Ne plus penser est devenu un luxe.
Dans un appartement anonyme d'un immeuble à San Francisco, Gus Bomby est en train d'écrire une lettre à Jessica Blandy, assis à une table. Il raconte ce qui s'est passé quelque part dans une région désertique proche de San Francisco, au premier étage d'un bâtiment industriel désert, l'ancien dépôt du père Jonas. Il prenait un bain à l'étage, et Larry Oldar patientait au rez-de-chaussée. Un groupe de trois tueurs est arrivé. Deux d'entre eux ont criblé Larry Oldar de balles, pendant que le troisième montait s'occuper de Gus Bomby. Ce dernier a réussi à prendre le tueur par surprise et à le tuer. Puis il est descendu pour savoir ce que devenait Larry Oldar et a vu les 2 tueurs accueillir un assassin appelé Konobo qui a tiré une balle dans l'œil droit de Larry. L'espace d'un instant, Gus Bomby a pu voir le visage de Konobo, assassin professionnel dont personne ne connaît l'identité. Bomby remonte rapidement à l'étage et abat un poursuivant. Il parvient à l'escalier extérieur et abat un deuxième poursuivant. Il atteint sa voiture et appuie sur le champignon, réussissant à échapper de justesse à Konobo. La lettre est bien parvenue à Jessica Blandy qui la lit sur une plage. Elle décide d'accepter de contacter Gus Bomby selon les termes de sa lettre et se rend à son bureau. Elle y parvient alors qu'il est encore la proie des flammes. Fort heureusement, Pearl, la secrétaire de Gus Bomby, n'était pas dans les locaux, Gus non plus. Par contre, elle croise l'inspecteur Robby dans la foule : il s'étonne de la voir là, soupçonnant qu'elle sait quelque chose.
Jessica Blandy décide de suivre la seule piste mentionnée dans la lettre de Gus Bomby : se rendre à l'ancien dépôt du père Jonas. Sur place, elle découvre les traces de sang, et se fait surprendre par l'inspecteur Robby lui aussi sur place. Sachant qu'il ne tirera aucune information de Jessica Blandy, il lui explique que Gus Bomby travaillait pour le parrain Perez Oldar et qu'il était chargé d'assurer la protection de son fils Larry, avec les résultats que l'on sait. Dans sa luxueuse villa, Perez Oldar est en train de donner ses consignes à 5 de ses hommes pour qu'ils retrouvent Gus Bomby et l'abattent en ramenant la preuve de sa mort. Puis il se rend chez le parrain Cervino avec d'autres hommes de main et son second Osmond. Ils ont une discussion tendue au cours de laquelle Cervino reconnaît être celui qui a passé un contrat sur Larry Oldar, et qu'il a employé les services de Konodo. Perez Oldar abat lui-même Cervino. Jessica Blandy est en train de jouer au boulingrin quand quelqu'un vient la trouver sur le terrain pour lui dire qu'elle est attendue dans les tribunes. Elle s'y rend et reconnaît Pearl, la secrétaire de Gus Bomby. Elle lui explique que Konobo est aux trousses de Gus Bomby, et qu'il veut se livrer à la police.
