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jeudi 13 février 2025

Djinn T12 Un honneur retrouvé

Mais rien ne s'obtient sans rien.


Ce tome fait suite à Djinn - Tome 11 – Une jeunesse éternelle (2012) qu’il faut avoir lu avant. Il s’agit d’une série qui compte treize tomes et trois hors-série. C’est également l’avant-dernier tome du cycle India, composé de quatre albums. Sa parution originale date de 2014. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario et par Ana Miralles pour les dessins et les couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page rédigée par Dufaux, évoquant 


À Eschnapur, la djinn dormait, quand quelque chose la réveille. Elle ouvre les yeux et découvre Harold Nelson sur la terrasse. Il s’allume une cigarette et lui explique que son épouse Miranda lui manque, il se demande si elle sortira un jour de ce maudit pavillon, dit-il en observant le pavillon des Plaisirs en contrebas de l’autre côté de la cour. Elle comprend qu’elle ne lui suffit plus. Il répond que tout dans ce palais les pousse aux jeux du sexe et de la volupté, mais il estime que c’est un leurre, un piège dans lequel on s’enlise tandis que d’autres manœuvrent pour atteindre le pouvoir. Jade lui fait observer que le meilleur moyen pour accéder au pouvoir, c’est le sexe, et qu’il devrait le savoir. Elle constate que, comme tous les hommes, Harold finit par se lamenter, que le plaisir ne lui suffit plus. Son amant indique qu’il n’est pas un idiot, qu’il ne lui a jamais demandé ce qu’elle ne peut lui donner. S’il veut parler de sentiments, c’est à Miranda qu’il doit s’adresser et il ne l’a que trop négligée.



Au matin, le militaire Willard vient toquer à la porte du pavillon des Plaisirs : Miranda Nelson lui ouvre et le rabroue car il a obtenu ce qu’il désirait et elle lui a demandé de le laisser tranquille. Gêné, il avoue que ses caresses le hantent, qu’il la désire tant que c’en est une souffrance. Elle le laisse lui lacer ses chaussures et l’abandonne agenouillé face contre terre. Elle referme la porte et se retourne : Arbacane ironise sur le fait que Miranda joue à la djinn. Sur la couche d’Arbacane, celle-ci et Miranda sont nues. La première indique à son élève ce qu’elle attend d’elle : Miranda doit séduire Maharadjah et supplanter Tamila dans son cœur. Elle doit cependant prendre garde aux apparences affichées par le maharadjah : sa personnalité est plus complexe qu’il n’y paraît, même sa mère s’y trompe. Sur la terrasse des appartements de sa sœur Saru Rakti, Maharadjah vient la trouver pour nouer le contact avec elle. La discussion porte d’abord sur le mariage du frère, et le fait qu’il va succéder à leur mère dans la gestion d’Eschnapur. Puis il lui déclare qu’il la veut à ses côtés lors des fêtes qui consacreront son mariage. Il continue : elle n’est plus une enfant, même si elle en a les apparences. Il veut connaître le secret de sa maladie. Les rares fois où il a abordé ce sujet avec leur mère, elle s’est montrée évasive. Il demande à sa sœur si elle peut lui en dire plus. Elle répond qu’il y a des secrets qu’il vaut mieux ignorer. Dans le mess des officiers, le capitaine Lord Antony discute avec Willard, lui trouvant bien mauvaise mine. Ils évoquent Miranda Nelson, quand Mullroy vient les informer qu’ils ont capturé un Indien, un homme appartenant à Radjah Sing, alors qu’il se faufilait dans les jardins du palais.


Cette fois-ci encore, il vaut mieux ne pas lire l’introduction du scénariste avant la bande dessinée, au risque de voir un point majeur de l’intrigue, révélé. La proportion entre Histoire et intrigue s’est inversée par rapport au tome précédent. Dans la première catégorie, le lecteur retrouve la tension entre l’occupant anglais et le peuple autochtone. Les revendications identitaires ont atteint le point de bascule et tout le monde doit choisir son camp. L’artiste continue de réaliser une reconstitution historique fournie et discrète, organique. Le lecteur commence par retrouver le costume colonial militaire de Willard, puis celui des autres militaires. Vient la séquence dans le mess des officiers : l’occasion de regarder les uniformes stricts. Plus tard, la charge d’une troupe entière contre des marchands, avec les fusils, les pistolets et un lourd canon. La dessinatrice fait preuve de la même rigueur pour montrer les tenues des soldats du colonel Radjah Sing, les armes à feu, et leurs armes blanches. Toujours dans le registre de la reconstitution historique, les bijoux et parures finement ouvragés resplendissent, ainsi que les riches robes de Saru Rakti, de Tamila, de la rani Gaya Bashodra, les magnifiques ornementations du costume d’apparat de Maharadjah, sans oublier les deux belles robes anglaises portées par Jade et Miranda au moment de leur départ pour l’Afrique, avec des chapeaux ornementés de fleurs.



Comme dans le tome précédent, le récit avance rapidement, sans précipitation, mettant à profit les éléments installés dans les tomes précédents. En fonction de ses inclinations, le lecteur s’est attaché peut-être plus à un personnage qu’à un autre. Il remarque que la narration fait la part belle aux tête-à-tête, entre deux personnages différents à chaque fois. Cela commence par cette discussion intime entre Jade et Harold Nelson : les auteurs ont choisi une séquence nocturne, l’homme en robe de chambre et nu en dessous, la femme nue toujours aussi élégante et pleine d’assurance. Puis vient la discussion entre Miranda et Willard, elle en tenue de courtisane, lui en uniforme militaire, tous les deux debout au début, de part et d’autre du seuil, elle à l’intérieur, lui dehors. La discussion suivante, Miranda et Arbacane sont allongées nues sur un énorme lit, détendues vraisemblablement après une séance d’apprentissage. Puis Maharadjah et Saru Rakti devisent en marchant dans le jardin privatif en terrasse. Le lecteur peut se montrer oublieux de cette construction, grâce à la variété des situations que ce soient leur localisation ou les occupations auxquelles se livrent concomitamment les personnages, de deux prisonniers dans une cellule à un duel au pistolet dans un des couloirs du palais.


L’intrigue suit son cours au travers de ses différents fils narratifs. L’axe historique menant à la rébellion contre l’occupant anglais, en respectant l’Histoire, tout en profitant du lieu fictif où se déroule le récit. L’artiste met en scène le tumulte d’un affrontement à l’arme à feu en pleine rue, avec des corps à corps, l’usage d’armes blanches, les balles perdues, les corps gisant et le sang imbibant la terre battue. Plus loin, c’est une bataille (presque rangée), et la dessinatrice met à profit des cases de la largeur de la page pour rendre compte de l’ampleur de la confrontation, du nombre de belligérants, et de la masse du troupeau de vaches (sic) en train de charger. Planche trente-cinq, la prise du palais bat son plein, avec les ravages causés par le canon, détruisant le mur d’enceinte, dans une case occupant la moitié d’une page, une vue en élévation rappelant que cette forteresse se situe sur une hauteur, et qu’une ville d’habitations de fortune s’étend à perte de vue en contrebas. L’axe relatif au positionnement politique de Maharadjah : le personnage reste droit et distant, même dans sa relation avec sa sœur. Il ne perd son sang-froid que face à la tactique manipulatrice de Lord Antony, incapable de réprimer la colère qui l’anime. La direction d’acteur le concernant exprime à merveille sa personnalité.



L’axe de développement des personnages et leurs relations entre eux. Le lecteur peut avoir succombé, comme tous les personnages, à la puissance de séduction de Jade, experte en amour physique, magnifique, indépendante, au-dessus des pulsions du commun, privée d’émotion amoureuse. Elle continue à en imposer à tout le monde, certains voyant en elle un point d’appui, d’autres un être dépourvu d’empathie, insensible à la souffrance d’autrui. Elle apparaît très consciente de son caractère, dans ce qui peut être considéré comme des défauts de personnalité, tout en restant admirable du fait de sa droiture et de sa force qui lui permet de supporter ses propres souffrances. Le lecteur peut aussi être en empathie avec Harold ou Miranda Nelson, cette dernière toute aussi belle que Jade. Il éprouve de la curiosité à savoir comment les relations de ce trio vont évoluer : le mari partagé entre son épouse et son amante, la femme ressentant la compagnie de la djinn comme une injonction à progresser encore dans l’art de la séduction et des pratiques sexuelles. Jade se montre impitoyable dans ses jugements. Elle fait observer à Harold que, comme tous les hommes, il finit par se lamenter, que le plaisir ne lui suffit plus, qu’il lui faut de l’affection et de la tendresse. Elle montre à Miranda comment elle s’est laissé berner par Arbacane, comme la première idiote venue. Lors de la dernière scène, le lecteur peut voir comment le séjour en Indes a changé chacun d’eux.


La malédiction pesant sur Saru Rakti : le mystère de son affliction a été levé dans le tome précédent, et Africa, le deuxième cycle, comportait des informations sur son devenir. Pour elle aussi, la djinn incarne une source de sagesse insurpassable. Jade lui explique qu’Archaka tend des pièges, c’est sa nature profonde, et Saru Rakti se range à son avis. Plus tard la jeune fille la laisse partir en tout confiance. Le lecteur sourit également en voyant comment Jade quitte Turam Bey, un grand costaud viril, qui ne fait pas le poids face à cette femme. Le lecteur voit à regret les trois Anglais quitter l’Inde, tout en conservant des images plein la tête, des moments inouïs, et bien sûr des clichés (cet éléphant lavé dans le fleuve en planche quarante-et-un) auxquels les auteurs ont redonné du sens, et qu’ils ont ouverts sur d’autres perspectives plus riches.


