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mercredi 31 janvier 2024

very bad dates

Mais ça demande tellement de temps !


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Gaëlle Sanchez, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatorze pages de bande dessinée. Il commence par une introduction d’une page de l’autrice qui explicite sa mission d’inspectrice de l’amour : donner une voix à celles et ceux qui, comme elle, ont navigué (et naviguent peut-être encore) dans les eaux tumultueuses du dating. Ses personnages vont vivre ces expériences embarrassantes et malgré tout amusantes, rappelant au passage que la quête de l’amour est parfois semée d’embûches. Ces histoires sont alors une invitation à rire de ces propres mésaventures romantiques, à trouver de la légèreté dans des situations insolites, à dédramatiser certaines pressions sociales liées au célibat, mais aussi à prévenir certains comportements… afin de transformer les pires rendez-vous en souvenirs mémorables.


Dans un appartement, Jade s’étonne que Nina ne soit pas là. Léo répond qu’elle se prépare car Madame a un date. Victoria relève la tête de son téléphone, trouvant ça intéressant, alors que Rafaël sourit en écoutant. Nina passe par la porte vêtue d’une belle robe rouge, en demandant à Léo s’il est jaloux. Ce dernier répond que pas du tout. Il ajoute qu’elle est la meilleure coloc du monde, avec son emploi du temps de ministre du dating. Rafaël lui lance une pique en lui faisant remarquer que pour Léo c’est très calme de ce côté-là. Victoria renchérit en ajoutant qu’il va leur dire qu’il prend du temps pour lui, qu’il redécouvre le célibat, bla, bla, bla. Très détendu, Léo répond que c’est exactement ça. Jade demande qui est le mec que Nina voit ce soir. Rafaël ajoute qu’ils peuvent en savoir plus puisqu’elle les abandonne. Elle répond : ils ont matché sur une application et ce soir, c’est la première fois qu’elle le rencontre, il s’appelle Marc.

Jade demande à Nina si ça marche vraiment, les applications de rencontre. Léo se moque : Oh que oui, il suffit de regarder la collection de mecs de Nina. Cette dernière explique que ça dépend : il faut faire le tri dans les profils. Elle pourra lui montrer si elle veut, et elles pourront créer un compte pour Jade. Léo estime que sa petite sœur n’a pas besoin d’être pervertie ainsi, et il enchaîne en demandant où Rafaël en est avec Matthieu. L’intéressé ne souhaite pas répondre et propose plutôt de passer à la vie sentimentale de Victoria. Léo la ramène pour dire qu’elle va se marier avec son job de toute façon. Elle lui demande s’il veut vraiment parler de mariage, lui le divorcé. Finalement Nina indique qu’il est temps qu’elle y aille. Elle arrive juste à temps, son rencard est en train d’attacher son vélo devant le café où ils ont rendez-vous. Ils entrent et s’installent pour boire un verre. Rapidement, il lui pose la question qui lui tient à cœur : quel est son légume préféré ? Elle trouve la question un peu étrange et lui dit. Il répond que c’est pour vérifier qu’elle en mange. Il explique qu’il trouve que ça se voit qu’elle mange bien à la cantine, et pour lui c’est super important d’avoir une hygiène de vie irréprochable : faire beaucoup de sport, manger des légumes…


Le texte de la quatrième de couverture établit clairement la nature de cet ouvrage : cinq amis célibataires débriefent avec humour leurs rencards entre virtuel et réalité, des anecdotes issues de vrais témoignages. L’ouvrage se décompose en trente-deux scénettes, relatant des rencontres souvent d’un soir puisqu’il s’agit de Very bad dates, avec quelques-unes consacrées aux discussions entre les cinq amis sur le principe d’une application de rencontres, sur le temps qui passe, l’éventuel engagement sérieux qui pourrait découler d’une de ces rencontres, l’absence de réponse à des messages après un premier rendez-vous et les raisons de ghoster, ainsi qu’une page consacrée au Service Après-Vente (SAV) du dating, et une autre sous forme de logigramme en cas de match dans une appli (envoi de messages, un rendez-vous chez lui ou chez elle ou un rendez-vous à l’extérieur, choisir un lieu qui ne craint pas, boire un coup ensemble, et plus si affinité). Le ton de la narration est dédramatisé, avec quelques touches d’humour, ou au moins de bonne humeur à chaque fois, sans moquerie ou méchanceté, tout en pointant du doigt certains comportements manquant de tact ou de politesse, ou vraiment étrange lors d’un premier contact. Cela va de cette question sur le légume préféré, à une proposition de passer à l’acte tout de suite en craignant d’être trop fatigué plus tard dans la soirée.

L’illustration de couverture fait jeune, ciblant un public d’une vingtaine d’années, encore que les personnages mis en scène ont entre vingt-six ans pour Jade, et trente-deux ans pour Victoria et Léo, Nina et Rafaël ayant trente-et-un ans. Les personnages sont conformes aux canons de la beauté, avec des silhouettes bien proportionnées, seul un jeune homme semble en léger surpoids et une femme présente des hanches assez larges. L’autrice a constitué une distribution de personnages offrant assez de diversité : trois blancs, une noire et un jeune homme vaguement typé maghrébin. Les dessins des personnages présentent des caractéristiques à la fois simplifiées et rendues plus douces au regard : des yeux un peu plus grands pour qu’ils soient plus expressifs, des corps sans beaucoup de particularités si ce n’est la chevelure, des expressions avenantes avec souvent un sourire aux lèvres reflétant leur bonne humeur. La dessinatrice fait usage régulièrement de mimiques très expressives pour indiquer l’état d’esprit des personnages, ou pour donner plus de vivacité à leurs réactions émotionnelles. Elle varie les tenues vestimentaires en fonction des personnages et des situations. Lorsque la rencontre se passe bien, à trois occasions différentes, les deux adultes peuvent se retrouver dans la chambre à coucher, sans nudité, l’autrice s’arrêtant au stade des sous-vêtements.


S’ils semblent un peu lisses en surface, les dessins comprennent de nombreuses informations visuelles. L’artiste représente très régulièrement les décors, ce qui évite d’avoir la sensation d’une enfilade de scènes entre acteurs sur un théâtre avec une toile de fond pour tout décor. Ainsi de séquence en séquence, il peut regarder l’ameublement de l’appartement en colocation avec ses meubles très fonctionnels, quelques rues à la représentation très géométrique et épurée mais avec des façades et des commerces différents, des bars et des terrasses de café variés, plusieurs cuisines aménagées, la queue et une salle de cinéma, deux ou trois chambres à coucher, une salle de bain, etc. Quel que soit l’environnement de la scène, le lecteur observe une propreté immaculée, au point de les rendre aseptisés. Il remarque également qu’à plusieurs reprises l’artiste sort du format de cases disposées en bande pour une page qui sort de l’ordinaire. Chacun des cinq amis bénéficie d’une présentation d’une page où il apparaît dessiné en pied, avec un facsimilé simplifié de son profil sur l’application de rencontre : son prénom, son âge et sa profession, un très court message de présentation en une vingtaine de mots, ses occupations préférées, ses émojis favoris, et sa musique du moment, ainsi qu’une photographie de mise en situation (position de yoga pour Nina, en cours de danse classique pour Jade, à la Gay Pride pour Rafaël, en salle de gym pour Victoria, en salle de boxe pour Léo). L’autrice s’est également amusée à faire une page de profil de six hommes (Charles 34 ans, Baptiste 30 ans, Pierre 24 ans, Max 27 ans, Noam 29 ans, Damien 31 ans), et une autre de cinq femmes (Laurie, 32 ans, Katia 30 ans, Olivia 25 ans, Juliette 30 ans, Cathy 53 ans), une mise en page colorée pour une douzaine de messages qualifiés de perles, une parodie de Gandalf refusant le passage, une page de conseil SAV du dating et un logigramme de rencontre.

Le lecteur se retrouve invité dans les échanges amicaux entre ces cinq personnes, évoquant ces rencontres, qualifiées de très mauvaises. Les mauvaises surprises en question sont de nature diverse, sans jamais verser dans l’agression pour le harcèlement. Les unes et les autres sont confrontées aux bizarreries ordinaires, du comportement sans gêne à la phobie légère, du gros lourd qui dit faire dire Camion comme prétexte pour toucher la poitrine de son interlocutrice, à l’individu qui indique après coup par message qu’il souffre de trichophobie et qu’il souhaite que sa potentielle amie se rase les poils des bras, sans oublier celui ou celle qui se montre dans le jugement dès les premières phrases, ou plus classique celui ou celle qui s’écoute parler. À trois reprises, les amis parlent entre eux de leurs rendez-vous passés, pour débriefer, et se soutenir après ces rendez-vous allant de la déception au désastre, d’une manœuvre de diversion et d’une excuse pitoyable pour mettre un terme le plus rapidement possible, à un constat d’incompatibilité. En passant, l’autrice évoque le fait que le célibat n’a rien de honteux, que les femmes peuvent se sentir pressées par leur horloge biologique alors que les années passent si elles souhaitent fonder une famille, que les attentes ne sont pas forcément les mêmes entre les deux êtres humains s’étant donné rendez-vous. Elle n’aborde pas d’autres facettes, comme la motivation du premier rendez-vous (plutôt faire connaissance ou plutôt chercher une relation sexuelle), ou la stratégie de séduction, les règles que peuvent se fixer les unes et les autres.


