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mardi 27 octobre 2020

Jessica Blandy, tome 16 : Buzzard Blues

 

Le reflet de ce qui est déjà inscrit en vous


Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 15 : Ginny d'avant (1998) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1999, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 5 - Magnum Jessica Blandy intégrale T5 qui contient les tomes 14 à 17.


Jessica Blandy conduit sa voiture au soleil couchant, sur une route déserte longeant une grande étendue d'eau dans un état du Sud. La radio diffuse du blues, celui de l'artiste appelé Buzzard, avec des paroles évoquant le fait que la paysage n'est qu'un reflet de ce que l'on souhaite découvrir, de ce qui est déjà inscrit dans le voyageur. Sur le porche d'une maison en bois, une vieille femme afro-américaine chante un blues, pendant que son compagnon l'accompagne au banjo. Jessica arrive à sa destination, descend de voiture et se rend dans le bar de la ville. Elle demande où elle peut trouver la maison d'Earl Memphis, dit le Buzzard. Le barman lui répond, mais les clients la regardent bizarrement. À la nuit tombante, Benny et Dan Calder sont descendus de leur voiture en laissant le conducteur attendre à l'intérieur. Ils sont tous les deux armés d'un fusil et décident de se séparer pour retrouver Bud Busky. Dan entend le hennissement d'un cheval et s'avance prudemment, prêt à faire feu. Il découvre un magnifique cheval blanc dans une clairière, qui se remet à hennir. Soudain, il entend un coup de feu : il se met à courir dans cette direction pour savoir sur quoi Benny a tiré. Il le retrouve mort, pendu à un arbre. Il entend alors le klaxon de leur voiture en continu. Il y court et découvre le conducteur mort, affalé sur le volant et sur l'avertisseur sonore.


Alors que le ciel est toujours chargé d'orage, Jessica Blandy a atteint la demeure d'Earl Memphis, s'est garée devant et lit la note sur la porte. Earl Memphis en a eu assez d'attendre et il est parti à un rendez-vous. Jessica Blandy peut aller demander la clé en frappant à la porte de la grange et Peck lui donnera en la glissant sous la porte, ce qu'elle fait. Elle rentre dans la maison et se couche dans le lit de la chambre des invités pour la nuit, nue comme à son habitude. Elle est réveillée le lendemain par Earl Memphis habillé, avec un fusil dans a main, et en train d'admirer son corps. Elle le prend à parti mais sans l'émouvoir, sans obtenir d'excuse. Elle va prendre un bain dans la pièce d'eau, et cette fois-ci elle est interrompue par M'am Lizzy, elle non plus pas gênée par sa nudité. Lizzy ajoute même que Jessica va plaire au vieux, en parlant d'Earl Memphis. Enfin, Jessica va prendre son petit-déjeuner avec Earl Memphis et lui explique qu'elle est venue pour l'interviewer, mais aussi pour savoir d'où lui est venue l'inspiration pour parler de Razza dans une de ses chansons.




Dans le tome précédent, Jessica Blandy arrivait dans une petite ville à l'invitation d'une ancienne amie, inquiète du fait de la survenance de plusieurs décès violents sans explication. L'histoire évoquait l'existence d'un mystérieux personnage appelé Razza à l'influence maléfique, une sorte d'individu à l'aura surnaturelle très floue. Lorsque Jessica indique qu'elle souhaite en savoir plus sur Razza, le lecteur comprend que cette histoire contient elle aussi une touche surnaturelle. En fonction de sa sensibilité, il peut s'en offusquer parce que le scénariste va mettre à profit cet élément non rationnel pour s'affranchir pour partie des contraintes de logique et de cohérence, ou il peut l'accepter en l'état en sachant que cela autorisera des situations angoissantes peu probables. D'une certaine manière, l'existence de ce personnage libère Dufaux de devoir tout expliquer. Un exemple : qui a pendu Benny à un arbre dans la forêt, comment ? Peu importe : l'important est dans la mise en scène macabre. D'ailleurs qu'est-ce que ce canasson vient faire là ? Peu importe : c'est un symbole, une allégorie de la folie galopante, hurlante à chaque fois qu'un personnage est confronté à une manifestation de violence hors de contrôle. Sous réserve d'accepter de passer en mode métaphorique, ou de savourer les choses comme elles sont, le lecteur ressent ces moments irrationnels comme étant l'expression de l'irrationalité de l'être humain, que ce soit ses émotions qui prennent le dessus, ou une réaction primaire dictée par son cerveau reptilien, ou encore une manifestation de son inconscient, ou encore le diktat d'un archétype de l'inconscient collectif. Avec un de ces principes en tête, le lecteur retrouve la touche de folie qui était présente dans les premiers tomes, celle qui anime l'être humain à son insu, qui rend un comportement horrible par son anormalité.


De fait, l'intrigue recèle plusieurs sorties de la normalité. Certaines sont évidentes : la manifestation du cheval, le frère fou d'Earl Memphis, la voyante, le suicide pendant l'interrogatoire, les individus entendant ou voyant Razza. D'autres sont plus subtiles : le décalage entre ce que Jessica considère comme normal et ce qu'Earl Memphis considère comme normal (la regarder nue comme étant un droit), la puissance d'évocation du blues, la dette que Stella est persuadée qu'elle doit payer. L'intrigue entraîne le lecteur dans un microcosme plausible et réaliste : le musicien qui essaye d'emballer tout ce qui passe à sa portée comme un vieux beau, la méfiance entre les différentes communautés, la défiance vis-à-vis d'un ancien détenu, l'hostilité envers les forces de l'ordre. Le scénariste ne force rien de tout ça, restant dans les antagonismes ordinaires. Du coup, la composante surnaturelle s'apparente encore plus à une métaphore qu'à des conventions du genre horrifique à prendre au premier degré, ou à des facilités pour scénariste paresseux. Comme d'habitude, les dessins de Renaud sont au diapason du récit. Le lecteur est direct plongé dans cette région des États-Unis avec la première page : la teinte orangée du ciel, se reflétant sur l'étendue d'eau, les arbres décharnés sans feuille, la maison de maître abandonnée. Bienvenu dans le Sud.




Par la suite, le lecteur retrouve l'urbanisme très aéré des villes américaines quand Jessica Blandy va demander son chemin dans le bar. En planche 3 et suivantes, l'artiste prend soin de représenter une végétation qui correspond aux essences présentes dans cette région du monde. La mise en couleurs a conservé les nuances évidentes dans le tome précédent. Elle complète les dessins, nourrit les contours des formes délimités par le trait encré très fin, sans entrer en compétition avec, sans alourdir les cases. Dans le même temps, le lecteur imagine ce que serait une planche avant la mise en couleurs et perçoit bien ce qu'elle apporte. Les dessins présentent plusieurs aperçus de la maison d'Earl Memphis et de sa grange, permettant de se faire une bonne idée de l'extérieur comme de l'intérieur de la propriété. Le lecteur regarde quelques ouvriers travailler aux champs. Il se tient devant les mobil homes de la population défavorisée. Il regarde le cyclone se déplacer et tout détruire sur son passage. Comme à son habitude, Renaud met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, l'état d'esprit des personnages pouvant se voir dans leurs postures et leur visage. Le lecteur ressent bien l'hostilité passive des clients du bar regardant Jessica Blandy, le début de gêne de Jessica se trouvant nue devant M'am Lizzy alors qu'elle n'est pas pudique, la méfiance d'une mère et d'une fille afro-américaine en voyant un conducteur les observer depuis sa voiture en passant, l'effroi qui gagne progressivement le détenu interrogé par la police, la résignation de la mère de Bud Busky alors que son interlocuteur commence à user de la violence pour l'intimider.


