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jeudi 13 novembre 2025

Le Pouvoir des innocents T01 Joshua

Qui nous protègera ?


Ce tome est le premier d’une pentalogie formant le premier cycle sur trois de cette série. Son édition originale date de 1992. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Laurent Hirn pour les dessins et la mise en couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.


Dans une banlieue résidentielle du Queens, un père conduit sa voiture pour rentrer chez lui, avec son fils sur le siège passager. Le garçon évoque le comportement de sa maîtresse qui se met du parfum quand elle a rendez-vous avec un vieux monsieur avec qui elle va à l’hôtel. Son père lui suggère d’oublier ce que lui a raconté son copain Tod, et les deux estiment que la mère et épouse sera très contente du parfum qu’elle va recevoir en cadeau. Le père relève son regard pour se concentrer sur la conduite et découvre un homme qui tient une batte de baseball, en train de l’abattre violemment sur le parebrise. Il perd le contrôle de son véhicule qui va brutalement percuter un poteau de signalisation. Le délinquant Slim sort le père de force et le menace d’un revolver en lui intimant de courir. Pendant ce temps-là, Joey s’installe au volant et s’empare du flacon que tient l’enfant. Il explique que Slim n’a que blessé son père, puis ajoute, en entendant un deuxième coup de feu, que finalement il l’a abattu. Il s’énerve ensuite contre le garçon tétanisé et jette une allumette enflammée dans l’habitacle, ce qui finit par incendier la voiture. La mère se précipite vers le cadavre de son mari. Depuis sa fenêtre, Joshua Logan a observé toute la scène. Cela provoque en lui une remontée de souvenirs traumatiques.



Pour Joshua, ça lui rappelle le Vietnam. Il essaye de se raisonner mais son esprit semble doué d’une volonté propre : New York ! Ici, c’est New York… Non, ici c’est le Vietnam ! Saigon… ou quelque chose qui y ressemble drôlement… Ce sont les mêmes rues… Les mêmes visages d’enfants souriants. Comment savoir ce que cachent tous ces sourires, alliés ou Vietcongs ? Ils sont venus les protéger, les habitants devraient tous les aimer… Les Américains n’ont pas su faire avec eux. Ils sont devenus les ennemis de l’armée américaine, leurs pires ennemis méconnaissables à l’abri de leurs sourires… Et quand le masque tombe enfin, il est déjà trop tard ! Pourquoi faut-il que tous ces souvenirs remontent encore une fois à la surface ! Joshua se lamente, mais ses souvenirs deviennent encore pires en lui rappelant les circonstances de la mort de Phuong, à Saigon le trente janvier 1972. Il est assis en terrasse en train de discuter avec un autre soldat prénommé Sammy, en parlant de Phuong qui s’appuie sur le capot d’une voiture de l’autre côté de la rue. Joshua remarque que le cireur de chaussures a disparu, et il comprend immédiatement qu’une bombe va exploser. Phuong n’y survit pas. Un autre jeune soldat, Tiger, arrive en Jeep. Il explique qu’il rêvait depuis des mois de rencontrer Joshua, depuis que ce dernier avait fait la couverture du magazine Life.


En commençant la lecture de cette série maintenant, le lecteur sait qu’il s’agit d’une suite de trois cycles de cinq tomes chacun, dont la parution a débuté en 1992, et s’est achevée en 2024, réalisés par les mêmes auteurs du début à la fin. Il découvre donc la situation initiale : New York à la fin du vingtième siècle (il n’y a pas encore de téléphones portables), une montée de la violence urbaine dispensée par des gangs, et le début d’une campagne électorale pour devenir maire de New York. Ce premier tome se focalise essentiellement sur Joshua Logan, ex-membre des SEAL (principale force spéciale de la marine de guerre des États-Unis, opérant en petites unités), ayant combattu lors de la guerre du Vietnam. En découvrant son apparence, le lecteur de comics peut être tenté de faire le rapprochement avec Oliver Queen, le superhéros Green Arrow. Le récit suit ce combattant sur deux lignes temporelles différentes : le présent du récit et la guerre au Vietnam dont il est un vétéran. En parallèle des personnages secondaires interagissent avec lui : son épouse, son fils Timy, son voisin Woody Soft, un gang mené par Joey. D’autres personnages apparaissent dont les actes ont des répercussions sur le quotidien de Joshua Logan : deux candidats à la mairie Gedeon Sikk (maire en exercice, et son directeur de campagne Ronald Dougherty) et Jessica Ruppert, le boxeur Steve Providence, l’inspecteur de police Samuel Ritchie (le père de Joey), Tiger (jeune SEAL au Vietnam), Phuong (jeune prostituée à Saigon), etc.



Dès ce premier tome, le lecteur éprouve donc la sensation de s’immerger dans une intrigue savamment construite, avec une planification sur le long terme. Dans le même temps, ce premier tome raconte un chapitre complet, avec l’introduction de tous ces éléments de manière fluide, un bouleversement majeur, un développement, et il se termine sur un suspense imparable concernant le sort d’un personnage très attachant, une question de vie ou de mort. Le lecteur apprécie que le personnage principal ne soit pas un vigilant indestructible comme Frank Castle (Punisher). Il perçoit comment le scénariste met à profit la mythologie moderne et urbaine des États-Unis et la réalité sociale que ce soit la criminalité des gangs, le libre accès aux armes à feu, le contexte constitutionnel qui laisse une plage de liberté à l’auto-défense aux États-Unis, une possibilité de théorie du complot (à voir si elle s’avère fondée ou non), la politique sous forme de spectacle, la possibilité de faire fortune en partant de rien à la force du poignet et de sa valeur, les troubles de stress post traumatique des soldats ayant combattu sur le champ de bataille en particulier pendant la guerre du Vietnam. En terminant ce premier tome et en prenant un peu de recul, le lecteur se rend mieux compte de tout ce qu’il contient de manière sous-jacente, c’est-à-dire du degré d’investissement préalable et de préparation des auteurs.


De prime abord, la narration visuelle semble issue tout droit des valeurs esthétiques du magazine (À suivre…), évoquant par exemple le rendu de François Boucq. Il s’agit donc de dessins s’inscrivant dans un registre descriptif et réaliste, à base de formes détourées par des traits encrés, avec un trait de contour fin, une mise en couleur de type naturaliste évoquant l’aquarelle. Cette dernière vient habiller et nourrir les formes détourées, les nuances de teinte rehaussant le relief de chaque zone, apportant des variations lumineuses, et à quelques reprises complétant un arrière-plan par des formes représentées en couleur directe. En outre, le lecteur constate rapidement que les auteurs prennent un soin particulier à transcrire l’état d’esprit des personnages et leurs émotions, par le biais de gros plans sur les visages. Il s’agit d’un outil narratif maîtrisé, plutôt que d’une gestion raisonnée à l’économie. Ce dispositif fonctionne particulièrement grâce au sens du découpage et du rythme du dessinateur, et au fait qu’il a conçu des apparences particulières et mémorables, sans être exagérées, pour chaque personnage, leur donnant ainsi une identité visuelle propre exprimant leur caractère.



Le dessinateur conçoit des plans de prise de vue spécifiques pour chaque scène, avec une volonté de montrer au mieux l’endroit, les actions des personnages, l’incidence de l’environnement sur le déroulement. Le lecteur se trouve au milieu des personnages dans chaque endroit : une rue d’une banlieue pavillonnaire américaine, dans le salon d’un de ces pavillons sur le canapé en train de regarder la télévision, attablé à une terrasse de café à Saïgon, allongé dans l’herbe dans une zone herbue dégagée à guetter l’ennemi, prisonnier de guerre dans une cellule vietnamienne, incarcéré dans une cellule d’un commissariat newyorkais, dans un studio de télévision pour un débat, dans un camp d’entraînement en campagne proche, à épier un rendez-vous clandestin dans le chantier d’un immeuble en construction, etc. Le dessinateur se montre tout aussi entraînant dans les scènes d’action : un parebrise éclaté par une batte de baseball avec la projection des éclats, un intense combat à main nue sur la pelouse d’un pavillon, des scènes d’entraînement au fusil en pleine nature, etc.


La scène d’introduction montre clairement l’enjeu du récit : la sécurité des habitants quand la police n’est pas suffisante. Le scénariste montre plusieurs individus dans des positions très différentes confrontés à cette violence : l’ancien militaire vétéran, le banlieusard totalement démuni, les politiciens défendant deux positions diamétralement opposées (entre l’éradication des délinquants, opposé à leur réhabilitation dans la société, et au contraire l’éducation et la réinsertion), les manipulations et les tractations clandestines, etc. Dans ce récit choral, il met en parallèle l’homme brisé par les troubles de stress post traumatique et le boxeur au fait de sa gloire, comment le second inspire le premier. Dans un même jeu d’inspiration, ce boxeur a été inspiré par la directrice d’un centre d’aide à la réinsertion qui est devenue une politicienne faisant campagne pour devenir maire de New York. L’inspecteur de police a été inspiré par Joshua Logan. Ce dernier observe comment ses voisins réagissent et s’organisent en comité de vigilance, voire en milice. Ses interactions dessinent une tapisserie de causes et de conséquences complexe, une toile d’interdépendance sociale où chaque action génère une incidence sur le comportement d’autres personnes, de manière fascinante.