Une bande dessinée sympathique, avec une narration visuelle agréable à l’œil, sur le thème de la rencontre à partir d’une correspondance sur une application. Les cinq amis sont rapidement définis, surtout par leur âge, sans réelle personnalité, et ils rencontrent des individus, le temps d’un rendez-vous pouvant s’arrêter au bout de quelques minutes, comme se prolonger jusqu’à se retrouver dans la même chambre. Il n’est pas question de violence ou de contrainte, simplement de premier contact et de déceptions diverses et variées. Amusant.

mardi 30 janvier 2024

China Li T04 Hong-Kong - Paris

Que toute idée de rébellion soit inexistante.


Ce tome fait suite à China Li T03 La Fille de l'eunuque (2021) ; c’est le dernier tome de cette tétralogie. Sa première publication date de 2023. Il a été réalisé par Maryse & Jean-François Charles pour le scénario, et par ce dernier pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-six pages de bande dessinée. Il débute par un texte introductif d’une page résumant les trois tomes précédents. Il se termine par un texte court texte intitulé : Et qu’en est-il de la fortune de Zhang et de Madame Li ? Puis par deux pages intitulées Fiction ou réalité, ils nous ont inspirés, présentant Minnie Vautrin, Iwane Matsui, John Rabe, Feng Yuxiang, Du Yuesheng, Yasuhiko Asaka, les femmes de réconfort.et enfin une page de bibliographie recensant trente-trois références.


Shanghai, le marché aux criquets, 1937. Acclamé par la foule, le criquet Chang entre dans l’arène. Fort et endurci, il veut en découdre. Yuan est son adversaire. C’est son deuxième combat. Les paris sont ouverts. Le maître de la joute les taquine pour qu’ils soient violents. Chang tente d’avoir le dessus, mais Yuan esquive les coups. Chang finit par se fatiguer et Yuan en profite pour lui régler son compte. Chang recule dans l’arène. Yuan est déclaré vainqueur. Les parieurs crient : Laissez Chang survivre, il en a ! Mais l’arbitre le jette dans la cage de la sauterelle pour y être dévoré. C’est là que Li et Chou avaient retrouvé celui qui détenait les attributs de du père de la jeune femme. C’était un marchand d’alcool de serpent. Au début, il niait farouchement… Mais Chou avait des arguments. L’homme cachait les précieuses dans sa réserve. Les gardiens y étaient très dissuasifs. Et il leur avait remis les précieuses qu’il avait soigneusement cachées. Ils étaient alors repartis vers le refuge secret de son père Zhang, dans les montagnes du Hunan. Traversant des steppes, des forêts et les rizières en terrasse du Jiangxi, évitant ainsi, loin du fleuve, de rencontrer les armées communistes de Mao et celles du Kuomintang de Tchang Kaï-chek.



Mais alors qu’ils s’approchaient du repaire des montagnards, Li et Chou apprirent que le monastère avait été attaqué par les nationalistes. Les combats avaient été rudes, beaucoup d’hommes avaient perdu la vie. C’est l’armée du généralissime qui avait harcelé, mitraillé, bombardé le refuge. Le maître des lieux, monsieur Zhang, s’était échappé, le seigneur de la guerre protégeant sa fuite. Il avait profité des longues galeries souterraines creusées à l’époque par les moines bouddhistes, et qui débouchaient en bas sur l’autre versant de la vallée. Le chef des triades avait pu fuir et traverser le pays pour gagner d’autres horizons. Au petit matin, les nationalistes prenaient possession des lieux. Le seul que l’on avait retrouvé sous les ruines du monastère était un homme blanc un Français. Il était en vie, mais avait subi le supplice de la goutte, et avait perdu la raison. Le père de Li avait trouvé refuge dans la province du Hubei, chez le général chrétien.


Le lecteur sait déjà que le récit se termine dans un restaurant asiatique à Paris au début des années 2020, mais il sait aussi qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir par le personnage principal au cours d’une période historique atroce. Pour peu qu’il dispose de quelques repères historiques, il anticipe avec inquiétude le passage par Nankin, et le massacre qui s’y déroula à partir du 13 décembre 1937 jusqu’en février 1938. Les auteurs y consacrent vingt pages, de la seize à la trente-six, et Li en fait l’expérience. D’un côté, la douceur de la palette de couleurs et les traits de contours élégants atténuent l’horreur visuelle, neutralisant le risque du voyeurisme. D’un autre côté, l’artiste représente les situations horrifiques : les habitants risquant leur vie pour traverser le fleuve à la nage, les individus pris dans le goulet d’étranglement que sont les portes de la ville, les cadavres de soldats et de civils abandonnés à même le sol dans les décombres, les individus encore vivants se tenant debout dans une fosse commune pour y être directement exécutés, les corbeaux venant se poser sur la tête des cadavres flottant dans l’un bras du delta du Yangzi Jiang, un enfant accroché à la jambe de sa mère morte, les viols, les tortures. D’un côté, une sorte de détachement clinique tient le lecteur à distance, de l’autre la qualité de la véracité historique et la justesse de la mise en scène convainquent le lecteur que ces pages capturent la réalité des faits.



Le récit chronologique de la vie de Li continue, et le lecteur ressent l’influence des décisions politiques et guerrières de Mao Zedong (1893-1976) et de Tchang Kaï-chek (1887-1975). Li succède à Zhang son père adoptif, à la tête de la Bande Verte, l’une des triades chinoises établies à Shanghai. Dans ce dernier tome, le lecteur côtoie également Du Yuesheng (1888-1951) un membre de la Bande verte, Yasuhiko Asaka (1887-1981) commandant des forces impériales ayant participé à l’assaut sur Nankin et au massacre qui s’en est suivi. Il est également question des femmes de réconfort (esclaves sexuelles souvent mineures, parfois âgées de 12 ans seulement, victimes des soldats japonais dans les pays occupés pendant la deuxième guerre mondiale), de la campagne des cent fleurs (une politique menée en Chine de février à juin 1957 par Mao Zedong ), du grand bond en avant (une politique économique menée par Mao Zedong de 1958 à 1960), de la canonnière USS-Panay (PR-5) de l’United States Navy, du trafic d’opium étrangement réprimé par Mao Zedong dès 1949 (il mena une campagne officielle contre la drogue, tout en contrôlant les cultures de pavots dans les zones les plus reculées du nord du pays, le bénéfice net de ce trafic allant comme d’habitude dans les caisses du PCC). Ces éléments historiques sont exposés par le biais de cartouches de texte finement écrits, donnant régulièrement l’allure d’un texte illustré pour chaque case correspondante, à cette bande dessinée.


Une fois qu’il s’est adapté à ce parti pris narratif évoquant régulièrement un texte illustré courant de case en case, le lecteur se rend compte de la manière dont texte et images interagissent. De manière taquine les époux Charles ouvrent leur récit avec un combat de criquet et le texte semble synthétiser ce que montre la case correspondante. Dès la troisième planche, le temps que le lecteur s’y soit habitué, les dessins montent en puissance dans ce qu’ils montrent venant donner une autre saveur au texte, pour assurer souvent la fonction de reportage visuel, permettant ainsi au récit de s’incarner à travers des hommes, des paysages. Le lecteur est ainsi progressivement parvenu à un état d’esprit qui le rend conscient de la fonction des dessins : il prête tout naturellement attention à ce qu’ils montrent, ce qu’ils racontent en plus, en parallèle du texte, donnant à voir cette époque, chaque instant de manière concrète. Il mesure tout ce que les dessins donnent à voir : les paysages naturels comme les rizières en terrasse du Jiangxi, les différentes tenues militaires de chaque camp, les petits villages et leur pont, comme les grandes cités et leurs rues, les intérieurs bourgeois et leur ameublement ainsi que les rues dévastées et les immeubles détruits, l’armée japonaise et ses blindés défilant et occupant Nankin, les différentes armes, les navires de guerre, les rues modernes de Hong Kong, les travaux des champs, une cérémonie de remise de diplôme dans une université du Maine. Le lecteur se délecte des quelques illustrations en pleine page : le marché aux criquets de Shanghai, les rizières en terrasse du Jiangxi, une chute d’eau à proximité de laquelle se reposent des combattants chinois, les exécutions sommaires aux portes de Nankin, l’arrivée par mer à Hong Kong à bord d’une jonque, un vieil homme en train de peindre à l’eau des poèmes éphémères sur le chemin de pierre du jardin d’un grand temple à Hong Kong, un avion survolant une rue de cette cité, et pour finir une vue paisible de la rivière Li… sans oublier une séance douloureuse de bondage traditionnel (Shibari).



