Petit chat… J’ai besoin de trouver la sortie de ce labyrinthe…
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par emg pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée, ou plutôt deux fois quarante-six pages.
La nuit, Hicham, un homme invisible dont la silhouette se devine grâce à une bandelette blanche enroulée autour de son corps est en train de dormir dans son lit, rêvant à un rondin de bois en train d’être coupé par une scie. Il rêve qu’il est en train de scier un rondin dans une grande plaine vallonée en montagne sur une table rudimentaire : un plateau de planches posés sur trois bûches. À quelques dizaines de mètres de là, une femme l’appelle par son prénom. Cette vision le tire de son sommeil et il se redresse sur son séant avec un nom sur les lèvres : Wassila ? Il se lève et va faire ses ablutions dans la salle de bains, un petit robot jaune humanoïde avec une tête conique lui tendant une serviette. Puis il passe dans la cuisine et téléphone à la femme de son rêve. Il lui dit que c’est étrange, que c’étaient les pentes du Djebel Rhaggar. Il commence une autre phrase : il espère… Mais la communication a coupé. Il se rend au travail où il est posté sur une chaîne, manipulant des cartons contenant des objets sphériques. Il fait un faux mouvement et trois objets tombent au sol. Deux robots papotent en le surveillant, et l’un des deux le hèle : Hé, la momie, du nerf. À la pause, Hicham rappelle Wassila. Il l’informe qu’il prend le train de 14h55. Il vient de téléphoner à l’AIKA. C’est maintenant ou jamais. Le passage dont on lui a parlé est proche de Bab-Sbaa, la porte des Lions. Il la rappellera vers 17 heures. Elle lui répond de l’appeler à l’hôtel Arcadia, elle va lui donner le numéro. Derrière lui, un autre robot lui rappelle que les pauses téléphone n’excède pas 5 minutes ! Le règlement ne s’applique pas qu’aux chiens.
À la fin de sa journée, Hicham court à l’extérieur et il hèle un taxi volant. Une fois assis il demande au robot conducteur si la gare n’est pas dans l’autre sens. Le robot lui répond de ne pas s’inquiéter, il a pris un détour raccourcissant. Arrivé à la gare, il se renseigne auprès d’un autre robot pour savoir si le train pour Villefrontière se trouve bien… La réponse sèche : Indiqué sur le panneau d’affichage, attention au coup de sifflet. L’homme monte à bord du train, qui part en même temps que plusieurs autres. Dans les haut-parleurs, une voix commente : Et c’est parti ! Trèèès bon départ de Général de Pommeau au quai n°2 – suivi par Speedy Crown au n°1 – et Rajah Quadrivalse qui s’arrache du paddock comme un coup de tonnerre ! Et déjà le premier obstacle, Darcy-en-Fenouil, franchi sans encombre par les trois attelages de tête… Ouille ! une chute sévère pour Silver Pistol voie n°5… Mélodie Antarctique qui s’échappe à la corde… Voilà le virage des Vents Couverts… Premiers décrochages quais n°7 et 8… Mais le train d’Hicham marque un arrêt à la gare : problème technique ! Un robot annonce : On fait demi-tour ! Le conducteur a été éjecté de son siège !
Quel étrange ouvrage, très déroutant. Déjà le titre : Tremblez enfance Z46… Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire. ? Puis les graphismes : mis à part Hicham, chaque élément est représenté par un assemblage de formes géométriques : traits bien droits, cercles et ellipses, avec une netteté très aseptisée, stérile et sèche. Le lecteur se dit qu’il apparaît une vague irrégularité dans le vallonnement de l’alpage, puis il regarde les espèces de cubes flottant en arrière-plan avec une forme irrégulière sur le devant, se rendant compte que cela doit figurer des moutons. Retour à l’appartement d’Hicham : tout est toujours aussi géométrique et conceptuel. La mise en couleurs est faite sur la base d’aplats bien propres, sans déclinaison en nuances, sans ombres. L’ambiance lumineuse dégage une artificialité intense. Le petit robot porteur de serviette dans la salle de bains suit le personnage dans la cuisine et semble l’observer immobile alors qu’Hicham téléphone, comme un animal de compagnie. L’incongruité de la scène de travail saute aux yeux du lecteur : un être humain invisible dont la présence est marquée par des bandelettes horizontales autour de son corps, non jointives, surveillé par deux robots qui papotent. Que dire des autres bizarreries : des phylactères en trois dimensions, un clocher miniature qui semble flotter dans l’air au-dessus de la voiture volante, une onomatopée BANG en trois dimensions pour donner le départ des trains, Tintin & Milou sur le quai de la gare, etc.