Un premier de tome de série qui fait preuve d’une ambition impressionnante. Le scénariste a conçu une structure riche et fluide, le dessinateur maîtrise sa narration visuelle de manière organique et bien dosée. Le lecteur savoure une intrigue premier degré sur fond de légitimité d’une communauté, d’un quartier de banlieue, à prendre en main sa défense contre la violence meurtrière et sadique de voyous. Il se rend compte qu’il éprouve une forte empathie pour chaque personnage, qu’il soit sympathique ou non. Les auteurs mettent à profit la riche mythologie moderne des États-Unis pour une histoire viscérale, aux nombreuses résonances sociales. Addictif.



mercredi 12 novembre 2025

Face de lune T01

Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais par l’esprit…


Ce tome est le premier d’une intégrale éditée sous forme d’un diptyque. Son édition originale date de 2018, le récit ayant initialement été sérialisé dans le magazine (À Suivre) dans les années 1990. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario et François Boucq pour les dessins et les couleurs. Il s’agit de la première collaboration entre ces deux créateurs. La réédition de 2018 comprend un dossier de trente pages, intitulé La rencontre de deux géants du 9e art. Il y est évoqué la rencontre à Amiens entre les deux auteurs après plusieurs tentatives avortées, le point de départ de cette histoire (une île en proie à des vagues gigantesques) et l’architecture qui en a découlé, la structure en forme de course sans fin sur un nombre pléthorique de pages, les délais très courts de production pour le dessinateur, le défi de concevoir visuellement un personnage sans visage, la géométrie sacrée et le mysticisme occidental.


Malheur à qui bâtit une ville dans le sang et fonde une cité sur l’injustice, car la violence le submergera… Ce n’est ni par la puissance, ni par la force, mais par l’esprit… Une nuée de mouettes survolent la côte de l’île de Damanuestra, puis passe au-dessus de la grande cité composée de bâtiments ressemblant à des bunkers. Une sirène d’alarme stridente retentit avec force dans toutes les rues. Les citoyens se précipitent en courant pour rejoindre l’abri le plus proche. Un enfant observe que les sirènes tuent les oiseaux, qui tombent morts sur la chaussée. De leur côté, les pêcheurs regagnent le plus rapidement possible la plage pour se mettre à l’abri dans les tubes. Au pied du palais du Kondukator, un soldat referme la coque autour d’une statue pour la protéger : la vague gigantesque s’apprête à déferler sur la cité.



Dans le palais, Oscar Lazo, le Kondukator, est énervé parce qu’il juge immonde le plat qu’on lui a servi. À l’autre bout de la grande table, Lili Lazo, son épouse et la Kondukatrice, intervient pour le calmer : Est-ce la vague qui le met dans cet état ? Le chef d’état rétorque que ce n’est pas la vague, mais l’œuf qu’on lui a servi : Comment ont-ils eu l’audace de lui servir cette chose répugnante ? Il ne supporte pas les œufs et le département diétético-gastronomique est censé ne rien négliger de ses dilections. Il ordonne qu’on déporte illico le chef-cuisinier et toute sa clique. Lili tempère son ordre en rappelant que le précédent chef a été déporté la semaine passée. Elle continue : son suppléant n’a pas encore été mis au courant, et il doit s’imaginer que, parce que l’œuf est leur emblème officiel, le couple en mange à tous les repas. Oscar Lazo est toujours hors de lui : il répond que nul n’est censé ignorer la loi, et il ordonne qu’on inflige à toute la valetaille une peine de cent décharges électriques. Son épouse se lève et le rassure en lui disant qu’elle va elle-même lui préparer à manger. À la télévision, le journaliste introduit l’invité d’aujourd’hui, Monseigneur Groïssman, qui va donner son avis sur ce déferlement ininterrompu de vagues gigantesques. L’homme d’Église établit que jusqu’alors il n’avait jamais été observé de raz de marée à ce point monstrueux. Il semblerait qu’un processus de croissance continue soit à l’œuvre.


Ouvrir un ouvrage de ce scénariste constitue la certitude d’effectuer une expérience spirituelle. Le dossier initial évoque les circonstances de la genèse de cette série : la rencontre plusieurs fois reportée entre les deux créateurs, les envies de l’un et de l’autre (mysticisme occidental & géométrie sacrée), la dynamique initiale du récit (une course sans fin, sur un nombre pléthorique de pages), la demande du rédacteur en chef Jean-Paul Mougin de remplacer Hugo Pratt dans les numéros de rentrée du magazine (À suivre) peu de temps avant la parution, ce qui entraîne une course contre la montre pour le dessinateur pendant six mois. Le lecteur ressent immédiatement l’effet divertissant en découvrant une aventure spectaculaire, à un rythme rapide, dans un environnement de science-fiction dystopique. Une société insulaire, une économie basée sur la vente d’œufs, un régime dictatorial, des rebelles, une architecture spécifique pour la cité, et un phénomène météorologique destructeur et hors de contrôle. Les auteurs ont choisi un personnage principal, Borrado, très particulier : des traits de visage minimalistes, et muet, diminuant d’autant le processus d’empathie et d’identification par le lecteur. Il est accompagné par une rebelle, Isha, très compétente et combattante. En cours de route, ils sont rejoints par l’ancien cuisinier Tatoum Benayoum, un personnage à l’aspect afro-américain à la limite de la caricature.



Au début des années 1990, l’artiste a déjà une décennie d’expérience, et réalisé de nombreux albums en solo (par exemple les aventures de Jérôme Moucherot, assureur-explorateur en costume léopard), ou avec Jerome Charyn (par exemple Little Tulip, 2014). Dans le dossier introductif, le lecteur apprend que ce dessinateur trouve également le temps de se consacrer aux arts martiaux et à l’étude de la géométrie sacrée. Ce sujet le passionne depuis qu’un radiesthésiste érudit est venu frapper à sa porte pour ausculter sa maison, puis lui a présenté son maître, un chanoine auscitain, qui a ouvert à Boucq les portes d’une science dont il a depuis arpenté inlassablement les étages jusqu’à posséder une vue d’ensemble du bâtiment. À la découverte de ces précisions, le lecteur sent bien que c’est du lourd… et il savoure une narration visuelle fluide rythmée, riche et spectaculaire. Il se souvient également du principe de fuite en avant, dans un monde solidement construit. Il en fait l’expérience tout du long du récit : l’urbanisme et l’architecture de la ville pensées pour résister au déferlement des gigantesques masses d’eau.


La couverture offre déjà un moment et même un voyage exceptionnel avec le langage corporel qui accompagne l'élévation des piliers de la cathédrale dans un phénomène inexpliqué (que l’on découvre à la fin de ce premier tome). L’attention du lecteur ainsi attiré sur le mouvement de Face de Lune, le lecteur l’enregistre inconsciemment au cours du récit : en effet ce personnage prend des poses, et en fait c’est plus que ça, ses mouvements sont gracieux. Il donne parfois l’impression de danser, pas de manière artificielle ou exagérée, plutôt naturellement, comme l’expression de sa sérénité intérieure. Cela se marie très bien avec son visage proche de celui d’un smiley, et ses expressions radieuses et honnêtes. C’est un innocent, ça se voit dans ses gestes. En fonction de sa sensibilité, le lecteur va ainsi absorber des détails présents tout naturellement dans les cases, sans ostentation ni effet de manche, donnant à voir un monde d’une grande richesse. Il peut s’agir d’éléments architecturaux qui font sens comme la forme des bâtiments pour résister aux vagues qui s’abattent, des évocations de structures métalliques, la gamme de vaisselle de la table du palais, la mode vestimentaire datée, le monorail, le mur d’écrans de télévision, la forme des lames de harpon pour la chasse à la baleine, l’étole du prêtre, les modèles d’armes, l’aménagement de la grande salle de la maison close, etc.