Madame Li continue de traverser le siècle, son existence et sa trajectoire de vie étant impactés et brutalisés par les événements historiques. En dehors des séquences vécues en direct, la narration prend les atours d’un roman, des textes comme écrits par le personnage principal évoquant ses souvenirs, ce qui correspond à la scène d’introduction du premier tome : Madame Li raconte sa vie aux personnes présentes dans le restaurant chinois appelé La rivière Li. Cette approche romanesque préserve l’implication du lecteur pour cette femme, car il a appris à la connaître dans les trois premiers tomes. Il la voit accepter certains coups du sort, essayer de lutter contre d’autres, faire avec, ou bien choisir d’embrasser les responsabilités de cheffe de triade en toute connaissance de cause quant aux trafics illégaux, et aux conséquences sur les usagers de l’opium. Il ne parvient pas à la considérer comme une méchante, l’ayant accompagnée dans tout ce qu’elle a enduré, que ce soit les épreuves physiques ayant laissé des cicatrices dans sa chair, ou les épreuves émotionnelles sur lesquelles elle n’avait aucune prise, comme l’éloignement de ses enfants. Le lecteur constate le passage du temps, parfois grâce aux dates, parfois par des marqueurs temporels comme dans la planche cinquante-trois, d’abord avec une affiche pour le film Le parrain sur une colonne Morris, puis pour un spectacle de Coluche sur le même support, puis pour le film Jurassik Park, et enfin pour le film Amélie Poulain.


Pour ce dernier tome, Madame Li reprend le devant de la scène. Jean-François Charles excelle pour lui donner vie, donner de la consistance et rendre plausible chaque lieu, chaque environnement quelle que soit l’époque, avec un équilibre parfait entre une apparence douce et prévenante pour le lecteur, et une précision qui ne cache rien des horreurs de la guerre ou de la violence sous toutes ses formes. Le destin de Madame Li continue d’être formidable et extraordinaire, tout autant que terrible et accablant, insignifiant à l’échelle des événements historiques, incroyable à l’échelle humaine. Palpitant, grandiose et effrayant.



lundi 29 janvier 2024

Une histoire de l'art - Tome 2 - Peindre

La peinture, ça ne devrait être que ça : une histoire de mouvement.


Ce tome est le premier d’un diptyque intitulé Peindre ou ne pas peindre, ayant fait l’objet d’une réédition Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale en 2021. Sa première édition date de 2019 sous le titre complet de Une histoire de l'art - Tome 2 – Peindre. Le premier tome de cette série est paru en 2016, sous le titre Une histoire de l’art, et sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso, pour une promenade dans les méandres de l'histoire de l'art, après avoir fait l’objet d’une parution dématérialisée sur la plateforme Professeur Cyclope. Cet ouvrage a été réalisé par Philippe Dupuy, scénario, dessins et couleur. Il comporte cent-vingt pages de bande dessinée. Le tome suivant est consacré au couturier Paul Poiret (1879-1944) : Une histoire de l'art - Opus 3 - Ne pas peindre.


Dans une pièce, Man Ray est installé à une table d’échecs, avec un autre lui-même en face, les deux fumant une cigarette et réfléchissant à leur prochain coup. Marcel Duchamp conseille le fou, avancer le fou. Le Man Ray assis à gauche dit : La folie, c’est la peinture. Il continue : La peinture est une aventure intime déraisonnable. De l’autre côté du plateau d’échecs, Man Ray lui répond : S’en détourner pour une expression mercantile est un renoncement coupable. Le premier répond qu’il ne s’en est détourné en rien, il peint et il peindra toujours, mais l’Art ne se vend pas. Il ne voit pas pourquoi l’artiste devrait crever de faim. Duchamp lui suggère de faire un bon mariage, alors. Man Ray fait observer que Duchamp lui dit cela, lui qui a renoncé à la peinture et qui refuse l’idée même de vivre avec une femme. Son interlocuteur nuance : c’est la peinture qui s’est détournée de lui, pour le reste il refuse tout compromis. Man Ray reprend : la photographie est un bon compromis, c’est un art qui paye. Il ne partage pas le mépris qu’ont tous ces peintres pour la photographie. Ce sont deux métiers qui ne se font pas concurrence. Chacun est engagé dans une voie différente.



New York en 1904, au Metropolitan Museum of Art, le jeune Emmanuel Radnitsky effectue une visite contemplant les œuvres d’art exposées. Il rentre chez lui, plein d’images dans la tête. Arrivé dans l’appartement familial, il prend sa petite sœur par la main et l’entraîne dans sa chambre pour la dessiner, alors qu’elle s’est assise sur le lit. Sa mère intervient, ordonne à Dora de sortir d’ici, et de la laisser seule avec son fils. Manya Radnitzky exige de savoir d’où provient ce matériel de peinture. Emmanuel commence par dire qu’il se l’est acheté avec son argent de poche, puis il avoue : il ne les a pas volés, on lui a donnés. Ted et Nick, c’est eux qui les ont chapardés pour lui ; il leur donne des cours de peinture en échange. Sa mère est outrée : en plus, monsieur ne fait pas les basses besognes lui-même, son fils joue les petits caïds. Elle le prend par l’oreille, en lui indiquant qu’ils vont aller rendre tout ça à son propriétaire et lui présenter des excuses. Échecs 2 : à l’écoute de cette anecdote de la jeunesse de Man Ray, Marcel Duchamp est surpris ; c’est étonnant cette fascination pour la peinture.


Philippe Dupuy met en scène Emmanuel Radnitsky (ou Rudzitsky, 1890-1976), durant une période bien cernée de sa vie : de 1913 à 1921. Des années durant lesquelles l’artiste choisit son métier (artiste), fait connaissance avec le galeriste Alfred Stieglitz (1864-1946), choisit son nom d’artiste, suit les cours de la Ferrer Modern School (créée par Emma Goldman, 1869-1940, intellectuelle et anarchiste russe), séjourne à Ridgefield House (une communauté d’artiste dans une région rurale du New Jersey), commence à exposer, à vendre, découvre les artistes européens à l’occasion du Forum Exhibition of Americain Painters en mars 1916 (dont le tableau Nu descendant un escalier, 1912, de Marcel Duchamp), perd son modèle et son amante Adon Lacroix (pseudonyme de Donna Lecoeur), participe au mouvement Dada en 1919, et finit par partir pour l’Europe, grâce au financement de Ferdinand Howald (1856-1934, homme d’affaire et collectionneur d’art). L’artiste s’interroge sur la nature de son art, de la peinture, tout en évoluant dans un milieu lui-même riche en développements à la fois sur la nature de l’art, à la fois en œuvres novatrices. Le lecteur apprécie plus le récit s’il dispose lui-même de quelques repères artistiques, que ce soit la portée du Nu descendant un escalier, du ready-made Fontaine (1917), une partie des œuvres de Corot, Ingres, Delacroix, Courbet, Bonnard, Gauguin, Cézanne, Van Gogh, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Bourdelle, Brancusi (artistes ayant exposé à The Armory show de1913 à New York). Et peut-être aussi le fait que Man Ray est passé à la postérité pour ses photographies, reconnues comme des œuvres d’art.



Le récit débute à une date indéterminée, avec deux versions de Man Ray en train de se parler au-dessus d’un jeu d’échecs, et Marcel Duchamp intervient dans la discussion : un dispositif narratif assez particulier. Deux planches après : une scène de l’enfance d’Emmanuel, marqué à jamais par une visite dans un musée d’art. après cette scène de cinq pages, retour à cette partie d’échecs métaphorique. Ces cent-vingt pages comportent environ cinquante scènes différentes, chacune portant un titre, soit unique, soit itératif. Par exemple pour la première catégorie : The Armory show 17/02/1913, Charles Daniel automne 1915, N.Y.C. 1915 : une visite d’Arthur J. Eddy, Forum Exhibition of Americain Painters mars 1916, Revolving doors 1916, La perte du modèle, Suicide 1917 l’urinoir de Marcel Duchamp, Dada 1919, Société Anonyme Catherine S. Drieer, Howald, etc. Dans la seconde catégorie : Échecs 1 à 6, Les artistes ont des vies dissolues 1 à 6, Peindre 1 à 7, ou encore Ridgefield (neuf scènes non successives, sans numérotation, mais avec un sous-titre). Pour autant, la lecture s’avère très facile car le scénariste s’en tient à un déroulé chronologique. Dès la première page, le lecteur observe également le parti pris esthétique très tranché des dessins. Des bordures de cases assez droites, mais aussi des pages composées de dessins sans bordures. Une apparence des personnages (dans le détourage des formes par un trait encré, et les traits du visage) influencée par l’art du début du XXe siècle, par exemple Marc Chagall. Une importance relativisée des décors, eux aussi subissant de légères déformations par rapport aux canons de la perspective. Une bichromie basée sur le beige. Des inversions de contraste pour les séquences intitulées Peindre, dessinées en blanc sur fond noir.


