Ma liste de blogs

jeudi 3 juillet 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 1 - Moriganes

Qu’importe leur âme en guenilles pourvu qu’elle se glisse sous des habits d’or !


Ce tome est le premier d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième du point de vue des dates. Son édition originale date de 2004. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021. Le tome s’ouvre avec une introduction du scénariste rédigée en 2004, expliquant que le premier cycle a ouvert des voies de développement différentes de celles qu’il avait envisagées, et que le présente cycle des Chevaliers du Pardon sera complété par un autre se déroulant avant, intitulé les Sorcières, et envisageant l’éventualité de celui appelé les Sudenne.


Ils espéraient encore. Peut-être s’étaient-ils trompés ?… Cela semblait tellement improbable… Sill Valt s’était déplacé en personne. Mauvais signe. Qui prouvait combien était profonde leur inquiétude… Après avoir accosté, ils prirent l’ancienne route de Glen Sarrick. Puis la jetée qui mène au trou d’Orgast. Personne ne disait mot. Les cœurs étaient sombres. Une troupe de chevaliers du Pardon, menée par Valt a gagné le trou d’Orgast par navire, et a débarqué à terre. Ils découvrent dans l’eau, le cadavre du Chevalier Finch de Tafell, attaché à un pieu enfoncé dans la mer, avec les anneaux d’un serpent de mer enroulé autour de son corps. Le commandant constate que le serpent vit encore. Il ordonne que le poisson Nartag soit jeté à l’eau : le serpent ne résistera pas à l’appel du Nartag, mais il faut attendre qu’il déploie son aileron, en effet celui-ci est tranchant comme de l’acier. En effet, le serpent ne tarde pas à s’éveiller alléché par l’odeur du petit poisson et il déroule ses anneaux pour onduler dans l’eau.



Les chevaliers en profitent pour se pencher et récupérer le corps du défunt. Mais l’un d’eux fait tomber son épée courte dans l’eau, et le serpent l’entend aussitôt. Il se dresse soudainement hors de l’eau, de toute sa hauteur. Sill Valt dégaine sa propre épée, et parvient à trancher la tête du serpent alors qu’il enroule ses anneaux autour du jeune novice Eïrell. Valt ordonne alors que les chevaliers regardent dans la bouche de Finch de Tafell : sa langue a été arrachée. Le doute n’est plus permis : c’est l’œuvre d’une Sorcière. Il faut brûler le cadavre. Les Chevaliers du Pardon ne se sont pas rendus compte qu’un masque de Vysald gît au fond du lit de la rivière. Une main déformée vient le récupérer à leur insu. Une fois rentré dans le château, Sill Valt va rendre compte à Arawann, le grand maître de l'ordre des Chevaliers du Pardon. Il estime que la Sorcière les attendait et qu’elle voulait qu’ils retrouvent le corps de Tafell. Son interlocuteur estime qu’elle les provoque, qu’elle a tendu un piège et qu’elle sait qu’ils reviendront. Ils doivent se rendre à Glen Sarrick, commandé par les seigneurs de Dylfell.


Ces deux créateurs ont également collaboré pour les neuf premiers tomes de la série Murena, de 1997 à 2013. En fonction de ses goûts, le lecteur peut aussi bien venir pour le scénariste, pour l’artiste, ou encore parce qu’il avait été enchanté par le premier cycle et son monde. En découvrant l’introduction du scénariste, il comprend donc que l’écriture du premier cycle a modifié ses plans, l’incitant à imaginer celui-ci qui se déroule avant, puis un autre qui se déroule encore avant. Il retrouve des éléments : la région d’Eruin Duléa avec ses landes et ses châteaux forts, l’environnement évoquant l’époque médiévale avec des chevaliers, la présence de l’océan, avec une première séquence maritime. Il retrouve également des éléments plus spécifiques à la série, comme un mystérieux masque de Vysald aux propriétés qui restent à découvrir, ou la cérémonie du mariage avec du sang versé dans un ciboire (et son bouillonnement qui fait plus sens que dans le Cycle de Sioban), ainsi que l’arbre de vérité. En revanche les thématiques de ce premier tome semblent s’éloigner de celle du principe du Yin et du Yang, tout en promettant une histoire d’amour condamnée au tragique. Dès la première planche, le lecteur peut ressentir la différence de sensations générées par la narration visuelle : la séquence sur les flots perd en mystère (pas d’effet de brume) ce qu’elle gagne en réalisme.



En fonction de ses goûts, le lecteur peut éprouver plus d’appétence pour les formes encrées de Rosinski qui avait illustré le premier cycle, avant son changement de technique pour passer à la couleur directe, ou pour les dessins plus léchés de Delaby, plus réalistes en surface. À chaque page, le lecteur sent son regard s’attarder sur tel ou tel élément, saisi par sa beauté plastique : l’écume des vagues, le visage défiguré du Chevalier attaché au pieu, l’œil laiteux du serpent, la décoration d’un bouclier, la bouche ensanglantée du serpent, l’expression du masque de Vyslad, etc. Il peut se livrer à ce jeu pour chaque page sur des éléments aussi variés que l’architecture du château, la beauté d’un cygne sur un lac, le caractère macabre d’un crâne sur le manteau d’une cheminée, un gibet, le feuillage écarlate de l’arbre de la vérité, la majesté d’un rapace dans le ciel lourd de nuages, la beauté innocente de Diane de Hartwick dans sa robe de velours, la boue qui colle aux chausses, le sang qui bouillonne dans le ciboire, etc. Au fur et à mesure qu’il se fait mentalement cette liste, il se rend compte qu’il s’agit des mêmes éléments, ou très similaires, que ceux que Rosinski rendait tout aussi mémorables, c’est-à-dire des qualités picturales partagées par les deux artistes avec un rendu différent.


Dans le même temps, le rendu des dessins de Delaby apporte une saveur différente au récit. Cela fait sens d’un point de vue narratif, puisque ce cycle se déroule plusieurs années, voire décennies avant le précédent. Le travail sur la mise en couleurs atteint un haut degré de sophistication portant le réalisme à un niveau pouvant s’apparenter à de l’hyper-réalisme. Là encore, en fonction de sa sensibilité, le lecteur peut parfois purement et simplement s’arrêter sur une case pour savourer un rendu d’une nature quasi photographique saisissante : la texture d’une chevelure, l’acier d’une arme blanche qu’il a l’impression de pouvoir saisir et manier, les aspérités des pierres utilisées dans les bâtiments et les murs d’enceinte, le parement de la robe d’Aube, les gravures peintes sur les deux boules du jeu de Fitchell, la souplesse et la discrète iridescence de la peau de serpent, etc. L’œil du lecteur se trouve complètement sous le charme du dessin, établissant lui-même cette sensation de réalisme, et de temps en temps, il prend conscience qu’il projette de lui-même des choses qui n’y sont pas. Par exemple, il distingue clairement la végétation sur les bords du lac où Seamus observe les cygnes : pourtant quand il prend le temps de regarder, il se rend compte que l’artiste a aménagé de savants camaïeux de vert pour rendre cette impression de végétation. Il en va de même avec celle de lande, plus une impression qu’une réalité botanique. Cela ne diminue en rien la force de la narration visuelle ; cela vient plutôt l’alléger pour la rendre plus facilement lisible. De manière quasi surnaturelle, le dessinateur sait intégrer à ces représentations réalistes, les éléments fantastiques qui semblent parfaitement à leur place, tout en ressortant avec encore plus de force.



En commençant un nouveau cycle, le lecteur a bien conscience que les auteurs vont reprendre des éléments du précédents, et qu’ils vont en installer d’autres, en particulier une nouvelle situation de départ, puisque plusieurs décennies les séparent. De même, il sait qu’il se lance dans une histoire complète en quatre tomes, dont celui-ci ne constitue que le premier acte. L’enjeu apparaît assez rapidement : les Sorcières sont une race en voie d’extinction, toutefois, il en reste une particulièrement puissante, qualifiée de Morigane, qu’il convient d’annihiler car leur mode de vie repose sur le meurtre d’humains, avec vraisemblablement un goût particulier pour leur langue, à moins que leur arrachage n’ait une valeur rituelle. La structure de l’intrigue s’avère très linéaire : les Chevaliers du Pardon ont appris la présence d’une sorcière à Glen Sarrick, et ils s’y rendent pour l’exterminer. À la lecture, le récit peut apparaître comme étrangement dépourvu de tension à long terme : les Chevaliers progressent de manière pragmatique, jusqu’à leur objectif. D’un autre côté, il comprend d’autres éléments, comme autant de promesse pour l’histoire à l’échelle du cycle en entier. Le lecteur pourra être déconcerté par ce choix narratif.