La narration visuelle est pensée et conçue dans sa globalité : l’environnement de science-fiction, les éléments du quotidien imprégnés de la culture de la société, les modes de transport, etc. Ces caractéristiques sont présentes dans chaque page, à des degrés divers donnant une cohérence d’ensemble extraordinaire, et une sensation d’immersion intégrale. Les scènes d’action offrent un spectacle formidable : que ce soit les flots se déchaînant dans une tempête titanesque, la vague s’abattant avec force et fracas, la course-poursuite et la confrontation armée dans un nuage d’une myriade de mouches, l’étonnante cérémonie religieuse avec la déesse vierge, ou encore la terrifiante descente de la goutte d’énergie tellurique à l’état pur. Il s’agit peut-être d’une fuite narrative en avant, ou du moins le récit a été perçu comme telle lors de sa sérialisation, toutefois à la lecture en album la progression dramatique est impeccable et dépourvue de solution de continuité.


Le scénariste maîtrise le rythme et le dosage à la perfection, servi par une narration visuelle de haut vol. Le lecteur se retrouve pris dans une aventure exotique et baroque, pour un peu, il en oublierait presque les thèmes sous-jacents. Borrado : l’innocent à l’âme pure dont les agissements et l’existence même annihilent l’ordre établi. Son pouvoir extraordinaire qui lui permet de commander aux éléments, en tout cas de plier le mouvement de la vague à sa volonté, tel le simple d’esprit autour duquel les lois de la nature s’adaptent. La rébellion contre un état totalitaire par des gangs ayant choisi de drôles de nom : les 1.000 Négations, les Catins bleues, Bouddhas Putrides, Ultra Névroses, Neurones de Titane. L’élite (en l’occurrence le couple Oscar & Lili Lazo) persuadée d’œuvrer pour le bien du peuple, sachant mieux qu’eux ce qui est bien pour eux. La science destructrice dépourvue de conscience. Le rituel hallucinant de la chasse à la baleine où les pêcheurs s’automutilent pour contrebalancer la facilité avec laquelle ils mettent à mort leur gigantesque proie, dans une forme d’expiation, et de compensation morale d’un triomphe sans gloire suite à un combat sans péril. L’étrange cuisinier déporté proche de la caricature raciste, dont la culture animiste est également incompatible avec le régime politique en place. Et bien sûr, la promesse tenue : des éléments plus mystiques que mythologiques de la culture et de la foi catholiques qui aboutissent à cette cathédrale de l’élément Eau figurant en couverture.


Quel voyage ! Deux créateurs d’exception s’associent pour une histoire extraordinaire. Ils se sont concertés avant, à la fois sur les thèmes qu’ils souhaitent mettre en scène, à la fois sur la forme de l’aventure. Le dessinateur est dans une forme éblouissante, que ce soit en termes de narration visuelle, ou de spectacle. Le scénariste raconte une aventure de science-fiction très divertissante, avec un héros atypique, une grande inventivité, et des thèmes discrets et forts. Formidable et enthousiasmant.



mardi 11 novembre 2025

Le destin d'Amrak

Mais du coup, qui sont les gentils, qui sont les méchants ?


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Olivier Gay pour le scénario, par Geyser pour les dessins, et par Alicia Scima pour les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.


Dans le grand temple de la ville d’Amadis, un triumvirat de dieux est apparu au grand prêtre dans la grande salle de prières, au milieu des cierges éteints, au-dessus de la plateforme au milieu du bassin. Lorsque les dieux sont mécontents, les mortels tremblent. Même le grand prêtre Na-Routef, chef suprême du clergé, grand commandeur des templiers, l’homme le plus puissant de l’empire. Des milliers de soldats à son service, des coffres remplis d’or, des concubines par dizaines. Et pourtant, il tremble. Les dieux lui demandent ce qu’est cette guerre qu’il mène en leur nom. Le grand prêtre explique qu’il n’avait pas le choix : l’empereur les a provoqués, ils vont mettre ses armées en déroute et installer une théocratie pour la plus grande gloire des dieux. La trinité répond que ce sera certainement également pour la gloire du grand prêtre. Peu importe, car ils sont venus en ce temple pour une autre raison : ils ont une mission à lui confier, et il a intérêt à ne pas les décevoir. Le prélat promet tout ce qu’ils veulent : s’agit-il de leur ériger un temple, de brûler des mécréants ? Ils répondent : rien de tout ça, il devra juste éliminer quelqu’un pour eux. Un templier.



Sur un champ de bataille, un templier reprend conscience. Il repousse le cadavre imposant du guerrier qui s’est écroulé en travers sur lui. Il enlève le morceau de lance fiché dans son flanc, et il se rend compte qu’il n’a pas été blessé car la pointe de la lance a été arrêté par sa flasque métallique d’alcool : il faut croire qu’il y a un dieu pour les ivrognes. Il se redresse, tout en ramassant son épée, et en se demandant où il se trouve et si la bataille est finie. Il appelle pour voir s’il y a quelqu’un. Il sort du large bâtiment dans lequel il a repris connaissance et il découvre un immense champ de bataille, avec des bâtiments dont une église encore en flammes, et de nombreux cadavres en armure. Il commence à se parler à haute voix, tout en commentant ce qu’il découvre : Pour une bataille, c’était une sacrée bataille, mais qui a gagné ? Eux ? Et qui sont-ils ? Quel est son propre camp ? Qui est-il ? Il se rend compte qu’il ne se souvient de rien. Il a beau se concentrer, seul son nom lui revient en tête : Amrak. Il suppose qu’il a dû se prendre un sacré coup sur la tête. Quoi qu’il en soit, tant qu’il ne saura pas quel camp a gagné, il vaudrait mieux qu’il se montre discret. Soudain, quelqu’un l’interpelle, et lui demande pourquoi il n’est pas reparti avec les autres. Il s’agit d’un groupe de trois pillards, des détrousseurs de cadavres. Leur chef engage la conversation avec le templier. Mais Amrak marche malencontreusement sur le crâne d’un mort, et il tombe à la renverse… alors qu’une flèche vient se planter dans l’arbre à côté, à la hauteur de l’endroit où se trouvait sa tête encore une seconde auparavant. Le combat s’engage entre le templier et les détrousseurs.


Un récit de Fantasy, avec des phénomènes surnaturels et une mythologie : un panthéon sur lequel le lecteur en apprendra plus au cours du récit, et un héros qui semble bénéficier d’une chance surnaturelle. Le lecteur reconnaît peut-être le nom du scénariste, qui a déjà travaillé avec Christophe Arleston, en particulier sur la trilogie Danthrakon (2019-2020), et sur les deux récits de la série Les maléfices du Danthrakon, dont l’excellent Succès damné (2023). En fonction de sa familiarité avec les univers d’Arleston, le lecteur peut identifier un certain nombre de similitude. Tout d’abord dans la tonalité narrative : il règne une forme douce d’humour qui dédramatise les péripéties, entre remarques taquines voire insolentes, et des marques d’autodérision chez certains personnages. Ensuite, il s’agit d’un récit qui met à profit les conventions du genre Fantasy, comme des éléments prêts à l’emploi, ne nécessitant pas d’être détaillés ou étoffés. En une phrase, le conflit entre l’Empire et les Templiers est établi, sur la base d’un intérêt économique, sans plus d’information sur l’empereur, ou sur la création de l’ordre des Templiers. Avec cette petite touche iconoclaste : le déclencheur du conflit est d’ordre économique, et pas idéologique. Autre grand classique dans les récits d’Arleston : la présence d’une jeune femme combative qui n’a pas froid aux yeux, dans tous les sens du terme.



La prise de contact avec ce tome s’effectue par la couverture très réussie : les cadavres et les débris du champ de bataille, les colonnes ouvragées pour encadrer et mettre en valeur le personnage, la monture carapaçonnée, le détail des accessoires de la selle, et la quantité de flèches dont une partie brisée, le nombre exagéré introduisant une petite touche de dérision. L’artiste manie très bien cette dimension visuelle, un comique discret qui tient à distance le sérieux, le risque de prétention et les potentiels moments ridicules découlant du caractère stéréotypé et étriqué des conventions de ce genre. Dès la première page, le lecteur sourit en captant le regard fourbe du grand prêtre, qui rend évident qu’il travaille surtout pour son intérêt personnel, et sous la contrainte de la peur que lui inspirent les dieux. Cette capacité a faire apparaître l’émotion qui trahit un état d’esprit pas forcément flatteur : le regard très calculateur du chef des détrousseurs estimant la manière dont il peut escroquer Amrak, la concentration de Taina avec le petit bout de langue qui dépasse de la bouche pour bien lancer son grappin, le regard fixe d’Amrak sur le postérieur de la jeune femme alors qu’elle monte avant lui, le regard fixe et fermé du père de Taina répondant à un soldat, l’expression tout en retenue d’Amrak travesti en femme, les récriminations irrésistibles des dieux, etc. Le dessinateur fait un usage tout aussi opportun et parlant des postures et des mouvements des personnages, en termes de langage corporel, sans systématisation, à bon escient.