Le lecteur s’immerge dans un monde visuel à la forte personnalité, né pour partie du réapprentissage forcé du dessin suite aux événements racontés par l’auteur dans  Left (2018), et pour partie de la mise à profit de l’histoire de l’art étudiée par lui. Le lecteur éprouve la sensation d’assister aux discussions des personnages comme s’il se tenait à côté d’eux, de se promener dans les rues de New York, dans le quartier de Brooklyn, dans Central Park, dans un atelier pour apprendre à dessiner, dans une morgue, dans la salle à manger d’un appartement de la haute bourgeoisie, dans une salle de dessin de l’école Ferrer, à la campagne dans différentes galeries, chez Walter Arensberg, etc. Il voit l’artiste évoquer plusieurs œuvres d’art, utiliser plusieurs techniques de dessins pour un élément spécifique, pour une scène : une statue de Rodin, le Nu descendant un escalier (1912), de Marcel Duchamp (1887-1968), les ready-made de Duchamp évoqués sous forme de diagramme dans ses phylactères, une représentation personnelle de Transmutation (1916) de Marcel Duchamp, de ses Revolving Doors 1916, série d’images conçues pour être présentées assemblées sur un axe central vertical, comme une porte à tambour), le ready-made Fontaine (1917, urinoir en porcelaine renversé signé R. Mutt) de Duchamp, l’affiche Réveil Matin Dada 4-5 de Francis Picabia (1879-1953), plusieurs œuvres Dada de Man Ray, la Bouteille Belle Haleine Eau de Voilette (1921) de Marcel Duchamp.



Rapidement, le lecteur comprend que les deux versions de Man Ray jouant aux échecs constituent une métaphore de ce qui se joue en lui, concernant ses interrogations sur l’art et sur le rôle de l’artiste. Au cours des séquences intitulées Peindre, il croise Psyché qui incarne l’invisible, le rien (fantôme des morts, de ce qui a été), Phasma qui est le double fantasmatique d’une réalité elle-même doublure d’un fantôme (Serait-ce là la peinture ? Siège des apparences et du mensonge ? Répétition fantomatique d’une répétition d’un fantôme ?) et enfin Oneiros, fantôme des songes, double rêvé de la réalité. Dans le même temps, Emmanuel Radnitsky travaille à sa peinture, réalise des photographies d’œuvres d’art, découvre les travaux d’autres artistes comme Corot, Ingres, Delacroix, Courbet, Bonnard, Gauguin, Cézanne, Van Gogh, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Bourdelle, Brancusi à l’occasion d’expositions newyorkaises. Les muses évoquent la peinture par le biais de dualités tournant autour de la duplicité et de l’ambivalence. Vérité / Mensonge. Moyen / Résultat. Objet / Représentation. Figuration / Abstraction. Forme / Matière. Couleur / Dessin. Modèle / Copie. Figure / Fond. Lors du chapitre Échecs 5, Duchamp expose sa vision de la peinture, et de la photographie, aux deux Man Ray : La peinture, comme la photographie, comme tous les arts, ça ne devrait être que ça : une histoire de mouvement, pas de mouvement artistique, ou du rendu du mouvement, ou du geste, mais de mouvement de l’esprit. Lors de l’avant-dernier chapitre Peindre, la muse évoque la notion de flou : peintures et modèles sont des fantômes, tout y est flou.


Le lecteur ne sait pas forcément à quoi s’attendre en commençant cette histoire : il découvre un récit centré sur Man Ray, entre 1913 et 1921, dans une narration visuelle fortement influencée par les courants artistiques de l’époque. L’auteur met en scène cette phase de la vie de Man Ray, d’abord peintre par vocation, utilisant la photographie à des fins utilitaires. La maturation de l’artiste en tant que créateur sert de terreau à une réflexion sur le devenir de la peinture à cette époque, entre figuratif et abstraction, l’utilité de sa dimension purement représentative étant remise en cause par le développement de la photographie. Passionnant.



jeudi 25 janvier 2024

L'œuvre

Penser la lumière avant le trait


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1928. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Jacques de Loustal, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Démon de la création, constituée des paragraphes : Hors-d’œuvre, Démon de la création, Esprit du Golem es-tu là ?, La critique à l’œuvre. Viennent ensuite six bois gravés annonciateurs de L’Œuvre, un texte d’une page sur les matrices retrouvées du présent roman, une biographie chronologique de quatre pages, et sept photographies de l’auteur. Il s’agit du sixième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois), La ville (1926, cent bois).


Dans une grande pièce de plusieurs étages, aux murs de briquettes nues, l’artiste contemple un énorme bloc de roche, tenu à la verticale par d’épais étais en bois. Il positionne une très haute échelle contre ce bloc presque cylindrique, tout en hauteur, pour commencer à sculpter le sommet. Avec un simple marteau et un simple burin, il frappe pour faire émerger la tête, et l’ébauche des épaules. Repositionnant l’échelle au fur et à mesure, il taille ainsi la roche en partant du haut pour aller vers le bas, et lui donner ainsi la forme d’un homme géant, entre quinze et vingt mètres de haut.



La nuit alors que le sculpteur dort dans un lit placé dans cette énorme pièce, le géant s’anime, comme doté de vie et de conscience. Il brise les énormes poutres servant d’étais, brise le mur de briquettes en le poussant avec la main et avec le pied. Le voilà libre de sortir dehors, : il passe à travers l’immense brèche qu’il a ouverte dans le mur. À ses pieds, minuscule, le créateur a été réveillé par le tumulte et il s’agite en pure perte, incapable d’attirer l’attention du géant. Grisé par sa liberté, le géant s’élance dans une large avenue de la cité, son créateur courant tant bien que mal derrière lui pour ne pas se faire distancer, sans plus réussir à attirer son attention. Toujours grisé, le géant court littéralement à travers la ville, dominant tous les bâtiments par sa haute sature, sa tête semblant se trouver à hauteur d’un nuage dans le lointain. Il finit par sortir de la ville et il pénètre dans une forêt aux arbres aussi hauts que lui. Alors que le soleil commence à poindre, il atteint un endroit de la forêt où sa tête dépasse de la canopée et il observe au loin pour choisir sa destination. Une fois décidé sur la direction à prendre, il se met en marche, il sort de la forêt et il arrive dans une nouvelle ville.


Le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre avec ce titre cryptique, ce choix du bois en couverture, qui montre un géant passant la tête par la fenêtre. Quelle concept l’auteur va-t-il mettre en scène après l’histoire de la vie d’un homme en vingt-cinq images, celle d’un autre homme ayant voyagé, l’importance de la lumière du soleil, la vie et la diffusion d’une idée, les multiples facettes d’une journée dans la vie d’une ville ? Dès les premières images, la réponse apparaît : l’histoire narre la vie d’un géant, sculpté par un artiste, né géant, et évoluant aussi bien dans une grande ville que dans la forêt, jusqu’à rencontrer un être suprême et voyager plus loin encore. Pourquoi pas ? Toutefois le dessein de Masereel paraît plus difficile à cerner que dans ses œuvres précédentes. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir le sens du titre : l’œuvre évoquée n’est autre que le géant qui est littéralement l’œuvre du sculpteur. Cette histoire fonctionne comme les précédentes, c’est-à-dire sur la base d’une image par page sans aucun texte, ni dialogue, ni pensées, ni commentaires de l’éventuel narrateur. De fait, le lecteur n’a pas accès aux pensées du géant, et il ne peut que se perdre en conjecture sur les intentions qui l’animent, sur les raisons qui le poussent à agir comme il le fait. Cela confère au récit un goût de C’est comme ça ! Il n’y a rien à chercher à comprendre, il faut prendre les choses comme elles viennent. Cela aboutit à un enchaînement linéaire d’actions dans un ordre strictement chronologique, le géant étant présent dans chacun des soixante bois, même s’il est à l’état d’ébauche ou de matière brute dans les trois premiers.



S’il a lu les précédents tomes, le lecteur constate que l’allure générale des images semble plus noire, avec des traits plus épais, des rendus plus grossiers, un ratio de noir par rapport au blanc plus élevé dans chaque image. Il se rend compte qu’il s’y reprend même à deux fois en page cinquante, la masse grouillante des citoyens se confondant avec le dos du géant. Pour autant, en lisant l’article Les matrices de l’Œuvre retrouvées, par Martin de Halleux, il apprend que les bois originaux sont à la disposition de l’éditeur : il en déduit donc qu’il regarde des images reprographiées au mieux, et que cette apparence un peu chargée aux traits épais correspond à l’intention de l’artiste, et qu’elle n’est pas imputable à une reproduction de qualité dégradée. Plus que dans les tomes précédents, les éléments dessinés semblent consistants et denses, très solides et présents. Cela vient des zones noires épaisses et des traits de contour gras. Le lecteur voit bien les étais massifs, le bloc de pierre dense et dur. Il contemple le mur de briquettes épais et massif. Les différents immeubles de la ville sont costauds et rigides. Les arbres de la forêt sont vigoureux et puissants. Ces environnements ne semblent pas mis en danger par la présence imposante du géant. Il faut qu’il déchaîne sa colère pour abattre des immeubles, ou même déraciner un arbre. Le lecteur comprend que la stature du géant n’est pas à prendre au premier degré que sa taille réelle fluctue en fonction du moment. Dans la seconde ville, il est plus grand que tous les immeubles, y compris une cathédrale. Dans un passage, il s’adosse à une des célèbres pyramides d’Égypte, et son dos est de la longueur d’un des pans inclinés. Pour autant, sur la couverture, sa tête passe sans difficulté par la simple fenêtre d’un immeuble classique.