Ainsi, le scénariste ne reprend pas le principe actif du premier cycle, c’est-à-dire la présence du bien dans le mal, et du mal dans le bien, à l’instar du Yin et du Yang. Comme Sioban, Seamus semble être sous le coup du destin et d’une prédestination, qui est révélée par une Sorcière emprisonnée à Sill Valt. Le lecteur prête une attention particulière à ce dernier puisque le dernier tome de ce cycle porte son nom : il agit comme un mentor quelque peu taiseux pour Seamus, et protecteur à sa manière, une forme de responsabilité vis-à-vis d’un jeune, assumée dans une forme quelque peu sévère. Dans ce cycle également, la question de l’amour entre deux êtres tient une place centrale dans l’intrigue, que ce soit à court terme avec la célébration du mariage entre Diane de Hartwick et Eryk de Dylfell, ou à moyen terme avec la prophétie concernant Seamus. Également au centre de ce récit, se trouve la figure féminine, identifiée pour certaines comme des Sorcières, se transformant en serpent (figure hautement symbolique dans la religion catholique). Le lecteur peut être tenté d’y voir une position misogyne : la femme comme créature malfaisante. Il peut aussi voir dans les Moriganes, un exemple de femmes refusant de se plier aux diktats de la société de l’époque, rejetant la place qui leur est imposée, ce qui les fait apparaitre comme des monstres aux yeux des personnes se conformant aux règles sociales, ce qui induit également des conséquences pour ceux qui côtoient ces rebelles. Il devient alors ironique de penser que les Chevaliers du Pardon reconnaissent la foi catholique comme étant la leur.


Un deuxième cycle bénéficiant des illustrations d’un artiste de renom, connu pour sa collaboration avec le même scénariste sur la série Murena. Une narration visuelle époustouflante, à la fois de réalisme, à la fois de souffle horrifique, pour une ambiance visuelle en continuité parfaite avec le premier cycle, sous une apparence différente. Une intrigue à la structure défiant les attentes du lecteur, fonctionnant comme la première partie d’une histoire qui se déroule sur quatre tomes. Envoûtant et tragique.



mercredi 2 juillet 2025

Fumée

Renoncer aux choses qui l’ont rendu malade.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Chadia Loueslati pour le scénario et par Nina Jacqmin pour des dessins. Il comprend cent-trente-sept pages de bande dessinée, en bichromie, avec quelques touches parcimonieuses de couleur rouge, de ci, de çà. Le tome se termine avec un texte sous forme d’un paragraphe d’une douzaine de lignes, émanant de La ligue contre le cancer. Puis vient la page de remerciements des deux autrices. Cette bande dessinée présente la particularité d’être dépourvue de dialogues et de textes, à l’exception de l’onomatopée Kof, indiquant qu’un personnage est en train de tousser. Les personnages ne sont pas nommés dans le récit ; ils seront appelés Lui & Elle pour le couple principal.


En pleine nuit noire : un raclement de gorge se fait entendre, puis une petite toux, puis d’énormes toussotements inextinguibles. Elle allume la lampe de chevet et se tourne vers Lui, en lui tendant un verre d’eau. Il le prend alors qu’elle se sert contre lui. Il se retourne sur son oreiller, et Elle éteint la lumière. Au matin, Elle est déjà sous la douche lorsqu’il se réveille. Il se lève, marche jusqu’à la cuisine, se retrouve plié en deux par une quinte de toux. Une fois qu’elle est passée, il se redresse et prend une cigarette dans le paquet. Il s’installe à la table pour fumer tranquille, avec sa tasse de café. Elle lui demande d’aller sur la terrasse, ce qu’il fait bien volontiers en savourant chaque inspiration. Il finit par écraser son mégot dans un cendrier qui déborde déjà. Il va ensuite prendre sa douche. Alors que l’eau coule, il se racle la gorge ce qui déclenche une nouvelle quinte de toux qui l’oblige à s’assoir dans le bac à douche. Elle est prête et elle passe la tête par la porte pour lui dire au revoir.



Lui sort à son tour, et il fume une nouvelle cigarette en se rendant jusqu’à l’abribus. En attendant, il en profite pour s’en allumer une petite, avec deux petits toussements. Le bus arrive. Il monte à bord, et se tient debout. Il tousse un peu, ça passe vite. Il arrive au boulot, et il voit deux trois personnes en train de s’en griller une devant l’entrée : il se joint à eux et fait de même. Une fois sa cigarette terminée, il pénètre dans l’immeuble et prend l’ascenseur. Il est pris d’une quinte de toux inextinguible dans la cabine. Arrivé à son étage, il se dirige rapidement vers les toilettes, pour prendre un peu d’eau. Puis il rejoint son poste informatique pour travailler. Au bout d’un certain temps, un collègue vient lui taper sur l’épaule pour lui proposer d’aller en fumer une. Il l’accompagne, et ils papotent avec deux autres déjà en train de fumer. Le midi, il va s’assoir sur un banc au soleil et reprend une cigarette qu’il fume tranquillement. Il repart en oubliant son sandwich intact sur le banc. Il fait quelques pas et est saisi d’une nouvelle quinte de toux de faible intensité. Il se rend à la pharmacie pour acheter des pastilles, et il en prend une en sortant. Il retourne pour son après-midi de travail. Un peu après quinze heures, il sort fumer une cigarette, retrouvant son collègue fumeur dehors.


Le texte de la quatrième de couverture promet : Une histoire sans parole, d’un amour puissant et addictif, où les souvenirs et les cauchemars s’entremêlent et finissent pas partir en fumée. Le lecteur commence par découvrir l’illustration de couverture qui semble promettre que le personnage principal peut être la fumée, ou bien la cigarette elle-même. La première planche est composée uniquement de deux cases de même taille, avec les onomatopées. Le lecteur tourne la page et il découvre les deux personnages principaux : représentés dans une veine réaliste avec un degré de simplification dans les contours, complétés par les nuances de gris. Lui : un monsieur dans la trentaine, peut-être plus proche de la quarantaine, une silhouette longiligne, un peu plus grand que la normale, une barbe fournie, des vêtements passepartouts, un boulot pas désagréable vraisemblablement avec une forte composante alimentaire. Autant d’éléments visuels qui définissent sa personnalité : calme, gentil, sans histoire, aimant, facilement dans l’acceptation, c’est-à-dire sans colère ou agressivité. Elle : une jeune femme discrète, aimante également, attentionnée et inquiète pour son conjoint, une silhouette banale et des tenues vestimentaires sans éclats, une gentillesse spontanée. Le lecteur a l’occasion de les voir adolescents : tout aussi normaux et agréables. L’absence de mots rend les autres personnages un peu effacés, et tout aussi normaux et a priori sympathiques.



Faute de mots, toute la narration de l’histoire repose sur l’artiste. Outre l’apparence des personnages, le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour eux. La direction d’acteurs appartient au registre naturaliste, avec des touches parcimonieuses d’accentuation de type pantomime pour rendre plus apparent un état d’esprit ou un ressenti physique. La dessinatrice sait faire passer les émotions avec sensibilité et justesse : l’inquiétude pleine de sollicitude d’Elle alors que lui se retourne pour dormir, le moment de plaisir tranquille alors que lui savoure une inspiration de fumée sur le balcon, son acceptation de tousser régulièrement sans inquiétude particulière d’habitude et la démarche toute simple d’aller acheter une pastille pour la toux. Son début d’inquiétude lorsqu’il se rend compte qu’il y a un peu de sang dans sa main après avoir toussé, etc. La justesse des acteurs prend encore de l’ampleur lors du retour en arrière à l’adolescence : Lui essaye sa première cigarette, puis recommence pour des raisons sociales d’appartenance et de séduction. La mise en scène le comportement des personnages expriment à la perfection ces enjeux, les élans et les hésitations du cœur, le comportement social qui en découle.


De la même manière, la dessinatrice fournit un travail impressionnant et juste pour donner à voir les différents environnements, et activités des uns et des autres. Ainsi le lecteur peut voir la chambre d’Elle & Lui avec sa décoration intérieure, l’aménagement de leur cuisine et de leur salon, les rues de la banlieue assez propre, le poste de travail très impersonnel de Lui au bureau, l’importance des jardinières et de la végétalisation dans cette ville, le caractère spacieux de la salle d’attente aux urgences, l’aire de jeux squattée par les adolescentes, un lycée très banal, le pavillon des parents, la chambre d’hôpital, etc. Certaines représentations peuvent apparaître un peu simplifiées, pour autant chaque décor est présent tout le temps, et chaque endroit présente des particularités qui attestent de sa fonction et de sa personnalité. Le récit comprend également trois séquences oniriques également muettes, tout aussi parlantes. La première montre Lui en train de se débattre dans des volutes de fumée envahissantes sur fond noir, une très belle expression de son inconscient. La seconde se déroule également sur fond noir, une métaphore formidable de l’angoisse générée par le rapport de Lui aux autres, dans la vie en société. La dernière montre la réalité de la consommation cumulée de cigarettes au fils des années, peut-être des décennies : une visualisation saisissante.



