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mardi 17 mars 2020

Au tribunal des couples

Ça me rend malade à chaque fois de savoir qu'il y a des enfants derrière toutes ces histoires.

Cette bande dessinée fait partie de la collection Sociorama qui associe un auteur de bande dessinée à une étude sociologique, au travers d'une fiction. Cette bande dessinée est en noir & blanc, et compte 157 pages de BD, sa première publication datant de 2020. Il s'agit d'une transposition de l'ouvrage Au tribunal des couples: Enquête sur des affaires familiales (2013) établi par Collectif Onze. Baptiste Virot avait déjà adapté une autre étude sociologique dans la même collection : Turbulences (2016) d'Anne Lambert.


Au tribunal d'Ici-les-Barinneaux, la greffière Malika Sherkat fait entrer madame & monsieur Chambon dans le bureau de la juge Chantal Latieri pour leur audience. La juge est assise dans un confortable fauteuil en cuir, et la greffière sur une chaise Ikea, modèle Långfällz. L'audience a pour objet une fixation de pension alimentaire suite à la reprise d'activité de monsieur. Madame a préparé elle-même le budget de toutes les dépenses ; les sorties de l'école, en famille, les vêtements, les chaussures, etc. La juge demande au monsieur qu'elle est sa situation professionnelle. Il répond qu'il est en formation et qu'il touche 1080€ par mois. Il devrait être titularisé dans quelques mois, mais il n'a pas apporté ses fiches de salaire. Il évoque son hébergement gratuit et ses crédits gelés, mais qu'il a dû recommencer à payer depuis trois mois, ainsi que le montant total de ses dettes. Il explique qu'il paye déjà des trucs pour ses enfants. Il commence à hausser le ton, à arguer du fait que son ex vit avec quelqu'un. La juge fait un signe pour revenir à une conversation normale et explique que la CAF ayant constaté qu'il a retrouvé du travail, elle ne va plus verser l'allocation de soutien familial, que la demande de madame est normale. Le monsieur s'emporte à nouveau tout en disant que bien sûr il va payer. Audience suivante : une autre audience de conciliation où il est question de la marque et du modèle de voiture de monsieur et de la possibilité qu'il s'occupe des enfants le weekend.

Audience de conciliation suivante : un jeune couple (18 ans chacun) est d'accord sur tout. Audience suivante : un monsieur demande à voir sa fille qu'il a laissé à sa femme il y a de cela 15 ans. Son avocate explique qu'il y a 15 ans, il n'avait que 19 ans et qu'il manquait de sens des responsabilités, de l'engagement. Madame explique qu'elle a dû réaménager sa vie entière et que monsieur l'a quittée alors qu'elle était encore enceinte. La juge indique qu'elle demande une enquête sociale et que la prochaine audience aura lieu dans quatre mois. Le père indique qu'il n'est pas sûr qu'il puisse se libérer. Malika les fait sortir tous les quatre, les ex-époux et leur avocat respectif, referme la porte, et elle et la juge pousse un gros soupir. Malika va ranger les dossiers bien classés. Elles sortent ensemble du bâtiment et papotent. La juge ramène les dossiers à la maison, ramenant un peu de leurs malheurs avec elle. Malika rentre chez elle s'occuper de fille Nina qu'elle récupère chez la nourrice. Son mari Marc est gendarme mobile et rentre chez lui ce soir après 10 jours d'absence. Malika monte dans sa voiture, se rend chez la nourrice juste à temps, récupère sa fille, lui fait à manger, la lave et la couche. Marc rentre alors que Malika est déjà couchée et endormie. Les audiences recommencent dès le lendemain matin à 09h30 à un rythme toujours aussi soutenu.


En 2016, Lisa Mandel a lancé la collection Sociorama chez Casterman, en partenariat avec la sociologue Yasmine Bouagga. Le principe de cette collection est d'adapter en bande dessinée des recherches de sociologues. Il ne s'agit pas d'une adaptation littérale de l'ouvrage, ou de vignettes servant à l'illustrer, mais d'une histoire originale permettant d'exposer les éléments de recherche. En ce qui concerne le présent ouvrage, l'auteure a choisi de mettre en scène une femme exerçant le métier de greffière, mariée à un gendarme mobile, avec une fille. Le lecteur est tout d'abord étonné par le style de dessins : détourage basique d'un trait fin sans variation d'épaisseur, anatomie parfois approximative, décors squelettiques quand ils sont présents, mais bonne expressivité des visages, une impression de dessins fonctionnels, tout juste professionnels. Mais, ça n'empêche pas les personnages d'être très vivants et les situations d'être claires et compréhensibles. Ensuite, il apprécie que le récit commence direct par une audience de conciliation, puis une deuxième, puis une troisième. Au moins la promesse du titre est tenue d'entrée de jeu, avec une ambiance plus reportage sur le vif que fiction. Le juge est une femme, la greffière également. La première audience met en évidence que la mère s'occupe des enfants et que le père n'a pas la fibre paternelle, et pas très envie de participer financièrement avec son faible salaire. Le deuxième entretien est très court : 2 pages au cours desquelles le père apparaît à nouveau comme réticent à assumer sa responsabilité financière. La troisième audience est réglée en 2 tiers de page, sans problème, sans conflit. La suivante dure 5 pages et le père a à nouveau le mauvais rôle, ayant abandonné la mère alors qu'elle était encore enceinte. Ce n'est qu'à la page 23 que la partie fiction prend le dessus, avec la réaction de la juge et de la greffière une fois l'ex-couple et les avocats sortis.

