Et qu’en est-il des accusations portées contre le roi des Belges ?
Ce tome est le troisième d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Africa Dreams 2 Dix volontaires sont arrivés enchaînés (2012) qu’il faut avoir lu avant. Sa parution originale date de 2013. Il a été coscénarisé par Maryse & François Charles, dessiné et mis en couleurs par Frédéric Bihel. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.
En 1903, un jeune reporter en pantalon de golf arrive à bicyclette devant la porte du vaste cottage de Henry Morton Stanley, dans le Surrey. Il manie le heurtoir et pénètre dans le salon de l’explorateur. Il lui demande ce qu’il pense de toutes les exactions commises au Congo. Dans son fauteuil roulant, devant l’âtre, son hôte lui répond que bien sûr il déplore que cette contrée soit devenue un tel cabinet des horreurs. Mais apporter les bienfaits de la civilisation en si peu de temps à un immense pays comme le Congo ne pouvait se faire sans bavure. Beaucoup de ces malheureux Nègres indolents et peu résistants au travail ont payé de leur vie la modernisation de leur pays. Mais il ne faut pas oublier non plus qu’un tiers des colons blancs qui ont vécu là-bas ont succombé aux maladies tropicales. Il suffit de le regarder : il a survécu, mais à quel prix ! On est obligé de lui administrer régulièrement de la strychnine, de l’ammoniaque, de l’éther… Le jeune reporter roux continue : Qu’en est-il des accusations portées contre le roi des Belges ?
Le vieux Stanley s’emporte : Des calomnies, ce ne sont que des calomnies ! Il a bien connu sa Majesté. Un roi profondément humain, plein de discernement. Un grand visionnaire qui lui a fait l’honneur de lui accorder son amitié. Non, franchement, c’est une campagne diffamatoire menée par les grandes puissances européennes qui convoitent son Congo. Le jeune homme lui demande alors où en sont ses mémoires ? Est-ce qu’il y travaille toujours ? Stanley se déplace en fauteuil pour sortir à l’extérieur, tout en expliquant que cet endroit est propice à la méditation et au souvenir. Pour peu, il se retrouverait en Afrique. Une fois sortis, ils traversent une immense pelouse. Stanley reprend : il finira ses mémoires s’il lui en reste le temps car il a fait don de sa vie à son pays et à l’Afrique. Pour le moment, il en est à l’expédition Emin Pacha. Ils arrivent devant un grand étang, et Stanley se met debout pour le contempler : voici sa forêt d’Ituri, son fleuve Congo, et cet étang c’est son cher Stanley Pool. Il se souvient : c’est lors de l’expédition Emin Pacha, il y a seize ans qu’il l’a revue pour la dernière fois, cette huitième merveille du monde. Il enjoint son invité à fermer les yeux, pour imaginer un fleuve parfois si large qu’on distingue à peine son autre rive. En 1887, Stanley et ses hommes parviennent enfin au Stanley Pool. Cette expédition est la plus dure jamais menée en Afrique. Il répartit ses huit cents soldats et porteurs en deux colonnes. À la tête d’une force moins importante et plus mobile, il a l’espoir d’atteindre Emin Pacha plus rapidement et d’accomplir ainsi un sauvetage spectaculaire. Bientôt, les vivres se font rares, les porteurs trébuchent, tombent. Fort heureusement, ils parviennent en vue d’un village…
Une entrée en matière inattendue : une séquence après les faits car le temps présent du récit correspond à la fin des années 1880 et la décennie suivante. La présence de Henry Morton Stanley (1841-1904) coule de source puisque ce tome porte son nom, en revanche le petit reporter surprend avec ses culottes de golf, sa chevelure rousse et sa discrète houppette, bel hommage. En continuité avec les tomes précédents, la reconstitution historique met en scène des personnes réelles. Le lecteur retrouve, outre Henry Morton Stanley, le roi Léopold II (1835-1909), le révérend William Henry Sheppard (1865-1927, missionnaire presbytérien de l’Alabama), Edmund Dene Morel (1873-1924, journaliste), Roger Casement (1864-1916, diplomate britannique), tous apparus dans les tomes précédents. Dans celui-ci apparaissent le colonel Maximilien Strauch (1829-1911, conseiller du roi Léopold II), Mehmet Emin Pacha (1840-1892, médecin, naturaliste, explorateur, et gouverneur de la province d'Équatoria), Tippo Tip (1837-1905, marchand d’esclaves). Le récit suit le déroulement historique, la révélation publique progressive de la maltraitance des populations autochtones au Congo belge, mêlant esclavage sous forme de travaux forcés et tortures (coups de fouet, main coupée). En arrière-plan il est également question de la guerre des Mahdistes, conflit s’étant déroulé au Soudan entre 1881 et 1889, et qui a impliqué l’État Indépendant du Congo (EIC).