Le dessinateur s’investit également pour donner à voir un environnement pleinement réalisé, concret et cohérent, une qualité indispensable pour donner de la personnalité à un récit de genre. Par exemple, il a travaillé les éléments de l’armure des templiers, et donc d’Amrak pour la rendre spécifique. Il s’est bien amusé avec les tenues hétéroclites de bric et de broc des détrousseurs. Taina est bien sûr à son avantage dans ses tenues, sans pour autant que cela ne vire à l’exhibitionnisme, mettant en valeur son ventre plat, sa belle chevelure, sa façon très particulière d’envisager le côté utilitariste de sa robe de soirée, autant de détails qui rehaussent son caractère. Le lecteur se rend compte qu’il est sensible aux grandes cases établissant le décor en début de scène : la monumentale salle du temple, la découverte du champ de bataille encore ravagé par des incendies, la vue générale de la ville d’Amadis, construite au pied de la montagne des dieux, avec tous ses temples, les toits de forme très variés de cette même ville, l’escalier du sentier divin qui serpente le long de la montagne pour desservir les temples (plus le dieu est puissant, plus le temple est haut), la grande salle du casino digne de Las Vegas, etc. Scénariste et artiste se sont bien coordonnés pour des moments inoubliables : le pied botté d’Amrak glissant sur le crâne d’un cadavre en en arrachant un œil, les superbes acrobaties de Taina passant de toit en toit, la mère de Taina lui reprochant ses écarts de conduite, la plantureuse poitrine d’Amrak, etc.



L’intrigue repose sur un mystère et une forme de course-poursuite, deux dispositifs assurant une bonne dynamique au récit. Le lecteur s’interroge également sur la véritable nature d’Amrak, et sur la source de sa chance insolite. Il en vient à se demander si Taina ne serait pas sous le coup d’une force similaire mais avec un effet de malchance, s’il s’agit d’un principe régissant ce monde. Il s’interroge sur un possible dénouement opposant l’empereur et le grand prêtre, sur le niveau d’intervention des dieux dans la réalité, sur l’éventualité d’un autre niveau de réalité, etc. Le scénariste s’amuse bien avec l’enchaînement de péripéties et de tribulations, pour une narration sans temps mort, un divertissement sympathique. Avec un dénouement tenant les promesses sous-jacentes des remarques incidentes.


Dans le même temps, scénariste et dessinateur restent cohérents dans leur mode narratif. Ils ont choisi le registre du divertissement, avec des éléments comiques désamorçant les situations dramatiques. Par exemple, la mort des parents de Taina intervient de manière très soudaine, sans aucun signe annonciateur. Cela donne lieu à une scène d’action d’une page, totalement muette constituée de six cases de la largeur de la page, et à une vive réaction émotionnelle de la part de leur fille. Puis tout repart comme si rien ne s’était passé, ou plutôt comme s’il s’agissait d’un événement fort opportun pour le déroulement de l’intrigue, créé artificiellement uniquement dans ce but. Incidemment, le lecteur absorbe inconsciemment les remarques sur le pouvoir de l’argent, l’obéissance aveugle à des déités, la réalité du carnage de la guerre avec un nombre de morts révulsant, l’intelligence limitée de la soldatesque lorsqu’ils obéissent sans chercher à comprendre, le pouvoir de la chance (ou bien son rôle dans la vie d’un individu, alors qu’il n’en a aucune maîtrise), et la mesquinerie des dieux à l’image du commun des mortels.


Une aventure tout public, bien troussée, avec des auteurs professionnels. Le dessinateur sait donner corps à un monde imaginaire, permettant au lecteur de s’y immerger et d’y croire, avec un vrai talent pour donner vie aux personnages, pour faire apparaître leur caractère, et leur faillibilité d’êtres humains. Un scénario inventif et direct, prenant en compte le nombre de pages réduit ne leur permettant pas de développer plus avant leur monde. Cette dernière caractéristique contraint les créateurs, consignant le récit à un divertissement efficace.



lundi 10 novembre 2025

La tête de mort venue de Suède

Qu’est-ce donc, jusqu’à maintenant, que j’ai cru être ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour pouvoir l’apprécier. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Daria Schmitt pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il se termine par dix-huit pages d’annexes. Une présentation de René Descartes, deux pages par Denis Kambouchner. Une présentation des onze scientifiques apparaissant dans l’ouvrage. Un texte expliquant ce qu’est donc devenue la grande baleine bleue échouée sur la plage d’Ostende le cinq novembre 1827. Une explication sur le crâne dénommé René Descartes, portant le numéro d’inventaire MNHN-HA-19220, au sein des collections d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle, par Ronan Allain. Un texte sur l’apport de Descartes pour les scientifiques, par Guillaume Lecointre. Le même auteur a également rédigé le texte suivant intitulé : À quoi sert l’anatomie comparée ? Et le suivant aussi : Une controverse célèbre, l’animal-machine contre l’animal-canevas. Et enfin une copieuse page de remerciements.


René Descartes chemine difficilement dans une forêt suédoise, sous les flocons qui virevoltent. Un peu plus tard des individus commentent : ne pas faire de bruit car il se repose, il n’y aurait pas de bien à lui tirer le sang. Le philosophe lui-même a ajouté que s’il devait mourir il le ferait avec plus de contentement s’il ne les voyait pas. Dans la forêt, Descartes tombe et il voit une apparition dans le ciel nocturne, un immense cétacé. Celui-ci s’adresse à lui. La baleine lui dit qu’on raconte que Descartes aurait trouvé l’art de vivre plusieurs siècles. C’est vrai que le philosophe est une tête. Ce dernier répond que ça fait longtemps qu’il a perdu sa tête, sinon il ne serait pas là. Partout ailleurs les langues progressent, et lui il est coincé comme un âne dans la neige et le froid. Il a toujours su que ce voyage ne lui réussirait pas. En substance, il a loupé une belle occasion d’écouter son intuition.



Qu’est-ce donc, jusqu’à maintenant, que Descartes a cru être ? Un homme, sans doute, mais qu’est-ce qu’un homme ? Va-t-il dire un animal raisonnable ? Non, parce qu’il faudrait après chercher ce qu’est qu’animal, et que raisonnable, et ainsi d’une seule question, il tomberait en plusieurs autres et plus difficiles… Mais il se rendrait plutôt attentif ici à ce qui jusqu’à maintenant, se présentait à sa pensée spontanément et tout naturellement, chaque fois qu’il considérait ce qu’il était… Ce qui se présentait d’abord, c’est bien qu’il avait un visage, des mains, des bras… Et toute cette machine d’organes telle qu’on l’observe aussi dans un cadavre qu’il désignait du nom de corps. Ce qui se présentait en outre, c’est qu’il se nourrissait, marchait, sentait, pensait. Actions qu’il rapportait sans doute à une âme. Mais cette âme, qu’est-ce que c’était ? On bien il ne s’y arrêtait pas ou bien il imaginait un minuscule je ne sais quoi sur le modèle d’un vent, d’un feu ou de l’éther, qui aurait été répandu dans les parties les plus grossières de son être.


Après avoir rendu hommage à Howard Philips Lovecraft (2022) dans Le bestiaire du crépuscule (2022), la créatrice réalise une bande dessinée évoquant René Descartes (1596-1650), une nouvelle fois à sa manière très personnelle. Le fil conducteur suit le sort du crâne du philosophe, bien sûr après sa mort. En fonction de sa familiarité avec ce grand homme passé à la postérité, le lecteur découvre les circonstances de sa mort en Suède, et l’incroyable histoire de cet os, idée qui est venue à la scénariste après avoir lu un petit livre qui racontait des histoires de reliques célèbres, celles de Richelieu, Charlotte Corday et René Descartes. Ainsi ladite relique passe successivement entre les mains de Dalibert trésorier de France, puis Alexandre Lenoir pendant la révolution française, Jöns Jacob Berzelius, Jean-Baptiste Joseph Delambre, Georges Cuvier, Franz Joseph Gall, Paul Richer, la plupart d’entre eux ayant la charge de prouver à nouveau son authenticité, c’est-à-dire qu’il s’agit bien du crâne du grand homme. Dans le dossier de fin d’ouvrage, l’autrice liste les scientifiques qui apparaissent au fil des pages : Georges Cuvier (1769-1832) anatomiste et paléontologue, Jean-Baptiste Joseph Delambre (1749-1822) astronome et mathématicien français, Charles-Léopold Laurillard (1783-1853) dessinateur naturaliste, anatomiste, paléontologue, Jean-Baptiste Monet chevalier de Lamarck (1744-1829) naturaliste français, professeur du Muséum national d’Histoire naturelle, Jöns Jacob Berzelius (1779-1848) chimiste, minéralogiste, médecin, Marie Alexandre Lenoir (1761-1838), peintre, écrivain, médiéviste, Franz Joseph Gall (1758-1828) médecin, neuroanatomiste, Paul Broca (1824-1880) médecin neuroanatomiste, anthropologue, chirurgien, Pierre-Louis Gratiolet (1815-1865) zoologiste, anthropologue, neuroanatomiste, Edmond Perrier (1844-1921), zoologiste, Paul Richer (1849-1933) neuroanatomiste, historien de la médecine, illustrateur et sculpteur scientifique.