L’intrigue de ce troisième et dernier cycle connaît une première fin avec l’époque de la djinn et des époux Nelson. Un tome parfait : que ce soit pour les dessins toujours aussi exquis, la narration visuelle s’adaptant à chaque circonstance, du grand spectacle, au moment le plus intime, le récit prenant ses racines dans l’Histoire, et s’attachant avec empathie à chaque personnage, chacun recelant sa propre complexité. Les différents dénouements viennent apporter une fin en bonne et due forme à cette époque, et se raccordent sans solution de continuité avec le cycle Africa. Il tarde au lecteur de retrouver Kim Nelson dans le dernier tome.



mercredi 12 février 2025

Idéal

Elle est censée être en capacité d’interpréter les désirs d’autrui.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Baptiste Chaubard pour le scénario, et par Thomas Hayman pour les dessins et la couleur. Il compte deux-cent-quarante-neuf pages de bande dessinée.


De nombreuses personnes montent le long escalier menant à un temple. Edo Nishimarru effectue la même ascension, tout en fumant tranquillement une cigarette, avec un petit paquet cadeau à la main. Il observe le mont Fuji dans le lointain. Il voit un couple se tenir serré l’un contre l’autre en admirant la vue. Il voit un groupe de trois collégiennes ayant posé leur sac sur les marches et papotant en admirant la vue. Il regarde une jeune femme se faire photographier devant un buste commémoratif, celui de Hideo Nishimaru, 2095-2155. Il commence à redescendre ; sur un palier il croise une femme en habit traditionnel, kimono, ombrelle, geta. Il apprécie cette vision. Arrivé en bas, il prend un taxi, son regard se perd dans le paysage qui défile. La route en corniche l’amène jusqu’au portail imposant d’une grande propriété. Il se fait déposer, et il marche sur les pas japonais jusqu’à sa luxueuse demeure. Il dépose son paquet cadeau sur la table basse et s’assoit sur le canapé. Sur leur terrasse, son épouse Hélène Ishimaru contemple également le mont Fuji. Elle observe un oiseau perché sur une branche. Elle quitte sa robe transparente et elle rentre doucement dans l’eau de la piscine. L’oiseau s’est envolé et il vient se cogner à la baie vitre, tombant assommé. Hélène le ramasse et le met dans une cage : il n’est pas encore capable de voler de ses propres ailes. En passant devant la baie vitrée, elle regarde sa silhouette, plutôt satisfaite, même si les marques de l’âge sont bien présentes.



Hélène décide de rentrer dans la maison. Elle monte l’escalier jusqu’à l’étage. Elle passe devant le piano dont elle caresse le bois. Elle traverse l’immense chambre, et jette un coup d’œil dans sa grande penderie pour choisir une robe. Elle se rend dans la magnifique salle de bain, où elle profite de la grande baignoire carrée. À l’extérieure, Osachi simplement vêtue d’un short de bain plonge en apnée pour aller pêcher un ormeau, qu’elle détache avec son couteau, et elle remonte. Elle met sa prise dans le seau en bois qui flotte. Elle prend le seau et le dépose dans sa barque, dans laquelle elle monte. Elle rame jusqu’à la petite crique. Elle hale la barque sur le sable. Elle s’habille avec une jupe et un corsage stricts, et met son tablier. Tenant le seau de bois de la main droite, elle avance vers l’escalier de pierre qu’elle monte. Elle rentre dans les communs de la villa, et elle offre un ormeau au chat qui l’attend. Elle passe à côté de la piscine et elle rentre à l’intérieur. Elle entame les tâches domestiques : laver le sol avec un balai, faire les carreaux, rincer le chiffon, faire tourner la machine à laver le linge, briser quelques coquilles et découper les coquillages pour préparer de délicats nigiris dans une cuisine étincelante.


Quelle puissance de séduction ! Tout commence avec cette couverture énigmatique : une femme qui regarde le mont Fuji depuis une terrasse avec piscine, avec une belle baie à ses pieds, un transat en bois assez classique, un pied-table design pour le parasol, un dallage soigné, un bel arbre. Le lecteur ouvre ce tome épais avec un beau dos toilé : les pages intérieures bénéficient de la même minutie que l’image de couverture, même trait de contour fin et souple, mêmes textures à l’apparence mécanographiée, des couleurs majoritairement en aplat, quelques dégradés organiques, même sensibilité pour les compositions travaillées. L’amateur d’aménagement est aux anges : le portail arrondi dans le mur d’enceinte de la propriété, l’entrée avec son meuble métallique à chaussures, la table évidée avec les beaux vases, les bonsaïs, les panneaux glissants, les grandes baies vitrées assurant une grande transparence à la construction, l’arbre intérieur dans une énorme pièce, le beau piano à queue, les tableaux de paysage aux murs, la baignoire avec une vasque débordante pour la remplir, le futon et les tatamis dans la chambre à coucher à l’ameublement minimaliste, la pièce à vivre plus encombrée de la bonne avec un petit autel et son bâtonnet d’encens en mémoire de son défunt mari, la maison plus traditionnelle de l’oncle Nishimaru Ueda, l’architecture plus moderne du Philharmonique, la magnifique vue de dessus de la propriété pour la réception avec son petit pavillon du jardin, etc.



D’un côté, le phénomène d’exotisme joue à plein pour le lecteur occidental ; de l’autre côté, il ressent une vraie sensibilité pour ce Japon traditionnel, avec un degré d’authenticité qui dépasse la carte postale sans âme. Le choix du Japon va au-delà d’un simple artifice de dépaysement : l’Histoire de ce pays joue un rôle important dans l’intrigue. En effet, le gouvernement a décidé que voilà trop longtemps que le Japon est à l’école de l’occident qu’il est temps, et plus que temps, que le pays ferme ses portes à ce monde extérieur qui sombre et s’éteint. Ainsi s’est exprimé lundi soir le député Takizawa Bakin, du groupe majoritaire à la chambre des représentants, lors de la présentation du projet de loi sur la fermeture. Il est vraisemblable qu’en quelques mois, le pays se refermera comme sous le règne des Tokugawa, il y a six cents ans. Cette décision a une incidence directe sur la situation d’Hélène, une occidentale, l’épouse d’Edo Nishimaru. La mise en scène de la demeure traditionnelle, des quelques concessions d’aménagement moderne constitue autant d’éléments narratifs indispensables à l’intrigue, indissociables de l’histoire. Régulièrement, le lecteur prend conscience qu’un élément visuel vu quelques pages avant acquiert une autre dimension à la lecture d’une nouvelle information. Par exemple, le personnage principal masculin se tient devant le buste commémoratif d’Hideo Nishimaru en page dix. Le lecteur suppose que cette marque de respect sert surtout à donner une indication de l’époque (l’homme est décédé en 2155, il s’agit donc d’un récit entre anticipation et science-fiction), et un peu à donner une idée de l’importance du passé pour Edo. Ce n’est qu’en page cent-vingt qu’un autre personnage salue Edo par son nom de famille, et que le lecteur fait le lien avec le buste.


Dans un premier temps, le lecteur se laisse porter par la douceur de la narration. Le récit s’ouvre avec une séquence de trente pages, dépourvue de tout mot. Les personnages se conduisent comme des adultes, calmement et posément. Il n’y a qu’à regarder les cases : les enchaînements sont évidents de l’une à l’autre, ne nécessitant aucun effort de compréhension. Le lecteur fait tranquillement connaissance avec l’un, puis avec l’autre : le mari Edo Shinimaru, son épouse Hélène et Osachi la bonne. Il effectue des déductions basiques : la situation financière très aisée du couple, l’activité de pêche traditionnelle aux ormeaux de l’employée de maison en plus de son travail, la sollicitude d’Hélène pour l’oiseau, celle d’Osachi pour le chat. La première discussion intervient en page trente-neuf, entre les époux. De temps à autre, le lecteur passe dans un autre mode de lecture, reliant un élément à un autre. Ainsi il remarque les mouvements réflexes d’Hélène se frottant le poignet, le piano, l’image d’elle-même dans un lit d’hôpital. À d’autres moments, il relève une forme de métaphore : cet oiseau qui se cogne contre une barrière qu’il n’a pas vu, et Hélène qui se heurte aux conséquences d’être une étrangère, une occidentale au Japon et qui se heurte à des barrières sociales dont elle ne soupçonnait pas l’existence.



Au cours du récit, le lecteur relève plusieurs thèmes qui se nourrissent les uns les autres. L’intrigue principale correspond à la relation de couple entre les époux Nishimaru : les conséquences de l’accident d’Hélène, sa décision de faire entrer une Intelligence Artificielle Humanisée (IAH) dans leur demeure, le risque de perdre son poste au Philharmonique. Il s’agit d’un drame : la pianiste sait que : Personne ne se rend compte de tout ce qu’elle a dû sacrifier, pour devenir une artiste exceptionnelle. De tout ce que ça lui a coûté. Des milliers d’heures… Sans aucune distraction… Toute son enfance… Toute son adolescence… Les concours… Les représentations… C’est toute sa vie. Jouer… C’est la seule chose qu’elle sache vraiment faire. Le lecteur se rend compte que le comportement de l’oiseau en cage évoque une facette de la situation d’Hélène. C’est également l’histoire d’une relation de couple : Hélène a fait le constat du temps qui passe, des décennies qui s’accumulent et que le temps est loin de la beauté et de la passion de la jeunesse. En pleine crise existentielle, elle décide d’offrir un cadeau à son mari, une sorte de robot de substitution. Son époux se retrouve ainsi soumis à une tentation cornélienne : rester fidèle à son épouse, ou rester fidèle à ce qu’a été son épouse.


