à bon escient les cases de la hauteur de la page, par exemple en page 33, exercice plus délicat que les cases de la largeur de la page. Il peut aussi utiliser une case sans bordure, comme pour le rappel du corbeau en page 15, déjà présent sur un toit en page 7. Toujours en page 15, il coupe en deux les cases supérieures pour simuler le coupage de la tête des personnes représentées en plan poitrine. Page 73, il fait littéralement voler une case en éclats, en la découpant et en dispersant les morceaux, pour montrer l'impact destructeur des tirs de canons depuis le fort du Mont Valérien. Le lecteur n'éprouve jamais la sensation d'une suite de gravures posées avec application en bande, l'artiste sachant jouer avec les dispositions pour accompagner la nature de chaque séquence, sans en abuser, sans que cela devienne un truc systématique.

Le récit commence le 18 mars 1871, date retenue comme étant le début de la Commune par sa proclamation à l'Hôtel de Ville. Il se termine le 9 mai 1871 à la fin de la bataille du Fort d'Issy, peu de temps avant la Semaine Sanglante (du 21 au 28/05/71). Tout du long, le lecteur croise des figures historiques comme Adolphe Thiers (1797-1877), Jules Ferry (1832-1893), Victor Hugo (1802-1885), Victor Schoelcher (1804-1893), Auguste Blanqui (1805-1881), Gustave Flourens (1838-1871), Louise Michel (1830-1905), … Le lecteur suit les déplacements de Victorine dans Paris, et son engagement d'abord pour tenir une table ouverte pour nourrir les affamés, puis comme ambulancière dans un bataillon affecté du côté de Neuilly. Il suit également Charles Lavalette dans ses engagements, d'abord au Comité Central puis dans l'armée. L'auteur fait œuvre de donner une image globale de la Commune de Paris, et il utilise sa liberté pour introduire d'autres personnages, permettant d'élargir l'angle de vue, pour la Commune de Marseille, ou pour la bataille du Fort d'Issy. Il aborde également la Commune sous différents angles : l'ambiance d'une révolution pacifique, la volonté de ne pas garder le pouvoir et de le rendre au peuple par des élections très rapides, le refus d'aller exterminer le gouvernement d'Adolphe Thiers, des pensions pour les blessés de guerre, les veuves et les orphelins, l'ouverture de la citoyenneté aux résidents étrangers, la réquisition des ateliers abandonnés par leurs propriétaires et confiés aux ouvriers, une plus grande implication des femmes dans la vie sociale et militaire. La narration de Raphaël Meyssan donne une sensation de légèreté malgré des cellules de texte nombreuses sur la majeure partie des pages, grâce à des images spectaculaires, et par l'inclusion de discrètes touches d'humour, souvent un peu décalées, ou des rapprochements inattendus comme l'avis de Philip Sheridan (1831-1888), sur la Commune, le général américain qui avait déclaré qu'un bon indien est un indien mort.

Ce deuxième tome est aussi épatant que le premier. La verve et l'inventivité visuelles de l'auteur ne faiblissent pas, donnant la sensation de lire une véritable bande dessinée, et pas juste un collage académique de gravures récupérées de ci de là. L'histoire de la Commune est racontée dans le détail, avec un souci de donner également une vision globale, et un ancrage à l'échelle humaine (grâce à Victorine, et un peu à Lavalette). Féru d'Histoire ou allergique à l'Histoire, le lecteur plonge dans une reconstitution passionnante, donnant à voir un mouvement populaire extraordinaire.


dimanche 16 août 2020

Caroline Baldwin T17: Narco tango

 Et qu'appelez-vous des dossiers sensibles ? Compromettants pour votre société ?


 Ce tome fait suite à Caroline Baldwin, Tome 16 : La conjuration de bohème (2012) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 2017. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Cette aventure comprend 46 planches.

Au temps présent, Caroline Baldwin se promène dans les allées du parc Lafontaine à Montréal Elle s'assoit sur un banc, pose son sac à ses côtés. Elle en sort une paire de chaussures avec talon, et elle enlève les tennis plats qu'elle avait au pied, pour chausser les autres. Un homme s'approche d'elle et lui tend la main : ils dansent le tango dans l'allée, alors que les papillons volettent autour d'eux. Un mois plutôt, Caroline Baldwin se trouve dans une grande salle de réunion de Wilson Investigations, avec son patron et un dénommé Hubert qui représente l'entreprise Pharmaplano. Il explique la situation de de son entreprise, une des 10 plus importantes au niveau mondial dans le secteur du médicament. Un de leurs chercheurs, Juan Zalamea, n'a plus donné signe de vie depuis plus de quinze jours. L'entreprise le soupçonne d'être passé à la concurrence, en emportant avec lui les résultats de recherches expérimentales sur un nouveau principe actif. Hubert souhaite confier l'affaire à une société de détectives privés, plutôt qu'à la police pour ne pas alerter les actionnaires. Le parton de Wilson Investigations remet le dossier personnel de Juan Zalamea à Caroline Baldwin, ainsi qu'un double des clés de son appartement de fonction sur le plateau Mont-Royal.