En 3 pages, le lecteur est déjà immergé dans le récit : le trajet en voiture de Jessica, son premier contact avec la population locale, la mort bizarre de Benny. Il constate que comme la plupart du temps, Jessica Blandy n'exerce pas son métier d'écrivaine, et que l'interview pour un article n'est qu'un prétexte. Il note également que cette fois-ci elle est proactive dans le sens où elle a pris l'initiative de contacter Earl Memphis pour en savoir plus sur Razza plutôt que de juste se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment. Pour autant, elle reste un personnage parmi d'autres qui ne résout rien à elle toute seule, qui n'incarne pas un héros salvateur. Au-delà des comportements violents ou excessifs et de l'agressivité banale et ordinaire, la dynamique du récit repose sur un amour malencontreux, un crime banal, une volonté de vengeance. D'une certaine manière, il s'agit d'un fait divers, d'une histoire qui tourne mal parce que l'être humain est soumis à la survenance du mal (l'influence de Razza) contre lequel il n'a pas de défense. Il ne s'agit pas du poids d'une condition sociale, d'un milieu défavorable, mais plus d'une fatalité implacable, celle qui hante le blues.


La narration visuelle de Renaud est toujours aussi impeccable, sans affèterie ni effets de manche, emmenant le lecteur dans des lieux réalistes et consistants, le faisant côtoyer des personnages plausibles et humains. Jean Dufaux continue d'utiliser un personnage qui ne se fait sentir que par sa présence, amenant une touche de surnaturel. S'il ne se braque pas sur ce dispositif narratif, le lecteur se rend compte qu'il concourt à ramener la folie destructrice qui hantait les criminels des premiers tomes, ramenant paradoxalement plus de réalisme dans les événements et les comportements.



jeudi 22 octobre 2020

Jim Curious 2: Voyage à travers la jungle

 

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. C'est le deuxième de la série après Jim Curious: Voyage au cœur de l'océan (2012). La première édition date de 2019. Il a été réalisé par Matthias Picard : scénario et dessin. Cet album comporte 56 pages de bande dessinée en relief. Deux paires de lunettes anaglyphes sont fournies en fin de tome.


Le jour se lève sur une petite maison située sur un quai, au bord de la mer, à côté d'un phare. Le soleil commence à briller. Jim Curious est allongé sur son lit : il a dormi dans son scaphandre. Une libellule vient se poser sur la visière de son casque intégral. Jim ouvre les yeux, il se dresse sur son séant et pose les pieds par terre. Il voit la libellule traverser son miroir. Il jette un coup d'œil sur le miroir et se voit en relief dedans. La libellule apparaît également en relief, ainsi que la porte de sa chambre et les murs. Il sourit. Il se lève et s'approche du miroir. Il regarde le reflet de son visage qui est normal. Il approche sa main de la surface du miroir : ses doigts traversent la surface du miroir. Il prend appui sur le montant du miroir et fait passer sa jambe droite à travers, puis il passe complètement. Jim Curious passe de l'autre côté et il se retrouve dans l'eau jusqu'à la poitrine, une eau calme, avec des petits ilets sur lesquelles se trouvent deux ou trois arbres. Devant lui, se trouve la côte : des arbres sur le littoral, un volcan dans le lointain, des libellules voletant dans l'air. Jim Curious avance tranquillement dans l'eau en marchant, en jetant un coup d'œil sur la flore des ilets.


Au fur et à mesure qu'il se rapproche de la côte, les ilets se font plus grands et les arbres deviennent plus hauts, plusieurs dizaines de mètres de haut. L'eau devient plus profonde et Jim se met à nager tranquillement. Les arbres s'apparentent plus à des essences de type bayou. Sous Jim Curious, le fond de l'eau semble être tapissé le sable blanc avec une flore aquatique. Jim Curious continue de progresser dans l'eau et il doit maintenant écarter des lianes pour pouvoir avancer. Devant lui, le volcan est très imposant et il y a une forêt à traverser pour pouvoir y accéder. Il continue d'avancer, avec de l'eau jusqu'à la taille. Les végétaux forment maintenant une sorte de voute au-dessus de l'eau et masquent la lumière du soleil. Bientôt cette couverture végétale devient plus clairsemée et Jim lève les yeux pour essayer d'apercevoir leur cime. La faune commence à être plus présente : grenouilles, libellules. Enfin Jim Curious peut sortir de l'eau et mettre pied sur a rive. Il prend soin de ne pas marcher sur le serpent qui passe devant lui.



Dans un premier temps, le lecteur s'interroge sur le lectorat visé. Le bonhomme tout rond en couverture, l'absence de tout texte fait penser à un album pour jeune lecteur, 6-7 ans. La minutie des dessins fait plutôt penser à des lecteurs un peu plus âgés pour qu'ils disposent déjà de la capacité de prendre le temps de s'intéresser aux détails, de les regarder pour s'y immerger. Le principe d'avoir un récit muet fait penser à Le voyage de Polo de Régis Faller, ouvrage qui se prête bien à une lecture enfant & parent, l'enfant pouvant raconter l'histoire à l'adulte. Bien sûr, les dessins en relief constituent une forme très particulière qui dicte une partie de la nature du récit. L'artiste fait en sorte de concevoir des images qui mettent à profit cette technique avec la construction de plusieurs plans dans chaque image, afin d'accentuer l'impression de profondeur. Le lecteur peut y voir un exercice de style où la forme (images en relief) dicte la nature du récit. Il faut une histoire qui serve de support à ces images en relief. De fait, pour cet album, Matthias Picard choisit un récit à connotation onirique pour son personnage. Jim Curious passe de l'autre côté du miroir : il s'agit d'une vision déformée de la réalité, où tout est possible, tout est très proche de la réalité, sans avoir la contrainte d'y être fidèle. En voyant le petit bonhomme dormant dans son scaphandre, le lecteur se dit qu'effectivement la tranche d'âge visée est plutôt celle de l'enfance.


Le lecteur chausse donc sa paire de lunettes anaglyphe et le voilà prêt à traverser le miroir comme Jim Curious pour entre dans un monde en trois dimensions, contenu dans sur des pages de papier en deux dimensions. Il relève bien sûr les éléments graphiques similaires à la réalité : un premier environnement qui évoque fortement une mangrove avec sa faune et ses arbres aux racines caractéristiques, une gigantesque tortue (bien plus grande que Jim), une nuée de papillons, un scarabée, un mandrill, un caméléon, un toucan, un tournesol, des éléments fabriqués par l'homme comme un mont en pierre, des ruines de bâtiments en pierre, des rails, une locomotive, un caddie de supermarché, etc. L'artiste réalise des dessins en noir & blanc, un noir tirant un peu vers le sépia. Il réalise des dessins dans un registre descriptif avec un fort niveau de détails, et un encrage soutenu. Cette dernière caractéristique peut donner une impression de cases un peu chargées, ce qui nécessite que le lecteur accepte de s'arrêter et de passer un peu de temps sur leur observation, et pas seulement un balayage rapide de l'œil. C'est cohérent avec le besoin de marquer une courte pause pour apprécier l'effet de relief. C'est également ce qui fait que la lecture de chaque dessin risque de nécessiter de l'aide pour les plus jeunes lecteurs, afin de les aider à déchiffrer l'illustration.