La réaction politique du gouvernement du Japon de refermer les frontières incarne également la réaction face à l’étranger, or Hélène est une étrangère. Cela a induit des changements dans son époux qui a accepté d’intégrer des éléments modernes dans la maison traditionnelle de son père. Cette union maritale devient à son tour une métaphore de toute union, des conséquences de l’apport d’éléments exogène dans l’environnement de vie d’un individu, la capacité de l’être humain à accepter, ou plutôt à s’adapter au changement. Capacité qui semble décroître avec les années qui passent, voire qui peut évoluer en rejet. Le récit va encore plus loin avec Kai, l’IAH : elle dispose de la capacité d’interpréter les désirs d’autrui. Hélène explique : Son fonctionnement repose principalement sur une capacité d’analyse comportementale. Elle étudie aussi les changements de température chez son interlocuteur, et le type de phéromones qu’il dégage. Avec tout ça, elle calcule une forte probabilité d’une catégorie de désir ou d’humeur. Dès qu’elle sent un désir assez fort pour retenir son attention, elle va chercher à le satisfaire par le moyen le plus efficace. Elle agit comme un écho à ce que désire le plus ardemment le cœur d’un individu, d’un être vivant. Cela induit un questionnement à deux niveaux. Comment va se comporter Kai confrontée à deux désirs inconciliables : celui de l’oiseau qui veut être libre, et celui du chat qui veut manger l’oiseau ? À un autre niveau, l’androïde Kai incarne également un être humain qui serait guidé par l’empathie, et qui se mettrait en devoir d’aider son prochain. Comment l’individu peut-il adapter son comportement pour répondre aux attentes intimes et parfois inconscientes d’un autre ? Une forme d’amour inconditionnel. Les auteurs montrent l’effet de la démarche de Kai sur Edo et sur Hélène, mais aussi sur Osachi pour qui la présence de Kai s’avère bénéfique. Le lecteur en vient à s’interroger sur ce qui dans la personnalité d’Osachi fait que le contentement de ses désirs constitue une amélioration ce qui n’est pas le cas pour les époux Nishimaru. Il pense aux pulsions du chat et de l’oiseau, aux lectures possibles de cette métaphore des désirs des personnages humains.


Une copieuse bande dessinée, avec de beaux dessins un peu maniérés et une narration éthérée ? Oui, il y a de cela… Et beaucoup plus. Un récit d’anticipation avec un androïde dédié au contentement des aspirations profondes des individus ? Aussi, et c’est une intrigue poignante amenant à s’interroger sur sa propre relation à autrui. Un drame tragique ? Certes, générant une prise de conscience et une réflexion sur la nostalgie, sur le temps qui passe, les évolutions et les changements inéluctables, la capacité de s’y adapter, l’altérité, l’attachement à la tradition, la distance émotionnelle et les expériences de vie qui éloignent et qui séparent, les circonstances qui remettent en question des choix de vie, des investissements personnels et sacrifices réalisés pendant des décennies. Bouleversant.



mardi 11 février 2025

Le Troisième Œil - Acte 1 La Ville lumière

Le troisième œil n’a pas de paupière.


Ce tome est le premier d’une trilogie, qui se poursuit dans l’acte II Le veilleur du crépuscule, et se termine dans l’acte III La religion sans nom. Son édition originale date de 2021. Il a été réalisé par Olivier Ledroit pour le scénario, les dessins, et les couleurs, seul le lettrage a été laissé à Maximilien Chailleux. Il comprend cent-une pages de bande dessinée.


Paris, la nuit, une grosse berline noire se fraie un chemin dans une grande artère de la capitale, avec la tour Eiffel au loin, et ses faisceaux à son sommet, projetant leur lumière dans le lointain. Le véhicule est immatriculé LU 666 ER. Il remonte maintenant l’avenue de Rivoli, reconnaissable grâce à ses arcades. Le chauffeur tourne et passe sous les arcades pour déboucher sur la place du Carrousel, passant devant la pyramide du Louvre. À l’arrière, une femme, fume-cigarette en main, jette un regard sévère à trois jeunes enfants noirs assis à côté d’elle : ils semblent irradier une aura bleue exprimant une peur indicible. Devant la pyramide, un motard tout de noir vêtu voit littéralement cette peur, et il prend la berline en chasse. Le chauffeur arrête la berline dans une petite ruelle, un pneu ayant éclaté. Il est assommé par le motard. La femme sort en colère et il la décapite avec une épée. Il marche jusqu’à la tête qui a roulé à quelques mètres et il impose sa main dessus : la tête crépite d’une énergie bleue, et il en va de même pour le corps. Puis il s’approche des trois enfants qui sont également sortis, et il impose sa main sur le front de l’un d’eux en lui intimant : Vois.



Chapitre I La dernière couleur de ce monde. Rétrospectivement, le narrateur comprend combien l’enchaînement tragique des faits qui allaient suivre était inéluctable. De grands événements ont souvent un début trop modeste pour être remarqué… Une goutte d’eau, un grain de sable, un éclat de verre. Le battement d’une aile de papillon ne peut-il enclencher un processus démesuré ?… Une inexorable expansion à l’échelle du monde. Tout était écrit, aussi clair et limpide que la pointe d’un diamant. Cela a commencé bien avant lui, et finira bien au-delà. Il n’est que le maillon d’une chaîne invisible de causes et d’effets, dont les cliquetis silencieux s’égrènent implacablement, vers un but qu’il ne peut concevoir. Mickaël Alphange emprunte le bus et il descend à son arrêt, une grande affiche s’étale sur le mur pour Red Monark. Sous la pluie, il marche vers la cathédrale Notre Dame de Paris, encore en travaux et interdite au public. À l’intérieur, il est accueilli par son chef, Phiphi. Ce dernier lui fait observer les dégâts : un crétin a tiré à la carabine dans la rosace pendant la nuit ! Il estime qu’il faut être dans la démence totale pour commettre un tel acte. Il continue : On dit que le moyen-âge était l’âge des ténèbres, ça le fait doucement marrer. Il suffit d’aller dehors pour se rendre compte que l’âge des ténèbres c’est aujourd’hui. Mickaël a ramassé un morceau du vitrail brisé, par terre. Il le trouve beau, il n’avait jamais vu un éclat pareil. Phiphi lui explique que c’est un vitrail d’origine, il dirait fin du XIIIe siècle, de fabrication alchimique. Il continue : ce n’est pas du verre, c’est du métal cristallisé, après huit cents ans l’intensité de son éclat est le même qu’au premier jour.


Le texte de la quatrième de couverture évoque une expérience psychédélique qui conduit à l’activation de la glande pinéale de Mickaël Alphange, un parcours initiatique au cœur des mystères occultes de la Ville Lumière, et le retour d’Olivier Ledroit à un récit fantastique après Xoco, quelque part entre Stephen King, Dan Simmons et Maurice G. Dantec. Fichtre ! D’un autre côté, le lecteur peut tout simplement être tombé amoureux des illustrations flamboyantes de l’artiste dans la série Requiem, chevalier vampire (scénario de Pat Mills), ou dans la trilogie consacrée à la fée Wika (scénario de Thomas Day). Il salive d’avance à la vue de la couverture : une force de conviction qui évite le ridicule à cet individu avec sa capuche et son épée, et qui confère déjà une ambiance mystérieuse à Paris. Il se fait également la remarque que Ledroit est son propre scénariste pour cette série, comme il l’avait été pour le tome 3 de Wika. Il commence par feuilleter l’album comme hors d’œuvre visuel avant de ressentir les effets de l’immersion profonde générée par la narration visuelle. Il remarque que l’artiste a allégé ses traits de contour, qu’il n’encre pas en noir, préférant des traits de couleur, assorti avec la palette présente dans la case. Il remarque également la structure du récit : deux chapitres, chacun de plus d’une quarantaine de pages, soit l’équivalent de deux albums classiques.



Le tome s’ouvre avec une introduction d’une petite page, rédigé par Jean-Michel Nicollet, louant la réussite de l’auteur dont les illustrations fantastiques et son récit empreint de culture ésotérique transmettent les sensations et ses interrogations sur les mystères de la vie. Puis vient cette séquence introductive, une course-poursuite dépourvue de mot, à part un (Vois.) dans la dernière page. C’est l’occasion d’admirer la capacité de l’auteur à raconter uniquement en images, à déguster ses compositions, à déguster ses cases. Tout commence avec une illustration en double page, dépourvue de toute indication, laissant le lecteur s’interroger quant aux informations visuelles sur lesquelles il doit focaliser son attention, sur ce qui est important et significatif pour l’intrigue. Une rue de Paris dont la représentation donne une sensation de réalisme, même si une observation soutenue montre que le registre du dessin n’est par le photoréalisme. Le connaisseur de la ville de Paris, identifie au premier coup d’œil la rue de Rivoli, la place du Carrousel, et le touriste reconnaît aussi bien la pyramide du Louvre que la tour Eiffel. Un motard vêtu de cuir noir qui ne retire jamais son casque intégral, une épée, un décolletage, une femme qui devait vraisemblablement être dotée de capacités surnaturelles, des enfants destinés à être des victimes : rien de bien consistant en termes d’histoire ; une narration visuelle qui transforme une scène un peu creuse en un moment haletant, un mystère qui donne envie d’en savoir plus, et des questions sur cette consigne : Vois.