Caroline Baldwin se rend à l'appartement de fonction. En poussant la porte, elle entend un bruit. Elle monte à l'étage avec précaution, son pistolet à la main. Elle découvre que c'est un chat qui a fait le bruit. Une fenêtre a été cassée : des personnes sont entrées par effraction et ont fouillé l'appartement avant elle. Elle décide de placer deux capteurs espions dans l'appartement au cas où quelqu'un déciderait de revenir. Le lendemain, elle se rend dans les locaux de Pharmaplano pour discuter avec les employés. Elle engage la conversation avec Susan, une laborantine qui a travaillé avec Juan Zalamea. Celle-ci ne sait rien de particulier, et leur conversation est interrompue par l'arrivée d'Hubert. Caroline Baldwin a juste le temps de poser une dernière question concernant les cours de tango de Juan Zalamea : Susan confirme qu'il en prenait toutes les semaines et qu'il s'entraînait tous les midis dans les allées du parc Lafontaine.


Au début des années 2010, André Taymans travaille sur d'autres projets que la série Caroline Baldwin : la participation à un clip pour le groupe Feel The Noizz (avec l'actrice Cendrine Ketels), un projet d'adaptation en film d'une histoire originale de Caroline Baldwin (avec l'actrice Caroline Weyers). Il décide également de quitter l'éditeur Casterman pour lequel la série n'est plus une priorité, et lui faut du temps pour récupérer les droits sur les 16 premiers albums, ce qui explique le délai de 5 ans entre le tome 16 et le tome 17, ainsi que le changement d'éditeur. Ce n'est pas un recommencement pour Caroline Baldwin, mais c'est un peu un nouveau départ. Le lecteur retrouve plusieurs éléments récurrents de la série. L'histoire se passe au Canada, à Montréal. Caroline Baldwin a toujours son caractère : elle ne se laisse pas intimider par Hubert. Elle ne s'en laisse pas conter par le joli inspecteur Victor Aznar. Elle porte à nouveau sa petite robe noire le temps d'une soirée. Elle retravaille pour Wilson Investigations. En revanche, ni l'inspecteur Phillips, ni l'agent Gary Scott ne sont de la partie, et il n'est pas question de sa séropositivité. Le lecteur retrouve également la fibre touristique de la série, toujours à Montréal. Il peut s'asseoir avec Caroline Baldwin sur un banc du parc Lafontaine, l'accompagner sur un trottoir avec des façades typiques de maison à deux étages avec l'escalier extérieur menant à l'appartement du premier étage, s'asseoir dans un restaurant spacieux, prendre un chocolat chaud dans le café Martin, monter à l'escalier de secours extérieur d'un immeuble en briques. Il ne s'agit donc pas d'un album dans lequel Caroline Baldwin part en randonnée dans la nature, mais d'un album urbain.

André Taymans a choisi de commencer son histoire en fait un mois après le début de l'intrigue proprement dit, la planche 1 se déroulant dans le parc Lafontaine, pour retourner un mois dans le passé dès la planche 2 et aboutir au temps présente de la planche 1 en atteignant la planche 22. C'est un moyen pour faire ressortir l'ambiance ensoleillée agréable du parc et l'entraînement inattendu au tango. Néanmoins cette scène aurait été tout aussi remarquable sans ce préambule. Le scénariste a construit son récit sur la dynamique d'une enquête policière : un homme a disparu et il faut le retrouver. Comme dans les autres tomes de la série, la progression de l'intrigue se fait un mode naturaliste, sans cascade incroyable, ou affrontement physique faisant appel à des combattants experts en arts martiaux. Caroline Baldwin se rend sur les lieux : l'appartement de Juan Zalamea, les locaux de Pharmaplano, ceux de son concurrent, et bien sûr au cours de tango fréquenté par le disparu. Elle parle avec les personnes intéressées : employeur, collègue de travail, et l'inspecteur Victor Aznar. Il n'y a que pour ce dernier que leur rencontre semble un peu téléphonée, une grosse ficelle, mais en fait cette coïncidence n'en est pas une et est expliquée par la suite. L'artiste a conservé une direction d'acteur de type naturaliste. Les personnages ont des morphologies normales, adoptent des postures d'adultes, et des expressions de visage mesurées comme il sied à des adultes. Du coup ça donne plus de conviction aux deux coups portés par Caroline (un coup de pied et un coup de poing) par comparaison. Bien sûr, Caroline Baldwin est toujours aussi élégante et séduisante dans sa petite robe noire.