Pour autant, la trame de l’intrigue apparaît clairement : Hicham a décidé de rejoindre Wassila, peut-être sa bien-aimée, peut-être un être très cher de sa famille, et pour cela il doit atteindre le point de passage, ce qui donne lieu à quelques péripéties comme prendre le métreau (une variante du métro où l’on se déplace avec les poissons sous l’eau), se faire faire un formulaire PP451 (purification Polaroïd), s’en remettre aux mains des passeurs pour atteindre le point de franchissement. Et… Et le récit abandonne Hicham pour passer à Wassila. Dans un premier temps le lecteur se trouve décontenancé, comme si la trame narrative présentait des bizarreries, des solutions de continuité dans l’enchaînement des causes à effets, voire une inversion temporelle. S’il n’y a pas encore prêté attention, son œil finit par être attiré par la numérotation en bas de page, pas si facilement déchiffrable. Il finit par remarquer qu’elle se déroule à rebours. Il revient en arrière, au début : la première planche porte bien le numéro Un, puis la deuxième Deux, et ainsi de suite… Jusqu’à ce qu’il arrive à la planche quarante-six, et celle en vis-à-vis est également numérotée quarante-six. Soit il termine la lecture de cette deuxième partie numérotée à rebours, soit il teste de lire la bande dessinée à partir de la dernière page (numérotée Un), jusqu’à celle numérotée quarante-six, située en milieu d’ouvrage. Il comprend alors le dispositif narratif : dans le sens de lecture occidental (de gauche à droite) il découvre la journée d’Hicham dans l’ordre chronologique, dans le sens inverse (de droite à gauche depuis la quatrième de couverture) il découvre la journée de Wassila dans l’ordre chronologique. Il en déduit que c’est la bonne méthode de lecture, jusqu’à ce que les deux personnages se retrouvent de part et d’autre de la porte du passage, en page quarante-six dans un sens, et quarante-six de l’autre.
Au départ, l’immersion dans la lecture peut nécessiter un temps d’adaptation plus ou moins important, que ce soit pour le choix esthétique très fort, ou pour les choix de représentation. D’un autre côté, la lecture se révèle facile : une case par page, quarante-six pages muettes (sauf une ou deux onomatopées), c’est-à-dire la moitié de la pagination, un fil conducteur clair, c’est-à-dire le chemin à parcourir pour les retrouvailles. Sous réserve que les formes géométriques et les couleurs ne provoquent pas un rejet esthétique, le lecteur tombe vite sous le charme de la bizarrerie poétique : un individu inexistant sauf par les bandelettes, une course de train avec un commentateur enjoué, la superbe trouvaille du métreau (Hicham s’enfonce dans le flux d’une rivière, se retrouve sur un quai, voyage avec un requin, la prise de photographie qui tue, des motifs récurrents de damiers aux couleurs criardes, des motifs de briques parfois flottantes, les onomatopées en 3D, un taxi avec des petits taxis autour de lui, la cheminée d’un bateau qui émet de petits nuages de fumée dont chacun est composé des sigles CO2, etc. C’est un monde à la fois artificiel, fabriqué de toute pièce, comme construit avec un logiciel infographique des années 1980, et à la fois une interprétation décalée de la réalité entre anticipation (voitures volantes), rétrofuturisme (il n’y a pas de téléphone portable) et fantastique (Hicham respire sous l’eau).
C’est aussi une lecture très étrange car le lecteur s’investit de manière conséquente dans la première partie, à la fois pour s’adapter aux graphismes et à la narration, et lit la deuxième partie de manière plus rapide car elle comprend moins d’informations, et certaines sont redondantes par rapport à la première. Finalement, il s’agit d’un individu qui souhaite retrouver une personne aimée. Le lecteur ne sait rien des circonstances qui les ont séparées. C’est aussi une fable sur l’immigration, avec Hicham réduit à l’état de quantité négligeable, de sous-citoyen par des encadrants robots, Wassila ne bénéficiant pas de plus considération. C’est avant tout une véritable aventure de lecture. À chaque élément visuel, le lecteur s’interroge sur son sens, sur sa contrepartie dans le monde réel, sur ce que dit la manière dont il a été déformé, réinterprété par l’auteur, sur ce que ces déformations induisent comme modification dans le rapport entre l’individu et cet élément de son environnement, faisant ainsi apparaître des liens cachés, une nouvelle façon de les considérer.
L’aventure visuelle s’avère beaucoup plus riche que ces décalages induit par la représentation réimaginée. L’artiste met à profit la connaissance du langage BD et de ses conventions par le lecteur : à commencer par cette scie coupant du bois pour figurer le son du ronflement, ou aussi le principe d’onomatopée et de phylactère, et encore le principe d’évocation de la silhouette humaine, reconnaissable et identifiable, même sous la forme de bandelettes, ou d’une construction de petits traits secs pour les passeurs. L’invention visuelle prend différentes formes : l’avancée réciproque des trains sous forme de course hippique, le principe de métro dans le flux d’une rivière, et les similitudes purement visuelles (le rondin et la scie pour le ronflement ou le sommeil, similaire au rondin scié par Hicham). Ces jeux visuels amènent le lecteur à s’interroger sur ce qui est signifiant dans ce qui est représenté, ce qui importe à l’intrigue, par opposition à ce qui ne sert que d’éléments de décors sans incidence sur le récit… mais pas sans incidence sur son ressenti. Il remarque que l’auteur joue également avec le rapport entre signifiant et signifié : par exemple un panneau de signalisation routière incompréhensible (un cercle au milieu d’un panneau triangulaire d’avertissement). Il relève aussi de subtiles correspondances entre l’histoire d’Hicham et celle de Wassila, au-delà des deux facettes de la même histoire, comme ce requin observé par un passager du bateau sur lequel se trouve Wassila, qui renvoie au requin qui se trouve derrière Hicham dans le métreau.
Quelle étrange lecture : une forme de dessins géométriques, une retranscription de la réalité décalée entre l’anticipation et le surréalisme, avec une touche de fantastique et d’onirisme. L’histoire d’un homme qui veut rejoindre son être aimé, puis d’une femme cheminant elle aussi vers cet homme. Un monde similaire à la réalité avec des environnements et des individus réinterprétés, entre immigration et déconsidération par des robots, interrogations sur ce qui fait signal et ce qui constitue du bruit, entre le signifiant et le signifié. Singulier.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire