King Kong louchait.
Ce tome contient une histoire complète, approchant de l’autofiction, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2005. Il a été réalisé par Céline Wagner, en collaboration avec Edmond Baudoin. Il comprend quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’ouvre avec une introduction sous la forme d’un entretien avec les deux auteurs répondant à huit questions. À quel public La patience du grand singe s’adresse-t-il ? Comment est né La patience du grand singe ? Pourquoi être entré dans ce jeu ? Edmond se voit-il en père spirituel ? Pourquoi un gorille ? Le personnage qui vit dans Gorille, n’est-ce pas une allusion à Gavroche qui vit dans l’éléphant de la place de la Bastille ? En quoi l’histoire de La patience du grand singe se connecte à l’histoire de Céline ? S’il fallait attribuer un genre à La patience du grand singe ? Les deux auteurs avaient déjà collaboré pour Les yeux dans le mur (2003).
Un grand centre commercial avec des enseignes connues, et son immense parking. D’énormes panneaux publicitaires de part et d’autre de la voie qui y mène. Alors que son père conduit, Céline observe les clôtures, les panneaux. Elle lui demande s’il est sûr qu’à l’époque de la préhistoire, il n’y avait rien. Il répond que oui, c’est-à-dire il y avait des choses, mais rien de tout ce qu’elle voit aujourd’hui. Elle insiste : Même pas un briquet ? Il confirme : Rien… Les hommes marchaient pieds nus. Ils peignaient avec de la terre sur les murs des grottes. Il y a longtemps, plus de trente mille ans. Les scientifiques auraient même retrouvé des traces de pas d’enfants près des parois… Quand il a découvert la peinture, l’homme n’était plus un simple prédateur. Pour la première fois, il exprimait un univers intérieur, plein de rite, de jeu et d’imagination. Comme un petit matin après la nuit des temps.
Céline et son père sont arrivés à la zone commerciale : ils se garent au parking, et descendent de voiture. Elle se tient devant l’énorme singe de plusieurs étages de haut, et elle demande à son père s’il croit qu’on est obligé de mourir. Celui-ci répond qu’elle a tout le temps, elle devra mourir quand elle sera une vieille dame, dans soixante-dix ans peut-être plus. Elle trouve que ça fait bientôt. Il ajoute que ce n’est pas pareil, qu’il lui reste moins de temps, trente ans environ. Elle s’exclame : Ho non ! Il la rassure : elle n’a pas à s’inquiéter, ils n’y sont pas encore, et puis quand elle sera une femme, tout cela lui fera moins peur. Pour changer de sujet, il lui suggère de regarder King Kong, le grand singe décoratif. Ça ne l’enthousiasme pas, de toute façon, c’est un faux. Elle n’est pas contente, parce que bientôt ils vont mourir. Elle a dix ans, il ne lui reste que six fois à vivre ce qu’elle a déjà vécu ; c’est pas beaucoup, et tout le temps où elle était bébé ne compte pas. Son père lui fait remarquer qu’on a le droit de désapprendre à compter. Ils observent ensemble le gigantesque singe. Elle lui demande s’il est sûr que c’est un faux. Il répond : Non, regarde ses narines, elles bougent. Et il se met à rire.
S’il appartient à la catégorie de ceux qui lisent l’introduction avant la bande dessinée, le lecteur prend connaissance de la nature du récit, avec la première réponse de Baudoin. Il explique qu’avant ce récit, il y a eu l’histoire entre Céline et lui. Elle le fascinait aussi par ses origines, cette banlieue, un monde tellement éloigné du sien qu’il ait voulu le peindre. Cela a donné Les yeux dans le mur, où il dessinait selon ses réparties, il n’inventait pas les bulles. Dans La patience du grand singe, tout est inversé. Céline a tout écrit et tout dessiné. Après il n’a fait que coller le personnage du père sur quelque chose qui était déjà dessiné. C’est un jeu très complexe et ce n’est pas tout à fait une œuvre à quatre mains. Il s’agit donc d’une œuvre particulière dans la bibliographie de ce créateur : l’éditeur José Jover et lui ont sciemment choisi de se servir de la locomotive Baudoin pour l’éditer, avec la chance que cela soit un peu plus vu. C’est aussi une histoire d’amour qui se prolonge. L’autrice confirme que ça l’a mise en confiance quand Baudoin a mis mille paires de gants pour lui proposer sa collaboration, en disant que peut-être que s’il faisait quelque chose dans le livre de Céline, juste l’effleurer, ils auraient plus de chance de le publier. Elle ajoute qu’il n’y a pas de problème d’orgueil entre eux. Enfin, l’un et l’autre expliquent qu’ils ont autant appris dans leur rapport, en particulier Edmond par la volonté d’exister de Céline, et elle par l’action de transmission d’Edmond.