Le lecteur se laisse donc emmener dans un parc, dans une très grande salle de réunion, content de retrouver une héroïne à laquelle il s'est attaché au fil des albums. Il regrette un peu l'absence des éléments plus personnels de la série, comme sa relation avec Gary Scott, ou la propension de Caroline à broyer du noir et à picoler un peu trop. Sa personnalité ne passe plus que dans la manière dont elle mène ses conversations, ce qui la rend un peu moins particulière. Finalement le lecteur la reconnaît plus dans son gabarit menu, et sa façon de s'habiller que dans ses actes ou ses paroles. Néanmoins, ce n'en est pas au point où elle pourrait être interchangeable avec n'importe qu'elle autre héroïne de polar. Le lecteur se rend vite compte que l'intrigue prime sur les autres dimensions du récit. Il en est un peu surpris car il se souvient qu'une des raisons de la mésentente d'André Taymans avec son précédent responsable éditorial était qu'il avait dû diminuer le degré contemplatif de sa série. Or cette histoire n'a pas grand-chose de contemplatif, les spécificités du tango n'étant pas du tout abordées, seule son origine argentine étant évoquée pour justifier que Juan Zalamea s'y adonne.

Le récit se focalise donc sur la recherche du disparu et le motif de sa disparition. Juan Zalamea est bien retrouvé par Caroline Baldwin, mais de manière presque fortuite, ce qui diminue d'autant l'impact de ce passage et son intérêt. Les motifs de sa disparition sont révélés au cours d'une discussion menée par Caroline Baldwin, générant une forme de satisfaction chez le lecteur de voir le travail de son héroïne ainsi récompensé. L'explication prend le lecteur au dépourvu, André Taymans recourant à un motif appartenant à un autre genre que celui habituel dans la série. D'un côté, l'origine de la drogue n'est pas si impossible que ça, mais de l'autre cela tire un peu le récit vers l'anticipation. Alors que l'ensemble du récit s'inscrit dans un réel très concret et plausible, la culture en sous-sol donne l'impression d'une représentation un peu naïve, à la fois dans l'installation, à la fois dans le faible nombre de personnes impliquées pour une opération d'une telle ampleur. Le lecteur en vient à se demander s'il n'est pas passé dans une autre série, si cette histoire correspond bien aux caractéristiques habituelles de la série Caroline Baldwin. Il sait peut-être que cette histoire était à la base un des deux scénarios écrits par André Taymans et proposés pour en faire un film. Il se demande si cette sensation de décalage par rapport aux albums précédents provient des 5 ans de pause de la série, de l'origine du scénario conçu pour un autre média, ou encore d'une évolution naturelle des goûts et des envies de l'auteur.

Impossible de résister à l'attrait du retour de Caroline Badlwin après 5 ans d'absence. Le lecteur mesure l'attachement qu'il a développé pour ce personnage, et pour les caractéristiques de la narration de son auteur. Il retrouve la fluidité de la narration visuelle, le naturel des personnages, l'attention portée aux décors détaillés et réalistes. Il est possible qu'il ne retrouve pas les autres sensations qu'il a associées avec la série au fil du temps : le caractère pas facile de Caroline Baldwin, sa forme de mélancolie, les moments plus contemplatifs.


samedi 8 août 2020

Il fallait que je vous le dise

Les hommes ne montent jamais sur une table de gynéco.

 Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, un témoignage sur un avortement. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2019. Il a été réalisé par Aude Mermilliod, scénario, dessins, couleurs. Il comporte 155 pages de BD. Il commence par trois strophes extraites de la chanson Non, tu n'as pas de nom, d'Anne Sylvestre. Se trouvent ensuite un avant-propos d'Aude Mermilliod expliquant pourquoi elle a réalisé un tel ouvrage, puis une introduction de Martin Winckler.