Au vu du ton dans l’acceptation, des crises de toux de plus en plus rapprochées, du résultat de la première consultation chez le médecin, le lecteur finit par être plus réceptif aux nuances de gris et de sépia, qu’aux zones de blanc qui vont d’ailleurs en s’amenuisant. Il prend conscience qu’il est très réceptif à la banalité du quotidien mis en scène : pas de dramatisation versant dans la tragédie, pas de pathos, juste les petits faits de tous les jours. Il en sait relativement peu sur le personnage principal, encore moins sur sa compagne, si ce n'est qu’ils ne semblent pas mariés car ils ne portent pas d’alliance. Dans le même temps, il se retrouve dans les petits gestes de la vie : prendre son petit-déjeuner, se laver, travailler au bureau devant un ordinateur, prendre les transports en commun, conduire, s’assoir sur un banc dans un parc, etc. Inconsciemment, il a déjà intégré quelle serait l’issue inéluctable du récit, ce qui le rend peut-être encore plus réceptif aux émotions éprouvées par Elle et Lui. De manière tout aussi inconsciente, l’image de couverture s’est imprimée dans son esprit : le rôle principal est bien tenu par la cigarette omniprésente, ou plutôt la succession incessante de cigarettes jusqu’à cette image en pleine page où Lui se tient sur un monticule de cigarettes, avec quelques briquets jetables venant apporter une touche de couleur.


Deux des séquences oniriques mettent en évidence cette compagne de tous les jours depuis l’adolescence : la cigarette. S’il a déjà eu l’occasion de lire une description d’un comportement obsessionnel, le lecteur en retrouve des symptômes de ci de là. Il apparaît que la journée de Lui s’articule autour des moments pour fumer : c’est un premier symptôme. Lorsque Lui oublie son sandwich sur un banc, c’est un autre symptôme attestant que fumer est devenu plus important que se nourrir, faisant même oublier cet acte vital. Lui passe également par une phase, assez courte, de déni quant à la gravité de sa maladie qui en est déjà à un stade avancé. La troisième séquence onirique, très émouvante, met en lumière rétrospectivement que le déni s’est installé insensiblement et qu’il était présent depuis des décennies : il y a longtemps que Lui a dépassé le stade de perte de contrôle sur la quantité de cigarettes. D’un autre côté, il a conservé son aptitude à en apprécier certaines. Les séquences viennent également montrer comment la dépendance au produit s’est installée, par quel phénomène émotionnel, et que déjà les signes étaient présents dès les premiers temps avec l’accident.


Un récit sans parole pour montrer un fumeur rattrapé par la maladie. Une narration visuelle qui raconte toute l’histoire, avec sensibilité et finesse. Une mise en scène sans pathos, dans un registre factuel, générant une douce empathie, et une tristesse qui monte au fur et à mesure que le lecteur accompagne cet être humain aussi normal qu’attachant. Triste.



mardi 1 juillet 2025

Shi T02 Le Roi Démon

L’addition est encore ce qu’on a inventé de mieux pour dissiper l’ivresse.


Ce tome fait suite à Shi T01 Au commencement… (2017) qu’il faut avoir lu avant, car c’est le premier d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Le commissionnaire Kurb se présente à la petite porte du palais. Il énonce le mot de passe : To sing with heart and voice ! Le garde le fait entrer et le mène dans les appartements de la reine Victoria. Une fois en sa présence, il s’incline avec déférence. Dans le même temps, la narratrice s’adresse à la fille de son amie : Sept mois étaient passés depuis sa première rencontre avec la mère de son interlocutrice, au Crystal Palace. L’Exposition universelle avait fermé ses portes en octobre… Un succès retentissant tout à la gloire de l’Empire britannique comme de la civilisation moderne !, selon d’aucuns. Une débauche financière outrancière en ces temps de crise !, selon d’autres. Sept mois étaient passés, interminables au cours desquels le diable lui-même aurait été bien en peine de dire qui de son amie ou d’elle avait connu le pire enfer. Car si, à cette époque, une femme régnait sur le plus grand empire du monde… le monde, lui, régnait sur la femme ! Comment lui décrire ce qu’était la capitale de l’Empire britannique à elle qui n’en a jamais foulé les pavés poisseux ? Londres à cette époque, était une demi-mondaine. Une goulue, une ogresse faisant son lit du pillage de ses lointaines colonies et de la misère du peuple. Une demi-mondaine, oui., voilà ! Tout maquillage et toutes minauderies au-dessus, mais vérolée en dessous ! Cruelle loterie que celle du berceau ! On naissait avec une cuillère en argent dans la bouche…ou on finissait avec autre chose dans le fondement.



Dehors dans les rues de Londres, la neige tombe. La jeune Pickles et sa sœur font le trottoir, la première appâtant le chaland pour le rabattre vers sa sœur, afin qu’il fasse son affaire derrière une palissade en bois. À l’intérieur des riches demeures, les bourgeois fêtent Noël. Chez le révérend Green, Jennifer est en train de s’affairer dans son bureau. Son mari y pénètre et il lui rappelle que les parents de la jeune femme sont leurs invités ce soir. Ce sera la première fois, qu’elle tâche de faire bonne contenance. Sinon il sera obligé de la punir comme la dernière fois. Or elle n’aime pas quand il la punit… ou si ? De son coté, Kita exerce ses fonctions de dominatrice à l’établissement L’Alcôve, installant un bâillon à boule sur la bouche de son client, et se mettant à fouetter son derrière, devant le regard amusé de son giton, tout en sachant pertinemment qu’une personne est en train de prendre un cliché à la dérobée derrière un tableau accroché au mur. La narratrice reprend : La haine ! Durant ces sept mois, son amie et elle se sont nourries de la haine. Un peu plus résolues chaque jour. Un peu plus monstrueuses aussi. Le proverbe ne dit-il pas : De souris se nourrit le chat, de haine le tigre ? Pendant ce temps-là, le commissionnaire montre les daguerréotypes compromettant du chef du gouvernement, à la reine Victoria.


Un premier tome dense établissant de nombreux éléments, dans une savante recomposition chronologique, et une narration visuelle époustouflante. Cette dernière caractéristique demeure entière générant une intense immersion. Le lecteur la retrouve pleine et entière, ne serait-ce que pour la reprise d’une page du tome un : celle lors de la course-poursuite se terminant sur le toit d’un petit immeuble délabré, avec une vue de dessus inclinée. Tout au long du présent tome, les rétines du lecteur sont à la fête avec des vues spectaculaires : la discrète passe derrière une palissade (une situation sordide et pathétique sans voyeurisme), une bataille navale entre les navires britanniques et la jeune nation des indépendantistes (océan houleux, bois de charpente et cordages à gogo), le dîner très formel chez les Green (et les écarts du jeune frère William, ainsi que la remarque acerbe de Jennifer sur l’impuissance de son époux), le magnifique tatouage sur le dos de Senseï (évoquant sa contrepartie sur le dos de Kita), l’irruption des aliénées dans la salle où se déroule la compétition d’échec (avec la même matrone nue en surpoids), le rappel en contreplongée d’Octavius Winterfield en train de s’enfoncer dans l’eau, le déchaînement du démon Rei dans le cœur du brasier, ou encore la dernière case montrant deux personnages de dos dans une rue d’un ville du tiers-monde. Une narration visuelle riche et attrayante.



Tout du long, le lecteur se sent happé par chaque séquence, entre la tension narrative relative à l’intrigue et la mise en scène. Sans connaître la réalité concrète de la collaboration entre dessinateur et scénariste, il voit leur complémentarité, comme si chaque planche était réalisée par un seul et unique créateur. Cela va au-delà de la situation pensée visuellement, et de la construction de page conçue pour en tirer le meilleur parti. Le contraste entre la pénombre des rues sous la neige où se déroule une passe honteuse, et les lumières des riches demeures où se déroule un moment de socialisation hautement ritualisé. Dans la maison close L’Alcôve : la sphère du bâillon-boule à laquelle répond la surface sphérique de l’objectif de l’appareil photo dissimulé. La magnifique mise en scène panoramique du carnage sur le pont d’un navire britannique, avec les cases disposées en bande qui fonctionnent comme des inserts, et le détail macabre de la mouette qui vient picorer le moignon d’une cheville dont le pied a été arraché. Le soldat dont le corps s’enfonce dans l’eau de l’océan vu en contreplongée en planche douze avec la tête vers le bas, auquel répond le corps de Winterfield dans la même situation en page trente-quatre, cette fois-ci les pieds vers le bas. Jennifer Green en train de boutonner son corsage pour la soirée à venir avec ses parents dans un geste naturel et intime, hésitant à refermer le dernier bouton comme s’il s’agissait d’achever de revêtir un carcan, action terminée par son époux qu’elle ne supporte pas. La scène silencieuse en page vingt-six, au cours de laquelle Sensei et Kita méditent chacun dans un endroit différent, chacun à leur manière, dans un jeu de miroir. Et bien sûr, la scène de l’incendie alors que Kita, Rei et Pickles sont cernées sur le toit d’un bâtiment étant la proie des flammes. La narration visuelle va au-delà de jolis dessins, de moments spectaculaires et mémorables, pour atteindre le niveau d’une plausibilité et d’une évidence allant de soi, quels que soient les événements.