Comme dans le tome précédent, les auteurs alternent entre plusieurs personnages et plusieurs localisations. Tout d’abord l’introduction dans le Surrey. Puis le lac Pool Malebo (anciennement Stanley Pool), en 1887. Les serres royales du palais de Laeken, en présence du roi Leopold II et du colonel Straunch. En 1900, la palmeraie de M’Bayo avec Paul Delisle, Jenny sa belle-mère, Angèle et son boa. Les rives du lac Albert, pour la rencontre entre la troupe de Stanley et Emin Pacha. Le retour dans le village où se trouve Augustin Delisle qui accueille son fils Paul et son serviteur Niundo. Une autre séquence partant des rives du lac Albert, avec un voyage pour rejoindre le poste allemand de Bagamoyo en 1889. Le voyage d’Augustin et Paul Delisle pour rallier la mission du révérend Sheppard. Une courte séquence de deux pages dans le bureau de West African Mail, à Liverpool avec Bulldog (Morel) et Tiger (Casement). Un court trajet en automobile au départ du palais de Laeken pour le roi des Belges et Strauch. Un trajet en train pour se plonger dans la lecture du bulletin mensuel de colonisation comparée, publié par la société des chemins de fer, intitulé : La vérité sur le Congo, écrit en faveur de la politique du roi. Puis le château de Laeken, un retour à Liverpool, les serres royales, et enfin l’audition de Stanley à l’occasion d’une conférence de presse concernant la commission d’enquête pour la protection des indigènes du Congo.
Les auteurs mettent en scène des personnages historiques et des personnages de fiction. Le lecteur observe les uns et les autres pour appréhender leur caractère. Il n’est pas trompé par le qualificatif de Bon monsieur, appliqué à Stanley, car il a déjà pu apprécier ses méthodes dans les tomes précédents. Il ne parvient pas à éprouver de la compassion pour ce vieil homme cloué dans son fauteuil roulant : d’ailleurs la deuxième séquence lui rappelle immédiatement la brutalité du comportement de cet explorateur à l’encontre des Congolais, châtiment corporel d’une dureté pouvant occasionner la mort, sans une once de compassion ou d’empathie. Bien sûr, la réalisation de cette bande dessinée des décennies après les faits conforte des faits établis après coup, pour autant les auteurs citent les propos de Stanley dans lesquels ne se trouve aucune trace de remise en question, ni même une once de doute. Léopold II est montré sous un jour tout aussi critique (pleinement conscient des horreurs commises au Congo), aggravé encore par son goût pour les très jeunes femmes (une allusion à Blanche Delacroix, 1883-1948). Le regard du colonel Strauch est masqué par ses lunettes aux verres fumés, toujours raide et impassible. Par comparaison, les Congolais anonymes apparaissent plus humains dans leurs émotions, et plus fragiles étant traités comme des esclaves, à l’opposé d’un groupe ethnique sans identité individuelle. Paul, Augustin, Jenny, Morel et Casement font preuve d’empathie.
La beauté des planches s’exprime dès la première page : ce jeune homme sur sa bicyclette en train de monter une côte, sous la frondaison des arbres, avec des fleurs sauvages poussant au pied du mur de clôture. La belle porte en bois avec son heurtoir, permettant d’entrer dans la propriété. La vue en élévation montrant l’ampleur de ladite propriété et le parc, les bois. Tout du long, le lecteur sent qu’il ralentit sa lecture pour se délecter d’un paysage en extérieur ou en intérieur : le très grand salon richement décoré de la demeure, avec ses boiseries, sa cheminée, la tête de crocodile empaillée, ses statues, le tapis à motif, la peau de fauve en carpette, les tableaux accrochés au mur dont le portrait de Léopold II, les lourdes tentures, etc. Puis le lecteur prend le temps de parcourir la jungle avec les différentes essences d’arbres, de reprendre sa respiration après avoir traversé un pont de liane, d’admirer l’architecture des serres royales de Laeken, de profiter de la douceur de la nuit tombée sur la terrasse de la maison de brousse d’Augustin Delisle, de prendre conscience des dimensions du lac Albert, de voyager en train au départ de la gare du Nord à Paris, de faire quelques pas dans les rues de Liverpool, d’admirer encore une fois les palmiers des serres royales. La narration visuelle de ce tome confirme le niveau de qualité formidable constaté dans le précédent : que ce soit la conception visuelle du scénario, ou son exécution, le lecteur étant reconnaissant aux époux Charles d’avoir confié cette histoire à un tel artiste.
Les auteurs continuent d’évoquer la réalité de l’exploitation des ressources tant naturelles qu’humaines du territoire du Congo belge, et l’information progressive de l’opinion publique sur ces exactions. La construction du récit présente un équilibre parfait entre faits historiques et expérience à l’échelle humaine de ces réalités, avec une narration visuelle époustouflante pour son dosage entre description détaillée et évocation, un voyage édifiant.
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