À Montréal, en janvier 2017, Aude Memilliod a rendez-vous dans un café, avec le docteur Marc Zaffran, écrivant sous le nom de plume de Martin Winckler. Elle l'attend en sirotant un thé, et en relisant le manuscrit de sa bande dessinée. Il arrive, s'assoit et commande à son tour. Elle lui explique sa démarche : réaliser une bande dessinée sur avortement, projet qu'elle a bâti après avoir lu Le Chœur des femmes (2009) de Martin Winckler. Elle ajoute qu'elle aimerait compléter cette première partie, avec une deuxième retraçant la vie professionnelle du médecin. Il accepte bien volontiers de l'écouter. Pour Aude, l'histoire de son avortement a commencé en 2011, à Bruxelles, quand elle était serveuse dans un bar. Sa journée était fatigante, et elle était contente de rentrer dans son appartement et de retrouver son chat. À cette époque, Aude sort d'une relation suivie de 3 ans avec Jonathan. Elle a entamé une autre relation avec Christophe. Elle se rend compte qu'au quotidien elle a des impulsions qu'elle a du mal à réprimer : envie de tuer une interlocutrice avec une voix insupportable, envie irrépressible d'une tarte à l'oignon suive d'un dégoût prononcé pour le goût de l'oignon, fredonner la Javanaise (1963) de Serge Gainsbourg pendant des semaines. Lucie, sa colocataire, finit par lui demander si elle ne serait pas enceinte. Après la journée de travail du lendemain, Aude se dit qu'il faut effectivement qu'elle fasse un test. Elle passe par la pharmacie en rentrant pour en acheter un et l'utilise dès qu'elle est rentrée : il est positif, ce qui la met hors d'elle sachant qu'elle porte un stérilet. Finalement, elle appelle sa copine Vic, enceinte de 8 mois, et en discute avec elle.

Deuxième partie - Aude Mermilliod finit de raconter son histoire personnelle à Marc Zaffran, en disant qu'elle a lu son livre Le chœur des femmes après coup, et qu'elle souhaite raconter son histoire à lui. Il lui propose d'aller parler en marchant, malgré la neige qui tombe. Tout en marchant, il lui raconte son histoire : son père médecin qui faisait partie d'un réseau pratiquant des IVG clandestines. Il continue : sa première année à la fac de médecine du Mans, sa rencontre avec Caroline, une jeune femme libérée prenant la pilule. En mai 1974, Simone Veil est nommée Ministre de la Santé. Le 29 novembre 1974, elle prononce un discours sur la loi IVG devant l'Assemblée Nationale. Le 17 janvier 1975, la loi est promulguée : il reste à la mettre en œuvre.

Il s'agit donc d'un récit autobiographique en 2 parties : la première (76 pages) est consacrée à Aude Mermilliod et racontée par elle-même, la seconde (62 pages) est consacrée à Marc Zaffran, racontée par lui et dessinée par Aude. Dès la première page, le lecteur est sous le charme des dessins : ils sont très proches de la ligne claire, avec juste quelques rares traits dans les surfaces pour rehausser le pli des vêtements, et parfois l'usage très limité de 2 teintes d'une même nuance dans une surface détourée pour évoquer la luminosité. L'artiste arrondi un peu les visages et les silhouettes, les rendant plus douces, plus agréables à l'œil, plus sympathiques. Elle met en œuvre une approche naturaliste et descriptive, que ce soit pour les tenues vestimentaires, ou le jeu de ses acteurs. Le lecteur suit les différents personnages, comme s'il se tenait à leurs côtés, dans la même pièce. Il se sent le bienvenu en leur présence, assistant à des moments de vie banals, pris sur le vif, parfois invité dans leur intimité (une séance de massage relaxante). Il ne se sent jamais un intrus, plutôt un témoin privilégié qui bénéficie de la confiance que lui portent les personnages, sûrs de son regard bienveillant. Il lui semble partager la vie d'Aude comme un ami intime : sa colère en se découvrant enceinte, son regard préoccupé jusqu'à l'opération, ses sautes d'humeur, sa force de caractère, son assurance face à un mec trop insistant, son abandon en toute confiance lors de la séance de massage. L'autrice met un peu plus de distance dans sa représentation de Marc Zaffran, d'une part parce que ce n'est pas elle, ensuite parce qu'il s'agit plus de ses deux vies professionnelles (médecin & auteur) que de sa vie privée.

