Et comme me disait mon père, c’est à armes égales qu’il fallait se battre contre les hypocrites.
Ce tome est le deuxième d’une tétralogie, indépendante de toute autre. Il fait suite à Africa Dreams 1 L’Ombre du Roi (2010) qu’il faut avoir lu avant. Sa parution originale date de 2012. Il a été coscénarisé par Maryse & François Charles, dessiné et mis en couleurs par Frédéric Bihel. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.
En 1897, dans le port d’Anvers, un navire décharge sa cargaison pour l’État indépendant du Congo, l’entreprise qui exploite les ressources de ce pays. Il s’agit de nombreuses caisses contenant des chaînes. L’opération est inspectée par Edmund Dene Morel, un employé de l’entreprise britannique Elder Dempster. Il est observé à la dérobée depuis les fenêtres d’un bureau, par monsieur Stuurewagen, haut dirigeant de l’EIC. Ce dernier interroge son assistant : qui est vraiment ce Morel et pourquoi Liverpool l’a choisi malgré sa jeunesse ? Le secrétaire répond : son employeur a toute confiance en Morel et l’envoie régulièrement pour contrôler le chargement et le déchargement des vapeurs qui font le Congo. Stuurewagen décide de le recevoir dans son bureau. Il lui demande si tout va comme il veut. Morel répond qu’il est étonné. Elder Dempster reçoit du caoutchouc et de l’ivoire, envoie des soldats et des armes pour maintenir l’ordre, et aussi des chaînes. À quoi servent les chaînes ? Son interlocuteur essaye de détourner son attention en lui suggérant qu’il pourrait prétendre à un poste plus en rapport avec ses compétences, un poste qui lui permettrait de rester plus souvent auprès des siens en Angleterre, et qui doublerait son salaire.
Au Congo belge, Niundo avait accepté d’accompagner Paul Delisle, jeune missionnaire, jusqu’au nord-ouest du lac Tanganyika où se trouvait Kibanga, la mission des Pères Blancs d’Alger. Puis, ne désirant pas rencontrer les démons blancs, il s’en était retourné vers la plantation M’Bayo. La mission vivait en complète autarcie. Son potager, ses champs de maïs, de sorgho et de tabac, son élevage de poules et de bétail, en faisaient un des établissements les plus prospères de la région. Paul se présente au père Camille, et se confesse quelques temps après. Le père l’admoneste : il ne comprend pas comment Paul peut calomnier leur ordre et leur roi. Le jeune missionnaire a été appelé par le Seigneur pour évangéliser les sauvages d’Afrique et non pour critiquer les méthodes employées par la Force Publique. Le père Camille continue : les nègres sont de race inférieure et Paul sait comme lui qu’ils sont paresseux, indolents, chapardeurs, retors, sans aucune morale. En un mot, ce sont des païens indignes de confiance. Certains d’entre eux pratiquent encore le cannibalisme, c’est tout dire ! Le père lui pardonne et l’absout de ses péchés, mais il faudra que Paul prie beaucoup et faire jeûne pour retrouver la pureté de son âme. Ils sortent dans la cour, au grand soleil. Le père Camille accueille une expédition qui est de retour. Deroo, le responsable de l’expédition rend compte : beaucoup de pertes cette fois, près des trois quarts des enfants africains sont morts, les fièvres, un trajet pénible semé d’embûches.
Une superbe illustration en pleine page pour ouvrir ce récit : une vue en élévation d’un quai du port d’Anvers, la capitainerie, les grues en train de débarquer le chargement, les charrettes à cheval venant prendre les caisses, les cargos amarrés, les voiliers, un navire avec son bateau pilote, quelques mouettes ou goélands. Au fil des séquences, l’artiste consacre du temps à composer des images mémorables. Le bureau principal de l’EIC avec son parquet, ses tentures ses grandes vitres, ses pupitres avec des registres, un poêle à charbon au centre, une maquette de trois-mâts, des tableaux accrochés au mur dont un du roi Léopold II, le lecteur prend le temps parcourir toute la pièce du regard. Le bureau de monsieur Stuurtewagen dispose de sa propre décoration, avec des meubles plus luxueux, une grande carte murale du Congo, une pendulette, un coffre-fort, un fauteuil cuir, des statuettes africaines, une lampe de bureau ouvragée, etc. L’artiste compose également de magnifiques paysages, par exemple la première vision du Congo, au bord du fleuve avec un ciel allant de l’ocre au gris et des rives verdoyantes, en fort contraste avec la grisaille du port d’Anvers dans la page précédente. La représentation de l’intérieur des serres royales de Bruxelles coupe le souffle par leur hauteur. Le lecteur se dit qu’il aurait bien accompagné à vélo le roi Léopold se rendant en tricycle adulte chez son amante la baronne de Vaughan, parcourant la promenade le long de la plage et de l’océan à Ostende. Il savoure également la chaleur de l’éclairage artificiel des Folies Bergères à Paris.