Le lecteur sait par avance que les deux jeunes femmes obtiendront vengeance pour ce qu’elles ont subi, et que la vengeance est un plat qui se mange froid. La conséquence réside dans le fait qu’elles vont encore souffrir et payer cher leur condition féminine à une époque impitoyable envers les faibles, dont la société est ainsi construite qu’elle maintient les femmes dans une situation de faiblesse, d’individus asservis à la volonté des hommes. Les auteurs savent mettre en scène ces moments de violences perpétrées contre les deux héroïnes, sans voyeurisme, ni complaisance. Ils savent y allier une narration factuelle : les maltraitances subies par l’épouse battue, la condition de simple marchandise de la prostituée dans une maison close. Dans ce tome encore, les événements s’avèrent cruels et injustes : internement forcé, prostitution enfantine, ennemis abattus à bout portant, victimes enfantines de mines antipersonnel, etc. Le récit dépasse la condition de simple récit alignant des horreurs bien trop réelles, en montrant l’incidence sur les personnages. Avant la dixième page, la narratrice indique qu’elle et son amie se sont nourries de la haine. Celle-ci apparaît comme une forme d’adaptation logique et inévitable en réponse aux maltraitances. La démarche de vengeance ne sera pas jolie à voir, et elle découle d’un asservissement systémique perpétré par des individus masculins sans aucune conscience de cet état fait, et aussi incapables de compassion ou d’empathie vis-à-vis d’individus qu’ils considèrent comme étant d’une classe inférieure, qu’ils soient pauvres ou femmes.



Dans le même temps, le lecteur a bien conscience que son plaisir de lecture provient avant tout de l’intrigue. Le récit ne se limite pas à servir de support pour dénoncer les méfaits du patriarcat dans une société révolue. Le scénariste maîtrise son art : il commence par apporter une pièce supplémentaire dans son histoire, en la personne de la reine Victoria (1819-1901) qui prend une décision lourde de conséquence sur la suite. Il intègre plusieurs éléments historiques comme la guerre d’indépendance des États-Unis, la mise en scène peu charitable de Sir John Russell (192-1878) premier ministre de juin 1848 à février 1852, la mention de trois individus ayant tenté d’assassiner la reine : Edward Oxford (tentative le 10/06/1840), John Francis (29/05/1842)), William Hamilton (19/05/1849), même si dans la chronologie il manque John Bean. Le docteur responsable de l’établissement Hitchborough Asylum mentionne à nouveau Kermur de Legal (1702-1792), le premier joueur d'échecs professionnel dont le nom soit resté à la postérité. Le lecteur relève également le terme de Cypango, qui renvoie à Cipango, le nom chinois du Japon. Et il se demande comment tout cela va tourner : la manière dont les deux héroïnes (et demi, avec Pickles) vont élaborer leur vengeance et la mettre en œuvre, le sens métaphorique de l’élément surnaturel, la machination ourdie pour reconquérir la colonie perdue, etc. Une intrigue dense et haletante.


Le premier tome avait conquis et ferré le lecteur qui avait compris qu’il était ainsi accro à la série. Ce deuxième tome confirme l’excellence de la narration visuelle, la symbiose remarquable entre artiste et scénariste, ainsi que la sensibilité des thèmes abordés. Avant tout, le plaisir de lecture est nourri autant par la curiosité du lecteur pour l’intrigue, son empathie pour ces jeunes femmes que rien ne peut cantonner au rôle de victime, que par l’aventure ancrée dans le réalisme de cette société et rehaussée par une touche de fantastique savamment dosée. À couper le souffle.



lundi 30 juin 2025

La patience du grand singe

King Kong louchait.


Ce tome contient une histoire complète, approchant de l’autofiction, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2005. Il a été réalisé par Céline Wagner, en collaboration avec Edmond Baudoin. Il comprend quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’ouvre avec une introduction sous la forme d’un entretien avec les deux auteurs répondant à huit questions. À quel public La patience du grand singe s’adresse-t-il ? Comment est né La patience du grand singe ? Pourquoi être entré dans ce jeu ? Edmond se voit-il en père spirituel ? Pourquoi un gorille ? Le personnage qui vit dans Gorille, n’est-ce pas une allusion à Gavroche qui vit dans l’éléphant de la place de la Bastille ? En quoi l’histoire de La patience du grand singe se connecte à l’histoire de Céline ? S’il fallait attribuer un genre à La patience du grand singe ? Les deux auteurs avaient déjà collaboré pour Les yeux dans le mur (2003).


Un grand centre commercial avec des enseignes connues, et son immense parking. D’énormes panneaux publicitaires de part et d’autre de la voie qui y mène. Alors que son père conduit, Céline observe les clôtures, les panneaux. Elle lui demande s’il est sûr qu’à l’époque de la préhistoire, il n’y avait rien. Il répond que oui, c’est-à-dire il y avait des choses, mais rien de tout ce qu’elle voit aujourd’hui. Elle insiste : Même pas un briquet ? Il confirme : Rien… Les hommes marchaient pieds nus. Ils peignaient avec de la terre sur les murs des grottes. Il y a longtemps, plus de trente mille ans. Les scientifiques auraient même retrouvé des traces de pas d’enfants près des parois… Quand il a découvert la peinture, l’homme n’était plus un simple prédateur. Pour la première fois, il exprimait un univers intérieur, plein de rite, de jeu et d’imagination. Comme un petit matin après la nuit des temps.



Céline et son père sont arrivés à la zone commerciale : ils se garent au parking, et descendent de voiture. Elle se tient devant l’énorme singe de plusieurs étages de haut, et elle demande à son père s’il croit qu’on est obligé de mourir. Celui-ci répond qu’elle a tout le temps, elle devra mourir quand elle sera une vieille dame, dans soixante-dix ans peut-être plus. Elle trouve que ça fait bientôt. Il ajoute que ce n’est pas pareil, qu’il lui reste moins de temps, trente ans environ. Elle s’exclame : Ho non ! Il la rassure : elle n’a pas à s’inquiéter, ils n’y sont pas encore, et puis quand elle sera une femme, tout cela lui fera moins peur. Pour changer de sujet, il lui suggère de regarder King Kong, le grand singe décoratif. Ça ne l’enthousiasme pas, de toute façon, c’est un faux. Elle n’est pas contente, parce que bientôt ils vont mourir. Elle a dix ans, il ne lui reste que six fois à vivre ce qu’elle a déjà vécu ; c’est pas beaucoup, et tout le temps où elle était bébé ne compte pas. Son père lui fait remarquer qu’on a le droit de désapprendre à compter. Ils observent ensemble le gigantesque singe. Elle lui demande s’il est sûr que c’est un faux. Il répond : Non, regarde ses narines, elles bougent. Et il se met à rire.


S’il appartient à la catégorie de ceux qui lisent l’introduction avant la bande dessinée, le lecteur prend connaissance de la nature du récit, avec la première réponse de Baudoin. Il explique qu’avant ce récit, il y a eu l’histoire entre Céline et lui. Elle le fascinait aussi par ses origines, cette banlieue, un monde tellement éloigné du sien qu’il ait voulu le peindre. Cela a donné Les yeux dans le mur, où il dessinait selon ses réparties, il n’inventait pas les bulles. Dans La patience du grand singe, tout est inversé. Céline a tout écrit et tout dessiné. Après il n’a fait que coller le personnage du père sur quelque chose qui était déjà dessiné. C’est un jeu très complexe et ce n’est pas tout à fait une œuvre à quatre mains. Il s’agit donc d’une œuvre particulière dans la bibliographie de ce créateur : l’éditeur José Jover et lui ont sciemment choisi de se servir de la locomotive Baudoin pour l’éditer, avec la chance que cela soit un peu plus vu. C’est aussi une histoire d’amour qui se prolonge. L’autrice confirme que ça l’a mise en confiance quand Baudoin a mis mille paires de gants pour lui proposer sa collaboration, en disant que peut-être que s’il faisait quelque chose dans le livre de Céline, juste l’effleurer, ils auraient plus de chance de le publier. Elle ajoute qu’il n’y a pas de problème d’orgueil entre eux. Enfin, l’un et l’autre expliquent qu’ils ont autant appris dans leur rapport, en particulier Edmond par la volonté d’exister de Céline, et elle par l’action de transmission d’Edmond.



Ainsi prévenu, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un ouvrage conçu par Céline Wagner, relatant une facette de son enfance, transformée par le prisme de la fiction, ou de l’autofiction, un genre qu’elle qualifie du terme : Introspection surréaliste. Le récit se déroule dans un temps ramassé sur une journée : se rendre au centre commercial, et évoquer cet immense fac-similé d’un gorille, que la fille et le père ont tôt fait d’appeler King Kong. Pour le lecteur ayant quelques décennies au compteur, cette effigie pourra évoquer celle du groupe commercial Mammouth (1968-1996) qui mettait cet animal en avant comme point de repère, même s’il s’agissait de grands panneaux publicitaires, et pas de statues. Le regard du lecteur s’arrête sur la couverture, à la composition évoquant le principe du collage, entre ces éléments qui semblent sans rapport : King Kong en couleurs, la fille et le père en noir & blanc, l’immeuble en couleurs derrière, et le ciel aux couleurs étranges, le titre en blanc comme barrant l’image, et les noms des auteurs en jaune vif. Puis il plonge dans les pages intérieures, pour une sensation étrange. Les dessins présentent une forme de naïveté qu’il est possible d’associer aussi bien à une œuvre de jeunesse qu’au caractère enfantin du personnage principal qui est encore une enfant. Il retrouve cette naïveté dans les représentations des voitures, des affiches publicitaires, dans le corps de la fillette et de ses expressions, parfois dans certaines attitudes du père, etc. Dans le même temps, il découvre des représentations découlant d’un regard adulte : un arbre magnifique, des minéraux, un crâne, les animaux dans le vivarium, l’extérieur de la zone commerciale, etc.