Le lecteur voit la silhouette simple de Malika avec les épaules tombantes, un petit tourbillon au-dessus de la tête, les 2 yeux tout ronds et la bouche un court trait horizontal. Si la représentation reste très simple, l'émotion est bien rendue. La page d'après, la juge se renverse dans son fauteuil et exhale un petit nuage, matérialisation d'un énorme soupir de soulagement. Page 30, Malika est avachie, tassée dans son canapé, comme sous le poids de la fatigue de la journée de travail. Page 36, une masse de 100kg s'abat sur son crâne lorsque la juge lui annonce qu'elle a obtenu sa mutation, dispositif visuel utilisé dans le manga City Hunter. Page 47, Malika est assise dans son canapé avec un tourbillon plus gros au-dessus de sa tête, marquant sa déstabilisation après une conversation téléphonique avec son mari. Pages 68 & 69, le lecteur observe un monsieur avec la mine fatiguée, les sourcils tombants, mal rasé, et parfois le regard buté, en cohérence avec son état dépressif. Page 81, Baptiste Virot force un peu la perspective pour montrer Malika allant de l'avant dans le couloir d'un pas vif et décidé. Finalement ces dessins en apparence simplistes et trop dépouillés rendent très bien compte de l'état l'esprit des différents personnages, avec parfois une petite touche comique très discrète qui évite de plomber la narration de ces situations très tendues. Le lecteur peut conserver un sentiment de manque, mais il sourit de bon cœur en voyant un dessin où Malika Sherkat écrase Stéphane Morin, le juge qui a remplacé Chantal Latieri, avec un rouleau compresseur, page 114. Il compatit avec lui quand il se trouve face à une mère intarissable et très posée page 64 à 66. Il est impressionné par la manière dont les dessins rendent compte de l'impression ressentie par la mère sous le feu des questions inquisitrices du juge en page 102.


Dès la première audience, le lecteur se sent impliqué dans les personnes qui viennent exposer une partie de leur vie privée. Comme le dit à la juge Chantal Latieri quand elles déjeunent ensemble, les affaires familiales, ça prend aux tripes. Elles sont obligées de mettre un peu de leur personne dedans parce qu'en face c'est des gens comme elles avec des problèmes de couple. Un peu avant, Malika a indiqué que ça la rend malade à chaque fois de savoir qu'il y a des enfants derrière toutes ces histoires. Il est également question de la répartition des gardes d'enfants entre mère et père, le temps d'une case. Le lecteur comprend bien qu'une fiction ne peut pas aborder tous les aspects des divorces de parents avec enfants, même en 157 pages. À plusieurs reprises, une information est glissée dans le cours naturel de la conversation, comme par exemple nombre de dossiers à traiter dans une demi-journée d'audience. Dans le même temps, le lecteur aperçoit Malika Sherkat dans sa vie privée, sa relation de couple épisodique du fait que son mari soit souvent en mission. Cette dimension du récit apporte un contrepoint aux constats d'échec évoqués en audience et étoffe la personnalité de Malika. Pour autant l'adaptateur ne la transforme pas en une caisse de résonance des émotions, ou en pasionaria. Elle est avant tout une personne professionnelle et compétente, inquiète de voir arriver un juge en début de carrière, pas forcément investi comme pouvait l'être la précédente.

En ressortant de ce tome, le lecteur se dit que le terme d'enquête sociologique est peut-être un peu fort, et qu'il a plutôt bénéficié d'une introduction, d'une découverte aux audiences de conciliation de couple en procédure de divorce et de révision de pension alimentaire. Il part peut-être avec un fort préjugé contre la partie graphique, qui disparaît progressivement au fur et à mesure de sa lecture. Il constate que toutes les audiences mettent en évidence un désintérêt partiel ou total du père pour ses enfants, et pour la situation financière de la mère. Il aurait aimé qu'il y ait un exemple de l'inverse pour être plus en phase avec la réalité des chiffres. Passée cette réserve, il se dit que l'auteur s'abstient de porter des jugements trop tranchés sur les uns et sur les autres, et qu'il s'attache régulièrement à mettre en évidence la complexité des dossiers, et l'impact des décisions sur les vies humaines, la responsabilité qui accompagne la construction d'un jugement et de son rendu. Le lecteur peut estimer que le constat global manque de nuances, mais il a été totalement absorbé par le processus de conciliation et par la capacité de Baptiste Virot à rendre compte de la tension affective, de la charge émotionnelle, des conséquences pour la vie des uns et des autres, sans jamais mettre en scène les enfants.



2 commentaires:

  1. C'est vrai que de ce que je vois, le dessin est surprenant. Une fausse simplicité qui est pourtant très expressive. La troisième case de la planche que tu as intégrée dans ton article est un bel exemple, avec cette main, qui semble soutenir le propos de façon à la fois ferme et agressive. Après, je me dis que ce manque de détail aurait fini par avoir raison de mon intérêt.
    J'ai l'impression que le père a souvent le mauvais rôle ; s'agit-il d'une réalité statistique ou d'un choix ?

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    1. Le sujet était suffisamment intéressant pour moi, pour que je ne me focalise pas sur les dessins et leur simplicité.

      Le père a souvent le mauvais rôle dans ces exemples mis en scène : c'est une réalité statistique, mais ça n'aurait pas dû être systématique. Je peux néanmoins comprendre ce parti pris : le père gagne souvent mieux sa vie que la mère, s'occupe moins des enfants et du foyer, c'est statistique mais pas du 100%.

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