Cette autrice joue avec les couleurs pour rendre compte de temporalités différentes, et de niveaux de réalité distincts. La bande dessinée commence dans des tons bleus pour la tempête de neige dans la forêt, avec des cartouches en fond bleu pour les commentaires des individus qui découvriront Descartes proche de rendre son dernier souffle, et des phylactères sur fond blanc pour le dialogue entre le philosophe et le cétacé céleste. Puis la bande dessinée passe progressivement au noir & blanc dans les pages dix et onze, avec une discrète rémanence de bleu dans le halo irradiant du crâne de Descartes. Le fond des cartouches devient plus gris que bleu, et les phylactères de dialogue conserve un fond blanc. Puis la couleur reprend le premier plan dans les pages trente-huit et trente-neuf, pour une séquence fantasmagorique, évoquant un plan spirituel. Le noir & blanc reprend, et la couleur revient dix pages plus loin, toujours dans une palette restreinte. L’histoire de la baleine échouée à Ostende se déroule en sépia. Ainsi le lecteur distingue bien le monde réel tangible, et celui plus onirique des esprits, le crâne irradiant de bleu indiquant qu’il participe de ces deux réalités.


Le lecteur retrouve les cases réalisées à la plume, avec une apparence de forte densité, du fait d’aplats de noir ou de hachurages serrés. Certaines pages contiennent également des dialogues copieux ce qui donne une sensation de lecture posée, parfois un peu lente, du fait du nombre d’informations visuelles et textuelles, sans pour autant être pesante. Le lecteur commence par ressentir cette atmosphère onirique et froide de la forêt enneigée, en pleine nature. Il trouve un écho lors des séquences spirituelles sur fond de végétaux ou d’animaux, ou de globules, ou encore de ciel étoilé, une forme de mise en scène du lien du vivant avec la nature et le cosmos. Il constate rapidement la créativité de la dessinatrice dans sa capacité à concevoir des plans de prises de vue variés pour les discussions entre le crâne et les ossements des animaux soigneusement conservés dans le Muséum nationale d’Histoire naturelle. La méticulosité de leur représentation leur apporte une tangibilité et une présence remarquable, aboutissant à des personnages consistants, alors même qu’elle respecte l’anatomie et la représentation exacte des squelettes. Les séquences historiques à Paris ou ailleurs bénéficient du même investissement et de la même rigueur : des décors reconstitués avec soin et exactitude, des personnages historiques fidèles aux représentations connues, des accessoires authentiques. Et les galeries du Muséum reproduites avec minutie et précision.



Le lecteur se laisse bien volontiers embarquer par cette histoire rocambolesque de crâne vadrouilleur. Il remarque vite qu’elle charrie d’autres éléments comme la notion d’anatomie comparée, les collections du Muséum nationale d’Histoire naturelle, les jeux de mots avec Os, l’enjeu d’établir avec certitude s’il s’agit bien du crâne de René Descartes, le concept d’animal-machine, la Restauration, les tableaux représentant le philosophe, l’histoire de la baleine échouée à Ostende le cinq novembre 1827, la phrénologie, l’estimation du degré d’intelligence en fonction de la taille du cerveau ou de son nombre de plis, l’extinction du dronte de Maurice, la crue de la Seine de 1910, la petite Francine (1365-1640), etc. Entremêlé à tous ces événements et thèmes, il perçoit également des bribes de la pensée de René Descartes, soit explicites, soit implicites. Pour écrire cette bande dessinée, l’autrice a relu ou lu de grands pans de son œuvre. Il est donc question de l’animal-machine et aussi de la méthode scientifique, ainsi que de la postérité de sa philosophie, et des personnes qui se réclament de sa pensée. C’est également l’occasion pour ce spectre habitant un crâne de prendre du recul sur son œuvre et sur sa vie. Et peut-être de faire amende honorable quant à la place du règne animal vis-à-vis de l’être humain.


Un titre énigmatique qui fait référence au crâne de René Descartes, séparé du reste de ses ossements et des tribulations qui l’ont mené dans les collections du Muséum national d’Histoire naturelle, sous le numéro d’inventaire MNHN-HA 19220. Une bande dessinée à la narration visuelle solide, soignée et riche, entremêlant reconstitution historique et spectres oniriques, engendrant une réflexion sur l’œuvre du philosophe et son héritage, ainsi que l’enjeu autour de l’authenticité d’un crâne. Remarquable.



jeudi 6 novembre 2025

Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 3 - La Folie Seamus

Il est toujours temps de réclamer justice !


Ce tome fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 4 - Tome 2 - Aylissa (2022). Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Paul Teng pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle II Les chevaliers du Pardon (dessiné par Philippe Delaby) a débuté en 2014, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993. 


Dans ses appartements privés, Aylissa contemple l’objet qu’on lui a offert : un fitchell. Elle sent qu’il y a une puissance en lui. Elle le prend entre ses mains et en explore la surface avec les doigts : elle ne voit rien, ici peut-être, non rien ne bouge, et pourtant… Si elle ferme les yeux… Une voix… Ce n’est pas la sienne… Qui alors ? Une jeune femme blonde ordonne au fitchell : file, vil, file… La sphère file dans les airs à travers bois en tournant sur elle-même, pour s’immobiliser au-dessus d’une femme en train de pêcher à la lancer dans une rivière. Puis elle s’abat sur cette femme et la tue. La jeune fille récupère le fitchell, tout en commentant sur sa mère : on la disait jolie, aimable, douce, mais pour sa fille est laide, difforme, comme toutes les mamans. Elle ordonne au fitchell de se refermer, et continue de s’adresser à sa défunte mère dont le corps gît dans la rivière devant elle : elle remercie sa mère cependant de lui avoir donné ce gentil fitchelll, elle l’aime beaucoup, grâce à lui elle n’a plus à se plier à ses ordres. Au temps présent, Aylissa comprend que l’objet appartenait aux sorcières. Elle le range dans une étoffe et sort de la pièce, par une fenêtre elle voit le cheval de sa cousine. Elle en déduit qu’elle est rentrée ; et qu’elle a dû se précipiter dans la cellule de Seamus.



Dans la cellule, la torche à la main Sioban écoute Seamus. Ce dernier lui a tout raconté et il conclut qu’on l’accuse de meurtre et que lui n’y comprend rien. Sauf qu’il a l’impression de devenir fou. Elle répond qu’effectivement, il y a dans ce qu’il lui raconte un grand désordre. Mais ce qui effraie surtout Sioban, c’est le grand désir, ce désir qui s’est levé en lui pour sa cousine. Il se prend la tête dans les mains, et se lamente : Aylissa, la douce et tendre Aylissa, son image lui apparaît chaque nuit, et chaque nuit cette image le dévore. Elle le sait d’ailleurs, et il montre la marque qu’elle a gravée dans la peau de son torse. Sioban en éprouve de l’horreur : tout cela lui rappelle de bien mauvais souvenirs, car elle aussi, dans le passé, a été comme envoutée, par et pour un homme qu’elle croyait aimer, qu’elle a même épousé. Gerfaut. Ils en viennent à penser qu’il a été empoisonné : ils ne voient pas toujours le mal où il se trouve, mais lui oui, lui sait comment et où les prendre ! Dans la grande salle du château, Lord Heron a organisé la cérémonie de jugement du chevalier Seamus, pour déterminer s’ils le condamnent au bannissement à vie ou à la mort. Lord Miles s’approche le premier pour lancer le dé.


Est-ce que la situation peut encore empirer et s’aggraver ? Bien sûr, car il ne tient qu’à la fantaisie des auteurs qu’il en aille ainsi, et le lecteur a bien retenu sa leçon : le mal est cœur du bien. Comme à des moments précédents, il peut sentir les décisions arbitraires du scénariste, non pas des événements sortant du chapeau et arrivant comme un cheveu sur la soupe, plutôt des moments où une situation peut basculer d’un côté comme de l’autre en fonction de sa volonté. Par exemple, Aylissa aurait très bien pu ne jamais recevoir un fitchell en présent ou parvenir à s’en servir. Le vote sur le sort de Seamus aboutit à un nombre égal de votes pour le bannissement et pour l’exécution, et c’est le vote supplémentaire d’Aylissa qui décide. Les flèches se fichant dans le corps de Seamus peuvent aussi bien le terrasser que simplement le blesser. Sans oublier l’apparition fort opportune d’un mystérieux nouveau personnage. Pour un peu, le lecteur serait tenté de bâtir une théorie du complot, et d’y voir une autre puissance pas encore révélée agissant en coulisse sur les événements. Et puis la scène d’ouverture semble introduire ou souligner une forme de répétition : un jeune adulte assassinant sa mère ou son père, avec un fitchell. Le lecteur peut y voir comme une sorte de cycle qui se répèterait. Il se produit comme un écho de ce principe avec l’entrée en scène d’un membre du clan Gerfaut, puis le retour d’une forme du mal.