Partagé entre ces deux sensibilités, enfantine et adulte, le lecteur fait rapidement l’expérience également de rapprochements visuels, à caractère onirique, et parfois psychologique. Ils peuvent prendre la forme du détournement des panneaux publicitaires avec des marques revisitées, ou des logos modifiés (La vache qui rit en animal horrifique fait vraiment peur). Ils peuvent également relever du dispositif de collage : le crâne placé en surimpression des peintures rupestres, les fourmis formant un point d’interrogation géant, une sorte de rébus surréaliste quand le père effectue une déduction sur la présence d’une personne à l’intérieur de King Kong, la tête de girafe d’une chaîne de magasin de jouets, etc. Des rapprochements pouvant relever de l’allégorie, comme les fourmis en lieu et place des traits de visage des consommateurs poussant leur caddie. Des dessins plus primitifs pour évoquer les forces de la nature, telles les fumées d’un volcan ou un véritable torrent se déversant du ciel d’orage. La narration visuelle porte ainsi une grande part de ressentis, de sensations. Le lecteur se rend également compte de la diversité des constructions de pages, certaines très inventives : souvent des cases de la largeur de la page avec ou sans bordure, parfois des éléments d’une case qui débordent sur une autre, des symboles mathématiques, une page avec huit cadres contenant chacun quatre cases pour un effet extraordinaire de synthèse et de concentration des éléments, etc.



L’histoire s’avère simple et linéaire : la fille finit par écouter ce que le père sait du King Kong, et de l’individu qui habite à l’intérieur. Une fois devenue jeune femme, elle aura l’occasion de pénétrer dans cette statue géante. Ce fil narratif sert de support à des discussions abordant divers thèmes : la préhistoire et l’art rupestre, le caractère récent de tout ce que peut voir Céline de part et d’autre de la route (il n’y avait rien de tout cela à la préhistoire), une discussion sur la durée de vie (elle toute jeune la trouvant trop courte, le père relativisant avec le recul des décennies passées), l’importance relative des rats par rapport aux serpents ou aux êtres humains, le temps que ça prend pour savoir dessiner (toute une vie, mais la nature est bien faite : quand on meurt, on est fatigué de dessiner), la véritable nature de l’Être Mystérieux qui habite le King Kong, la raison pour laquelle la laideur fait peur. Ainsi, se dessine l’évolution de Céline. Le lecteur retrouve bien ce qu’elle annonce dans l’entretien en ouverture : Ses parents étaient séparés et son père était le seul lien qu’elle avait avec la poésie, la littérature. Dans le même temps, le lecteur peut interpréter ce qu’elle dessine comme l’expression de sa vie intérieure, c’est-à-dire bien plus que la simple représentation d’objets ou de décors. Les affiches et les slogans déformés, les éléments représentés par différence avec ceux absents : tout témoigne de sa vie intérieure, de ses associations d’idées, des images qui s’impriment durablement dans son esprit, en particulier de manière inconsciente. En cela, la séquence du bain devient une évidence, alors qu’elle rêvasse de dauphins, dont elle rapproche la forme des frites que lui prépare son père, et dont l’odeur vient lui titiller l’odorat. Il est également possible de voir les fluctuations de durée comme une expression de son inconscient, quand elle s’imagine revenir à des temps préhistoriques pour pouvoir rencontrer le mystérieux habitant de King Kong.


Selon toute vraisemblance, l’éditeur avait bien raison en suggérant à l’autrice d’accepter la présence de Baudoin pour attirer plus de lecteur. Les réponses aux questions dans l’introduction annonce honnêtement qu’il s’agit plus d’une bande dessinée d’elle que de lui, tout en étant également une prolongation de leur relation. Elle parvient à merveille à restituer l’émerveillement propre aux enfants, rendant possible cette fable sur un Être Mystérieux logeant dans le grand singe, avec une narration visuelle en apparence enfantine, et très construite et sophistiquée dans le fond. Un conte pour adulte, du réalisme poétique nourrissant une introspection surréaliste.



jeudi 26 juin 2025

Divine: Vie(s) de Sarah Bernhardt

Chacun de mes pas me rapproche de mon idéal !


Ce tome constitue une biographie de Sarah Bernhardt (1844-1923). Son édition originale date de 2020. Il a été réalisé par Eddy Simon pour le scénario, et par Marie Avril pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-soixante-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec une photographie de l’actrice, et un article de trois pages, intitulé Sarah Bernhardt chronologie, retraçant rapidement des moments emblématiques de la vie de l’actrice, agrémenté d’une petite photographie d’elle dans son rôle de Fedora. Ces auteurs ont également réalisé l’adaptation du roman de Saphia Azzedine : Confidences à Allah (2015).


Acte I L’insoumise. En 1847, à la campagne, de part et d’autre d’une étroite rivière, son cousin incite Sarah à sauter par-dessus, en la houspillant, lui disant qu’il parie qu’elle n’osera jamais, parce qu’elle est une trouillarde de fille. De son côté, l’enfant se convainc elle-même qu’elle va y arriver, et elle finit par prendre son élan pour sauter. Un peu plus tard, Camille et Sarah se trouvent devant la mère du premier. Celle-ci exige qu’ils lui expliquent ce qui s’est passé. Sarah dit que c’est de la faute de son cousin si elle a les genoux écorchés et si ses habits sont sales, c’est Camille qui l’a provoquée. Sa tante la sermonne : Une jeune citadine ne doit pas se comporter comme une vulgaire campagnarde, ce n’est pas convenable ! Sarah rétorque vivement qu’elle recommencera quand même, si on la défie encore. Et elle fera toute sa vie ce qu’elle a envie de faire ! Quand même !



Le cinq janvier 1871, pendant le siège de Paris, Sarah Bernhardt travaille comme infirmière auprès des blessés. Alors qu’elle panse un soldat alité, une autre infirmière vient la chercher pour lui indiquer qu’un certain comte de Kératry qui se dit être le nouveau préfet de police demande à la voir. Pour sortir, elle traverse les différentes pièces du théâtre transformé en hôpital, tout en maugréant : Maudite engeance que la guerre… Une fois dehors, elle retrouve le préfet : Émile de Kératry. Celui-ci commente la cargaison de la charrette qui est en train d’être déchargée : Comme promis, même si cela ne s’est pas fait sans mal, voilà la livraison de vivres, vins, biscuits, café œufs… Sarah lui répond que cela devrait permettre de nourrir ses blessés pendant quelque temps, et elle demande les dernières nouvelles du front des horreurs. Il lui répond d’abord des banalités, puis à la demande de la jeune femme, il rentre dans le détail : En vérité la situation n’est guère brillante. Depuis la reddition de l’empereur, c’est la déroute : chaque jour, les troupes françaises battent en retraite et perdent du terrain sous la férocité des assauts de l’armée prussienne. Léon Gambetta et son gouvernement de défense nationale tentent bien d’organiser la résistance au nord de la Loire, mais la cause…. Semble bel et bien perdue ! Il conclut : Paris sera sans doute très bientôt une forteresse assiégée par les bataillons de Von Bismarck. Il suggère à Sarah de rejoindre sa famille en Normandie, personne ne l’en blâmera. Elle répond avec fougue : Jamais de la vie !


Dans l’inconscient collectif, Sarah Bernhardt est restée comme une actrice de légende, et pour ceux qui en ont déjà entendu parler, également comme une actrice ayant connu le succès aux États-Unis, ayant su faire fructifier son image, et étant enterrée au cimetière du Père-Lachaise. Les autrices font des choix dans leur approche biographique. De débuter par une courte scène de sa jeune enfance pour montrer un caractère bien trempé et une détermination en réaction à son cousin qui lui dit qu’elle est incapable de faire quelque chose : c’est sûr elle ne se laissera plus jamais dicter sa conduite, ou imposer des limites. Puis le récit passe de 1847 à 1871, en omettant une phase de la vie de Sarah, celle où la police des mœurs la classe parmi les dames galantes, où elle mène une vie de demi-mondaine entretenue par des clients généreux. Autre parti pris : évoquer plutôt sa vie privée que la pratique de son art, que ce soit son apprentissage ou ses performances. Pour autant, cette biographie montre comment cette dame mène sa vie, majoritairement sur le plan professionnel. En fonction de ses attentes, le lecteur peut se trouver quelque peu décontenancé par cette approche, surtout s’il venait pour une facette particulière telle sa vie mondaine, ou ses qualités d’actrice. D’un autre côté, il constate que le récit est d’une grande richesse, abordant de nombreuses facettes d’une vie particulièrement remplie, que ce soit en rencontres, en voyages, ou en entreprises professionnelles. Il n’y avait pas la place de tout mettre.