Le choix de traits de contour plus épais amène l’artiste à gérer différemment la densité d’informations : moins d’éléments, tout en conservant un bon niveau de détails. Les briquettes et les poutres dans l’immense atelier du sculpteur, les formes générales des immeubles avec de nombreuses silhouettes différentes, l’impression générale des feuillages des arbres, le cimetière au pied de l’église, les wagons du train, les différentes voies dans la gare, les nombreux habitants fuyant devant le géant, etc. Le lecteur remarque également que le dessinateur navigue entre des représentations de type descriptif et réaliste, et des représentations plus conceptuelles comme ces immeubles réduits à des parallélépipèdes rectangles avec des rectangles noirs pour figurer les fenêtres, lorsque le géant laisse sa colère éclater. Dans son introduction, Loustal développe ce principe de penser la lumière avant le trait : Contrairement à un dessinateur qui travaille sur la lumière absolue de la feuille de papier, le graveur part du noir. Il effectue un cheminement mental inverse qui se base sur l’ombre pour y amener la lumière. Ce qui est gravé dans le bois, le creux sous la gouge, sera le blanc sur le papier, exempt d’encre. Masereel ne dessine donc pas seulement à l’envers, puisqu’il imprime ensuite son dessin comme un tampon, mais il crée avec ses outils la lumière du dessin. Il ne trace pas des traits de noir, au contraire, il enlève de la matière pour apporter le blanc du dessin final. L’utilisation et l’équilibre du noir, du blanc et de la lumière sont à l’opposé de ceux du dessinateur classique. Loustal observe également que : Masereel réussit à faire oublier la gravure avec un trait qui reste toujours vif, spontané, sensible, où sa main et son inspiration prennent le pouvoir sur la dureté du bois, alors même qu’avec la xylogravure, le travail physique pour produire chaque trait réduit la liberté du geste qui n’est pas aussi souple et facile qu’avec un crayon, une plume ou un pinceau que l’on promène sur du papier.



Un géant créé par un homme qui se déchaîne dans une ville… Dans son analyse, Samuel Dégardin pointe plusieurs analogies. Pour commencer, il fait remarquer que : Ce géant aux pieds d’argile et aux élans destructeurs qui prend vie et échappe à son créateur n’est pas sans rappeler le Golem, cet être de glaise façonné par le rabbin Loew au XVIe siècle pour protéger la communauté juive de Prague des pogroms. Ensuite, il effectue un rapprochement : Quant à la figure du géant aux prises avec une humanité un rien belliqueuse, on la retrouve dans les romans satiriques de Rabelais (Pantagruel, c. 1532 et Gargantua, c. 1534-1535) et Swift (Les voyages de Gulliver, 1726), mais également un peu tard sur les écrans, une fois l’invention des frères Lumière brevetée. La sortie en 1933 de King Kong, film fantastique réalisé et produit par Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack, offre ainsi une étonnante proximité avec le roman en images de Masereel. Notamment lorsque l’immensurable gorille échappe à ses geôliers et sème la panique dans les rues de New York pour remettre la main sur la blonde créature qui lui avait fait tourner la tête sur l’île du crâne. Quant à lui, le lecteur peut voir également une nouvelle métaphore sur la création, après celle développée dans Idée : le géant est la création de l’artiste qui l’a sculpté, mais aussi la création de l’auteur. Il se promène dans la ville, dans les bois, comme une œuvre d’art peut voyager, être exposée d’un endroit à un autre, occasionnant des réactions parmi ceux qui viennent la voir, qui l’observent, qui la scrutent, qui l’admirent. Une œuvre d’art dont la puissance d’expression frappe le commun des mortels, bouleverse son existence, voire le traumatise.


Sixième œuvre de Frans Masereel publiée par les éditions Martin de Halleux : toujours une aventure de lecture peu commune, avec une suite d’images, à raison d’une par page. Le lecteur note une forme de durcissement dans la narration visuelle, revenant à des partis pris plus tranchés. L’histoire du géant se déroule de manière linéaire, avec un dernier acte prenant une dimension inattendue, avec une touche d’humour, offrant plusieurs interprétations, celle du Golem, comme celle d’une métaphore. Captivant.



mercredi 24 janvier 2024

La survivante T01

Tout ce passé sans avenir…


Ce tome est le premier d’une tétralogie indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1985. Il a entièrement été réalisé par Paul Gillon (1926-2011), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il compte quarante-cinq pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale en 2008.


En 2007, une plongeuse en combinaison avec bouteille d’oxygène émerge de l’eau, en Méditerranée, après être reste coincée dans une grotte : Aude Albrespy. Sa tête sort de l’eau, et elle enlève son masque et son embout. Elle prend pied sur la berge et elle appelle : Jérôme ! Alain ! Aucune réponse. Elle avance vers la Jeep, le Zodiac, derrière il ne reste que les montants de la tente. Elle tombe à genou sur le sable : elle vient de découvrir les restes calcinés des squelettes de ses deux amis. Qu’est-il arrivé ? C’est impossible, monstrueux. En son for intérieur, elle comprend pourquoi ils ne répondaient pas à leurs appels, à elle et Dick. Elle n’aurait pas dû supposer qu’ils n’avaient pas tenté de les secourir quand la brutale montée des eaux les a coincés, elle et Dick, dans cette caverne. Ils y ont vécu des jours d’épouvante, et Dick qui est mort en tentant une sortie, sa bouche bleuie qui ne répondait plus. Et maintenant, après cette ultime tentative, elle qui espérait se réfugier dans la chaleur de l’amitié. Ils sont morts, de la poussière, juste un peu de poussière. Aude se dit qu’elle doit réagir, comprendre ce qui a pu se passer. Elle enlève sa combinaison de plongée, et en petite culotte elle se met au volant de la Jeep. Elle allume la radio : rien, rien que des parasites. Il lui faut partir, sortir de cette combe. Le véhicule démarre, le moteur tourne. Elle remarque que l’air est saturé de poussière… Et cette lumière cuivrée, c’est l’Apocalypse, ça devait arriver.



Aude Albrespy conduit tranquillement sur la route et arrive dans la petite ville la plus proche. Elle est abandonnée, une voiture renversée, des restes de corps humains, tous cramés, instantanément, foudroyés sur place. Mais elle, elle a encore un corps et elle est affamée. Il faut qu’elle trouve quelque chose à se mettre sous la dent. Elle rentre dans une épicerie et elle se sert parmi les boîtes de conserve. Elle s’entaille légèrement le doigt en l’ouvrant. Elle se rend compte qu’elle est proche de céder à la panique. Il faut qu’elle bouge, rejeter le désespoir. Elle remonte dans la Jeep et elle prend la direction de Montélimar. Une fois dans la ville, ça se confirme : elle est la seule survivante. Elle arrive devant un centre commercial et elle s’arrête car elle a vu quelque chose bouger : un cyber. Elle descend les marches de l’escalator : tout semble presque normal, pour les cybers la vie continue, quelle dérision ! Autant qu’elle en profite pour s’habiller. Un robot vient se présenter à elle, lui dit bonjour, et commence à faire l’article : elle semble intéressée par leur collection de Pantajeans, une toute nouvelle création de Sainlor. Et ils ont des casaques assorties, ainsi que de ravissants boots en synthé.


Un récit d’anticipation, limite science-fiction, datant de 1985 : la guerre atomique a eu lieu, ou un incident du même genre ce n’est pas bien précisé. Il y a une survivante en France, et les robots humanoïdes fonctionnent toujours. Le lecteur peut ne pas être pleinement convaincu par le cadre d’anticipation : comment Aude Albrespy en est-elle vraiment ressortie indemne, et pas Dick ? Comment les cybers peuvent-ils continuer à fonctionner sans maintenance ? S’il s’agit vraiment d’une catastrophe nucléaire, qu’en est-il des radiations ? Pour un habitué des récits de ce genre, le cadre général de l’histoire peut sembler un peu léger. D’un autre côté, cela fournit un point de départ à un récit de type survivaliste, avec sa propre personnalité. Le personnage principal bénéficie de tout le confort moderne : installée à l’hôtel Crillon, puisque de toute façon il n’y a personne d’autre pour en profiter. Tous les magasins de luxe à sa portée. Un cyber (un androïde sans conscience) à sa disposition pour subvenir à chacun de ses besoins, même très personnels. L’auteur a fait le choix d’inscrire son récit en France, avec des références concrètes, comme Montpellier, Valence ou Paris. Il décrit ces endroits avec un mélange d’éléments traditionnels de l’époque où la bande dessinée a été réalisée, et de quelques touches d’anticipation comme le Lion de Belfort, sculpture d'Auguste Bartholdi, située place Denfert-Rochereau, sous cloche, ou l’obélisque de la place de la Concorde, également sous cloche.