Dès le départ, le lecteur ressent également une touche d'onirisme : la petite maison à côté du phare, Jim dormant son scaphandre, la traversée du miroir, la découverte de ce monde très sauvage sans autre être humain évoquant des temps préhistoriques, la végétation pas tout à fait exactement identique à la réalité, le gigantisme de la tortue, les restes d'une civilisation humaine alors qu'il n'y a toujours aucun autre être humain vivant, des champignons aux formes bizarres, une zone désertique qui s'avère être une mer asséchée. Cette sensation de rêve est encore accentuée par le fait que Jim Curious se retrouve à avancer avec de l'eau jusqu'à la poitrine, comme s'il était encore dans un liquide prénatal, comme s'il n'était pas encore complètement né dans ce monde qu'il explore. Un peu plus loin, il se retrouve à avancer dans la pénombre dense d'une sorte de sous-bois, à nouveau une métaphore du passage d'un monde de ténèbres (le ventre de la mère avant la naissance) au monde de la lumière (après être sorti du ventre). Le fait de passer d'un monde évoquant les temps avant l'arrivée de l'homme, à un monde parsemé de déchets humains ajoute encore à l'impression de conte et de rêve.


La couverture en elle-même n'est pas en relief, mais l'utilisation des lunettes anaglyphes fait ressortir la couleur de la combinaison du petit bonhomme. Le premier effet relief se produit quand Jim Curious regarde dans le miroir : l'artiste s'est cantonné à cette partie de la case et l'effet de profondeur est saisissant, avec un effet de perspective du fait de Jim en premier plan, du miroir un peu plus loin dans la pièce, puis de l'effet 3D avec le reflet de Jim dans un plan reculé. Ça continue avec la case suivante : la libellule en premier plan, un effet de griffure par une demi-douzaine de traits qui évoquent le reflet sur la surface du miroir, et Jim qui se retrouve dans un plan bien mis en arrière par la 3D. Les dessins passent en mode relief dès la troisième page, quand le petit explorateur a complètement traversé le miroir. Le lecteur prend le temps d'incliner un peu la tête à gauche et à droite pour être sûr de ne rien rater du relief qui apparaît grâce aux lunettes anaglyphes.



Le créateur maîtrise très bien la technique du relief et fait apparaître jusqu'à 3 ou 4 plans différents dans certaines cases. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver l'effet saisissant et apportant beaucoup au plaisir de lecture, ou juste une méthode différente pour ce qui est généralement pris en charge par l'encrage ou par la mise en couleurs. Il note quand même que cet effet relief souligne remarquablement bien la différence de vision dans un dessin en pleine page, entre ce qui se situe à l'air libre, et ce qui est dessiné en-dessous de la surface de l'eau. Même s'il est blasé, au fil des pages, il se rend compte qu'il prend sciemment le temps de mieux regarder les dessins : lorsque Jim se trouve sous la frondaison de la mangrove pour voir ces 4 plans différents, pour voir la tête de la tortue bien devant sa carapace, pour une très belle vue du dessus d'une plante avec de nombreuses feuilles en corolle et un papillon qui volète au-dessus de son centre. Il s'arrête carrément pour un dessin en double page une nuée de papillons au-dessus de l'eau. Il est tout aussi frappé par le motif sur les ailes d'un papillon contrasté avec la végétation autour de lui. Matthias Picard ne fait pas semblant d'utiliser le relief et il assume pleinement le fait que cette technique lui dicte ses dessins pour la mettre à profit de manière exemplaire.


Dans un premier temps, le lecteur adulte éprouve la sensation de traiter ce récit de manière blasée : exploration linéaire, avec des éléments oniriques basiques, une absence de mots qui renforcent l'impression de simplicité. Rapidement, il tombe sous le charme des dessins très soignés, puis des effets de relief qui s'avèrent saisissants. Il voit un petit bonhomme naître dans un monde onirique, en sortant d'un milieu aqueux pouvant se voir comme une métaphore du liquide amniotique, passant par une phase de ténèbres avant de se retrouver sous la lumière du monde. Il remarque également que l'auteur n'économise pas sa peine, en termes de détails, en termes de variété des éléments dessinés, en termes d'ampleur visuelle avec un dessin s'étalant sur 4 pages (il faut les déplier). L'histoire s'avère peut-être moins simpliste quand on constate que Jim Curious part d'un monde vierge d'être humain pour finir dans une zone portant les déchets d'une civilisation moderne.



dimanche 18 octobre 2020

Le bruit du givre

J'étais un mort qui regardait.
 

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2003. Elle a été réalisée par Jorge Zentner pour le scénario et par Lorenzo Mattotti pour les dessins. Il comprend 110 pages de bande dessinée. Il commence par une interview réalisée par Jean-Christophe Ogier qu'il a également rédigée. Il y a ensuite une introduction d'une page rédigée par Zentner à Barcelone en 2010.


Samuel Darko se souvient très bien du moment où le bruit a envahi sa tête. Ils revenaient de la plage dans une voiture surchauffée et Alice lui a déclaré qu'elle voulait un enfant de lui. Cette phrase a ouvert la cage où se tenaient ses peurs, sous formes de volatiles noirs et sinistres de grande envergure. Les tensions du couple ont pris de l'ampleur jusqu'à devenir insupportables et Alice est partie. Samuel était tellement sous l'emprise de ses peurs qu'il n'a pas entendu la dernière phrase qu'elle a prononcée en partant. Un an plus tard, il a reçu une lettre d'elle, évoquant que la solitude peut être une cage dans laquelle on enferme ses peurs. Samuel a constaté que la lettre venait d'un pays lointain. Alice ne disant pas qu'elle voulait le revoir, il a pris la décision de partir pour la chercher. Il a choisi de confier sa tortue Cléopâtre à son ami Marc. Puis vient le temps de dire au revoir à Dana, avec qui il entretient une relation platonique. Elle lui demande s'il veut qu'elle s'occupe de Cléopâtre. Certaines nuits, Samuel est hanté par les oiseaux de ses peurs. D'autres nuits, il a la conviction qu'Alice lui a écrit de venir, et il décide de ne pas y aller. Dana a décidé de l'accompagner à l'aéroport ce qui ne l'enchante guère : il n'aime pas les adieux car ils confirment sa présence à l'endroit et au moment où il voudrait déjà être loin. Dana le regarde alors qu'il lui tourne le dos, étant déjà sur l'escalator en train de monter vers l'étage.


Assis dans son fauteuil dans l'avion, Samuel Darko pense à Alice, à Marc, à Cléopâtre, au docteur Harp (son dentiste)… soudain il est sous le coup du bruit de ses peurs. Il décide de lire le livre que Dana lui a offert à l'aéroport, c'était la légende de Liu, un guerrier invincible. En arrivant au pouvoir, Liu avait modernisé les armées de son empire et construit un système défensif efficace. Ses voisins qui étaient aussi ses ennemis subirent d'innombrables défaites. Finalement, épuisés et découragés, ils abandonnèrent l'idée d'attaquer le territoire de Liu. Petit à petit, le pouvoir de Liu parvenait à l'apaiser là-haut, à dix mille mètres d'altitude. Il se sentait protégé par sa cavalerie, par ses archers, par les murs de ses forteresses. Il a pensé : dans l'empire de Liu, le silence règne. L'avion continue sa trajectoire. Arrivé à la cinquantaine, l'empereur Liu souhaite dicter ses mémoires. Ayant retracé toutes ses victoires, Liu arrive au présent et ressent la présence d'un danger d'origine obscure, un danger qui était la conséquence de ses succès. Il se retire pour y réfléchir, et revient plusieurs jours plus tard de sa retraite pour donner ses ordres.