Cette biographie est racontée du point de vue de l’intéressée, amenant ainsi le lecteur à prendre fait et cause pour elle, à pouvoir découvrir ses motivations, ses réactions émotionnelles, la conception et la réalisation de ses projets, ses convictions et comment elle les met en pratique. En effet, il s’agit d’une vie riche et dense. Bernhardt se dévoue comme infirmière pour les blessés du siège de Paris pendant la guerre franco-allemande de 1870. Elle ira jouer pour les poilus au parc de Commercy dans la Meuse le dix mai 1916. Elle se fera même emmener au plus près des tranchées alors que son nom figure sur la liste des otages que les Allemands veulent capturer. Elle fera plusieurs voyages, d’abord à Londres en 1878, puis à Louisville aux États-Unis, traversant les étendues sauvages en train. Là encore, le lecteur peut se trouver surpris que les autrices ne développent pas plus cette odyssée, tout en comprenant qu’il aurait fallu y consacrer un tome entier. Au cours de sa vie et de sa carrière, elle va rencontrer ou travailler avec de nombreuses personnalités : Léon Gambetta (1838-1882), Victor Hugo (1/802-1885), Mounet -Sully (1841-1916, acteur de théâtre), Louise Abbema (1853-1927, peintre, graveuse, illustratrice, sculptrice), Oscar Wilde (1854-1900), Alfons Mucha (1861-1939), Edmond Rostand (1868-1918), sans même parler de ses amants ou d’autres auteurs de théâtre.


L’illustration de couverture attire l’œil, mettant en avant le monde intérieur qui emplit l’esprit de cette créatrice. Puis le lecteur découvre celle en pleine page servant d’annonce de l’acte I, avec le titre L’insoumise. Il va ainsi admirer une douzaine, pour les trois actes, l’entracte, et des tableaux intermédiaires : L’insoumise, L’étoile, Memento Mori, L’indomptable, Barnum, L’aventurière, Fantasque, La muse, Je me quitte, L’impératrice, One of us. La dessinatrice reprend le principe des affiches pour une composition simple mettant en valeur l’actrice dans une situation exotique ou métaphorique, ce qui constitue un écho à la fois à ses rôles, à la fois à la phase de sa vie. Vient ensuite la première scène de narration séquentielle proprement dite : le lecteur découvre les traits de contours fins et fragiles, esquissant rapidement les formes, la représentation étant réalisée ensuite en couleur directe. Cela donne un ressenti assez complexe, entre simplicité des formes, évidence des situations, et nuances émotionnelles apportées par les couleurs. Le lecteur passe ainsi de l’insouciance teintée de l’intense gravité de l’enfance, à l’horreur des cadavres sur le champ de bataille enneigé, à des dialogues de personnages sur fond uni comme sur une scène sans décor.



Les épisodes de la vie de Sarah Bernhardt se révèlent d’une grande richesse, au point que leur contenu en vient à éclipser le reste. Toutefois, s’il y prête attention, le lecteur voit que la dessinatrice met en œuvre de nombreuses techniques narratives variées, ce qui enrichit encore le récit. Quelques exemples : page neuf, une planche silencieuse, dans laquelle Sarah se regarde en passant dans un miroir, évoquant l’importance de son apparence pour son métier d’actrice. Page quatorze : le théâtre des opérations, la scène du théâtre se trouvant devant la scène de bataille. Les superbes paysages de montagne lors d’un voyage en train, une composition en double page de représentations théâtrales avec pour fond chaque livret faisant apparaître le titre et l’auteur, deux spectres semblant flotter autour de Sarah dans la rue par un temps brumeux pour évoquer l’incertitude de l’identité de son père, Sarah promenant son improbable ménagerie dans les rues de Londres, des coupures de presse retraçant les moments les plus improbables de sa première tournée aux États-Unis, un fac-similé d’affiche de Gismonda par Alfons Mucha, et quelques moments de représentations en particulier Bernhardt dans le costume de l’Aiglon pour la tirade de Flambeau.


En fonction de sa familiarité avec la vie de l’actrice, le lecteur en découvre de belles. Il voit se dessiner le portrait d’une artiste ambitieuse. Il constate par l’intermédiaire de son succès et des louanges dressées par des personnalités de référence, que ses qualités d’actrice sont remarquables, voire exceptionnelles. Les autrices montrent un être humain animé par la passion du théâtre, veillant à rester indépendante, et maître de ses choix. En creux, apparaît sa capacité à faire sa promotion, par des décisions innovantes : le recours à la photographie, l’image choc comme dormir dans son cercueil, la présence d’esprit de s’attacher les services d’Alfons Mucha, et même l’apparition de produits dérivés, parfois initiés par elle, parfois par des profiteurs avec le sens du commerce. Elle apparaît comme une artiste faisant ses preuves dans des pièces de moindre importance, dans des classiques, puis dans des œuvres contemporaines, certaines engagées, implication qui se retrouve dans son soutien de Louise Michel (1830-1905) militante anarchiste, et du capitaine Alfred Dreyfus (1859-1935) accusé à tort d’être un espion au service de l’Empire allemand. Le point de vue narratif est intentionnellement partie prenante pour la Divine, sans regard critique : tout en étant conscient de ce choix, le lecteur éprouve une admiration pour une artiste aussi formidable dans son art, dans ses convictions, dans son énergie pour entreprendre, dans sa démesure.


Quelle put bien être la vie de Sarah Bernhardt pour passer à la postérité ? Les autrices racontent une démarche artistique incroyable, une existence débordant de succès et de prises de risque, une vie personnelle tout aussi riche. La narration visuelle rend compte de cette diversité avec une élégance légère et pleine d’émotions. Les pages se tournent toutes seules, et le lecteur termine l’ouvrage surpris par la densité de ce qu’il a vécu. Tourbillonnant.



mercredi 25 juin 2025

Alef-Thau T02: Le Prince manchot

Peux-tu nous dire dans quel cas la main t’empoigne sans te retenir ?


Ce tome fait suite à Les aventures d’Alef-Thau T01: L'Enfant tronc (1983), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1984. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Dans l’arène de la ville de Pourroucta, Alef-Thau, disposant maintenant d’une jambe organique et d’une jambe prothèse, affronte deux combattants totalement valides, alors que lui est toujours dépourvu de bras. Grâce à une manœuvre habile, il parvient à les estourbir tous les deux et à sortir vainqueur. Il se redresse et va récupérer auprès de deux charmantes créatures dont l’une lui propose d’aspirer la fumée et de se laisser envahir par le plaisir. Mais un autre combattant s’approche de lui et l’attaque sans plus de cérémonie. Il le prend dans ses bras et le jette dans l’arène. Alef-Thau gît au sol, sans connaissance. Un peu plus tard, son mentor Hogl vient le récupérer, alors que son protégé est adossé à un pilier, le derrière dans l’eau, à croupir. Il le fait monter sur Mirra, Touroulou veillant sur lui. Ils regagnent ainsi leur abri précaire en bordure d’océan. Alef-Thau avoue à son mentor qu’il a trop fumé et qu’il a perdu la mémoire, il lui demande de l’aider. Hogl l’aide à se souvenir : quand ils ont su que Diamante se trouvait dans l’Endocentre, leur seule chance était d’aller voir l’arbre de Sagesse pour qu’il leur indique la voie.



Une fois Hogl et Alef-Thau devant l’arbre de sagesse, ce dernier a intimé au manchot de l’approcher, en le qualifiant de petite illusion. Il savait déjà pourquoi l’infirme était là. Il l’a informé que pour obtenir ce qu’il désire, l’arbre lui demandait un œil, car sa connaissance se paye. Alef-Thau répondit qu’il ne voulait rien pour rien : il accepta. Une fine branche vient lui prendre son œil gauche. Alef-Thau s’assoit dans le tronc de l’arbre de Sagesse, et il laisse celui-ci se refermer sur lui. L’arbre de Sagesse prononce des paroles rassurantes. Il conseille à Alef-Thau de se rappeler que où qu’il aille il pourra s’en sortir. Que tout ce qui attaque Alef-Thau vient de lui. Les flammes lèchent le manchot mais ne le brûlent pas. Il sent l’eau qui envahit ses poumons mais il ne se noie pas. La terre s’ouvre mais elle ne l’ensevelit pas. Le vent l’emporte mais ne le disperse pas. Et un matin… Le tronc se rouvre, et l’arbre de Sagesse demande à Hogl de l’accoucher. Louroulou s’enquiert de la santé d’Alef-Thau. Hogl répond que tout va bien. L’arbre s’adresse au manchot : il lui indique qu’au bout de sa natte Alef-Thau accrochera l’unique feuille de l’arbre, plus forte que le meilleur des aciers, plus coupante que la plus fine des épées. Puis dans une de ses branches, il taillera une jambe. Enfin l’arbre indique à Alef-Thau qu’il doit se rendre à Pourroucta, le dernier coin du monde. De là, le barquier le mènera à l’Endocentre… à condition qu’il soit le plus fort. Hogl a fini le récit des événements passés, et rappelle à Alef-Thau que ce dernier doit gagner !