Dès la première page, le lecteur peut se projeter dans l’endroit décrit : la formation rocheuse avec l’accès à la caverne par lequel revient la plongeuse, la texture de la roche entre traits encrés et mise en couleurs, les légères rides à la surface de l’eau, la silhouette d’Aude sous la surface de l’eau, les éclaboussures quand elle brise la surface de l’eau, les gouttelettes qui dégoulinent de son masque quand elle le soulève, l’eau un peu sombre du fait de son manque d’exposition au soleil. La qualité descriptive de la séquence sur la plage relève du même niveau : d’un côté tout semble ordinaire et évident, de l’autre le lecteur assimile de nombreux éléments visuels sans même s’en rendre compte. En une dizaine de cases, il a vu le canot pneumatique motorisé, la Jeep (bien sûr que les plongeurs ne sont pas venus à pied), les tendeurs métalliques de la tente dépourvue de toile, une gamelle renversée sur le sable, une lampe tempête couchée au sol, les restes calcinés des deux hommes, un jerrycan, les affaires de plongée au fur et à mesure qu’Aude s’en défait. Le dessinateur sait inclure les éléments qui racontent le campement, qui le rendent concret. Les emplettes dans le magasin de vêtements occupent trois pages et s’avèrent tout autant immersives : les escaliers mécaniques, les présentoirs en forme de comptoir, un caddy dans une allée, les supports pour les vêtements sur des ceintres, mais aussi sur un présentoir bas, les grands disques d’éclairage, le sol en grandes dalles, la rangée de caisses avec un cyber à la conception spécifique pour cette tâche, tout est à sa place, rien ne manque pour que le lecteur fasse l’expérience d’achats en compagnie du robot vendeur.


Aude Albrespy est représentée comme une belle jeune femme, peut-être la trentaine, ou à peine. Elle apparaît en tenue de plongée dans la première et la deuxième planche ; elle se déshabille dans la troisième pour être dans une simple culotte blanche. Dans le contexte du réalisme des décors et le naturalisme de la direction d’acteur (enfin, de l’actrice), le lecteur tique un peu à ce choix du personnage de rester ainsi dévêtue. Elle s’achète des vêtements en planches sept et huit, et le lecteur se dit que ses vêtements précédents ont dû être détruits par la catastrophe, comme la toile de tente. En étant la seule survivante, la seule humaine au Crillon, elle n’a pas trop à se préoccuper de sa tenue face à de simples robots. En planches seize et dix-sept elle prend un bain, et le lecteur peut apprécier son anatomie dans toute sa nudité, y compris jambes écartées quand elle se détend pendant le massage prodigué par le robot Ulysse. Par la suite, elle se masturbe à l’aide d’un appareil inattendu, puis elle regarde un film pornographique en se masturbant également, ce qui donne lieu à la représentation assez chaste d’un sexe masculin sur l’écran, et il se trouve encore deux autres scènes de sexe. Le lecteur n’ignore ainsi rien de l’intimité physique d’Aude, sans que l’artiste n’aille jusqu’à un gros plan de pénétration, une narration à la frontière de l’érotisme et de l’explicite. Elle se retrouve nue pendant quinze pages, et en petite culotte pendant quatre autres pages, sur un total de quarante-cinq planches.



Dans le même temps, l’histoire ne se limite pas à un simple prétexte pour de simples scènes de titillation et de sexe. La narration visuelle montre et raconte la solitude du personnage, son confort matériel et sa détresse émotionnelle. Elle emmène le lecteur dans différents endroits de Paris : le luxe de la chambre de l’hôtel Crillon et de ses couloirs, la tour Eiffel et sa vue imprenable, le jardin des Tuileries, le Louvre, les quais de Seine, etc. Au travers des bulles de pensée d’Aude, le lecteur découvre ses états émotionnels : la certitude que l’Apocalypse devait finir par arriver, le refus de se laisser aller à se comporter comme un animal, la futilité de la mode dans de telles circonstances, l’ironie que les cybers (robots) fonctionnent encore alors qu’il n’y a plus d’êtres humains à servir. Elle arrive à Paris et se rend compte que, d’une certaine manière, tout lui appartient, mais paradoxalement qu’elle n’a personne avec qui le partager, ce qui ôte toute valeur à toute forme de possession, son envie de compagnie qui s’exprime de façon physique. Les visites de musée constituent son seul lien avec l’humanité disparue. Finalement, le ton de la narration ne se complaît pas dans un registre dépressif, et le lecteur apprécie quelques moments incongrus dégageant un humour sophistiqué. L’auteur s’amuse avec une séquence où ce qu’il reste de gouvernement apparaît plus parasitaire que jamais. Le vin constitue la seule forme de plaisir gustatif qui continue de se bonifier avec le temps. Aude s’en veut d’avoir eu le réflexe d’écraser un moustique, une des rares formes de manifestation de vie. Impossible de se retenir à la réaction de relâchement et d’assoupissement d’Ulysse, après avoir satisfait sa maîtresse. Le lecteur peut sourire en voyant la jeune femme accomplir ce qui allait être une promesse d’un maire de Paris : se baigner dans la Seine. Il soupire en regardant Aude éprouver des émotions cathartiques en visionnant des films, un bel hommage au pouvoir du cinéma.


Un récit d’anticipation avec des dessins impeccables pour montrer aussi bien la ville que le personnage principal livré à sa solitude totale. Une histoire comportant une fibre étonnamment coquine, tout en étant justifiée, et une dimension tragique jouée en sourdine. Une mise en scène de l’angoisse de la solitude absolue, d’une adaptation à une situation extraordinaire et démotivante, de l’essentiel et du futile. Étrange.



mardi 23 janvier 2024

Ceux qui me touchent

Lui, c'est pas pareil, il peut tout changer.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Damien Marie pour le scénario, et Laurent Bonneau pour les dessins et les couleurs. Il compte deux-cent-vingt-deux pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient déjà réalisé ensemble Ceux qui me restent (2014). Le dessinateur a également illustré Les brûlures (2019), scénario de Zidrou.


C’est au départ assez simple. Deux humains… Souvent un lit et quelques minutes de sueur. Quelque chose qu’on ne contrôle plus. Des corps qui parlent. C’est assez simple. Mais ça ne l’a pas été. Alors, Fabien Manry a arrêté de fumer… Spermogramme, bilans de fertilité… Recherche de facteurs génétiques. Et puis Aude, sa conjointe, a morflé : insémination artificielle, fécondation in vitro… Une fois, deux fois, trois fois… Espoir, fausses couches, encore et encore… Les saletés de fausses couches. Et puis les gamins des autres, partout des mômes qui naissent comme une pluie de bonheur, un bonheur qu’on te précise ne pas pouvoir imaginer. Et les jeunes papas au bar dégueulent à Fabien, la vraie chance qu’il a d’avoir ses nuits à lui, de ne pas connaître l’enfer des biberons et des couches. Plus tard, Fabien va chercher une bouteille de vin à la cave, Blosseville Marniquet, d’abord Pinot noir, Pinot Meunier et juste une pointe de Chardonnay. Exactement ce qu’il faut, un champagne qui ne se laisse pas faire. Il remonte dans le salon–salle à manger pour retrouver leurs invités, en train de fêter l’annonce de la naissance à venir de leur fille à Aude et lui : Élisa, après douze ans d’attente.



Élisa va bientôt fêter ses six ans, et Fabien est en train de déguster une bière avec son pote Alex. Ce dernier lui demande comment va le boulot : Fabien se montre fataliste, il tue des cochons du matin au soir, et une semaine sur deux, du soir au matin. Alex relativise en disant que ce n’est qu’un boulot. Fabien explique que son ami ne sait pas de quoi il parle. Il n’a pas cette saleté d’odeur dans le nez qui persiste encore trois jours après un brûlage, celui des soies. Et depuis qu’ils ont la petite, c’est à peine si Fabien voit Aude. Elle fait ses gardes de nuit les semaines où il est de jour, et vice-versa, pour éviter de passer un salaire en nounou. Ce boulot, ça devait être temporaire, mais la vie… Alex lui demande s’il a gardé des contacts de ses années d’arts appliqués. Fabien explique que pour chercher un taf il faut du temps, et dans ses journées le temps qui reste, ce n’est déjà pas assez pour sa petite puce. Cet horrible monstre suceur de temps, ajoute-t-il sur le ton de la plaisanterie. Alex l’invite à manger avec Élisa le soir-même, Fabien embauchant à cinq heures, ils garderont la petite fille et Aude pourra passer la chercher le lendemain matin. Fabien et Élisa arrivent juste avant le diner, et la petite fille déclare qu’elle n’aime pas le jaune, à Isa, sur un ton péremptoire. La compagne d’Alex la regarde d’un drôle d’air en lui disant bonsoir. Élisa explique : parce que le jaune, ça se mange pas. Fabien explicite : elle parle du curry.