Le premier chapitre s’ouvre, intitulé La dernière couleur de ce monde, agrémenté d’une citation de David Lynch. Le deuxième chapitre s’intitule Le voile d’Isis, avec une citation de Socrate. Les pages comportent de grandes cases, pouvant aller jusqu’à six par page. Les couleurs se teintent d’une forme d’éclairage artificiel, elles déforment légèrement les lumières de la réalité. Le registre graphique reste ancré dans une démarche descriptive détaillée. L’amoureux des paysages parisiens prend le temps de savourer une vue de la Seine et d’une rive réalisée depuis une gargouille de Notre Dame dans un dessin en double page, une représentation de la façade de Notre Dame dans un dessin en pleine page, les toits de Paris en zinc, quelques trajets en bus, un tronçon du métro aérien vu depuis le trottoir, une magnifique entrée de métro Guimard, des couloirs du métro avec leur carrelage caractéristique, une vue de la place de la Concorde dans un dessin en double page, une vue imprenable en élévation de l’axe alignant arche de la Défense – arc de Triomphe – Place de la Concorde, la place de l’Étoile, la pyramide du Louvre, etc. L’artiste veille aux détails réalistes, que ce soit pour ces environnements parisiens, ou pour les scènes d’intérieur et les aménagements, les tenues vestimentaires… et les couleurs, leurs effets, la vie spirituelle, les forces qui se trouvent juste hors d’atteinte, à la limite des sens humains, derrière le voile de la perception.



Comme pour chaque ouvrage d’Olivier Ledroit, le lecteur est subjugué par la consistance peu commune de la narration visuelle, qui établit comme une évidence le degré d’investissement de l’artiste, à la fois en temps et en savoir-faire, et aussi en conviction personnelle. Il s’agit d’une œuvre qui lui tient à cœur, dans laquelle il met tout son cœur. Cela change tout de l’expérience de lecture. L’histoire suit Mickaël Alphange, doué de synesthésie (un phénomène neurologique dans lequel deux sens sont associés, pour Mickaël se sont les sons et la perception des couleurs) : à la suite d’une expérience d’ouverture de la conscience (prise de produits stupéfiants), il va apprendre d’un mentor comment maîtriser cette capacité, et percevoir des réalités inaccessibles au commun des mortels. En fonction de sa familiarité avec cet usage, le lecteur découvre ou identifie les théories de Aldous Huxley (1894-1963) ou Timothy Leary (1920-1996) dans les années 1960 : le psychédélisme, explorer des corrélations entre les modifications sensorielles et celles des activités psychiques, ouvrir ses perceptions à d’autres sensations, d’autres manières de penser, d’autres manières de voir, pour accéder à un niveau supérieur de conscience. Le lecteur peut ainsi relever les références culturelles afférentes. Cela commence avec la citation choisie par le préfacier : Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, extrait de La table d’émeraude, de Hermès Trismégiste. Puis l’auteur lui-même évoque les couleurs, les auras, les émotions sous forme de couleurs, les sons transformés en couleurs, l’aura de chaque être humain, le recours à une amulette, l’apprentissage des bases de la philosophie occulte, la glande pinéale (épiphyse, son association au chakra Anja), le Kether (c’est-à-dire la Sephira la plus élevée de l'arbre de vie, dans la Kabbale), le Decumanus (axe Est-Ouest, celui de Paris, évoquant le concept de Ligne Ley), le zodiaque, les lamas tibétains, les chamans, des énergies surnaturelles (éther, chi, prana, orgone, feu secret ou encore énergie Vril) et le troisième œil lui-même. Celui-ci renvoie à des traditions et des théories comme l’hindouisme et le bouddhisme, le taoïsme et les pratiques méditatives, les écrits de Max Heindel (1965-1919) sur le corps pituitaire et la glande pinéale, ceux de Lobsang Rampa (1910-1981) expliquant comment percer un petit orifice dans le front.


En fonction de ses convictions, le lecteur peut prendre toute cette mythologie comme un artifice romanesque de circonstance, des élucubrations pour nourrir un récit de pur divertissement. Il risque alors de trouver deux passages particulièrement longs et indigestes, celui de l’éveil de la capacité surnaturelle de Mickaël Alphange, et celui encore plus long (quatorze page) de la révélation sous forme de voyage astral. Il prend alors pour lui la petite pique du personnage principal : Tandis que les zététiciens, en bons bigots de la science, nient tout en bloc, en ricanant bêtement. D’un autre côté, le degré d’investissement de l’auteur, la diversité de ses références l’amènent à prendre ce récit au sérieux. Avant le voyage astral, le héros parcourt l’axe qui mène de l’arche de la Défense à la place du Carrousel, puis à Notre Dame, son flux de pensée évoquant la puissance symbolique de l’axe et des lieux. Le lecteur y reconnaît un itinéraire relevant de la psychogéographie (initiée par Guy Debord, développée par Iain Sinclair dans ses romans), similaire dans son exécution à la longue balade dans Londres de William Gull au cours de laquelle il commente de nombreux symboles architecturaux à son cocher Netley. Le voyage initiatique de Mickaël Alphange devient alors une métaphore de la vie spirituelle, un credo de l’auteur sur l’existence de la spiritualité, de l’interconnexion de toute forme de vie, de l’ordonnancement de l’univers, d’un grand tout.


Comme à son habitude, Oliver Ledroit tient ses promesses. Pour commencer, celle d’un voyage visuel aussi intense que personnel, aussi grandiose que viscéral. Ensuite celle d’un récit de genre, raconté au premier degré avec un investissement total dans sa représentation et dans les mythes dont il se nourrit. Enfin, celle d’une réflexion libre sur un grand thème de la vie, ici la spiritualité, qui provoque une réaction vive chez le lecteur, soit de rejet, soit d’adhésion, tout en respectant les convictions de l’auteur. Réenchantement du monde.



lundi 10 février 2025

Nuits indiennes

Et s’il n’y avait qu’elle pour me redonner une érection ?


Ce tome peut être considéré comme le prologue de Mahârâja (2012) qui se déroule en 1917, sur les calmes rives du lac de Côme, et dans lequel Adélie d’Arcueil joue un rôle. Il peut aussi se voir comme la première partie d’un diptyque racontant deux histoires indépendantes, qui ne nécessite pas de connaissance préalable du personnage, les histoires se déroulant avant, en 1911 pour le présent tome, et peu de temps après pour Le Cinéaste (2019). Son édition originale date de 2015. Il a été réalisé par Labrémure (Frédéric Brémaud) pour le scénario, et par Artoupan (Benoît Girier) pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Paris, une nuit de 1908, tout le monde dort. Dans une maison close, les affaires vont leur train habituel. Une professionnelle complimente un client pour avoir été magique, et lui conseille de revenir la voir. Deux hommes descendent d’une chambre, déclinent la proposition d’un Fernet-Branca et sortent dans la rue. Alors que l’autre client n’en finit pas de partir, il voit passer une ravissante jeune femme à la longue chevelure blonde marchant d’un pas décidé. Il s’enquiert de son identité auprès de son interlocutrice qui répond : Amiya, la protégée de la patronne, faut pas s’aventurer à lui mettre la main aux fesses, elle serait capable de trancher la gorge du malotru. Assise nue sur un tabouret, Adélie d’Arcueil, une belle femme rousse, est en train de se maquiller les lèvres devant son miroir. Puis elle s’allume une cigarette fichée au bout d’un porte-cigarette, et elle indique à Amiya de mettre l’argent dans le coffre. Adélie ajoute qu’elle va sortir. La voix d’un policier retentit depuis l’extérieur, augmentée par un porte-voix. Le fonctionnaire informe Adélie d’Arcueil qu’elle est en état d’arrestation. Il connait son surnom : la Pie voleuse. La sommation se poursuit : Les policiers encerclent sa baraque et si elle résiste, ils la démontent. Les policiers forcent la porte et se lancent à la poursuite d’Adélie qu’ils parviennent à coincer.



Le lendemain, la Une du Petite Journal titre : La Pie voleuse en cage ! L’article détaille : À l’annonce du verdict, le préfet de police, Mirobole-Ecclésiaste Richelieu-Dupleix, aurait dit L’oiseau de malheur a fini de chanter ! Une belle envolée lyrique pour un homme jusqu’alors très discret. La ville lumière peut s’enorgueillir de compter parmi ses illustres celui qui a vaincu le plus grand fléau depuis la peste ! La sombre créature sévissait depuis de longs mois et une certaine presse un peu lâche s’amusait à douter des compétences du préfet… Aujourd’hui, ces persifleurs ne peuvent que constater qu’on ne bafoue pas indéfiniment la loi à Paris, n’en déplaise aux lâches, aux affairistes et autres sceptiques de tous poils ! En 1909, dans un luxueux appartement des beaux quartiers, Ernestina Richelieu-Dupleix se jette sur son majordome Léon Latourette pour abuser de lui. Il ne se laisse pas faire, mais le chef de la police de Paris et mari, Mirobole-Ecclésiste Richelieu-Dupleix les surprend dans une position plus qu’équivoque et le pauvre serviteur est envoyé en prison. Là-bas il ourdit un plan de vengeance et à sa sortie. Il requiert les services de la Pie Voleuse.