S’étant accoutumé aux qualités des dessins de ce cycle, le lecteur retrouve avec plaisir leurs caractéristiques. Il se félicite que la coloriste soit la même, et il comprend parfaitement le petit mot du dessinateur : en exergue, il remercie Bérengère Marquebreucq pour son travail sur les couleurs et les éclairages. De fait, de scène en scène, la qualité de la mise en couleurs reste discrète, venant nourrir les traits encrés des dessins, sans jamais les écraser. Pour autant, son apport se ressent inconsciemment à la lecture : les textures (celle du bois du meuble dans la première case de la première page), les impressions de verdure (un travail remarquable pour que chaque buisson, chaque feuillage se détache de celui d’à côté, avec une utilisation sophistiquée des nuances ajoutant également du relief), la manière de rehausser les variations de teintes d’une plaque de toit à une autre, les variations du luminosité en fonction du moment de la journée et du lieu avec une apparence parfaitement réaliste (et cependant de temps à autre un léger glissement vers l’expressionnisme), la qualité diaphane des lambeaux de brume sur la lande, le contraste total entre la dureté de la roche des falaises lors du duel entre Sioban et Seamus opposé à la douceur de la peau d’Aylissa, etc. Un travail d’orfèvre et de sensibilité, en retrait par rapport aux traits, en phase parfaite avec chaque situation, chaque intention du dessinateur.


Le dessin de couverture arrête l’œil par sa composition et la posture d’Aylissa, sans toutefois rendre compte de la qualité de la narration visuelle. D’une certaine manière, le lecteur peut avoir l’impression de dessins très classiques, et même dans la droite lignée de ceux de Grzegorz Rosiński pour certaines scènes avec des contours comme griffés, et des expressions de visage très marquées. D’un autre côté, Paul Teng continue de donner corps à chaque élément du récit, leur apportant une solide consistance découlant de son approche descriptive et réaliste, les faisant exister au point que le lecteur se dit qu’il pourrait les toucher. Il s’implique aussi bien pour les tenues vestimentaires, diversifiées tout en appartenant toutes à un même monde cohérent, que pour les accessoires, le mobilier et l’architecture. Le lecteur ressent bien que l’artiste ait pris le temps et le soin de se représenter chaque endroit comme un tout, et pas comme une suite de lieux imaginés au fur et à mesure que les personnages se déplacent. Par exemple, les différentes pièces du château s’imbriquent bien dans un tout cohérent, avec une architecture directrice. Il en va de même pour l’implantation des tentes du clan des Greenwald, leur position relative les unes par rapport aux autres, ainsi que les meubles et accessoires adaptés à un camp itinérant. L’intelligence de la mise en scène se constate aussi bien dans les discussions qui bénéficient d’un plan de prise de vue montrant les personnages dans leurs interactions, leurs gestes, et les décors en arrière-plan, que dans les scènes d’action lisibles et bien construites dans les déplacements, les attaques, les parades, l’incidence du lieu où elles se déroulent. Tous ces aspects concourent à rendre tangibles ces éléments, à faire exister les personnages et les environnements.



Alors que le temps des Moriganes semble bel et bien révolu, l’influence de leur existence passée continue de se faire sentir. Le fitchell incarne à lui seul cet héritage, puisque le Harfingg a été détruit. Quoi qu’en y regardant bien, il subsiste d’autres artefacts : les feuilles de l’arbre de Vérité, le don de sorcellerie d’Aylissa, et cet étrange individu inattendu qualifié de Skyblood. Auxquels il convient d’ajouter la prophétie finale de retour d’un monstre mythologique. Finalement, le merveilleux et son double l’horreur continuent d’exister sous différentes formes dans ce monde, comme une sorte de métaphore pour établir qu’ils ne peuvent pas être annihilés, qu’ils subsisteront de tout temps, y compris à l’époque contemporaine. Dans le même temps, la dynamique de l’intrigue reste nourrie par l’ambition pour le pouvoir de certains, en l’occurrence Aylissa, une soif de domination, et tous les moyens sont bons. Cette jeune femme a eu recours à la séduction et au mariage ayant pour objectif une alliance, à la manipulation mentale sur Seamus, à l’emprise sur son père, à la tentative de meurtre sur sa cousine, et maintenant envisageant la conquête par la guerre. La méchante de l’histoire… et aussi une personnalité très forte, un profil psychologique très cohérent, et finalement plausible. Face à elle, les autres personnages éprouvent des difficultés à se rendre compte de sa détermination qui l’amène à utiliser tous les moyens à sa disposition, à pourvoir appréhender son degré de dangerosité. Ils se retrouvent soit manipulés, soit acculés à user des mêmes moyens qu’elle, ce qui corrompt irrémédiablement leurs valeurs, ce qui installe ou fait renaître le mal au cœur du bien.


Une simple histoire de médiéval fantastique, avec des guerriers, des royaumes, et quelques éléments surnaturels, le tout menant à une confrontation, un schéma classique. Oui, il y a de cela car les auteurs assument de raconter une histoire relevant de ce genre, et ils mettent en scène les conventions de genre attenantes. Également un monde très palpable, montré de manière concrète et consistante, une narration visuelle (dessins et couleurs) très solide, de grande qualité. Un scénario exhale des images, des métaphores, propres à diverses interprétations et réflexions sur la soif de pouvoir, la corruption de la pureté, le fait que la perfection n’est pas de ce monde, que le mythe du héros au cœur pur ne résiste pas aux contingences de la réalité. Dramatique.



mercredi 5 novembre 2025

Histoires d'Elles

Si tu veux savoir ce qui est bon pour ton corps, c’est à toi de le découvrir !


Ce tome constitue une anthologie d’histoires mettant en scène des femmes et leur relation sexuelle du moment. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Aurélie Loiseau pour le scénario et par Al’Covial (Alain Boussillon) pour les dessins et les couleurs. Il comporte trente-huit pages de bande dessinée, et cinq dessins en pleine page pour la page de titre de chacun. Il comprend cinq histoires courtes, d’une pagination différente allant de trois pages à douze pages.


Avec ou sans, trois pages. Après des galipettes matinales, l’homme se lève et s’habille. Il indique qu’il va chercher des croissants à la boulangerie. Allongée nue sur le lit, la femme lui répond qu’elle reste ici à l’attendre. Elle constate qu’il a laissé son ordinateur ouvert, et elle décide de faire sa curieuse. Elle découvre des photographies de femmes nues, toutes avec le sexe épilé. Elle en déduit qu’il préfère qu’il n’y ait pas de poils. Aussi, quelques jours après, avant de retrouver son amant, elle se rase le pubis.



Échecs et sexe, douze pages. Dans un grand imperméable rouge, elle vient de débarquer chez lui avec ses talons hauts et ses bas, et elle lui réserve une petite surprise. Lui, c’est Alben, son adversaire préféré. Elle sonne, il lui ouvre. Une fois à l’intérieur, elle ouvre son imperméable, et elle est en dessous chic sans autre vêtement avec un collier de perles. Il lui dit qu’elle est délicieuse. Elle lui répond qu’elle a envie de lui, que toute la journée elle a pensé à ce moment, mais elle réfrène son empressement, lui demandant d’abord de lui montrer sa petite tenue. Elle a l’impression de voir le regard d’un enfant gourmand.


Fantasme, six pages. Elle est en train de se caresser allongée sur son lit, en regardant une vidéo pornographique mettant en scène quatre femmes entre elles. Souvent le week-end, elle se détend à sa manière, toujours avec du porno lesbien pour s’exciter jusqu’à la jouissance. Elle apprécie pendant quelques minutes le shoot d’hormones du bien-être qui agit sur son corps. L’extase est libératrice. Mais cela s’estompe rapidement, et comme souvent un sentiment de culpabilité l’envahit. Elle se dit qu’elle devrait peut-être essayer avec une femme.


Un amour de vibro, douze pages. Un couple hétérosexuel est en train de faire l’amour, et elle espère qu’il va finir rapidement cette fois. Il ne se rend même pas compte que c’était nul pour elle. Un peu plus tard dans la même journée, elle va retrouver une copine à un café, et elle évoque sa déception. Celle-ci l’encourage à découvrir par elle-même ce qui est bon pour son corps. La copine l’accompagne pour faire l’emplette d’un vibro masseur.