Le récit commence de manière singulière par une pleine page noire avec quelques cellules de texte. Le lecteur constate rapidement que l’artiste réalise une narration assez aérée, majoritairement à base de cases de la largeur de la page, au nombre de trois ou quatre, utilisant parfois plus de cases disposées en bande. La pagination lui donne le loisir de réaliser des illustrations en pleine page, au nombre de huit, des dessins en double page au nombre de trois, et des pages sans texte où la narration est entièrement portée par les dessins, au nombre de trente. Cela donne au lecteur, la sensation d’une lecture facile, des pages qui se tournent à un bon rythme, les personnages disposent de place pour exister. La densité des détails dans la représentation des décors varie en fonction de la nature des séquences : des moments émotionnels ou de repli sur soi avec des fonds de case vides, ou des actions du quotidien avec décor représenté dans le détail, comme cet appartement du seizième arrondissement. Le lecteur remarque également que le coloriste a opté pour le principe d’une teinte déclinée en plusieurs nuances pour chaque séquence, ou pour le contraste entre deux couleurs. Par exemple, celle de l’annonce de la naissance se déroule dans des teintes orangées, du jaune au presque rouge. La première séquence de travail à l’abattoir se déroule dans des teintes vertes contrastées par du jaune. Celle dans l’appartement du seizième fonctionne sur un contraste de jeune pale et de violet. Cela génère une impression d’environnement très cohérent, d’un seul tenant pour chaque scène.



Laurent Bonneau dessine un registre réaliste et descriptif, avec un des traits de contour fins et cassants, quelques traits secs dans les zones détourées pour leur apporter une touche de texture ou rehausser leurs reliefs, et des aplats de noir aux formes déchiquetées pouvant être assez conséquent. Le lecteur s’adapte rapidement à cette façon de représenter la réalité, banalité d’un quotidien souvent rugueux, avec quelques images saisissantes. Il peut aussi bien ressentir la familiarité d’une discussion à bâton rompu en buvant un verre dans la cuisine que la sensation d’irréalité qui accompagne des moments sortant de l’ordinaire. En fonction de sa sensibilité, certains visuels le touchent plus que d’autres : le choix d’une bouteille de vin à boire entre copains, Fabien qui invente une histoire pour sa fille Élisa après le coucher, un cerf en ombre chinoise dans une aquarelle en double page, l’envolée d’un groupe d’oiseau au-dessus d’une route de campagne, Fabien avec un tournevis ensanglanté à la main, les porcs entassés dans la remorque bétaillère, l’intense tristesse de Fabien alors qu’il vient de donner un verre d’eau sucrée à une personne à la rue lors d’une maraude, assister à une séance de photographies conceptuelles de dénonciation consumériste et de métaphore porcine, retourner au boulot alimentaire et abrutissant.


L’intrigue en elle-même apparaît rapidement simple et linéaire : Fabien Manry forme un couple avec Aude, chacun ayant un boulot avec un bas salaire, des horaires en décalé, des heures supplémentaires imposées pour elle. Donner la mort aux porcs et les nettoyer pèse lourdement sur l’esprit de monsieur, travailler aux soins palliatifs en manquant de moyens pèse également lourdement sur l’esprit de madame. S’occuper de leur fille de cinq ans leur prend tout leur temps, mais… Fabien a suivi des études d’arts appliqués et il se prête volontiers au jeu de sa fille de lui inventer des histoires le soir, avec une princesse et même des cochons zombis, et voilà que le cerf qu’ils avaient introduit dans leur histoire du soir, se manifeste sur la route. Fabien y voit un signe : il peut changer l’histoire, celle qu’il raconte à sa fille, celle de sa vie, de leur vie. Lorsqu’un second signe des plus singuliers se présente sous ses yeux, le message est clair. Les auteurs racontent ces deux passages au premier degré, laissant le lecteur libre de s’en faire sa propre interprétation, une légère touche de surnaturel, ou bien une forme de synchronicité, c’est-à-dire l’occurrence de deux événements qui ne présente pas de lien de causalité mais dont l’association fait sens pour Fabien.



À nouveau, en fonction de son inclination, le lecteur peut y voir soit une forme de pouvoir de l’imagination, soit le refus de capituler devant le principe de réalité. Ainsi Fabien a fait les arts appliqués, peut-être comme le scénariste ou le dessinateur, en tout cas son être comporte une fibre créative qui s’exprimera quelles que soient les conditions de vie. Une œuvre artistique passe sous les yeux de Fabien, de façon particulièrement inattendue et incongrue et il y voit l’occasion de pouvoir revenir à son sa voie professionnelle de cœur, à sa branche de formation, à son inclination naturelle. Il sait qu’il dispose du pouvoir de changer la réalité, de modifier son destin, d’exprimer sa personnalité intérieure, ou plutôt en l’occurrence d’aider une artiste à être connue. Cherchant à se connecter au monde professionnel de l’art, il se rend compte que seule une des personnes qu’il a côtoyées durant ses études a fait carrière dans le monde de l’art, en tant que galériste. Cela le conduit à se demander ce qui peut bien broyer aussi systématiquement les rêves, ce qui ne marche pas avec lui, avec les autres. Ils étaient certains de leur destinée, si jeunes et si convaincus. Pourquoi il n’en reste rien ? D’un autre point de vue, le lecteur se retrouve fort impressionné par le passage de la page quarante-trois à cinquante-et-un quand Fabien décrit le fonctionnement de l’abattoir : Des barreaux pour entrer, ou pour que rien ne sorte… La grande fabrique de viande. Le crachoir jette un porc sur le toboggan environ toutes les dix secondes, seize heures par jour, cinq jours sur sept. Vingt-cinq mille cochons tout roses par semaine. Progressivement, une idée se fraye son chemin dans l’esprit du lecteur : les êtres humains sont semblables à ces cochons. Au lieu d’être broyés par l’abattoir, les humains sont broyés par la société, sacrifiés. Cette comparaison fait froid dans le dos, donnant un sens sinistre à d’autres réflexions : Rien ne ressort vivant d’un abattoir ; la pauvreté renifle chaque individu comme une friandise ; regarder sa fille comme une magicienne, détentrice de la naïveté primale… en cours de formatage par l’institution. Cette prise de conscience se trouve renforcée par une nuit passée à la rue, par la participation à une maraude avec un véhicule de l’Armée du Salut.


Une image de couverture et un titre cryptique, un texte de quatrième de couverture qui n’évoque qu’une facette du récit : le lecteur ne sait pas trop comment il doit prendre le récit. Sa lecture s’avère facile et surprenante, ancrée dans la réalité d’une famille avec de petits revenus, l’entrain de leur petite fille, des boulots harassants et pesants. La narration visuelle combine une forme aérée avec l’âpreté du réel, sans misérabilisme. Le lecteur passe des tâches de l’abattoir au monde de l’art contemporain, avec l’évocation de Damien Hirst (1965-), Isabelle Plat, Ghyslain Bertholon (1972-). Il passe du quotidien aliénant aux histoires d’Élisa avec des cochons zombis, alternant entre la quantité quotidienne vertigineuse de porcs tués et les perspectives réconfortantes d’une entreprise artistique. Une aventure de la vie humaine sans fard, sondant les limites du principe de réalité. Formidable.



lundi 22 janvier 2024

La loi des probabilités

On a souvent des projets, des envies, mais on repousse…


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été écrit par Pascal Rabaté, dessiné et mis en couleurs par François Ravard. Il comprend quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient précédemment réalisé ensemble Didier, la 5e roue du tracteur (2018)


Monsieur Martin Henry, un quadragénaire, peut-être quinquagénaire, attend paisiblement dans la salle d’attente du docteur Guarot, en lisant une revue, pendant qu’une femme pianote sur son portable et qu’un enfant dessine sur une table basse. Il relève un instant la tête, marquant une pause dans sa lecture, et sourit discrètement en voyant un oiseau sur une branche, à côté de son nid, de l’autre côté de la fenêtre. Le médecin ouvre la porte de son cabinet et appelle le prochain à passer : Monsieur Martin Henry. Ce dernier se lève en indiquant qu’il est en avance, ce que le médecin réfute. Le médecin s’assoit à son bureau et consulte la fiche de son patient sur l’écran de son ordinateur. Il se met une main devant le nez en fermant les yeux. Puis il annonce directement les nouvelles, sans en atténuer la brutalité : les résultats des examens sont arrivés et monsieur Henry en a pour trois mois au plus. Le patient ne comprend pas : trois mois de quoi ? Le docteur précise : trois mois à vivre, et il est large. Henry reprend : c’était un examen de routine, juste un contrôle. Le médecin rentre dans les détails : Le cœur est totalement usé, l’aorte est foutue et une greffe est impossible. Il raccompagne le patient à la porte, et le laisse aux bons soins de la secrétaire. Celle-ci indique que ça fera soixante-dix euros par chèque, ils ne prennent pas la carte bleue car la machine a rendu l’âme. Les machines sont programmées pour claquer dans les pattes des humains. On parle d’évolution, mais est-ce vraiment un progrès ?