Une étrange genèse pour ce diptyque, à partir d’un personnage secondaire d’un autre récit réalisé par les mêmes auteurs, pour des aventures se situant avant. 1908, 1909, 1910 : un récit se déroulant à la Belle Époque, une période de bouleversements culturels, scientifiques et technologiques, et Paris surnommée Ville Lumière. Les auteurs piochent les éléments qui les intéressent : l’existence de lupanars, les belles robes avec dessous affriolants et bouffants, des canons de la beauté féminine plus callipyge, une représentation de la police sanglée dans des uniformes stricts, une grande bourgeoisie formant une classe sociale à part bénéficiant de privilèges, une place de la femme entre épouse modèle (mais pas forcément sage) et prostituée, une répression des mœurs ne tolérant pas l’homosexualité (mais acceptant les maisons de tolérance). Le scénariste prend un grand plaisir à doter Léon Latourette d’un goût prononcé pour un amaro particulier : le Fernet-Branca, une boisson alcoolisée à base de plantes au goût fort amer, contenant de la gentiane, de la rhubarbe, de l’aloès, de la camomille, de la rue, de l’angélique, du safran. Dans les cases, le lecteur peut également admirer les immeubles haussmanniens de Paris, les voiture à cheval, le tramway, la décoration intérieure d’époque, et les toilettes de ces dames.



Par ailleurs, au vu du genre affiché de la BD, le lecteur s’attend à des scènes lestes, voire à une enfilade de scènes crues sur un fil directeur prétexte. En effet, il trouve de la nudité dans dix-neuf pages, un peu moins de la moitié du récit, dont huit pages comprenant des activités sexuelles. Au cours de celles-ci, les personnages ne font pas semblant, et le dessinateur se montre très explicite : jambes largement écartées pour une masturbation féminine qui ne laisse rien à l’imagination, fellation par deux soubrettes les fesses à l’air, fessée avec le plat de la lame d’une épée, fellation en très gros plan d’un très gros membre, pénétration en gros plan, préparation à une double pénétration, les personnages ne font pas semblant. Les auteurs mettent en scène une vitalité sexuelle s’apparentant à une pulsion pour Kashawa Kantra, un magnétisme animal auquel les femmes sont sans défense. D’un côté, le désir masculin prime sur tout, ce qui n’empêche pas les femmes d’apprécier le plaisir sexuel. D’un autre côté, Adélie d’Arcueil redonne de la vigueur à un sceptre qui avait perdu la capacité d’être droit et dur. Le lecteur note quelques postures et quelques cadrages propres aux ouvrages pornographiques, toutefois en très petite quantité. Les auteurs mettent en scène les relations sexuelles avec crudité, en se conformant aux codes visuels spécifiques à ce genre, et dans le même temps…


Dans le même temps, l’histoire dispose d’une véritable intrigue, et les dessins présentent bien plus de richesses que des gros plans dépourvus d’arrière-plan, ou misant tout sur les exagérations anatomiques et les acrobaties sportives. Le dessinateur aime bien les femmes girondes sans qu’elles ne souffrent d’hypertrophie mammaire au point de violer les lois de la pesanteur. Il s’investit pour dessiner les robes et les sous-vêtements pendant plus d’une case, avec un goût certain pour la mode de l’époque. Il prend le temps de dessiner les environnements et pas uniquement dans la première case de chaque séquence : la vision nocturne d’une grande artère parisienne avec force encrage, le luxueux appartement des Richelieu-Dupleix avec un tableau de maître au mur, les prisonniers en train de déneiger la cour du centre pénitentiaire, le bleu magnifique de la mer méditerranée, la somptueuse villa sur les falaises de Capri, de magnifiques vases décoratifs, le cratère fumant du Vésuve (même s’il n’est pas très clair comment les personnages s’y rendent), une course-poursuite dans des falaises, etc. De temps à autre, le lecteur s’interroge sur une proportion ou une autre, sans que cela ne vienne obérer son plaisir visuel. Les planches présentent une richesse bien plus conséquente qu’une œuvre uniquement pornographique habituelle.



En effet, les hommes se laissent régulièrement mener par leurs appétits sexuels, les personnages évoluent dans un monde où le libertinage a droit de cité, et certains personnages féminins répondent avec ardeur, voire prennent l’initiative. Dans le même temps, le récit repose sur une double histoire de vengeance : un homosexuel a été accusé à tort de tentative de viol, et la Pie voleuse en profite pour se venger du juge qu’il l’a condamnée. Elle provoque une relation sexuelle pour atteindre son objectif, ce dernier étant autre que le scandale de la chair. Le lecteur découvre un récit entre combine pour dérober un diamant, et pantalonnade. Il prend certaines péripéties avec le recul nécessaire pour les apprécier, le premier degré nécessitant un petit supplément de suspension consentie d’incrédulité pour accepter une ou deux invraisemblances. Sous cette réserve, il s’amuse aux dépens de ceux qui ne pensent qu’avec ce qu’ils ont en train les jambes, et il prend fait et cause pour ceux maîtrisant leurs hormones et faisant preuve de rouerie ou d’intelligence.


Le lecteur se rend compte que les personnages sont plus que de simples organes sexuels sur pattes. La Pie voleuse ne s’apparente pas à une gentle(wo)man cambrioleuse, ou à un Robin des Bois. Elle met ses compétences au service de la vengeance bien compréhensible de Leon Latourette, sans faire preuve de philanthropie, en comptant bien se servir au passage. L’homme homosexuel refuse de se cantonner au rôle de victime que lui impose la société, même si le lecteur peut estimer qu’il aurait mieux à faire que de se venger. Le préfet de police est suffisant et engoncé dans son paraître social, tout en usant de ses privilèges, peut-être le personnage le plus monolithique. Le lecteur commence par considérer le gourou comme un ressort comique, son opinion évoluant progressivement, pour le voir d’un autre œil, et éprouver une forme de respect inattendu pour lui, presqu’à contre-cœur. Amiya, l’assistante d’Adélie, ne perd pas le nord, ne sert pas servilement sa patronne et sait très bien où se trouve son intérêt. Pour autant, il ne s’agit pas de personnages sans foi ni loi ou de simples méchants de l’histoire, plutôt d’adultes finalement assez plausibles dans leur comportement… en tout cas nettement plus crédibles que des pantins pornographiques.


Une couverture un peu cryptique, trop belle pour être vraie pour un ouvrage olé-olé, le lecteur s’attendant à trouver des dessins pas complètement assurés et très obsédés à l’intérieur. Surpris, il découvre une vraie histoire avec des personnages plus étoffés que de simples pantins, disposant de motivations autres que de sauter sur tout ce qui bouge et de s’accoupler frénétiquement dans des postions anatomiquement dangereuses. La narration visuelle le surprend également agréablement, avec un cachet certain, et un entrain communicatif. Il n’y a pas que le sexe dans la vie… mais il y en a, et aussi un gros diamant.



jeudi 6 février 2025

Camus - Entre Justice et mère

Quel écrivain, dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ?


Ce tome contient une histoire complète, de nature biographique. Son édition originale date de 2013 Il a été réalisé par José Lenzini (auteur des livres : Derniers jours de la vie d’Albert Camus, Camus et l’Algérie) pour le scénario, et par Laurent Gnoni pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste des vingt ouvrages d’Albert Camus sous forme d’un petit dessin dans une case carrée et du titre situé au-dessus, avec une liste en bonne et due forme et les dates dans la colonne de gauche.


Quand le narrateur a appris la nouvelle, il a ressenti la nécessité d’écrire. Il a hésité. De l’eau a coulé sous les ponts depuis l’école Aumerat, depuis leurs virées au jardin d’Essai et aux Sablettes, depuis les matchs de foot au Champ-Vert ! Il a froissé plusieurs feuilles de papier sans pouvoir aller plus loin que les quelques mots du début. Albert, Bébert, Moustique ? Ils étaient si proche… Comment l’appeler sans être inconvenant ? L’enfance est loin et Albert a eu le prix Nobel, c’est quand même autre chose qu’un prix d’honneur de fin d’année ! Tiens le prix Nobel… Il pourrait commencer par ça, pourquoi pas ? Les copains et lui étaient tellement fiers quand Camus l’a eu ! Alors, il a ressorti une vieille machine à écrire, mais pas aussi vieille que leurs souvenirs de gosses, et il se met à lui parler avec ses mots écrits au fil de la mémoire partagée. Des lignes que Camus ne lira pas… Le jour est le 10 décembre 1957. Sous les ors et les brocarts de l’Hôtel de ville de Stockholm. Le narrateur imagine Camus… un goût âcre dans la bouche. Des gestes ankylosés par un engourdissement diffus. Tête lourde et tempes folles. Le souffle encore plus court qu’à l’issue de la récré. Il doit être blême. Au bord de l’évanouissement. Le doute oppresse une fois encore l’écrivain. Toujours ce vieux complexe face à un monde qui n’est pas le sien. Des flashs crépitent tels des soleils terribles. Comme il l’a dit à quelques proches, ce prix Nobel de littérature devait revenir à André Malraux. Albert n’a que quarante-trois ans. C’est un peu jeune. Et puis… son œuvre n’en est qu’à ses débuts. Une musique de cour retentit. Les applaudissements fusent dans un bruit de plage tourmentée. Impossible de se jeter à l’eau. Pourtant, il doit s’en souvenir, aux Sablettes, on y allait même par fortes vagues on y allait !



La guerre fait rage en Algérie. En ce moment de gloire, les pensées d’Albert Camus vont sûrement vers sa mère, là-bas, toujours silencieuse, résignée et digne dans sa pauvreté. Albert Camus entame son discours devant l’assemblée du prix Nobel : En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement.