Elle, cinq pages. Elle rejoint trois copines pour passer une soirée ensemble. La conversation tourne autour des sous-vêtements, et chacune évoque sa relation avec, entre celle qui se sent serrée, et celle qui explore son corps avec la lingerie.


Publié par l’éditeur Tabou, il s’agit d’une bande dessinée à caractère pornographique explicite. Le court texte introductif explique que ces histoires sont nées de la rencontre artistique d’un dessinateur de bande dessinée, et d’une sexothérapeute. La présentation continue : Ce projet a été concrétisé avec l’envie de parler de la sexualité des femmes sans tabou, avec légèreté et des notes d’humour ; les petites histoires offrent des moments intimes, elles témoignent des différents visages et facettes du plaisir et désir féminin. Enfin, les deux auteurs ont nourri cette bande dessinée au travers de deux visions différentes, tant au niveau générationnel, qu’au niveau de leur propre regard sur la sexualité d’une femme. Il explicite l’intention de ce projet : L’ouvrage invite les femmes à s’approprier leurs corps et leurs envies. Après vérification, l’autrice existe vraiment, et elle exerce, entre autres, le métier de sexothérapeute : il s’agit donc bien de récits racontés avec un point de vue féminin, et pas juste d’un argument de vente bidon pour refourguer les mêmes fantasmes masculins avec une autre étiquette. Au travers de cinq récits sont abordés de manière explicite le rapport aux poils, les relations sexuelles sans engagement émotionnel, la masturbation à partir de fantasmes pornographiques, l’utilisation d’un sextoy, et les dessous.



Le lecteur peut tomber sous le charme de la jeune femme en couverture, représentée dans un mode pin-up, avec un petit sourire discret, et des accessoires évoquant les récits à l’intérieur. Il en apprécie la jolie mise en couleurs. Les illustrations accompagnant chaque titre de chapitre sont en pleine page : une jeune femme nue assise sur un tabouret, tenant un rasoir mécanique dans son dos, une jeune femme également en mode pin-up et en bikini et talons haut se tenant debout à côté d’une pièce d’échec (un roi) lui arrivant au niveau de la poitrine, une jeune femme brune à genou en culotte avec un téléphone portable à la main, une jeune femme blonde en culotte allongée sur le ventre avec un vibromasseur à ses côtés, une jeune femme potelée en ombre chinoise tenant un sous-vêtement dans chaque main. Des dessins plutôt chastes, avec une ambiance mutine, sans vulgarité, une pose étudiée, des traits de contour assurés, une mise en couleurs apportant du volume à chaque courbe. Le lecteur découvre une dernière illustration en pleine page sur la quatrième de couverture : une autre jeune femme brune de dos, en string et talons hauts tenant un panneau sens interdit tout en regardant une page du troisième chapitre apparaissant en colonne sur la partie de droite.


Les dessins de chaque chapitre présentent les mêmes caractéristiques d’une histoire à l’autre, différentes de celles de la couverture ou des dessins en tête de chapitre. Les traits de contour sont moins lissés, les courbes sont moins mises en avant, les traits sont plus rêches, la mise en couleur est moins sophistiquée. Ils relèvent d’un registre réaliste et descriptif, assez explicite. Comme il est d’usage dans les bandes dessinées appartenant à ce genre, les personnages sont régulièrement représentés nus, sans hypocrisie, avec une bonne visibilité de leurs parties intimes, parfois mises en avant par le cadrage. Ainsi le lecteur peut voir quelques pénétrations, deux ou trois sexes masculins en érection, des personnages féminins avec les jambes écartées, une poignée de cunnilingus, l’utilisation d’un vibromasseur. Toutefois, il n’y a pas de gros plan de pénétration ou sur d’autres pratiques. Toutes les relations sont de nature consentie avec une volonté de partage de plaisir, sans pratiques sortant de l’ordinaire, ou réprouvée par la morale, ni interdite par la loi. Ces dernières caractéristiques placent cet ouvrage à part de la production habituelle.



Le premier récit est très rapide puisqu’il comporte trois pages. Il est raconté du point de vue féminin : la dame souhaite faire plaisir à son compagnon. Les dessins s’avèrent plus ou moins précis (par exemple pour la représentation des tétons), avec parfois des variations anatomiques déconcertantes (par exemple la taille variable de la poitrine de madame). Elle tente donc le rasage du minou… et elle n’obtient pas l’effet escompté. Il n’y a pas de culpabilisation de l’un ou l’autre, pas de discours sur l’injonction au rasage, juste une mise en situation, et une forme d’humour bon enfant (si l’on peut dire). Dans le deuxième récit, le dessinateur prend en charge plusieurs éléments de la narration : les tenues de la jeune femme, l’ameublement de l’appartement de monsieur, la terrasse d’un café, les différentes positions. Le récit se focalise sur cette relation d’amour libre dédiée à la séduction et au plaisir sexuel, sans marque d’affection, un plan cul comme le résume la dame. À nouveau cette relation fonctionne sur la base d’un consentement explicite, sans emprise ou culpabilisation. La scénariste intègre le fait que les deux amants jouent aux échecs entre eux, comme une métaphore de leur relation, pour savoir qui va gagner, c’est-à-dire qui va faire évoluer leur relation vers ce qu’il ou elle veut. Cela induit une perspective déconcertante sur la personnalité de cette femme, sur la manière dont elle envisage la relation amoureuse.


Les trois autres histoires présentent les mêmes caractéristiques concernant la narration visuelle : une mise en page intéressante, des prises de vue conçues spécifiquement pour chaque situation, une représentation dont la précision fluctue dans certaines cases, ou les proportions corporelles d’un même personnage d’une case à l’autre. La brune suivante s’interroge sur ce qui a déterminé son orientation sexuelle (Parce qu’on lui a dit que cela devait être ainsi ?), et sur les conséquences de sa consommation de vidéos à caractère pornographiques. La quatrième héroïne prend en main son éducation sexuelle sur les conseils de sa copine qui lui dit que : La société et leur éducation ont fait croire aux femmes que leur sexualité dépendait d’un homme, mais le corps d’une femme, ses plaisirs, ses désirs lui appartiennent. Si elle veut savoir ce qui est bon pour son corps, c’est à elle de le découvrir. À nouveau, l’histoire aborde un thème particulier de la sexualité féminine à partir d’une situation concrète, sans jugement de valeur, sans culpabilisation ni dramatisation, avec compréhension et une pointe d’humour. Pour finir la scénariste aborde la question des dessous féminins, à nouveau sans obligation, et ni jugement de valeur, y compris pour des modèles rétro ou animaliers. C’est la seule histoire à mettre en scène une femme avec une morphologie différente de la taille mannequin.


Un ouvrage à caractère pornographique dans la mesure où les relations sexuelles sont montrées de manière explicite. Dans le même temps, une collection de cinq histoires courtes abordant différents aspects de la sexualité d’un point de vue féminin, que ce soit les poils, les fantasmes ou l’évolution d’une relation de type plan C, sans jugement ni culpabilisation, avec bienveillance et décontraction. Surprenant.



mardi 4 novembre 2025

Charlotte impératrice T03 Adios, Carlotta

Certaines terres sont stériles. Une graine ou mille, peu importe !


Ce tome est le troisième d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Charlotte impératrice - Tome 2 - L'Empire (2020) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Fabien Nury pour le scénario, par Matthieu Bonhomme pour les dessins, et Delphine Chedru pour les couleurs. Il comporte soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec poème de 1866, écrit par Vicente Riva Palacio (1832-1896), où se répète le vers Adieu, Mama Carlotta.


Il y a bien des siècles vivait une vieille femme solitaire, qui habitait une minuscule hutte. Elle n’avait pas d’enfants. Et personne ne se souciait d’elle. La vieille femme pleurait nuit et jour pour avoir un enfant. Mais bien sûr, sans résultat. Un jour elle prit un œuf, l’enveloppa dans un tissu de coton et le mit dans un coin de sa hutte. La vieille femme veillait sans relâche sur l’œuf dans l’espoir qu’il lui donnerait peut-être un enfant. Mais rien ne se passai et chaque jour la femme devenait plus malheureuse. Un matin, alors qu’elle venait examiner l’œuf, elle trouva sa coquille brisée et à l’intérieur était assis le plus petit et le plus joli nouveau-né qu’on puisse imaginer. C’était un garçon. La vieille femme était bouleversée. C’était enfin l’enfant qu’elle avait tant désiré. La vieille femme aima l’enfant comme une mère. Mais pour une étrange raison, il cessa de grandir et on commença à l’appeler Le Nain. La vieille femme n’en avait cure. Tu seras un grand roi, un jour ! Disait-elle persuadée que l’enfant était destiné à de grandes choses. Un jour, la vieille femme dit au nain : Va au palais du roi et défie-le de mesurer sa force à la tienne. Le nain protesta : Mais le roi est bien plus fort et plus grand que moi. La vieille femme insista et le nain fut forcé d’obéir. Il partit voir le roi et le défia.