D’une certaine manière le sort du héros s’améliore puisqu’il a récupéré, ou plutôt acquis une jambe à l’issue du tome un : il est passé de stade d‘enfant tronc à celui de prince manchot. Bien sûr, il n’est pas au bout de ses épreuves, et il va continuer à souffrir sous la plume du scénariste dont l’un des thèmes récurrents de ses récits est que le héros devient meilleur en surmontant des épreuves, de préférence traumatisantes. Il commence par souffler le chaud et le froid avec la scène introductive : avec maintenant deux jambes (dont une prothèse), le héros peut se battre physiquement, et son intelligence lui permet même de triompher de deux assaillants à la fois… mais cette victoire est de courte durée, puisque dès la page suivante il mord la poussière. Comme si ça ne suffisait pas, voilà que ce brave jeune homme au courage méritoire (d’autant plus au vu ses infirmités) passe un nouveau rite initiatique, en sacrifiant un œil en toute connaissance de cause, en plein consentement. La narration visuelle raconte posément ces moments. Alef-Thau rend inconscients les deux combattants grâce à un mouvement plausible : le lecteur se surprend à croire qu’un manchot peut avoir le dessus sur deux hommes valides. Le nouveau combattant prend le héros par surprise, et le lecteur se dit à la vue des cases qu’il en aurait été autrement si cette attaque s’était déroulée à la loyale. L’arbre de la Sagesse, partiellement humanisé avec une bouche et des yeux, devient également cohérent avec le monde de Mû-Dhara, ainsi que sa manière de prendre un œil.



Comme le premier tome, celui-ci se compose de cinq chapitres appelés des chants, intitulés : Le dernier coin du monde, Océan vivant, Trahison, L’éveil de la haine, Maremagnum. Dès le premier, le lecteur ressent que le scénariste se repose plus sur le dessinateur pour raconter l’histoire. Cela commence avec les affrontements, celui dans l’arène et celui dans les loges : la suite de cases montre les affrontements, sans commentaire sur les mouvements ou les attaques et les parades. Puis Jodorowsky accompagne d’une courte phrase la suite des cinq vignettes montrant le héros soumis aux flammes, à l’eau, à la terre, au vent, à la folie, laissant le ressenti du lecteur se développer face au dessin. Il se déroule un nouveau combat dans l’arène, là encore la narration séquentielle racontant à elle seule ce qui se passe, faisant apparaître la stratégie des deux adversaires. Ainsi l’artiste prend à sa charge le récit dans la majeure partie des séquences, souvent spectaculaires : Alef-Thau entraîné dans les flots, une attaque de drones sur une frêle embarcation, l’incroyable salle monumentale abritant la matrone et ses innombrables œufs disposés en cercles concentriques, l’action de Diamante pour s’emparer du sceptre matronal tenu par une main géante, le dessin en pleine page montrant la multitude de soldats d’Astral combattant les guerriers dhariens dans les montagnes de l’Endocentre, l’éclosion des œufs, l’inondation de l’Endocentre, etc. Arno a un peu épuré ses dessins, se focalisant sur les éléments structurants, pour une lisibilité immédiate et un impact accru.


Le dessinateur sait marier les éléments de genre littéraire différent : Heroic Fantasy, science-fiction. Il continue de développer visuellement le monde créé dans le premier tome, à la fois en maintenant la cohérence avec les éléments déjà présentés (les tenues vestimentaires, les races fantastiques, les accessoires technologiques), à la fois en montrant de nouveaux endroits, de nouvelles armes. L’amateur prend plaisir à voir comment l’artiste conçoit les cités : Pourroucta une citadelle en bord d’océan, l’Endocentre au milieu d’une île rocheuse. À détailler les créatures exotiques : Mirra et Louroulou compagnons présents dès le début, la matrone, le sorcier blanc, les trois gardiens de la main, etc. À examiner les éléments inattendus comme le sceptre matronal, le fauteuil volant d’Astral ou encore la boule auxiliaire dépêchée par le satellite natal de Diamante. Il peut à nouveau relever de ci de là l’influence graphique Mœbius dans une forme, ou dans un cadrage. Il se sent emporté par le souffle de l’aventure que la mise en scène apporte : le combat à main nue (sauf pour Alef-Thau qui n’en a pas) comme des gladiateurs, l’océan qui se soulève en gigantesques vagues s’unissant jusqu’à former un labyrinthe qualifié de cathédrales d’eau, le cheminement dans les souterrains, la nage hasardeuse dans des boyaux, l’attaque en règle de la citadelle fortifiée, les projections ectoplasmiques, etc.



La narration visuelle montre à l’évidence de nombreuses situations métaphoriques, des passages ritualistes. Le lecteur le voit bien et il comprend que cette aventure se prête à interprétation, ce qui lui fait dire que ce qui apparaît comme des facilités scénaristiques (le recours à la forme ectoplasmique du héros) ou comme des événements stéréotypés (les épreuves physiques) peuvent être reçus autrement qu’au premier degré. Il identifie facilement les références aux mythes : la perte d’un œil en échange de la sagesse (Odin), l’arbre de la sagesse (Yggdrasil), un bâton symbolique enchâssé dans une main (Excalibur et la Dame du Lac). Il voit bien qu’Alef-Thau se confronte à un destin établi à l’avance, Hogl ayant la vision de son futur, et à des prophéties (L’arbre de Sagesse lui intimant de se rendre à Pourroucta pour être pris en charge par le barquier). Il reconnaît également des éléments ésotériques classiques : lors de l’épreuve au sein de l’arbre de Sagesse, Alef-Thau est confronté d’abord aux flammes, puis l’océan, puis les entrailles de la terre, et enfin une tempête, c’est-à-dire les quatre éléments que sont l’air, le feu, la terre, l’eau. À l’évidence, il est possible d’envisager les tribulations du personnage principal autrement que comme une suite d’aventures dont les enchaînements peuvent sembler abrupts et même arbitraires.


En surface, Alef-Thau accomplit un voyage initiatique, qui le fait grandir, une suite d’épreuves pouvant évoquer le monomythe de Joseph Campbell (1904-1987) dans son ouvrage Le Héros aux mille et un visages (1949). En profondeur, le lecteur perçoit la spécificité de l’approche de Jodorowsky, qui va au-delà de l’importance de la souffrance pour transcender son caractère. Il retrouve son outrance : le héros commence son voyage, sans bras ni jambe. Ensuite il se confronte à des mythes existants et les dépasse avec une forme de nouvelle naissance : lorsqu’il est recraché de l’arbre de la Sagesse qui demande à Hogl de l’aider à accoucher, une seconde fois quand Alef-Thau est recraché par l’océan comme une expulsion du liquide matriciel. Il se produit d’ailleurs un écho quand Diamante, elle aussi, doit triompher d’une épreuve sous-marine. Le lecteur comprend également que le voyage du héros est d’ordre spirituel. Dans le premier tome, il avait dû trouver la solution à l’énigme posée par le ver géant : Quand est-ce que je ne peux pas te manger ? Ici, il doit résoudre une deuxième énigme posée les gardiens de la Main : Peux-tu nous dire dans quel cas la main t’empoigne sans te retenir ? Plutôt qu’à l’énigme du Sphinx à Œdipe, le lecteur songe à la tradition bouddhique du kōan, c’est-à-dire une question permettant de progresser vers l'éveil. De ce point de vue, le recours au corps astral peut s’envisager comme l’application de la sagesse acquise. Les phrases toutes faites (comme : Tout ce qui t’attaque vint de toi…, ou : Tu es allé avec de la haine… Tu as obtenu de la haine !! Ouvre ton cœur et devient le cœur du cœur…) agissent comme une formule de résonnance de la progression dans la compréhension du héros. La remarque de l’Immortel relative au monde des illusions dépasse le stade du cliché pour évoquer à nouveau cette spiritualité.


Au premier niveau, le lecteur apprécie cette aventure inventive à la narration visuelle d’une clarté et d’une évidence remarquable, rendant accessible toutes les situations les plus farfelues. En se faisant la réflexion que certaines péripéties semblent s’enchaîner à la va-comme-je-te-pousse, le lecteur prend simultanément conscience de leur forte teneur symbolique et initiatique : le héros effectue un voyage métaphorique bien singulier. Éveil de la conscience.



mardi 24 juin 2025

Dans les couloirs du Conseil constitutionnel

La Constitution prime sur la loi.


Ce tome constitue une présentation des différentes facettes du Conseil constitutionnel créé en 1958. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, par Gally pour les dessins, et par cette dernière et Grinette pour les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée.