En 1984, Lorenzo Mattotti publie une bande dessinée à nulle autre pareille : Feux. Depuis il est devenu un illustrateur de renommée mondiale, au succès également mondial, un peintre et un réalisateur (La fameuse invasion des ours en Sicile, 2019). Le lecteur sait donc qu'il se lance un ouvrage particulier, un peu intimidant du fait de la stature de son auteur. Il parcourt l'article de Jean-Christophe Ogier et apprend que les auteurs ont conçu leur BD de manière à pouvoir être remontée : de pages contenant 8 cases pour la parution sérialisée dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, à une disposition de 2 cases par page pour l'album BD. Il a également compris qu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui souffrait et qui faisait souffrir les autres, à cause la peur qui transforme son cœur en prison, peur des désirs de sa femme, peur de la réalité de son propre corps, peur de la vie. Les pages ont donc une apparence particulière : deux cases par page, de la largeur de la page, avec un texte placé au-dessus dans un rectangle sur fond blanc, et de temps à autre un phylactère ou deux dans une case. Pour autant, nul doute possible : il s'agit bien d'une bande dessinée, une narration à base d'images juxtaposées en séquence. L'histoire est des plus simples : Alice a quitté Samuel Darko et lui a écrit une lettre un an plus tard. Il part la retrouver dans un pays éloigné. L'introduction d'Ogier déconcerte un peu : il indique que Mattotti veut réaliser des images qui racontent, ce qui semble une évidence dans le cadre d'une bande dessinée Il évoque également une forme de décalage entre le texte de Zentner et les images. De page en page, la lecture est très facile, immédiate, sans donner la sensation d'un jeu cérébral ou intellectuel : le lecteur ressent les émotions et les états d'esprit de Samuel Darko au fur et à mesure de son voyage.


Indépendamment de la question de leur potentiel narratif, le lecteur retrouve tout de suite les caractéristiques graphiques des images de Mattotti : de la couleur, des formes expressionnistes, des images impressionnistes, une interprétation de la réalité par un artiste. Les deux premières cases montrent un de ces oiseaux noirs, d'abord dans le ciel puis frôlant une des oreilles de Samuel Darko. Sa forme est fantasmagorique : une grande ombre noire avec des dents visibles au niveau du bec. Sur la page suivante, la troisième case montre une demi-douzaine de ces oiseaux en train de tourner au tour de la tête de Samuel qui a mis ses mains sur ses oreilles. Les auteurs indiquent de manière explicite que ces oiseaux qui produisent un tel vacarme sont la matérialisation des peurs du personnage, une métaphore visuelle du tintamarre qui se produit dans sa tête quand ses angoisses prennent le dessus. Les angoisses vont revenir régulièrement et d'autres métaphores visuelles vont se produire : un crochet avec un filin enfoncé dans le front de Samuel pour montrer le lien qui le retient encore à Alice, des traits verticaux pour les barres de la cage dans laquelle son esprit s'est enfermé, un éclair fendant une tour en deux pour un changement d'état d'esprit libérateur, une fleur de lotus pour la sérénité, etc. La dimension métaphorique de ces images est compréhensible facilement, en phase avec l'état d'esprit du personnage ou sa situation du moment.



Dans la deuxième page, le lecteur découvre les visages déformés de Samuel et d'Alice alors qu'ils en viennent aux mains du fait de la tension entre eux. Il voit bien qu'il s'agit d'une exagération : une déformation de la réalité pour exprimer une émotion de manière subjective. Il en va de même quand les yeux de Liu planent au-dessus d'une plaine : l'expression de sa sérénité qui s'étend sur tout son royaume. Il en va encore de même dans cette case avec des fleurs occupant les trois quarts du premier plan dans une boutique de fleuriste, et le visage de Samuel en arrière-plan : il reste en retrait pour observer, se cachant derrière l'idée d'offrir des fleurs à Alice. D'autres cases capturent une impression fugitive, une autre forme d'interprétation : la forme globale du feuillage d'un arbre, l'eau et la terre qui semblent se mêler vues par le hublot d'un avion, la sensation d'un tronc d'arbre en feu en train de tomber au sol, etc. Avec ce dernier exemple, il apparaît également que certaines cases tirent vers l'abstraction : des formes et des compositions dont le lecteur retrouve le sens grâce aux précédentes ou suivantes. Lorsqu'il commence à se prendre au jeu, le lecteur détecte des références à d'autres mouvements picturaux. Il retrouve également l'amour de Mattotti pour les couleurs, parfois vives. En arrivant page 87, il remarque qu'il a vu ces cases dans l'introduction d'Ogier. Il peut donc comparer la parution initiale dans les pages du dimanche du quotidien allemand, à raison de 8 cases par pages, à la composition de l'album qu'il tient dans les mains à raison de 2 par pages. Il note aussi comment ces images fonctionnent comme un contrepoint à l'état d'esprit de Samuel Darko, pas un reflet déformé, pas un écho ou une opposition : un décalage entre ce que diffuse la télé et ce qu'il ressent. De temps à autre, il prend également conscience d'un écho visuel. Par exemple, page 82, l'une des 2 cases montre une tour crénelée brisée en deux par un éclair, et page 97 il y a une tour en ruine, avec des oiseaux noirs en train de tourner autour.


Sur la base de la simplicité de l'intrigue, les créateurs racontent l'histoire avec une force émotionnelle et une immersion psychique complexes. Les textes (2 ou 3 phrases par image) et les images se répondent de manière directe ou indirecte, transcrivant le flux de pensées intérieures de Samuel Darko, charriant sa sensibilité, apposant sa subjectivité, aussi bien dans les phrases que dans les images. Étonnamment, il survient quelques péripéties : un incendie, une cécité, et deux contes. Le premier est relatif à l'empereur Liu, le second à un commerçant, un paysan et un peintre qui vont voir un sage. Qu'il s'agisse d'une péripétie ou d'un conte, le lecteur ressent qu'il s'agit à nouveau d'une métaphore pour la situation émotionnelle de Samuel Darko : l'incendie qui ravage sa carte mentale, l'inquiétude qui le prend alors qu'il a une vie qu'il lui semble maîtriser. Alors même que l'introduction précise que Zentner et Mattotti n'avaient pas de synopsis ou d'argumentaire pour leur récit, il apparaît que la construction narrative est aussi sophistiquée que le sont les illustrations. De ce fait, le lecteur est surpris par la force d'une phrase soit anodine, soit cliché, qui révèle une saveur et perspicacité pénétrante à ce moment du récit. Il perçoit à quel point Samuel Darko est un mort qui regarde (expression utilisée dans le texte) et cela le fait réfléchir à sa propre façon de figer des variables de sa vie pour avoir cette sensation de maîtrise. Lorsque Darko se dit que pour la première fois depuis longtemps il n'était en train ni d'attendre, ni de fuir, le lecteur le comprend parfaitement et se retrouve inconsciemment à penser à son propre état d'esprit quant au déroulement de sa vie.


Lorenzo Mattotti et Jorge Zentner ont réalisé une bande dessinée incroyable. En parler revient presqu'à expliquer la neige à un aveugle, pour reprendre l'expression d'Isa en page 45. Ils racontent une histoire simple, avec une sensibilité extraordinaire, sur la base d'une trame narrative qui semble épurée et qui recèle des outils narratifs sophistiqués, utilisés avec une élégance naturelle. Arrivé à la fin, le lecteur sait que lui aussi souffre des mêmes maux que le personnage principal, sûrement à des degrés différents, et il espère qu'il saura faire le même voyage intérieur, pour considérer le bol de sa vie, comme le suggère le sage du deuxième conte. Chef d'œuvre.



jeudi 15 octobre 2020

Les Damnés de la Commune T03: Les Orphelins de l'Histoire

 Cette histoire, c'est la tienne.