Pas facile de restituer toutes les dimensions d’un tel homme que Albert Camus (1913-1960) : philosophe, écrivain, journaliste militant en particulier pendant la seconde guerre mondiale, romancier, dramaturge et novelliste, s’étant engagé en faveur des indépendantistes algériens, et ayant également dénoncé la barbarie de l’arme atomique utilisée sur Hiroshima et sur Nagasaki (comme rappelé dans le présent ouvrage). Le scénariste propose un point de vue original : celui d’un ancien copain et camarade de classe de l’auteur. Ce dispositif permet aux auteurs d’utiliser des mises en page sortant de l’ordinaire. Régulièrement, le lecteur découvre un page de texte avec des illustrations, le narrateur écrivant ses souvenirs ou ses ressentis et ses attentes vis-à-vis de Camus. Une vingtaine de pages s’apparentent à du texte illustré, et quelques-unes encore à un récitatif courant au fil de cases de bande dessinée. La page intitulée Épilogue correspond à une page de texte sans illustration et elle introduit la dernière partie de huit pages, consacrée à la déclaration relative à la préférence accordée à sa mère avant la justice. En page cinq, le lecteur découvre un titre : Discours de Suède, première partie. Il y a encore quatre extraits dudit discours, qui ouvrent chacune un nouveau chapitre dans la vie de l’auteur. Le lecteur voit alors Albert Camus à la tribune devant l’assemblée convoquée par l’Académie suédoise, avec des phylactères contenant des extraits authentiques de son discours.



D’une certaine manière, Albert Camus devient celui passé à la postérité, un peu après la moitié de l’ouvrage. Le scénariste a déjà consacré quatre ouvrages à cet écrivain, et il en présente la vie, faisant des choix sur les moments de sa vie retenus, et en intégrant plusieurs des convictions de Camus. Le lecteur plonge donc dans une présentation à la structure sophistiquée, plus ambitieuse qu’une reconstitution historique chronologique des faits. L’auteur accorde la moitié de la bande dessinée, à l’enfance d’Albert pour montrer d’où il vient, à la fois son histoire familiale, le contexte sociopolitique du milieu dans lequel il a grandi. La partie biographique commence avec la mère âgée de l’auteur se replongeant dans ses souvenirs, le pendant se trouvant dans l’épilogue qui est consacré à la phrase de l’auteur sur la défense de sa mère avant la justice. L’écrivain engagé naît en 1913 dans la campagne algérienne. Le lecteur ne s’attend pas forcément au dénuement qu’il voit : pas de voiture à l’époque mais une charrette, pas d’hôpital mais un médecin-colonel qui arrive après l’accouchement. L’emploi modeste du père : caviste dans une grande propriété vinicole, ce qui consiste à surveiller les vendanges en cours, veiller à la bonne marche des opérations dans un contexte colonial, avec un fond de racisme. Un voyage en train jusqu’à Alger en troisième classe du fait des faibles revenus du père. Un séjour chez la grand-mère qui compte chaque centime. L’opposition de cette dernière à ce que son petit-enfant continue des études car il doit travailler dès que possible pour améliorer les revenus de la famille. Etc.


Le lecteur a peut-être relevé l’emploi d’une palette de couleurs assez particulière sur la couverture, avec ce fond jaune et cette ombre carmin. L’artiste compose ses cases avec un mixte de figures détourées par un trait de contour, et d’autres éléments représentés en couleur directe. En outre il met régulièrement en œuvre une palette de couleur avec des compositions expressionnistes, plutôt que naturalistes. Il en va ainsi pour la scène de déplacement sous la pluie et d’accouchement dans la cuisine : des aplats de deux tons de jaune, d’orange, de bleu foncé, développant une ambiance entre isolement dans la nuit et chaleur humaine de solidarité. Au fil des séquences, le lecteur ressent cette sensibilité apportée par les couleurs : la robe majoritairement en aplat noir solide de la grand-mère, les fonds de case rouge alors que l’enfant Albert ressent de plein fouet la colère sourde de sa grand-mère, le blanc éclatant alors que l’enfant court dans les rues d’Alger pour exprimer la force de la lumière du soleil, le marron terne lors du séjour à l’hôpital, la superbe alliance d’un rouge carmin pour un tapis avec les rats noirs formant une svastika sur le cercle blanc comme allégorie de La peste, etc.



L’artiste sait rendre l’apparence d’Albert Camus. Il représente des personnages à la morphologie normale, sans exagération anatomique, en simplifiant leur représentation, moins de traits, tout en conservant leur humanité et leur capacité à susciter l’empathie chez le lecteur. Ce dernier sent la séduction graphique opérer sur lui : un équilibre parfait entre ce qui est montré et délimité par des traits de contour et ce qui est suggéré par les couleurs, sous-entendu et laissé à l’imagination. Il remarque la coordination étroite entre scénariste et artiste pour des mises en page pensées et imaginées spécifiquement en fonction de la scène. Il voit des trouvailles visuelles très expressives : des pages sans bordure avec des images se fondant l’une dans l’autre pour exprimer une continuité (par exemple dans les différentes tâches professionnelles de Lucien Auguste Camus), des cases de la largeur de la page pour un effet panoramique mettant en valeur la beauté des paysages algériens, des personnages dessinés par-dessus les cases d’une page pour indiquer qu’ils passent de l’une à l’autre lors de leur trajet, trois cases de la hauteur de la page pour conférer la sensation d’étroitesse de l’appartement de la grand-mère, une case se déployant comme une bande médiane sur deux pages en vis-à-vis avec les personnages représentés dans différentes positions, un fac-similé de une d’un journal, un champignon atomique avec un monceau de crânes à son pied, le visage de Camus en noir sur fond blanc dans la partie gauche de la planche s’opposant à celui de Sartre en contraste inversé (traits de contour blancs sur fond noir) pour marquer l’opposition irréconciliable, etc.


Le lecteur sent bien que les auteurs brossent un portrait orienté d’Albert Camus. Du fait de la pagination, ils ont dû faire des choix : en particulier, ils ne s’appesantissent pas les rappels historiques, ils ne développent ni le contexte de la seconde guerre mondiale, ni celui de la guerre d’Algérie (1954-1962) dont il vaut mieux disposer d’une connaissance basique pour apprécier et comprendre la position de l’écrivain. De la même manière, ils évoquent les titres des ouvrages de l’écrivain, sans les présenter que ce soit leur intrigue, ou leur contenu philosophique. Là encore, une connaissance superficielle ajoute à la richesse de cette lecture. Ils ont choisi le point de vue familial et celui du contexte géographique, social et historique. Ils se tiennent à l’écart d’une narration de type Moments clés ayant défini à tout jamais la trajectoire de vie d’Albert Camus, se positionnant plutôt dans une optique montrant les conditions dans lesquelles se sont opérées son enfance et sa trajectoire de vie jusqu’à l’âge adulte, le lecteur étant libre d’en déduire comment se sont forgées ses convictions morales, et comment il a été conduit à s’engager dans certaines causes.


Impossible de présenter Albert Camus de façon complète dans un ouvrage de moins de cent-cinquante pages. Aussi, il apparaît que les auteurs ont choisi sciemment un point de vue, celui d’un ancien camarade de classe de l’écrivain, pour évoquer des composantes précises de la vie de l’auteur. La narration visuelle s’avère très agréable, avec des émotions portées par des compositions de couleurs, et une mise à profit de solutions visuelles variées. Le lecteur découvre la singularité du parcours de vie d’Albert Camus, en tant qu’homme de son temps, avec des origines qui lui sont propres, l’amenant à mieux comprendre ses choix d’auteur. Enrichissant.



mercredi 5 février 2025

Borgia - Tome 01: Du sang pour le pape

La force d’une famille, comme celle d’une armée, réside dans la cohésion et l’unité.


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui a été rééditée en intégrale. Son édition originale date de 2004. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et par Milo Manara pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée. Cette tétralogie a été suivie d’une seconde : Le pape terrible (4 tomes de 2009 à 2019), par Jodorowsky & Theo Caneschi.


À Rome en 1492, Jérôme Savonarole est en train de déclamer sur la place publique, réagissant à la vision qu’il a d’un glaive ensanglanté s’abattant sur Rome et provoquant des giclées de sang. Il crie qu’il a vu le glaive s’abattre sur la terre des hommes. Il a vu couler des fleuves de sang ! Rome n’est plus une ville sainte mais un lupanar sans foi ni loi : Les gens se font dévaliser en pleine rue, les maisons sont pillées en plein jour ! La prostitution fleurit, les assassinats quotidiens se comptent par douzaines ! Contre de l’argent, le haut clergé accorde des indulgences pour absoudre les méfaits les plus ignobles ! Le pape lui-même ose vendre le pardon divin ! Les cardinaux acceptent des pots-de-vin et entretiennent des maîtresses ! La honte, la corruption et la luxure règne ! La colère de Dieu annonce le retour de la famine et de la peste ! C’est le châtiment de Dieu ! Inutile de fuir, inutile de se flageller, pécheurs ! La peste les suivra jusqu’au bout du monde ! Rome n’est qu’une prostituée qui mérite d’être exterminée !



Au Vatican, le seigneur Gaspare Malatesta attend pour être reçu par le pape Innocent VIII. Le cardinal Rodrigo Borgia lui indique qu’il faut surveiller ce Savonarole car des dynasties puissantes ont été renversées par des fanatiques convaincus de détenir la vérité. Son interlocuteur réplique que d’autres l’ont été par des souverains de petites provinces qui n’avaient pas été reçus avec la déférence qu’ils méritaient. Un prélat entre dans la pièce et annonce que la santé fragile de sa sainteté ne lui permettra aujourd’hui, que de recevoir le cardinal Rodrigo Borgia. Malatesta s’emporte, outré que le pape préfère recevoir un chien espagnol plutôt que le lion de Rimini. Il sort son épée de son fourreau et brise le bras d’une statue. Trois gardes l’entourent pour le neutraliser et le faire sortir. Borgia persifle en lui disant d’arrêter de se prendre pour le roi de la savane, l’orgueil est le pire des péchés. Toujours sous le coup de la colère, le seigneur lui répond que son sourire se transformera en larmes de sang, il en fait le serment devant Dieu. Dans sa chambre, le pape repousse les remèdes qu’on souhaite lui faire avaler. Il crie sur les moines qu’il n’est plus qu’une ombre, qu’il est dévoré par un feu glacé. Il continue à vitupérer : La France, l’Espagne et même ces maudits Turcs veulent le dévorer. Il a besoin de recouvrer ses forces ; sans lui, s’en est fini de Rome. Il s’emporte : Que soit maudite aussi cette misérable péninsule divisée en villes-états, dont chacune rivalise pour devenir plus puissante que la sainte Église. Rodrigo Borgia s’avance vers lui et indiquant qu’il a le remède miracle. Une femme s’avance et ouvre son corsage : le pape se met à téter goulument à son sein droit.