L’impératrice Charlotte a mobilisé toute la garde pour un rendez-vous avec son mari, et le colonel Alfred van der Smissen l’interroge sur ce choix, tout en chevauchant. Elle lui répond que c’est pour la protéger, comme son père lui a dit de le faire. Elle continue : Il sera dorénavant sous ses ordres directs, et il devra passer du temps à Mexico, s’il est capable de réfréner ses instincts barbares. Il répond qu’il est à ses ordres et il explique que l’empereur fait route vers Puebla, et qu’ils y seront avant lui. Elle répond qu’elle sait : c’est un trait de caractère de son mari, il n’est jamais pressé. Cela fait un mois qu’elle l’attend à Mexico, et elle a décidé de venir à sa rencontre, pour qu’il cesse de lambiner en route. Alors qu’elle a mis pied à terre avec le colonel, Charlotte voit arriver vers elle, un individu vêtu d’un large poncho aux couleurs passées, un sombrero à large bord, qui la prend dans ses bras et l’embrasse à pleine bouche, sous le regard insondable du colonel, et le regard amusé de Charles de Bombelles. L’empereur l’emmène pour lui montrer un autel consacré à la Madone de Guadalupe, avec un tapis de roses : les jeunes Mexicaines lui déposent des offrandes pour qu’elle favorise leur fertilité. L’empereur se recueille devant la statuette, et il félicite son épouse pour l’excellent travail qu’elle a accompli.


Fin de la récréation ? Il y a de cela, et en même temps le ressenti du lecteur se trouve plus proche de la tristesse et de la frustration, en phase avec Charlotte. Il s’était déjà retrouvé prostré avec elle, avachie sur le trône à l’annonce du retour de l’empereur à Mexico à la fin du tome précédent. D’une certaine manière, la parenthèse enchantée arrive à son terme : Charlotte a pu assumer les charges d’impératrice, elle a gouverné et implémenté des réformes dans une vision politique constructive et progressiste… enfin pour un empire colonisateur. Plutôt que de se morfondre dans une posture de victime attendant que tombe le couperet, elle fait le choix courageux d’aller à la rencontre de son mari, pour passer à la phase suivante. Le lecteur sent son cœur fondre de commisération quand les premiers mots de l’empereur sont pour évoquer la question de la fertilité. Par cette seule phrase, il remet son épouse à sa place : celle qui a la responsabilité de lui donner une descendance, d’être une matrice reproductrice. Il l’humiliera sans pitié devant tous ses ministres, en sa présence, quand il évoque son infertilité de manière publique : Certaines terres sont stériles, une graine ou mille, peu importe ! Il souhaite également lui imposer des rapports sexuels, à la fois au titre de ses devoirs conjugaux, à la foi comme obligation de donner le jour à un héritier. Le pincement au cœur gagne encore en intensité quand il reprend sa place de chef du gouvernement, pour mettre en œuvre sa politique sans prendre en compte celle mise en œuvre par son épouse. Mais…



En entamant ce tome, le lecteur craint justement cette humiliation pour Charlotte : le retour de l’empereur Maximilien qui va la remettre à sa place d’épouse et de génitrice de la lignée, sous l’influence néfaste de Charles de Bombelles, et en cohérence avec la place de la femme à cette époque. D’ailleurs les dessins montrent bien les humiliations sciemment infligées par l’empereur : le recueillement devant la Madone de Guadalupe pour le culte de la fertilité, l’accès d’autoritarisme dans la chambre à coucher pour imposer une relation sexuelle, le plaisir évident à humilier Charlotte en abordant de manière explicite son infertilité devant tous les membres du gouvernement, en sa présence, avec un petit geste pour se friser les moustaches, la tranquille assurance avec laquelle il annonce le voyage en Europe à l’occasion de l’exposition universelle… sans oublier deux petits sourires en coin abjects au dernier degré de Bombelles. Mais Charlotte fait preuve de plus de ressources que ça : elle ne se voit pas comme une victime, encore moins une potiche. Elle sait, elle aussi, prendre conseil auprès de personnes bien avisées, dont la surprenante comtesse de Zichy. Ainsi l’impératrice reprend l’initiative quant à la conception d’un héritier, quant à la connaissance du territoire, avec une vision politique très claire.


Comme dans les deux tomes précédents, le lecteur se régale de la narration visuelle. Tout commence avec trois planches construites avec des cases de la largeur de la page pour rendre compte de l’immensité du paysage, de la taille à la fois imposante de la garde de l’impératrice, et de son insignifiance dans un environnement d’une telle échelle. Par la suite, le lecteur ressent l’intelligence visuelle de la construction de différents passages : le recueillement de l’empereur devant la Madone de Guadalupe, le face-à-face entre lui et son épouse dans la tente maritale faisant apparaître qui a l’ascendant sur l’autre, et comment cette position évolue, les hésitations de séduction malhabile de Charlotte vis-à-vis d’Alfred van der Smissen, la domination patriarcale à couper au couteau dans la salle du gouvernement, l’étonnante intimité humaine entre elle et le père Rafael Miranda dans une cellule de prison, etc. L’artiste sait aussi bien établir un décor et montrer comment les personnages y évoluent, l’incidence qu’il a sur eux, que faire ressentir un état d’esprit d’un personnage dans une scène.



La narration visuelle transporte le lecteur également dans des moments inattendus et consistants. La présence de l’iguane en contrepoint de la chevauchée de la garde, l’apparition portée par une gaité artificielle de l’empereur dans son accoutrement improbable avec son poncho bigarré, Maximillien touchant la main de Charlotte en planche sept ce dont se souvient le lecteur en assistant à leur étreinte chaleureuse en planche soixante-quatre, Sebastian Scherzenlechner élégamment humilié par un simple regard de l’impératrice et de la comtesse de Zichy, la magnifique verdure autour d’un étang avec son saule pleureur et ses nénuphars, les indéchiffrables statues mayas du palais Uxmal, la procession funéraire pour Léopold premier, van der Smissen remettant un officier français à sa place en lui faisant mordre la poussière, l’incroyable crédibilité et entrain de Maximillien lorsqu’il prononce un discours de motivation qui lui a été inspiré par son épouse, la condescendance de Charles de Bombelles vis-à-vis de van der Smissen, etc. L’artiste sait aussi bien immerger le lecteur dans chaque lieu, que lui faire ressentir les émotions et les intentions des personnages, avec une mise en couleurs élégante qui vient renforcer l’ambiance de chaque scène, entre naturalisme et expressionnisme.


En fonction de sa familiarité avec l’Histoire, le lecteur découvre l’intrigue du tout au tout, ou bien il en retrouve les grandes lignes, certaines aménagées dans le cadre de cette fiction assumée et voulue par les auteurs. Sa sympathie pour Charlotte reste pleine et entière, son admiration allant même grandissant en constatant sa capacité d’adaptation pour continuer à participer au gouvernement, reprendre l’initiative sur les manœuvres de son époux pour bénéficier à nouveau de ses faveurs sexuelles, malgré son état de santé à lui. Le lecteur sent que derrière la reconstitution historique et les aménagements, les auteurs poursuivent leur étude de caractère, avec une habileté tout en nuance et en élégance. Il voit Maximilien faire de son mieux, malgré ses défauts de caractère. Il observe avec respect la manière dont l’héroïne fait preuve d’une intelligence politique et d’une perspicacité vive, sachant analyser les situations et mobiliser les ressources nécessaires, à commencer par les bons conseils, pour établir des stratégies de préservation de sa personne, et des manœuvres lui conservant sa liberté d’action. Les personnages secondaires (De Bombelles, van der Missen, Rafael Miranda) apparaissent eux aussi complexes, plausibles, humains. En parallèle court donc ce conte sur une vieille femme rêvant d’avoir un enfant. Le lecteur comprend bien la dimension mythologique et il identifie au fur et à mesure sa dimension métaphorique, changeante en fonction des situations : entre le désir d’enfant de la vieille femme et le devoir d’enfant imposé à Charlotte, la volonté de devenir roi pour son fils et le devoir d’être empereur pour Maximilien, les épreuves imposées à l’enfant et celles imposées au peuple du Mexique, etc.


Quel que soit son niveau de connaissance en histoire, le lecteur s’y était préparé : le début de la fin. Cela n’obère en rien le plaisir de lecture. Les auteurs continuent de faire exister leurs personnages de manière remarquable et sensible, leur conférant une complexité très humaine. La narration visuelle atteint une élégance formidable, aussi bien par ses mises en scène, sa direction d’acteurs, son équilibre entre exotisme et son caractère pragmatique. Un drame poignant.