Ce tome est le dernier d'une histoire complète en 3 tomes. Il faut avoir lu les deux premiers avant : Les Damnés de la Commune T01: À la recherche de LavaletteLes Damnés de la Commune T02: Ceux qui n'étaient rien. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par Raphaël Meyssan. C'est une bande dessinée en noir & blanc, qui compte 165 planches, construites en 8 chapitres. Il se termine avec une carte en double page situant les différents affrontements de la Semaine Sanglante. Le tome se termine avec 3 pages en petits caractères listant les références pour chacun des 8 chapitres.


En première page, l'auteur évoque le fait qu'il ait vu brûler Notre Dame la veille : la disparition d'un repère, comme tous les repères disparaîtront. Le temps passe, les amis s'éloignent, mais parfois on peut les retrouver, et l'auteur s'apprête à retrouver Victorine et Lavalette. Eux, bien sûr, ne le connaissent pas car il vivait il y a un siècle et demi en 1871, dans un Paris que l'auteur n'a pas connu, sans Tour Eiffel, sans Sacré Cœur, avec le palais des Tuileries qui clôt le Louvre, Notre Dame intacte. Au-delà des fortifications de Paris, deux armées encerclent la ville, allemande d'un côté, versaillaise de l'autre. En ce 16 mai 1871, tout Paris ne parle que de la colonne érigée par Napoléon qu'on s'apprête à renverser place Vendôme. L'auteur se retrouve projeté place Vendôme et il demande autour de lui si quelqu'un sait où se trouve Victorine. En réponse à une question, il explique qu'il vient du vingt-et-unième siècle. Un gamin le tire par la manche lui disant qu'il sait où se trouve Victorine. Un soldat qui supervise l'opération de mise à bas de la colonne lui conseille de vivre dans l'instant présent car il s'agit d'un moment historique. Il ajoute qu'il y a un dessinateur de presse dans la foule. L'auteur l'identifie comme étant Jacques Tardi, le dessinateur de Le cri du peuple écrit par Jean Vautrin. L'autre nie farouchement mais finit par se couper. Enfin la colonne s'écroule et l'autre se plaint d'avoir raté le moment à cause de la distraction occasionné par les questions insistantes de l'auteur.



L'autre s'emporte : l'auteur lui a fait rater un grand moment : c'est le symbole des guerres que la Commune vient de mettre à terre. Au lieu de lancer des conquêtes, la Commune jette les bases de l'école laïque, gratuite et obligatoire. Édouard Vaillant crée des écoles professionnelles pour les filles et impose l'égalité des salaires entre institutrices et instituteurs. Gustave Courbet (le peintre qui a lancé l'idée de déboulonner cette colonne) protège les œuvres du Louvre et crée une fédération des artistes. Finalement il conseille à l'auteur de se rendre aux Archives de Paris pour y retrouver les traces de Lavalette, ce que fait l'auteur. Lavalette a été condamné par le troisième conseil de guerre pour avoir fait la révolution avec le Comité Central de la garde nationale, mais aussi pour s'être rendu complice le 17 mai 1871 de l'arrestation et de la séquestration illégales de plusieurs personnes à l'église Notre-Dame des Victoires, et s'être rendu complice le même jour et au même lieu de pillage en bande et à force ouverte. L'image du voisin communard s'effrite : il est un pilleur d'église et un tortionnaire, ayant participé aux persécutions anticléricales. Raoul Rigault, le plus anticlérical, était un jeune homme de 24 ans. Dans un autre document d'archive, il apparaît que Lavalette s'est opposé au pillage de Notre-Dame le 7 avril 1871. Du coup il devient improbable qu'il ait participé à celui du 17 mai. 20 mai 1871, Versailles commence à bombarder Paris.


En entamant ce dernier tome de la trilogie, le lecteur sait à quoi s'attendre : une reconstitution de la dernière phase de la Commune de Paris, racontée à partir du point de vue d'une femme et d'un homme, sur la base de gravures d'époque réappropriées par l'auteur pour raconter son histoire sous forme de bande dessinée. Raphaël Meyssan semble déjà un peu nostalgique d'achever son œuvre : il évoque la distance qui le sépare de ses personnages en ouverture, et il les quitte avec émotion à la fin. Les deux dernières pages évoquent les 8 ans qu'il a passé à réaliser cet ouvrage, huit ans pendant lesquels il a marché dans Paris avec Victorine à ses côtés. Elle l'a tenu par la main, lui a montré où regarder, lui a raconté son histoire, lui a dit l'histoire des communards. Il entendait littéralement sa voix. Le lecteur ressent tout l'investissement de l'auteur, à quel point faire exister Victorine et Lavalette les ont rendus réels pour lui. Son immersion dans le récit a été totale, et le lecteur le ressent au fil des pages, ce qui génère une formidable immersion pour lui aussi. La vie de ces deux individus, reconstituée des décennies plus tard, ainsi que leurs engagements et leurs pérégrinations dans Paris ont fait s'incarner le peuple, dans sa misère, dans ses élans du cœur, dans ses convictions politiques très pragmatiques. Le lecteur mesure à quel point évoquer les jours juste avant la semaine sanglante (du 21 au 28 mai 1871) et le devenir des communards après la semaine sanglante apporte du sens, pas qu'au contexte, mais aussi à la manière dont les historiens et l'État a choisi d'inscrire cette période dans l'Histoire officielle, ou plutôt de la minimiser.



Comme dans les deux tomes précédents, le lecteur est impressionné et subjugué par la narration visuelle. Raphaël Meyssan réalise des pages et des séquences qui vont bien au-delà d'une simple opération de récupération et de collage : il compose ses pages comme une vraie bande dessinée. En fonction de la séquence, il utilise des cases rectangulaires sagement alignées en bande, des dessins en pleine page ou en double page (cette magnifique vue de Paris vue du ciel pages 8 & 9), des cases de la largeur de la page, des cases de la hauteur de la page (p. 138), des incrustations, des surimpressions, l'intégration de textes extraits de documents d'époque. Il utilise majoritairement de courts cartouches de texte, plutôt que des phylactères, même si ceux-ci sont régulièrement présents. Il découpe régulièrement des images de grande taille avec des traits de contour de case, et des lignes et colonnes blanches pour séparer lesdites cases ainsi créées. Il utilise ce procédé en pages 16 & 17 pour émietter un dessin et créer un effet de dislocation des plus réussis. Il l'utilise également pour guider l'œil du lecteur de cartouche de texte en cellule de texte. Il l'utilise aussi pour créer un effet de mouvement ou d'impact, en particulier l'impact des obus lors des bombardements, par exemple en pages 88 & 89. Il peut également renforcer l'impression de chaos généré par la bataille avec des cases taillées en biais pour former des trapèzes. Il s'agit donc d'une narration séquentielle à base d'images, très vivante, malgré sa nature de récupération de dessins déjà existants.