La couverture annonce le mélange de religion et de sexe, avec la posture sans équivoque de Lucrèce. Le lecteur a vraisemblablement déjà entendu le nom de Borgia qui lui évoque plus ou moins de choses. Une famille qui a fourni deux papes : Calixte III (François Borgia, pape de 1455 à 1458) et Alexandre VI (Rodrigo de Borja, pape de 1492 à 1503). Une famille qui a influencé ou fait la politique de Rome pendant un siècle. Des affaires d’empoisonnements, de fratricides, d’incestes, de luxure, de simonie, d’acédie. La légende de Lucrèce Borgia racontée par Victor Hugo dans un drame en trois actes (1833). La bague à poison de César Borgia. Etc. S’il a déjà eu l’occasion de lire une bande dessinée de Jodorowsky, le lecteur se doute que ce scénariste très porté sur l’emphase opératique ne va pas faire dans la dentelle. Il présume que Manara va en profiter pour dessiner des femmes aussi jeunes qu’élancées dans des positions plus explicites que suggestives et souvent dégradantes. Il est loin du compte ! C’est un festival : un vieillard tétant le sein d’une jeune femme capable d’allaiter, des transfusions de sang d’enfants allant jusqu’à la mort, des gâchis de nourriture immondes, la maltraitance d’enfants, des vengeances sanglantes, un empoisonnement bien sûr, etc. Les sévices corporels et déviances sexuelles ne sont pas en reste : de la prostitution de sa compagne, à la flagellation comme châtiment.



Ça fait beaucoup, bien chargé, tout sur le même axe de la débauche dans une surenchère progressive. D’un côté, les dessins bien propres et délicats inscrivent ces actes dans un registre esthétique de type porno-chic provoquant une distanciation par rapport à la réalité. Le lecteur ressent qu’il n’est pas dans un registre plausible ou dans un reportage. D’un autre côté, ce même esthétisme rend ces représentations iconiques. Une prostituée avec les seins à l’air penchée sur la rambarde du balcon : c’est la femme pleine de vie, incarnant la vitalité de la prostitution, une professionnelle sachant aguicher avec efficacité, l’assurance d’éveiller la lubricité du chaland, et de faire de bonnes affaires. La jeune femme ouvre son corsage devant le pape pour dénuder ses seins et s’offrir en sacrifice au vieillard pour assurer sa longévité en répondant à sa voracité : c’est l’image de la vocation, du don pur et désintéressé, de l’assurance inébranlable de participer à quelque chose de plus grand que soi. La jeune Vanozza Catani mime une fellation à la statue de Saint Sébastien : une séquence pornographique entre une jeune femme les fesses à l’air, en pâmoison charnelle devant une statue de pierre, une extase à la fois mystique et sexuelle. Rodrigo Borgia qui jette un poulpe à la tête d’un moine : le geste théâtral acquiert une dimension romantique rendant obscène cet usage de la nourriture. L’artiste n’a pas son pareil pour magnifier chaque personnage, chaque posture, chaque geste, pour mieux faire ressortir l’essence de la transgression, son obscénité écœurante.


Avec un art consommé, le dessinateur mêle une narration visuelle impeccable avec des cases évoquant régulièrement de véritables tableaux classiques, entre reportage et visite au musée, entre reconstitution historique factuelle et émotions pouvant aller jusqu’au paroxysme. Le lecteur apprécie chaque costume, chaque accessoire, chaque élément architectural. Tout commence avec une allégorie visuelle saisissante : ce glaive portant la mention gravée Gladius Dominici, et s’enfonçant brutalement dans le cœur de la cité. La robe blanche souillé de Savonarole et son manteau foncé avec capuche, les collants de ces messieurs, les robes un peu bouffantes et les corsages de ces dames, les robes immaculées des cardinaux, l’ample tunique de l’imposant Gaspare Malatesta (évoquant Orson Welles, 1915-1985), la chemise de nuit du pape Innocent VIII, le justaucorps noir de Micheletto, les masques pointus des médecins, les vêtements colorés des quatre enfants de Rodrigo, les habits stricts des bonnes sœurs, les bas blancs de Lucrèce et Julia, sans oublier leurs fesses nues. C’est un vrai régal de découvrir les différents endroits de Rome : les rues livrées à la foule et aux brigands en plein jour, la salle de réception du palais papal, la chambre du pape, le grand salon de l’hôtel particulier de Rodrigo Borgia, la gigantesque cuisine de la maison de sa favorite, le palais de Gaspare Malatesta, le colisée devant lequel passe la procession funéraire du pape, la grande salle du Vatican dans laquelle sont réunis les cardinaux pour élire le prochain pape, le couvent de Saint-Sixte. Manara a mis les petits plats dans les grands pour donner à voir tous ces endroits, avec une élégance et un raffinement de tous les instants.



Les sensations du lecteur passent ainsi du ravissement esthétique au haut-le-cœur de révulsion. Fidèle à ses convictions narratives, Jodorowsky ne lui épargne rien. Par courtes scènes, il fait mettre en scène les manigances politiques et les coups de force du prétendant à la papauté, les comportements violents et la sexualité transgressive. Le lecteur se retrouve déstabilisé : il est bien incapable de prendre fait et cause pour quelque personnage que ce soit, ou même d’éprouver de l’empathie, que ce soit pour un arriviste, pour un vieillard prêt à sacrifier les innocents pour s’assurer quelques jours de vie supplémentaires, pour des jeunes filles dévergondées avec une pointe de sadisme, pour des enfants envieux et cupides, des hommes d’église corrompus et pour qui la foi n’est qu’un artifice dépourvu de sens pour assurer leur pouvoir et leur jouissance. Les quelques notes d’humour relèvent d’une noirceur abyssale, que ce soit le test de la chaise excrémentale, le sac de verges, ou encore le jeu cruel avec une oie. Impossible pour le lecteur d’éprouver quelque forme de plaisir dans le comportement de ces personnages. Dans tout ce stupre, le lecteur finit par percevoir une fable cruelle : le spectacle d’un monde habité par des individus amoraux, animés par leurs pulsions débridées. À la fois, elles sont source de violence et des pires cruautés ; à la fois elles structurent leur monde, et la société sur laquelle règne cette famille monstrueuse et très humaine.


Immonde et raffiné, déchéance et décadence : la chute annoncée d’un empire. Jodorowsky se déchaîne dans la surenchère de transgressions et de tabous, Manara marie avec sophistication la narration visuelle factuelle, le symbolisme et le romantisme souvent morbide. Une beauté morbide se confrontant à l’immoralité la plus sauvage, la folie des passions débridées, des individus privés de toute empathie, jusqu’à l’inhumanité. Éprouvant et authentiquement humain.



mardi 4 février 2025

Les Météores : Histoires de ceux qui ne font que passer

On essaie tous de faire de notre mieux. C’est le plus important, non ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son format est à l’italienne, avec des dimensions de demi-format d’une bande dessinée franco-belge traditionnelle. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par J.C. Deveney pour le scénario, et par Tommy Redolfi pour les dessins et les couleurs. Il comprend trois-cent-dix pages de bande dessinée.


Elijah et Leblond, deux amis adolescents skaters, se tiennent sur un pont au-dessus d’une autoroute de deux fois quatre voies, regardant les véhicules passer en contrebas. Le premier raconte à son pote que quand il était petit, son père l’emmenait ici pour regarder les bagnoles, c’était leur sortie du samedi… Enfin jusqu’à ce qu’il se barre. Cela fait réfléchir Leblond qui pensait que son beau-père était pénible. Elijah continue : c’est clair qu’il rouillait sévère, regarder filer des voitures pendant une heure, y avait plus excitant. Il pense que son père ne faisait pas ça parce qu’il pensait déjà à se tailler, même sans ça il les aurait quittés. En vrai, il pense que son père espérait qu’il se passe un truc. Un accident, un crash, quelque chose qui changerait de l’ordinaire. En plus, il suffit de pas grand-chose pour que ça arrive ! Un caillou, un bout de métal… N’importe quoi qui tombe du pont. On imagine : le pare-brise qui explose, la bagnole qui vrille et qui va en fracasser d’autres ! Le pur feu d’artifice ! En même temps un accident, ça dure jamais. Ils continuent à discuter, se disant que le vrai frisson serait de traverser avec leur planche. Leblond finit sa bouteille, la jette par-dessus le grillage, et ils partent sur leur planche. Dans l’espace, un météore poursuit sa trajectoire, dans le vide.