Monsieur Henry règle son dû, et sort calmement, les mains dans les poches de son blouson. Il croise un monsieur qui arrive en courant, essoufflé. Ce dernier s’excuse auprès de la secrétaire : il est en retard, mais en même temps on n’a pas idée d’installer un cabinet de cardiologie au quatrième sans ascenseur. Il donne son nom : Henri Martin. La secrétaire relève la proximité avec le nom du client précédent. Ce dernier prend un instant sur le palier pour retrouver son calme, et il descend. Dans le cabinet, monsieur Martin s’excuse : il était prématuré de trois semaines, et c’est la seule fois où il n’est pas arrivé en retard. Il demande s’il doit se mettre torse nu. Le docteur consulte sa fiche sur l’écran de son ordinateur. Il prend conscience de sa bévue et se lève soudainement. Il ouvre la porte et interpelle sa secrétaire en lui demandant si le patient d’avant est parti : il lui demande de l’appeler sur son portable et de se dépêcher. Elle s’exécute, mais elle tombe sur sa messagerie. Le médecin décide de lui courir après pour le rattraper. La secrétaire s’enquiert du patient dans le cabinet : il répond de le faire patienter, de toute façon il est condamné.


Une histoire simple et linéaire se résumant en très peu de mots : une erreur de diagnostic incite un homme un peu empâté et débonnaire à faire le voyage au Québec avec son épouse, maintes fois remis à plus tard, pour aller voir les baleines. Ils croisent à plusieurs reprises un autre touriste français, importun mais pas méchant, et ils doivent composer avec une série de désagréments d’une banalité affligeante, sans importance. La narration visuelle participe de cette bonhomie tranquille : factuelle et dépourvue d’agressivité ou de sensationnel, avec une forme de légère simplification qui rend les dessins immédiatement lisibles, mais sans sacrifier aux détails. Le parti pris pour la mise en couleurs renforce encore l’impression d’ordinaire, presque sans relief, avec des teintes de bleu délavées, charrette, fumée, gris de lin, pervenche, pastel. Voilà une narration visuelle pleine d’humilité, se mettant comme en retrait, pour ne pas se faire remarquer, humble et effacée. Un récit réalisé par deux artisans qui ne payent pas de mine, qui ne font pas de vague, mais qui ne s’excusent pas non plus.



Il reste au plus trois mois à vivre à Martin Henry, et celui-ci ne semble pas plus affecté que ça par cette annonce. Il ne s’emporte pas, il prend l’information avec calme. Le lecteur le regarde attentivement dans son fauteuil avec son écharpe de laine, purement utilitaire, dépourvue de tout signe remarquable. Le personnage se laisse tenter par un moment de déni, juste le temps de trois cases, avec deux gestes de la main, très mesurés, sans hausser la voix. Et c’est tout : pas de colère, pas de marchandage, pas de dépression, tout au plus un ou deux moments d’abattement. C’est comme s’il passait immédiatement à l’acceptation. Le lecteur observe juste ce moment de pause sur le palier après avoir refermé la porte du cabinet du médecin. Ah si, il arbore un air maussade le temps de trois cases en pages quatorze et quinze. En fonction de sa relation avec la maladie d’une manière générale, avec le cancer éventuellement, le lecteur peut éprouver des difficultés à retenir une réaction irrépressible face à cette injustice de la vie, face au manque total d’empathie du docteur absolument dépourvu de tact et de prévenance, la froideur toute professionnelle de la secrétaire qui demande le paiement, sans une pensée pour l’éventuelle souffrance de ce patient. Il pourrait avoir envie de secouer Martin, quasi léthargique, ou exiger le minimum humain de compassion chez ces professionnels du soin. Il se rassérène un tantinet en voyant la sollicitude d’un collègue de travail qui l’invite à venir voir le match au bar du coin après le boulot, mais qui ne peut pas deviner la terrible nouvelle qui a frappé Martin.


Dans le même temps, le récit exhale une saveur bien à lui, rendant impossible toute risque d’insipidité. La gentillesse du regard de Martin Henry le rend immédiatement sympathique et agréable. L’absence de colère le rend facile à vivre : il ne s’en prend pas au médecin, encore moins à la secrétaire. Il prend sur lui et épargne cette charge à son épouse. Le lecteur envie la profonde tendresse qui existe entre elle et lui : une affection née de nombreuses années d’intimité, sans éclat, sans l’intensité de la passion, mais avec la solidité confortable et inestimable de nombreuses années vécues ensemble à s’épauler l’un l’autre, sans compétition ou confrontation, dans la compréhension et le réconfort mutuel. Les gestes affectueux prévenants attestent de cette connivence apaisée et constructive. Une fois acclimaté au caractère placide Martin Henry, le lecteur sait détecter ses réactions, il lit mieux les expressions de son visage. De petits changements qui pouvaient sembler presque insignifiants deviennent très parlants quant à son état d’esprit : un sourire en regardant l’affiche derrière son poste de travail (la queue d’une baleine sortant de l’eau, avec le mot Québec en dessous), le haussement du sourcil gauche en serrant la main de Séraphin Lanterne (un importun d’une rare ingénuité), les commissures des lèvres un tout petit peu affaissées (signe d’une contrariété qui le touche), le regard dans le vague (signe de son esprit qui vagabonde certainement en pensant à sa fin), etc. Il peut aussi s’agir d’une posture corporelle comme les bras croisés, en signe de protection ou de refus de réellement s’impliquer dans une conversation. Etc.



S’il est d’un calme remarquable en toute circonstance, Martin Henry n’est pas mort intérieurement sur le plan émotionnel. Il paraît globalement imperturbable malgré l’annonce de sa mort très proche, pour autant il y réagit en agissant. Il ne se lamente pas, ni ne nie l’évidence : il se décide à faire ce qu’il a toujours repoussé en pensant qu’il en aurait le temps plus tard. Là encore, la narration visuelle semble sans relief, et pourtant quand il prend un instant de recul, le lecteur se rend compte qu’elle l’emmène dans des endroits divers et variés : un cabinet de docteur, des cubicules de bureau sur un plateau ouvert, dans un avion à côté d’un ronfleur impénitent, devant le tapis pour attendre des bagages qui ne viennent pas, sur des trottoirs verglacés, dans un voyage en car, sur une terrasse improbable jouxtant un cours de golf, dans l’embouchure du Saint Laurent, en forêt avec même le passage de deux orignaux. Le scénariste contribue également à la couleur locale avec des termes et des expressions canadiens : papillon (circulaire), par le saint calice, votre blonde (votre épouse), se prendre une brosse (se prendre une cuite), niaiser (tergiverser, languir). Ils font usage de deux références culturelles : La ballade des gens heureux (1975), de Gérard Lenormand (1975-), et plus inattendu un hommage à un personnage de Georges Rémi. À l’aéroport, Martin Henry, accompagné par son épouse, se fait percuter par Séraphin Lanterne, au point qu’ils tombent tous les deux par terre le second sur le premier. L’hommage est transparent : Séraphin Lampion (créé en 1956), appelé Monsieur Lanterne par Bianca Castafiore, dans les aventures de Tintin. Le lecteur perçoit un second clin d’œil alors les époux Henry regardent un Derby Demolition, évoquant la dernière épreuve du rallye automobile organisé par Lampion, président du Volant Club, dont la dernière épreuve se tient au château de Moulinsart (mis à part le cochon qui vole). Par comparaison, le lecteur en vient à considérer Martin Henry comme un homme sage, mesuré, capable de prendre le recul nécessaire en toute situation, toujours animé par une pulsion de vie qu’il a appris à canaliser. La dernière scène dans l’hôpital apporte un éclairage différent sur Séraphin Lanterne, amenant le lecteur à reconsidérer son comportement, peut-être une forme de sagesse au regard des aléas de sa vie.


Une bande dessinée faite pour être vite lue, sans prétention, avec des auteurs d’une grande humilité. Mais aussi un personnage principal qui reste longtemps à l’esprit, son apparente apathie apparaissant comme être de surface, de nombreux éléments visuels et comportementaux, amenant à y voir une forme de sagesse paisible remarquable, une acceptation des difficultés de la vie, et une capacité remarquable à s’y adapter. Un modèle.