Les gravures utilisées sont d'une finesse et d'une précision qui en imposent, avec une forte texture donnant de la consistance à chaque élément, chaque personnage tout en restant lisible. Le lecteur éprouve la sensation de pouvoir laisser ses mains toucher la pierre des murs de Notre Dame, et des autres bâtiments tout du long du récit. Il se dit qu'il est en train de regarder un ciel nuageux tel que représenté par Gustave Doré en page 6. Il détaille les bâtiments de l'île de la Cité, de la Rive Droite et de la Rive Gauche dans la double page 8 & 9. Il voit le fracas de la colonne de la place Vendôme se briser en trois parties. Il sourit en voyant Quasimodo sur la cloche de Notre Dame, avec les fortes poutres qui s'entrecroisent pour la soutenir. Il admire la nef de Notre-Dame des Victoires. Il détaille la foule assistant à une allocution politique dans le Théâtre Lyrique, puis aux Tuileries pour un concert. Il ressent un malaise à voir les citoyens tomber sous les balles, à observer les cadavres mis en tas, à assister impuissant aux fusillades massives (avec un terrible commentaire d'un témoin sur celui de la caserne Lobau), ou encore à découvrir des citoyens déterrant les cadavres dans les jardins de Paris. L'auteur a également récupéré des gravures s'apparentant à des portraits de figures historiques. Le lecteur peut ainsi voir Raoul Rigault (1846-1871), le général Jarosław Dombrowski (1836-1871), Adolphe Thiers (1797-1877), Auguste Blanqui (1805-1881), Jules Favre (1809-1880), Jules Ferry (1832-1893), Émile Zola (1840-1902), et bien sûr Louise Michel (1830-1905).





À nouveau, l'auteur se montre très habile et très élégant dans sa manière d'insuffler de la vie au récit, d'éviter l'effet livre d'histoire académique. Il continue de suivre ses principaux personnages, et il introduit d'autres témoins, comme Malvina Blanchecotte qui observe les événements se déroulant à Paris avec un autre regard que celui de Victorine et Lavalette. Il développe également l'histoire personnelle de ces deux derniers, à la fois leur avenir pour la première et leur passé pour le second. Ils sont bien les personnages principaux du récit, des acteurs d'une tragédie horrifiante, sans être parfaits pour autant. Le lecteur est frappé par le fait que Meyssan ne se contente pas que de leurs deux points de vue pour raconter le récit. Il ne vire pas de bord pour se lancer dans une narration chorale, mais il intègre d'autres points de vue, élargissant le contexte historique, éclairant certaines prises de décision et certaines prises de position. Il est par exemple édifiant de découvrir l'avis d'Émile Zola ou de Victor Hugo sur la Commune de Paris. En intégrant des témoignages provenant d'autres individus ayant assisté à une partie de la Semaine Sanglante, la description de celle-ci gagne en épaisseur et en complexité. Le lecteur est sous le choc des affrontements, de la répression puis de l'extermination. Quelles que soient ses opinions politiques, il voit les forces armées à l'œuvre, que ce soit du côté des Communards, ou du côté des versaillais. L'auteur sait faire passer la réalité des blessures, des morts, des cadavres. Les gravures ne sont pas gore, mais elles provoquent l'imagination du lecteur, et les textes font office de reportage macabre. L'auteur fait plaisir au lecteur en accompagnant ses deux principaux personnages pendant une trentaine d'années après la Commune, en quelques pages : les deux lois d'amnistie de 1879 et 1880, et au-delà. La construction du récit sait allier des points de vue à hauteur d'individu (Victorine, Lavalette, Blanchecotte), avec des éclairages différents donnant une vue d'ensemble du mouvement insurrectionnel.


Ce troisième tome vient conclure l'histoire de la Commune de Paris, avec le même niveau de qualité que les 2 autres, sans facilité, ni raccourci. Raphaël Meyssan se montre aussi bon bédéaste qu'historien, un conteur rigoureux et sensible. Même s'il n'a pas côtoyé Lavalette et Victorine pendant huit ans comme l'auteur, le lecteur n'est pas près de les oublier, ni ces visions de Paris détruites, baignée par des flots de sang.



samedi 10 octobre 2020

Caroline Baldwin, Miss Tattoo

Fascination


Cet ouvrage a été publié en 2020 à l'occasion de la sortie de Caroline Baldwin T19 - Les Faucons d'André Taymans. Il s'agit d'un hors-série consacré au personnage de Miss Tattoo qui apparaît dans les 18 & 19 de ladite série. Il s'agit d'une enquête réalisée pas Anne Matheys, d'après les archives de Taymans pour le projet de film Half-Blood consacré à Caroline Baldwin, dont le tournage avait commencé en janvier 2013 à Bangkok. La première édition de cet ouvrage a bénéficié d'un tirage comprenant un ex-libris numéroté de 1 à 1000, et signé par André Taymans. Il s'agit d'un dessin représentant Miss Tattoo, allongée nue.

L'ouvrage s'ouvre avec un dessin en pleine page de Jessica Blandy nue, avec ses sandales, en train de lire. La page suivante comprend une photographie occupant les deux tiers inférieurs, avec l'actrice Carole Weyers, Cyrielle Zurbrügg et André Taymans, à Bangkok. Au-dessus, court un texte rédigé par Anne Matheys, l'autrice qui a rédigé les introductions pour les quatre tomes de l'intégrale de la série. Elle explique que pour ce faire, elle a demandé l'accès aux archives personnelles d'André Taymans, et qu'elle était passée à côté de quelque chose, ou plutôt de quelqu'un. C'est en lisant les tomes 18 & 19 de la série Caroline Baldwin qu'elle a réalisé l'importance de Miss Tattoo, et qu'elle a fait le lien avec des photographies du tournage de 2013 qu'elle avait vues sans y prêter d'attention. Sur la page de droite, se trouve un autre nu de Caroline qui a reposé son livre et semble s'être endormie, toujours dans la même tenue d'Ève. Page suivante : trois nouvelles photographies en teinte sépia, avec le même trio de Carole, Cyrielle et André. Le texte de Matheys continue. Elle indique que le script du film coécrit par Taymans et Thierry Bourcy ne faisait aucune mention de Miss Tattoo. Or il en va tout autrement dans les tomes 18 & 19. Le dessin en pleine page sur la droite est consacré à Miss Tattoo / Madame Jow, et montre son dos nu, avec une représentation détaillée de son magnifique tatouage : les branches d'un arbre, avec deux oiseaux.

Dans la page suivante, le lecteur découvre une photographie sépia avec Carole de plein pied au premier plan, et Cyrielle, également de plein pied au second plan. Anne explique qu'elle s'est alors replongée dans les archives et a compulsé le millier de photographies issues du tournage, ainsi que les nombreuses heures de rush correspondante. Elle précise que son enquête n'est pas rigoureuse : elle rend plutôt compte de ce qui se dégage de ces archives, sans la version de Taymans qui a préféré lui laisser raconter une sorte de fiction. Sur la page de droite, Miss Tattoo est allongée nue sur un drap de couleur foncée.


Le tome 19 laisse planer un avenir incertain sur l'avenir potentiel de la série Caroline Baldwin, tout en annonçant quand même un probable tome à venir. S'il a lu les 18 & 19, le lecteur a pu faire le constat par lui-même du rôle très important du personnage de Miss Tattoo dans ce diptyque. En fonction de son degré d'implication dans la série, il peut s'en tenir à cette histoire en 2 parties sans rien rater en ne lisant pas le présent hors-série, ou bien se dire qu'il lui faut absolument en savoir plus sur cet intrigant personnage. Le tome 19 montrait de manière explicite que Miss Tattoo est effectivement inspirée d'un être humain réel : Cyrielle Zurbrügg dont le nom figure sur la couverture du présent ouvrage, à côté de celui du créateur de Caroline Baldwin. Le lecteur croit l'autrice sur parole quand elle dit que Cyrielle a dû faire une forte impression sur l'auteur, car les pages de la série montrent un personnage très important, volant même la vedette à Caroline dans le 19, voire devenant son héritière spirituelle, la remplaçant dans le cœur de celui qui pourrait se voir comme l'avatar de l'auteur, et occupant une place prépondérante dans la deuxième moitié dudit tome. Le texte en dit plus sur les circonstances de la rencontre entre Taymans et Zurbrügg lors de la recherche d'un bar à filles où tourner une séquence du film, ainsi que sur son intégration potentielle au scénario, sans toutefois s'aventurer sur le terrain de la vie privée de l'auteur. Le lecteur curieux en apprend un peu plus sur cette suissesse ayant fait une impression aussi forte sur l'auteur.