Hollie, aide-soignante, attend le bus dans le froid et la neige. Elle voit arriver un homme fort et de grande stature. Il s’assoit à côté d’elle dans l’abribus, en laissant une place vide entre eux. Floyd prend la parole : il s’excuse, car il ne la reconnaît pas, c’est parce qu’il a des blancs des fois. Il continue : il croise des gens, il discute et puis, pffuiit, ça s’en va. Elle le rassure : ils ne se sont jamais croisés. Il reprend la parole : Gary dit que ce n’est pas la peine qu’il raconte tout ça à tout le monde. Mais Floyd trouve que c’est mieux de dire ce qui est vrai. Elle acquiesce, surtout qu’il n’y a pas de honte à avoir, les blancs, c’est des choses qui arrivent. Il se présente et donne son nom, elle donne le sien. Il lui demande si c’est la première fois qu’elle attend le 34 de 05h46. Elle indique que oui, d’habitude elle prend sa voiture, mais elle est tombée en panne hier. Floyd se lève et dit qu’il aime bien quand la neige tombe, parce on ne sait pas si c’est elle qui descend ou si c’est soi qui monte. Hollie se souvient de son fils Elijah enfant faisant une boule de neige. Le bus arrive, la radio diffuse une chanson de Rufus Wainwright, Going to a town. Cette même chanson est diffusée par le poste dans la chambre de Casey, une jeune femme. Elle se lève et appelle son chien Chuck. Elle sort sous la neige et continue de l’appeler. Elle découvre quatre chiens sauvages qui se mettent à aboyer contre elle. Elle rentre se mettre à l’abri.


Un titre déconcertant : il annonce des météores, et en effet dans les pages huit à dix, le lecteur peut avoir un premier aperçu de l’approche d’un météore dont il ne fait nul doute qu’il fonce sur la Terre. Dans le même temps, le titre évoque des individus qui ne font que passer, et cela ne semble pas s’appliquer au météore, mais à des êtres humains, peut-être ceux qui passent par la ville. Cette dernière n’est jamais nommée, et le lecteur en vient à supposer qu’il s’agit d’une ville de faible importance en nombre d’habitants. Elle compte toutefois un magasin de meubles à monter soi-même dénommé Aeki, enseigne que le lecteur identifie facilement en lisant ce nom de droite à gauche. Il commence par faire connaissance avec les deux skaters… qui ne sont pas nommés. Il faudra attendre la page cinquante pour les revoir avec deux autres potes, et commencer à relever un nom, mais pas tous. Ils zonent avec deux adolescentes. Bref, le lecteur finit par identifier Dawn (brune à lunettes), Elijah (afro-américain), Leblond (fumeur) et Jess (jeune fille pas compliquée). Mollie et Floyd se présentent l’un à l’autre, avec un physique plus facilement mémorisable. De la même manière, il faut un peu de temps pour mettre un nom sur le visage de l’employée d’Aeki : Casey. Encore plus de pages avant de croiser le prénom de son collègue revêche : Sammy. Charlie est appelée par son nom dès sa première apparition. À contrario, le lecteur voit Floyd parler de Gary, bien avant qu’il ne fasse son apparition, et c’est le seul personnage à être doté d’un nom de famille, Hansom. Quelques seconds rôles peu nombreux dont le couple formé par Linda et Don (professeur), sans oublier la jeune manager chez Aeki.



Le lecteur se retrouve un peu déconcerté par cette absence de nom de famille, car les dessins peuvent parfois lui sembler sommaires, laissant planer un doute sur l’identité de tel ou tel personnage à deux ou trois reprises. En outre, les dialogues s’avèrent brefs et concis, sans aucune bulle de pensée, ou cartouche de texte avec une voix intérieure. La couverture peut donner une impression d’image dense en informations visuelles, et complexe en composition, en particulier dans l’usage des couleurs. Il en va de même avec la première planche. La perception du lecteur se modifie un peu par la suite, devenant sensible à une approche plus épurée, dans les formes, dans le choix des détails signifiants. Les dessins ne donnent pas l’impression d’être plus simples, ou simplistes, plutôt plus focalisés sur un point d’attention central. Tout se joue dans les impressions du lecteur. L’impression d’un récit taiseux : l’ouvrage compte quatre-vingt-dix pages silencieuses, dépourvues de tout mot, une forme de minimalisme, et en même temps une confiance dans le fait que les images se suffisent à elles-mêmes pour raconter. Une dizaine de personnages avec un rôle significatif, à la fois une belle distribution, à la fois l’impression de rester dans un cercle assez fermé. Des images parfois très dépouillées : dans le même temps, elles font sens, et les auteurs mettent à profit la forte pagination de leur ouvrage pour prendre le temps de raconter certains moments et de focaliser leur regard sur un geste, une attitude ou accessoire.


Une fois passée la première apparition du météore, en noir & blanc pour un contraste maximal, le récit revient à des situations banales du quotidien : attendre le bus au petit matin, se souvenir de la première boule de neige de son fils, s’enquérir de son chien, aider un homme âgé ayant perdu en autonomie, regarder un oiseau voler, subir les récriminations d’un collègue contre la direction dans le vestiaire, zoner avec des potes avec la flemme de faire du skate, échanger des banalités au comptoir dans un café, ressentir pleinement la banalité de la solitude, etc. La narration visuelle s’avère respectueuse et attentive. La mise en couleur joue sur quelques teintes, souvent sombres sans être vraiment ternes. Le lecteur ressent de la sympathie pour ces individus normaux, vivant leur quotidien avec un mélange de courage et de résignation, une ténacité tout ce qu’il y a de plus mécanique, qui pourtant génère un sentiment de respect et d’empathie chez le lecteur, car il reconnaît bien cette saveur du quotidien qui n’apporte que la même chose, sans plus de réel goût, tout en étant réconfortant par sa prédictibilité.



Dans le contexte de cette vie normale et sans éclat, les événements sortant de l’ordinaire apparaissent pour ce qu’ils sont : la conséquence inéluctable de tous les événements précédents, dont il n’y a donc pas raison de s’étonner, un engourdissement gagnant chaque individu ayant intégré inconsciemment que c’est l’ordre immuable des choses. Du coup, un licenciement, un incendie volontaire, des informations alarmantes sur la progression du météore s’avèrent dénués d’effet sur l’instant présent, sur la suite, une progression inéluctable qui pourrait presqu’être prédite, un enchaînement de causalités préétabli. À l’évidence, l’état mental de Floyd n’ira pas en s’améliorant, et Gary ne pourra pas toujours s’occuper de lui. Le mode de management d’Aeki apparaît pour ce qu’il est : des techniques pour flatter les employés, les motiver par un esprit d’équipe artificiel dans la mesure où il ne repose que sur eux, sans aucune implication des actionnaires sans visage. Le lecteur repense à la citation de Raymond Carver en exergue : Plus de destin. Juste un enchaînement de petits faits qui n’ont d’autre sens que celui qu’on veut bien leur donner. Une vie machinale, sans objet. La vie de tout le monde. Un autre personnage résume la dynamique de la vie : On essaie tous de faire de notre mieux, c’est le plus important, non ?


Pourtant, le comportement des personnages ne relève pas de la neurasthénie. Une forme de fluide passe dans ces vies, de principe vital, que le lecteur n’arrive pas tout à fait à identifier. Il revient au titre et à ce météore qui approche : finalement cette menace sur la survie de la Terre et de l’espèce humaine ne change pas grand-chose au quotidien, voire dans un moment atroce un personnage prend conscience que l’entreprise Aeki a pris ses dispositions pour fourguer le maximum de camelote avant que son établissement situé dans la zone d’impact ne soit détruit. Le lecteur repense également à Elijah parlant de son père : en fait il pense que son père espérait qu’il se passe un truc. Les personnages du récit ont dépassé ce stade : ils n’attendent plus rien, ils sont persuadés que leur vie va lentement se dégrader, grignotée par l’entropie. Ils ne s’y sont pas résignés : ils ont accepté cet état de fait, et s’y sont adaptés, vivent en cohérence avec cette vision de l’existence.



Page quatre-vingt-douze, Hollie arrive chez Maggie pour lui prodiguer des soins, effectuer une prise de sang. La vieille dame lui dit qu’elle aime les livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire avec un début et une fin. Ceux qui ressemblent à la vie. Ou qui essaient en tout cas. Dans la vie, il n’y a pas de personnages principaux et de personnages secondaires. On a tous notre rôle à jouer. Tous notre importance. Le lecteur comprend que les auteurs effectuent une déclaration d’intention sur leur propre ouvrage et même une profession de foi personnelle. Il repense alors au sous-titre Ceux qui ne font que passer. Bien sûr cela désigne les individus qui risquent de périr lors de l’impact de la météorite. En prenant un peu de recul, cela désigne également tous les individus croisés par Floyd, car la mémoire de celui-ci n’est pas fiable, et il oublie les gens qu’il croise. Le lecteur peut se dire qu’il en va de même pour lui : de nombreuses connaissances, ou collègues, ou anonymes dans les transports en commun ou dans les voitures du flux de circulation, autant de personnes qui ne font que passer dans sa vie. À la lumière de ce point de vue, il prend conscience de ce qui fait le cœur du récit : ce n’est pas l’intrigue secondaire de la météorite qui n’occupe que très peu de pages. Les météores sont également les personnes que l’on croise, qui passent dans notre vie. Ceux qui ne font que passer sont l’essence même de la vie de chaque individu.


Étrange titre, accouplé à un sous-titre énigmatique, une couverture qui dit très peu du contenu. Narration semblant parfois minimaliste que ce soit par les silences des personnages ou par des cases épurées. Pour autant, point de déprime ou de misérabilisme, de solitude rongeant l’âme. Le récit se déroule très tranquillement, même si des événements surviennent. Le lecteur sent qu’il reste immergé grâce à un sentiment diffus qu’il éprouve pour les personnages… jusqu’à ce qu’il prenne conscience des différents niveaux de sens de l’expression : Ceux qui ne font que passer. Émouvant.