Ainsi prévenu, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un ouvrage conçu par Céline Wagner, relatant une facette de son enfance, transformée par le prisme de la fiction, ou de l’autofiction, un genre qu’elle qualifie du terme : Introspection surréaliste. Le récit se déroule dans un temps ramassé sur une journée : se rendre au centre commercial, et évoquer cet immense fac-similé d’un gorille, que la fille et le père ont tôt fait d’appeler King Kong. Pour le lecteur ayant quelques décennies au compteur, cette effigie pourra évoquer celle du groupe commercial Mammouth (1968-1996) qui mettait cet animal en avant comme point de repère, même s’il s’agissait de grands panneaux publicitaires, et pas de statues. Le regard du lecteur s’arrête sur la couverture, à la composition évoquant le principe du collage, entre ces éléments qui semblent sans rapport : King Kong en couleurs, la fille et le père en noir & blanc, l’immeuble en couleurs derrière, et le ciel aux couleurs étranges, le titre en blanc comme barrant l’image, et les noms des auteurs en jaune vif. Puis il plonge dans les pages intérieures, pour une sensation étrange. Les dessins présentent une forme de naïveté qu’il est possible d’associer aussi bien à une œuvre de jeunesse qu’au caractère enfantin du personnage principal qui est encore une enfant. Il retrouve cette naïveté dans les représentations des voitures, des affiches publicitaires, dans le corps de la fillette et de ses expressions, parfois dans certaines attitudes du père, etc. Dans le même temps, il découvre des représentations découlant d’un regard adulte : un arbre magnifique, des minéraux, un crâne, les animaux dans le vivarium, l’extérieur de la zone commerciale, etc.
Partagé entre ces deux sensibilités, enfantine et adulte, le lecteur fait rapidement l’expérience également de rapprochements visuels, à caractère onirique, et parfois psychologique. Ils peuvent prendre la forme du détournement des panneaux publicitaires avec des marques revisitées, ou des logos modifiés (La vache qui rit en animal horrifique fait vraiment peur). Ils peuvent également relever du dispositif de collage : le crâne placé en surimpression des peintures rupestres, les fourmis formant un point d’interrogation géant, une sorte de rébus surréaliste quand le père effectue une déduction sur la présence d’une personne à l’intérieur de King Kong, la tête de girafe d’une chaîne de magasin de jouets, etc. Des rapprochements pouvant relever de l’allégorie, comme les fourmis en lieu et place des traits de visage des consommateurs poussant leur caddie. Des dessins plus primitifs pour évoquer les forces de la nature, telles les fumées d’un volcan ou un véritable torrent se déversant du ciel d’orage. La narration visuelle porte ainsi une grande part de ressentis, de sensations. Le lecteur se rend également compte de la diversité des constructions de pages, certaines très inventives : souvent des cases de la largeur de la page avec ou sans bordure, parfois des éléments d’une case qui débordent sur une autre, des symboles mathématiques, une page avec huit cadres contenant chacun quatre cases pour un effet extraordinaire de synthèse et de concentration des éléments, etc.
L’histoire s’avère simple et linéaire : la fille finit par écouter ce que le père sait du King Kong, et de l’individu qui habite à l’intérieur. Une fois devenue jeune femme, elle aura l’occasion de pénétrer dans cette statue géante. Ce fil narratif sert de support à des discussions abordant divers thèmes : la préhistoire et l’art rupestre, le caractère récent de tout ce que peut voir Céline de part et d’autre de la route (il n’y avait rien de tout cela à la préhistoire), une discussion sur la durée de vie (elle toute jeune la trouvant trop courte, le père relativisant avec le recul des décennies passées), l’importance relative des rats par rapport aux serpents ou aux êtres humains, le temps que ça prend pour savoir dessiner (toute une vie, mais la nature est bien faite : quand on meurt, on est fatigué de dessiner), la véritable nature de l’Être Mystérieux qui habite le King Kong, la raison pour laquelle la laideur fait peur. Ainsi, se dessine l’évolution de Céline. Le lecteur retrouve bien ce qu’elle annonce dans l’entretien en ouverture : Ses parents étaient séparés et son père était le seul lien qu’elle avait avec la poésie, la littérature. Dans le même temps, le lecteur peut interpréter ce qu’elle dessine comme l’expression de sa vie intérieure, c’est-à-dire bien plus que la simple représentation d’objets ou de décors. Les affiches et les slogans déformés, les éléments représentés par différence avec ceux absents : tout témoigne de sa vie intérieure, de ses associations d’idées, des images qui s’impriment durablement dans son esprit, en particulier de manière inconsciente. En cela, la séquence du bain devient une évidence, alors qu’elle rêvasse de dauphins, dont elle rapproche la forme des frites que lui prépare son père, et dont l’odeur vient lui titiller l’odorat. Il est également possible de voir les fluctuations de durée comme une expression de son inconscient, quand elle s’imagine revenir à des temps préhistoriques pour pouvoir rencontrer le mystérieux habitant de King Kong.
Selon toute vraisemblance, l’éditeur avait bien raison en suggérant à l’autrice d’accepter la présence de Baudoin pour attirer plus de lecteur. Les réponses aux questions dans l’introduction annonce honnêtement qu’il s’agit plus d’une bande dessinée d’elle que de lui, tout en étant également une prolongation de leur relation. Elle parvient à merveille à restituer l’émerveillement propre aux enfants, rendant possible cette fable sur un Être Mystérieux logeant dans le grand singe, avec une narration visuelle en apparence enfantine, et très construite et sophistiquée dans le fond. Un conte pour adulte, du réalisme poétique nourrissant une introspection surréaliste.
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