Le présent ouvrage de 34 pages comprend donc également des photographies. Certaines s'apparentent à des instants de travail, montrant donc le trio de Cyrielle Carole et André en repérage dans les rues de Bangkok, ou en train de manger, et une ou deux sur un set de tournage. Elles sont majoritairement en noir & blanc, ou en simili sépia. Leur taille va de deux tiers de la page, à un simple petit insert dans une page. Elles viennent compléter celles que le lecteur avait déjà pu regarder dans l'introduction du dernier recueil de l'intégrale Caroline Baldwin Intégrale T4: Volumes 13 à 16, et vraisemblablement faire regretter que ce projet de film ne soit jamais arrivé au bout. Il y a également une dizaine de photographies issues d'un plateau de tournage proprement dit : la scène où Caroline Baldwin fait la connaissance de Madame Jow dans son bar à filles. Le lecteur peut apprécier la ressemblance d'ambiance avec la scène équivalente dans la bande dessinée, tout en notant quelques différences. Carole Weyers porte la petite robe noire caractéristique du personnage, et les sandales à talon, et Cyrielle Zurbrügg porte la même robe que dans la bande dessinée avec le chapeau à large bord. Il y a aussi une photographie d'elle assise sur les marches d'un temple bouddhique, comme dans la BD, et une montrant le tatouage sur son dos nu.



Cet ouvrage contient également de nombreux dessins de Caroline et madame Jow. En plus de l'ex-libris, il y a 3 dessins en pleine page consacrés à Caroline, et 12 en pleine page consacrés à Miss Tattoo. Le lecteur retrouve donc Caroline dans une de ses positions habituelles : allongée nue sur un lit, avec ses sandales, en train de lire. Il peut retrouver un dessin similaire en plus petit dans la page en face de la deuxième de couverture des intégrales. Ceux consacrés à Jow mettent en valeur ses tatouages, ou les rondeurs de son corps nu. Anne Matheys fait observer que cette focalisation sur les tatouages est une nouveauté dans l'œuvre de l'auteur, sous-entendant qu'il a été convaincu par ceux de Cyrielle. Le lecteur peut donc se faire une idée assez précise des tatouages que s'était fait faire cette femme et qui ornait son corps en 2013. Il constate qu'il s’agit de dessins très détaillés, et que les thèmes sont originaux, que ce soit le biplan ou celui de l'arbre. L'auteur donne un sens à ce dernier dans le tome 19 de la série quand madame Jow explique que chaque feuille de cet arbre de vie représente une personne qu'elle a aimée. Chaque feuille a une histoire. Elle demande alors à caroline : où est ton arbre ? Où sont tes feuilles ? Indéniablement la nudité du personnage représenté leur apporte une dimension érotique, de nature sensuelle, plutôt que de nature sexuelle. Il n'y a pas d'acte sexuel sous-entendu, simplement un moment de détente pour une personne à l'aise dans la nudité, avec peut-être une touche de séduction dans certains dessins. André Taymans les réalise dans un registre proche de la ligne claire, avec une mise en couleurs sobre, sans effets 3D qui auraient été mal venus. Il n'y a pas de hiatus entre ces représentations pouvant évoquer une approche graphique tout public, et la nature de ce qui est représenté parce que la dimension sexuelle n'est pas présente.


Le lecteur découvre également de nombreux croquis et esquisses consacré à madame Jow et réalisé sur ce que Taymans avait sous la main : feuille de dessin (dans ce cas-là, ce sont souvent des cases des albums 18 & 19 à l'état de crayonné), feuille d'addition de restaurant, feuille de carnet d'hôtel, menu de restaurant. Le lecteur est alors libre d'imaginer s'il s'agit d'un dessin fait en observant le modèle sur un lit, ou si l'artiste s'exerce à la représenter dans les positions nécessaires pour la bande dessinée, d'après ses souvenirs, ou en l'observant en face de lui en attendant leur plat, ou un moyen de transport. À nouveau le texte ne vient pas révéler s'il y a eu idylle ou pas, ou plus si affinité. Cela intéressera donc surtout un lecteur fortement impliqué dans la série, pour découvrir comment l'auteur construit une case, comment il effectue des recherches pour les postures de ses personnages en fonction de la nature de la séquence, comment il s'exerce à capturer la personnalité d'une femme qu'il côtoie.


Avec ce hors-série, le lecteur obtient la confirmation qu'André Taymans a été sous le charme de Cyrielle Zurbrügg, ce qui l'a conduit à en faire un personnage dans sa série consacrée à Caroline Baldwin, et peut-être qui sait à lui consacrer d'autres albums dans un avenir indéterminé. Anne Matheys a choisi de ne pas trop en dire, de ne pas empiéter sur la vie privée de l'auteur, tout en en révélant un peu sur cette suissesse à la vie qui sort de l'ordinaire. Le lecteur en vient à se demander d'ailleurs ce qu'elle a pu devenir depuis. Miss Tattoo s'adresse à des lecteurs fortement impliqués dans la série, voulant en savoir plus, tout en sachant bien qu'il ne s'agit pas d'une bande dessinée, mais d'un ouvrage hommage réalisé par un créateur à sa muse.


 


samedi 3 octobre 2020

Caroline Baldwin T19 : Les Faucons

J'ai déjà rencontré des têtes de mules, mais là…

Ce tome fait suite à Caroline Baldwin T18: T18 - Half-blood (2018), les deux formant une histoire complète. Sa première parution date de 2020. Il est l'œuvre d'André Taymans, créateur du personnage, scénariste, dessinateur, encreur et coloriste. L'auteur a complété ce diptyque avec un hors-série : Caroline Baldwin, Miss Tattoo : Avec un ex-libris (2020) en collaboration avec Cyrielle Zurbrügg et Anne Matheys.

Caroline Baldwin se trouve à Vientiane au Laos. Elle est en train de siroter une bière dans un café. L'agent Num du bureau des narcotiques y pénètre, la salue en se déclarant soulagé de l'avoir enfin retrouvée, et s'assoit à sa table. Il entame la conversation en lui révélant plusieurs informations. Il avait passé un marché avec Jeremy Wilson pour obtenir des informations sur le trafic de Ya Ba, avec pour objectif de faire coffrer un gros trafiquant appelé Keo Tak. Baldwin se rend compte que ces informations l'intéressent et elle demande à en savoir plus. Num lui propose de sortir et de marcher dans la rue pour limiter les risques d'être écoutés. Baldwin souhaite savoir comment Jeremy était lié avec le trafiquant Keo Tak. Num lâche le morceau : Jeremy a une demi-sœur, née des amours du père Wilson et d'une laotienne pendant la guerre. Cette femme a épousé Keo Tak. En arrivant à Vientiane, Jeremy s'est montré aussi peu discret que Caroline en posant des questions à tout le monde, ce qui a occasionné sa perte. Num suggère à Caroline de retourner avec lui à Bangkok : elle décline sa proposition car elle a encore à faire au Laos. Ils se séparent et elle rentre à pied vers son hôtel.