Renaud et Jean Dufaux ont produit 24 albums de Jessica Blandy entre 1987 et 2006, ce qui induit la question de se renouveler pour ne pas se répéter, mais aussi sans trahir les fondamentaux de la série. Le lecteur retrouve bien Jessica Blandy quelque part sur la côte ouest des États-Unis, mêlée à une série meurtres. L'entame du récit reprend à la fois le principe d'un texte écrit (par le passé des flux de pensées, ici pour le coup littéralement écrit puisqu'il s'agit d'une lettre de Gus Bomby) et d'une situation déjà en cours. Jean Dufaux remet en scène des personnages semi-récurrents : le détective privé Gus Bomby apparu pour la première fois dans le tome 1, l'inspecteur Robby lui aussi présent par intermittence depuis le premier tome. Cette fois-ci ce sont les magouilles de Bomby qui entraînent Jessica dans une série d'assassinats. Comme à leur habitude, Dufaux & Renaud choisissent des lieux à l'écart des routes touristiques. De ce point de vue, le principe d'un dépôt abandonné en plein désert fonctionne bien, emmenant le lecteur hors des sentiers battus. Les dessins précis montrent bien la bâtisse avec ses murs de brique rouge, le grand ciel ouvert avec rien alentours, les grands espaces intérieurs poussiéreux et désaffectés, avec des escaliers mécaniques fonctionnels, et un équipement de luxe (une baignoire à l'étage). L'affrontement contre les hommes de main contraint Gus Bomby de passer de pièce en pièce, et Renaud a agencé les pièces entre elles, de manière logique et plausible.
La description de cette partie des États-Unis se poursuit dans les rues de San Francisco, avec les bureaux de Gus Bomby en train de brûler, dans un immeuble très banal. Les décors deviennent plus intéressants avec la superbe villa de Perez Oldar et sa piscine, l'intérieur de la villa de don Cervino et sa grande baie vitrée, Renaud se montrant toujours aussi investi dans la dimension architecturale des dessins. La suite sort plus de l'ordinaire de la série puisque le lecteur met les pieds sur un terrain de boulingrin, avec des joueurs effectivement habillés en blanc, mais des boules pas tout à fait conformes à la réalité et un cochonnet trop gros. Il faut croire que Renaud ne disposait de documents de référence assez précis. Dans la planche 15, le lecteur a le plaisir d'avoir une vue du ciel de la villa que Jessica Blandy s'était faite construire dans le tome 7 Jessica Blandy, tome 7 : Répondez, mourant... (1992). À nouveau, Renaud soigne la dimension architecturale de la construction. Il s'agit d'un clin d'œil à une histoire passée pour les lecteurs fidèles, mais qui ne constitue en rien un élément indispensable à l'intrigue. Planche 18, le lecteur monte à bord d'un trolleybus typique de San Francisco, et en planche 21 il a une belle vue sur l'une des rues en pente de la ville. Un petit pique-nique en bordure d'océan vient compléter son plaisir de pouvoir se promener dans cette région des États-Unis. Renaud est un dessinateur étonnant dans le sens où il ne cherche pas à faire admirer son travail, par exemple dans de grandes cases. Ainsi, planche 39, il réalise une vue du ciel magnifique de la route côtière, avec une crique et l'océan d'un côté, la falaise boisée de l'autre, comme ça juste en passant, mais avec un réalisme tel que le cerveau du lecteur se met à penser à mettre les pieds dans l'eau, ou à se promener sur la plage.
Les personnages disposent d'autant de caractère que les décors. Le lecteur peut voir le corps un peu décharné et sec de Gus Bomby dans la baignoire, ainsi que son visage effilé. L'inspecteur Robby n'a pas perdu son surpoids (ni sa manie de parler de lui à la troisième personne du singulier). En le regardant avec sa chemise à manche longue, ses bretelles et son galurin, le lecteur peut quasiment sentir son odeur de sueur (Renaud a d'ailleurs représenté les auréoles de sueur au niveau des aisselles dans la planche 28). Les figurants ont également droit à des visages et des morphologies différentes que ce soient les badauds regardant l'incendie en planche 7, ou les enfants et les parents à la fête foraine dans la planche 14. Jessica Blandy est toujours aussi belle : un corps parfait, des cheveux coupés courts et un visage qui ne sourit quasiment jamais. Cette fois-ci, elle rencontre une femme qui lui plaît, ce qui donne lieu à deux scènes dénudées. Il s'agit de rapports consentis entre adulte, et la nudité apparaît normale et pas forcée. Un peu plus loin, Jessica a été poussée dans une piscine tout habillée et elle en ressort avec sa petit robe blanche trempée et à moitié transparente pour une case que le lecteur n'est pas près d'oublier.