Quoi qu'il en soit du sujet abordé, la lecture est des plus agréables, grâce à une forme de prévenance et à un humour discret et naturel, toujours bienveillant. Aude n'hésite pas à se moquer gentiment d'elle-même : sa rage à se laver les dents pour faire disparaître le goût de la tarte aux oignons, sa traversée des phases de déni, de colère, de déprime pour accepter le résultat du test de grossesse, ses bouffées de chaleur, son exaspération face aux copines qui lui disent que ce n'est rien, son énervement face au mec trop insistant, etc. Elle se montre tout aussi habile à faire passer les émotions plus délicates comme les moments de détresse émotionnelle passagers d'Aude, le ressenti lors de l'opération d'avortement, son inquiétude à constater que les saignements continuent plusieurs jours après l'opération, ses ressentis à la lecture du livre de Martin Winckler, l'étonnement de Marc Zaffran face à la franche proposition de Caroline, le calme imposant de Simone Veil face à une assemblée composée uniquement d'hommes, le regard de jugement de la femme à l'accueil orientant vers le tout nouveau service d'IVG, le visage plein de sérieux d'un jeune Marc Zaffran apprenant à pratiquer une IVG, le regard plein de compréhension de l'aide-soignante expliquant à Marc Zaffran, médecin, qu'il y a un temps pour aborder la question de la contraception avec ses patientes, etc.

Le lecteur a parfois du mal à croire à l'élégance de la mise en images pour des scènes délicates. L'opération d'IVG se déroule sur 6 pages : le lecteur ressent les sensations physiques et les émotions d'Aude, sans que les dessins ne deviennent trop graphiques, ou photographiques, ou cliniques, un moment bouleversant. Il en va de même pour les 6 pages consacrées au massage pratiqué par Laëtitia, dépourvu de toute vulgarité, de toute sensation de voyeurisme. Le lecteur est tout aussi transporté dans l'esprit de Marc Zaffran quand il apprend à pratiquer une interruption volontaire de grossesse, en observant un collègue, ou quand il pratique sa première opération, à nouveau sans voyeurisme, sans gros plans techniques. Il le regarde également se mettre à la place d'une femme venant pour l'opération, le médecin s'imaginant ce qu'elle ressent au fur et à mesure du rendez-vous et de l'opération, le lecteur éprouvant ses sensations.


Avec la première partie autobiographique, Aude Memilliod atteint l'objectif qu'elle annonce dans son introduction : évoquer son expérience sans fard et sans dramatisation, sans tabou et sans mettre le lecteur mal à l'aise, avec une narration douce, drôle, grave, précise dans les faits et les émotions. Le lecteur passe ensuite à la deuxième partie en se demandant si elle est bien indispensable. L'autrice fait le lien avec sa propre expérience par la lecture de Le chœur des femmes, un roman, mais aussi une réflexion sur la pratique de la gynécologie et sur la relation soignant-soigné. Le lecteur comprend bien que l'autrice ne pouvait pas envisager son témoignage, en omettant l'expérience de Marc Zaffran, médecin à l'écoute des femmes, ses patientes. Sa vie constitue également un témoignage sur la mise en pratique de la loi de 1975 sur l'interruption volontaire de grossesse, sur la façon d'écouter les patients au lieu de se limiter à appliquer des techniques médicales, sur la question de la transmission de ce savoir acquis de l'expérience, par l'écriture. Dans son introduction, Marc Zaffran se questionne que ce soit lui, un homme, qui rapporte les paroles des femmes, pas tant sur sa légitimité, mais sur la justesse de sa sensibilité. En découvrant sa pratique de la médecine, le lecteur constate que son humilité lui a permis d'écouter, et que son savoir lui vient des femmes qu'il a écoutées : celles en fac de médecine avec lui, Aline (docteure pratiquant l'IVG en hôpital), Yvonne Lagneau, aide-soignante en centre de planification. Cette partie constitue également, par moment, un témoignage historique : le discours de Simone Veil, les jugements de valeurs moraux associés à l'IVG, le besoin d'avoir plus de médecins pratiquant l'IVG, le partage des bonnes pratiques. Cette partie n'est pas un historique de l'IVG : pour cela, l'autrice renvoie à la bande dessinée Le choix (2015) de Désirée et Alain Frappier.

Le lecteur entame cette bande dessinée peut-être un peu intimidé par la pagination, peut-être pas totalement convaincu de la pertinence de la deuxième partie. Il est tout de suite charmé par Aude, en totale empathie avec elle grâce à une narration visuelle élégante et sensible. Il passe dans la foulée à la deuxième partie : elle fait immédiatement sens, à la fois en donnant à voir l'autre côté (la médecine), mais aussi par l'empathie de Marc Zaffran en phase parfaite avec les ressentis d'Aude Mermilliod. Le lecteur aura pu se faire une idée de ce que peut représenter un avortement pour une femme. La lectrice aura pu bénéficier d'un témoignage informatif, ou partager cette expérience.