L’artiste semble avoir gagné en confiance par rapport au premier tome avec une narration visuelle disposant de découpages très équilibrés, entre les moments descriptifs, les moments focalisés sur les personnages en gros plan, et les moments d’atmosphère. L’histoire continue de se focaliser sur l’exploitation du peuple congolais par le gouvernement du roi des Belges, une main d’œuvre bon marché réduite au travaux forcés, un euphémisme pour un esclavage de la pire espèce. Le dosage des éléments visuels et la conception des plans de prise de vue racontent admirablement bien chaque moment en fonction de sa nature. En planches seize et dix-sept, l’artiste montre d’abord les consignes du roi Léopold II pour améliorer la production et limiter les investissements, des images dans les serres royales, et l’évocation des travaux de voies de chemin de fer au Congo, puis il montre un pont métallique franchissant une rivière, les ouvriers pelletant dans de petits wagonnets, de type Deauville, à flanc de montagne et enfin la locomotive qui progresse tirant lesdits wagonnets, répondant au modèle réduit dans la page en vis-à-vis, se trouvant dans les serres. Les scénaristes consacrent également des passages à Paul Delisle : l’artiste réalise une planche dépouillée, avec des camaïeux reprenant les couleurs de la chapelle, quand il se confesse au père Camille, focalisant ainsi l’attention du lecteur sur ce qui joue dans l’esprit des deux hommes. Plus loin, le lecteur partage la détresse du frère Lucien-Marie entamant une relation amicale avec Paul, une forme de souffrance émotionnelle dans le regard. À Ostende, le lecteur n’en croit pas ses yeux en découvrant la lueur égrillarde dans le regard du roi Léopold quand son secrétaire mentionne son rendez-vous avec la baronne de Vaughan. Il sent les larmes lui monter aux yeux quand il voit Roger Casement avec le regard embué, ne pouvant émettre aucune objection au spectacle des chefs de tribus des environs et de leur famille, contraints et forcés de danser pour lui, sous peine qu’ils soient affreusement punis. Régulièrement, le lecteur se sent emporté par une atmosphère particulière : la lumière grise du port d’Anvers au-dessus de la Mer du Nord, l’horreur de l’eau teintée de sang du fleuve Congo après qu’un hippopotame ait été abattu, la douceur d’une forêt du pays de Galle, celle d’un feu de cheminée dans un appartement de Londres. L’agitation de la mer d’Irlande au large du port de Liverpool. La majesté d’un vieil éléphant, réduit à une petite silhouette dans un paysage embrumé d’Afrique.
La narration visuelle apporte une identité très particulière à cette reconstitution historique de la colonisation du Congo belge. Les auteurs ont construit leur récit en une quinzaine de séquences, dont celles mettant en scène le frère Paul Delisle qui continue de découvrir l’étendue des atrocités commises par les colons, ainsi que des personnages historiques. Le lecteur retrouve le roi Léopold II qui est mis en scène comme le décideur responsable de cette exploitation où seul compte le profit capitaliste. Il découvre Edmund Dene Morel (1873-1924, écrivain et journaliste), Roger Casement (1864-1916, diplomate britannique au Congo), et le révérend William Henry Sheppard (1865-1927), missionnaire presbytérien, américain de l’Alabama. Par ces trois hommes, et certainement d’autres dans la réalité historique, les exactions commises par la Force Publique et par les autorités belges au Congo commencent à être portées à la connaissance du grand public.
Les époux Charles se sont basés sur une quarantaine d’ouvrages pour relater le mode d’exploitation des ressources du Congo belge (importation d’ivoire et de caoutchouc, les gisements de cuivre à ciel ouvert, et peut-être d’or), les responsabilités de Léopold II (1835-1909) dans cette politique de colonisation, les mécanismes de décision permettant aux entreprises d’exploiter la main d’œuvre sur place, de piller les ressources, de faire fonctionner l’exportation, d’importer les produits nécessaires au Congo belge, un banquier s’extasiant auprès du roi des Belges d’un taux de 700% de bénéfices annuels. En parallèle, Paul Delisle assiste, et parfois participe à l’esclavage de la population africaine, faute de savoir dans quelle situation il se trouve, appartenant à une mission. D’un côté se trouvent des individus engagés dans une entreprise capitaliste, faisant de leur mieux pour satisfaire leurs commanditaires, pour se montrer efficaces avec les moyens que le système met à leur disposition. De l’autre côté, des individus ne se sentent pas légitimés par le système pour considérer les peuples autochtones comme des êtres humains de seconde zone. Il leur est alors impossible de concilier la souffrance humaine avec les diktats capitalistes, avec un objectif de profit à tout prix, en particulier au prix de vies humaines.
Le premier tome commençait par l’émerveillement d’un enfant visitant le musée royal de l’Afrique centrale, de Tervuren en 1960, pour ensuite raconter cette colonisation avec des yeux d’adulte. Ce deuxième tome commence par transporter le lecteur dans chaque lieu, auprès de personnages incarnés, montrant clairement les situations et les actions, avec une narration visuelle d’une qualité exceptionnelle. Progressivement, le lecteur voit se cristalliser l’horreur ressentie par plusieurs occidentaux de la société civile qui alertent petit à petit l’opinion publique. Formidable.
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