À quelques mètres de la porte de son hôtel, un individu surprend Caroline Baldwin par derrière et lui applique un chiffon sur la bouche, imbibé d'un produit qui la plonge dans l'inconscience. L'un des kidnappeurs charge Caroline inanimée à l'arrière de son véhicule utilitaire sport et s'en va. Le second rentre dans l'hôtel pour aller fouiller sa chambre. Une fois à l'intérieur, il se dit qu'il va commencer par la salle de bain. Mal lui en prend, car madame Jow est en train de se délasser dans un bain, et elle lui tire dessus, lui logeant une balle en pleine tête, le tuant net. Elle l'identifie tout de suite comme étant un sbire de Keo Tak. Elle comprend qu'elle doit mettre les voiles : elle rassemble ses affaires dans son sac et s'en va. Pendant ce temps-là, le ravisseur est sorti de la ville. Il répond à un appel en conduisant : il indique que le colis est chargé, et qu'il lui reste à récupérer Tsin. Il arrête son véhicule dans les bois, à côté d'un temple désaffecté. Il appelle Tsin qui ne répond pas, et pour cause son téléphone sonne dans le vide sur son cadavre. Lassé, il retourne à sa voiture, et constate que Caroline Baldwin n'est plus  l'arrière, qu'elle lui a faussé compagnie.



Le lecteur retrouve tout ce qui fait les caractéristiques de la série depuis le début. La première séquence montre Num en train de fournir un gros paquet d'informations à Caroline Baldwin. C'est une des marque de fabrique de l'auteur dans cette série : le moment où les personnages s'assoient (ou parfois, comme ici, marchent) et fournissent des renseignements en quantité importante. Pour cette séquence-ci, la transmission d'explications dure 3 pages, dans une prise de vue vivante, grâce à la représentation détaillée du bar en arrière-plan, puis de la rue avec ses façades de petits immeubles, les voitures, les piétons, un moine bouddhiste dans le fond d'une case, etc. Comme d'habitude, le lecteur éprouve la sensation d'être sur place, dans un environnement plausible et réaliste, représenté d'après repérages. Elle est complétée par 3 autres scènes d'explication. Pages 20 & 21 Caroline discute dans un fauteuil en osier avec Neng, personnage qu'elle avait rencontré dans Caroline Baldwin, tome 8 : La Lagune (2002), scène très relaxante sur la pelouse d'un jardin. Pages 37 à 40, Gary Scott s'entretient avec Jack et un autre, dans l'arrière-salle du bar d'Alain, scène rendue moins statique par des dessins montrant des moments du passé. Enfin pages 42 & 43, Scott s'entretient avec madame Jow, pour une dernière explication à Bangkok, dans un temple bouddhique, où le lecteur peut apprécier à la fois l'intérêt de l'artiste pour les différents éléments d'architecture, et son admiration pour le modèle ayant servi pour madame Jow.

Le lecteur retrouve également le plaisir touristique indissociable de cette série, grâce à des dessins descriptifs documentés, des traits de contour à la fois assurés et modulés pour rendre compte de l'irrégularité des matériaux. Il peut ainsi se projeter dans le bar à Vientiane en regrettant de ne pas pouvoir s'assoir à la table de Caroline pour partager une bière, marcher dans un quartier résidentiel de cette même ville, effectuer une balade de nuit dans la jungle au milieu de cette végétation exotique, se poser devant une cabane sur pilotis au bord du Mekong, assister à un enterrement sous la pluie dans un vaste cimetière enherbé, se balader dans un temple bouddhique. Taymans se montre un guide attentionné et visiblement très impliqué dans la découverte et la représentation de ces sites, ce qui transparaît dans l'attention portée aux dessins. Le lecteur retrouve bien sûr Caroline Baldwin fidèle à son caractère de tête de mule, sachant apprécier l'alcool (mais sans abus pour ce tome), ne se laissant jamais en imposer, et ne sachant pas renoncer. Elle porte sa fameuse petite robe noire dans la première séquence : le lecteur est en territoire familier, contenté par toutes ces caractéristiques récurrentes, rasséréné et curieux de connaître le dénouement de cette histoire. Il retrouve également la propension du scénariste à donner une importance relative à certains détails, comme le fait que Caroline jetait tous les médicaments de son traitement à la fin du tome précédent, et que finalement ça n'a aucune importance.

Sous réserve qu'il ne se formalise pas sur les scènes explicatives copieuses et sur l'omission de la mise au rebut des médicaments, le lecteur plonge dans une aventure qui apporte toutes les explications attendues quant à l'imbroglio au milieu duquel s'est retrouvée son héroïne préférée, avec son lot de péripéties, et son lot de surprises, puisqu'il est question du propre père de Caroline Baldwin. Une fin satisfaisante de l'intrigue commencée dans le tome précédent, avec une narration visuelle toujours aussi entraînante, attentionnée attestant de l'amour que l'auteur porte aux lieux visités et aux personnages comme Caroline et madame Jow.


ATTENTION : la suite de ce commentaire comprend des divulgâcheurs de premier ordre.

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Le lecteur avait bien assimilé que cette histoire était destinée à la base à servir de scénario pour un film dont le tournage a commencé mais n'a jamais été terminé, avec l'actrice Carole Weyers dans le rôle de Caroline Baldwin. Au cours du tournage, l'auteur a fait la connaissance de Cyrielle Zurbrügg à qui il a souhaité donner une plus grande place dans l'histoire, et qui fait l'objet d'un hors-série. Avec cette idée en tête, le lecteur comprend mieux le tournant inattendu que prend l'histoire. Pour autant, il n'est pas préparé au passage onirique qui court de la planche 21 à la planche 32, débutant par 5 pages muettes avec une mise en couleurs dans les tons brun et noir, virant progressivement à l'orange et blanc. Caroline Baldwin est sous l'emprise de la drogue Ya Ba et son esprit ramène à la surface des souvenirs les mêlant à une interprétation inconsciente. Le lecteur comprend à demi-mots ce qui est en train de se jouer, en particulier quand Caroline se retrouve face à madame Jow faisant l'amour à Gary Scott : le message est clair. Il se sent pris d'une bouffée de nostalgie à l'évocation de trois ou quatre aventures passées, évocation reposant sur des visuels dont il se souvient parfaitement, que ce soit le casque de cosmonaute du premier tome, la course sur le pont, la pile de carcasses de voitures dans une casse, ou encore la chute dans une crevasse en montagne, sous la neige. L'évocation de ces moments repose sur ces images mémorables, et fonctionne parfaitement sans même avoir besoin de se souvenir de l'intrigue associée, ou du numéro de l'album correspondant. La dernière séquence entérine la sensation éprouvée par le lecteur : un au revoir à Caroline, peut-être un adieu, seul l'avenir le dira. Madame Jow t'a supplantée dans le cœur de Gary Scott qu'il est alors possible de voir comme l'avatar de l'auteur.

Ce dix-neuvième tome s'avère donc doublement émouvant. Le lecteur découvre avec curiosité et plaisir le dénouement de cette histoire mêlant trafic de drogue et enjeux personnels, dans des environnements toujours aussi bien rendus, permettant de s'y promener à loisir. Il comprend en cours de route que le récit contient un enjeu supplémentaire inattendu porteur d'une forme de tristesse douce, une page qui se tourne, sans certitude de retour.