Deux rue Montpensier dans le premier arrondissement de Paris, Marie & Gally passent les contrôles d’accès : scan des sacs et détection de métaux, pour entrer dans le bâtiment du Conseil constitutionnel. La première a des étoiles plein les yeux, la seconde se demande encore pourquoi elle a accepté, en reconnaissant toutefois le caractère exceptionnel de l’architecture du bâtiment. Elle demande à la scénariste à quoi sert le Conseil. Marie commence son exposé : Quand on se réfère au Conseil constitutionnel, on pense immédiatement à l’élection présidentielle. Tout le monde sait qu’il a un rôle à jouer dans la bonne tenue de cet événement majeur de la vie publique française. Mais dès son origine, cette institution créée en même temps que la Ve République avait d’autres motivations. Le 1er juin 1958, la IVe République se décompose littéralement. René Coty fait appel au général De Gaule pour former un gouvernement et réformer les institutions. Le général sollicite alors l’investiture de l’Assemblée nationale. […] Investi des pleins pouvoirs le 3 juin, il obtient des parlementaires de mettre en place une nouvelle constitution dans les six mois qui suivent.



Lors de son discours devant l’Assemblée nationale, le général De Gaulle déclare que le gouvernement qu’il va former moyennant la confiance des députés, saisira l’Assemblée sans délai d’un projet de réforme de la Constitution, de telle sorte que l’Assemblée nationale donne mandat au gouvernement d’élaborer, puis de proposer au pays par la voie du référendum, les changements indispensables. Le suffrage universel est la source de tout pouvoir. Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés de façon que le gouvernement et le parlement assument, chacun pour sa part et sous sa responsabilité, la plénitude de ses attributions. Le dernier garde des Sceaux de la IVe République est chargé d’établir un projet de constitution. Cet homme, c’est Michel Debré. Il établit qu’Un comité constitutionnel dégagé de toute attache, aura qualité pour apprécier si les lois votées sont conformes à la Constitution et si les élections diverses ont lieu régulièrement. De Gaulle lui précise que toute loi devra dorénavant respecter la norme suprême : la Constitution. Le projet de nouvelle constitution est soumis à référendum le 28 septembre. En outre-mer, la question posée comporte une double signification : les électeurs et électrices expriment aussi leur volonté de demeurer liés à la France sous une forme à déterminer. C’est un succès. 85,07% des votants approuvent la nouvelle constitution.


Le Conseil constitutionnel en bande dessinée ? Au moins, les autrices font preuve d’ambition pour rendre intelligible cette institution française au plus grand nombre. Pour cette œuvre pédagogique de vulgarisation, elles adoptent un dispositif narratif classique et éprouvé pour ce genre d’ouvrage : se mettre en scène sous forme d’avatar simplifié aux réactions parfois exagérées ce qui introduit une saveur humoristique, sans pour autant dénaturer le propos. Marie joue le rôle de bonne élève désireuse d’apprendre, disposant déjà des notions de base sur le sujet, respectueuse et même admiratrice de cette institution. Galy joue le rôle de mauvais élève : pas intéressée a priori, présentant quelques troubles de déficit de l’attention, facilement distraite par ce qui se passe autour d’elle, par les actions des uns et des autres. La narration visuelle happe de suite le lecteur, montrant beaucoup et de manière diversifiée. Réaliser un exposé en bande dessiné représente un défi narratif : il faut parvenir à dépasser la suite d’illustrations accolées à un texte copieux et didactique. Dans les premières pages, le lecteur suit les deux autrices : il passe le contrôle à l’entrée avec elles, il monte l’escalier et admire l’architecture, il assite au discours du général De Gaulle comme s’il visionnait un document d’archive, il se trouve dans le salon où se réunissent les onze membres originels pour la première fois, il se promène au milieu des colonnes de Buren, il assiste au discours de Camille Desmoulins, il voit les schémas plaçant les différentes ordres civil, pénal et administratif et leur organes, ou encore la pyramide des normes, dite de Kelsen.



L’utilisation de dispositifs visuels variés peut dans un premier temps apparaître comme un effort d’apporter de la diversité dans les cases. Le lecteur commence par l’envisager, et progressivement il prend conscience qu’ils apportent d’autres choses à la narration. Cela apparaît une évidence que les deux avatars se promènent dans les locaux du Conseil constitutionnel, permettant ainsi au lecteur de la visiter. Il peut trouver plaisant ou rigolo de bénéficier d’une vue imprenable sur l’installation Les deux plateaux (1986) de Daniel Buren (1938-), ou les Hommes de Bessines (réalisés en 1991) de l’artiste Fabrice Hyber crachant de l’eau par tous les orifices, de constater le moelleux des fauteuils, de faire le touriste avec les ruches sur le toit, treize cartouches de cuivre émaillées cloutées sur parquet de bois, la réparation du cadran d’une grande horloge murale par le secrétaire général lui-même, ou encore l’installation d’une boule à facettes géante pour la décoration hall en vue de fêter l’entrée dans la nouvelle année, etc. Les autrices font également un usage raisonné du décalage, que ce soit les regards enamourés de Marie pour l’institution, ses cœurs dans les yeux quand elles reçoivent des cadeaux (des produits marqués du sigle du Conseil), ou une irrésistible disposition de page singeant l’émission de jeux télévisuelle de l’Académie des neuf. Il se rend compte que ces éléments et ces détails rendent l’institution tangible et concrète dans sa matérialité bâtimentaire et fonctionnelle, administrative et humaine, son incarnation pragmatique.


En progressant dans l’ouvrage, le lecteur se prend à sourire des facéties de Marie et de Gally, chacune avec un trait de caractère appuyé, l’admiration sans borne pour l’une, le dilettantisme du cancre pour l’autre. Là encore, la direction d’actrices montre leurs réactions, parfois un peu appuyées, aux différentes étapes de leur visite, en particulier la chance de pouvoir ainsi explorer les locaux du 2 rue Montpensier, et les rencontres avec des hommes politiques de premier plan dans un contexte privilégié. Le lecteur peut éventuellement regretter une forme de consensualité dans la façon de les présenter, ou il peut l’envisager comme une forme de respect poli correspondant à la démarche de vulgarisation. Quoi qu’il en soit, ces moments participent également à montrer qu’il s’agit d’êtres humains comme les autres, une manière supplémentaire de faire s’incarner l’institution, des professionnels faisant leur travail, que ce soit l’apiculteur, le secrétaire général, et même les députés s’opposant à la loi sur l’I.V.G.



La scénariste a conçu une structure d’exposé qui mêle l’ordre chronologique et les questions thématiques. Elle commence par aborder l’historique de la création du Conseil constitutionnel à l’occasion de la création de la Ve République, puis sa composition, son rôle dans l’élection présidentielle, l’articulation entre Constitution française et Constitution européenne. Puis elle présente le développement du rôle du Conseil, en évoquant sa décision contre le ministère de l’Intérieur concernant la création d’une association de soutien à l’organisation La gauche prolétarienne en 1971, puis l’élargissement de la saisine du Conseil, initialement réservée aux présidents de la République, Premier ministre, ou président de l'une ou l'autre assemblée, qui est élargie avec la loi constitutionnelle du 29 octobre 1974, à soixante députés ou soixante sénateurs. Viennent ensuite le processus de la Question Prioritaire Constitutionnelle (QPC), l’intégration de la charte de l’Environnement à la Constitution, la conformité à la Constitution du régime de garde à vue, etc. Ces évolutions de fonctionnement sont présentées par le biais de cas concrets, comme la saisine par Cédric Herrou (agriculteur habitant dans la vallée de La Roya) qui a déposé une QPC devant la Cour de cassation qui l’a transmise au Conseil constitutionnel le neuf mai 2018, la décision de ce dernier donnant une portée juridique au principe de Fraternité, en l’occurrence la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national.


Parmi les autres missions réalisées par le Conseil constitutionnel, les autrices consacrent six pages à la décision I.V.G. : il répond sur le droit et non sur le sujet de l’I.V.G. Par ailleurs il s’appuie sur la notion de liberté, et plus précisément la liberté des femmes à disposer de leur corps. La dernière partie explique à quoi sert le Conseil pour l’élection présidentielle : il veille à la régularité de cette élection. Les deux autrices suivent le processus de détermination des candidats à l’issue de la période dite des parrainages, puis elles accompagnent, chacune de leur côté, un délégué du Conseil de constitutionnel pour les opérations de contrôle des bureaux de votes. Tout observer avant de se présenter aux assesseurs : le nombre de bulletins et tous les noms des candidates et candidats présents, l’affichage de la loi au mur, la présence des procès-verbaux à disposition du public, l’ordre des opérations de vote (c’est-à-dire qu’il faut mettre son bulletin dans l’urne, puis signer), la transparence de l’urne et ses cadenas qui confirment qu’elle bien fermée, l’accessibilité aux isoloirs, et la détention de chacun une clé par assesseur. Ce chapitre comprend une dizaine de cas d’entorse ayant donné lieu à l’annulation des votes du bureau concerné.


La promesse de visiter les couloirs d’une telle institution peut intimider a priori le lecteur. Il bénéficie de l’accompagnement de deux autrices bienveillantes, pédagogues et pleines d’entrain avec un humour bien dosé. Il se rend compte qu’avec de telles guides l’histoire et le rôle du Conseil constitutionnel se découvrent et s’apprennent aisément, deviennent passionnants et l’emmènent dans des situations inattendues aussi bien historiques (la loi sur l’I.V.G.), qu’artistiques (les colonnes de Buren), sociales (venir en aide à des personnes en situation irrégulière) et même anecdotiques (le miel du Conseil). Édifiant et indispensable.