Il y a quand même un personnage qui ressort comme étant moins naturaliste que les autres : Konobo. À part pour la séquence introductive, il apparaît vêtu d'un long imperméable, d'une écharpe rouge qui lui cache le bas du visage, de grosses lunettes de soleil pour masquer le haut du visage et d'un chapeau à large bord, dissimulant ainsi efficacement son identité. Cet aspect théâtral semble forcé et attire l'attention sur le fait que les trois tueurs de la première séquence ont vu son vrai visage. D'un autre côté, Jean Dufaux a évité la répétition en créant ce tueur professionnel insaisissable, devenu une légende du fait de sa précision et de son anonymat. En cela, il s'écarte du principe présent dans les tomes précédents : celui d'un assassin tuant sous l'effet d'un déséquilibre mental, d'une forme de folie le rendant toxique pour la société. Ici, il s'agit d'un professionnel et lorsque son identité est révélée, le scénariste donne des motivations très pragmatiques. Il a construit son récit comme une enquête, beaucoup plus traditionnelle dans son déroulement et sa conclusion que celle du tome précédent reposant sur la synchronicité et l'absence de sens. L'histoire n'en est pas moins intéressante, mais, sur ce point, elle s'écarte du schéma habituel des histoires de la série. Cela s'accompagne d'une diminution du mal-être de Jessica, mais pas d'une disparition. En s'adressant à son amante, elle constate qu'elle a parfois l'impression qu'un vide se crée autour d'elle que ses amis s'éloignent, rejoignent l'ombre, la laissant seule, sans écho, sans illusions. Parfois, quand elle se sent fatiguée ou découragée, comme maintenant, elle a envie de les rejoindre, de se reposer à l'ombre elle aussi. Ne plus penser est devenu un luxe.
Jean Dufaux et Renaud continuent de mettre Jessica Blandy au centre de meurtres et à la faire participer à l'enquête, cette fois-ci plutôt de bonne grâce. Renaud est toujours aussi impressionnant dans sa représentation des environnements de cette partie des États-Unis, tout en discrétion, mais toujours aussi précis et rigoureux (à l'exception des boules du boulingrin). Le scénariste diminue le niveau de déviance mentale, pour une enquête plus classique sur un assassin professionnel, pas complètement crédible. Il est probable qu'un lecteur découvrant la série avec ce tome ne serait pas entièrement satisfait, contrairement à un lecteur de longue date comblé de pouvoir retrouver cette héroïne, et prêt à consentir un peu plus de suspension d'incrédulité pour apprécier les éléments nouveaux.
"Renaud et Jean Dufaux ont produit 24 albums de Jessica Blandy entre 1987 et 2006, ce qui induit la question de se renouveler pour ne pas se répéter, mais aussi sans trahir les fondamentaux de la série." J'en déduis que jusqu'ici, tu es satisfait et tu trouves que le propos se renouvelle. Je suis curieux de voir quelle tournure cela va prendre dans les prochains tomes. Je trouve qu'il est difficile d'éviter la répétition.
RépondreSupprimerTu m'as fait marrer, avec ta "petite roche blanche trempée".
Le boulingrin ; je n'en avais jamais entendu parler !
Pour ce tome-ci, j'ai été un peu déçu par le scénario et son assassin à l'identité secrète, même si à la réflexion le métier d'assassin constitue déjà une belle déviance par rapport à la normale psychologique. Par contre, les dessins de Renaud me plaisent toujours autant.
RépondreSupprimerJe ne connaissais pas non plus le boulingrin et je suis aller chercher sur Google images pour savoir à quoi ça ressemble, chose que Renaud ne pouvait pas faire à l'époque.
Oui, c'est ce que j'ai compris. D'ailleurs, ta conclusion est sans équivoque. Le lecteur fidèle à la série de longue date sera plus enclin à digérer cette déception qu'un autre qui prend la série en cours de route. Ce qui est normal.
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