Et Txlaka sourit car les dieux chérissent la douleur des mortels.
Ce tome est le deuxième d’une tétralogie formant une histoire complète ; il fait suite à Conquistador, tome 1 (2012). Sa première édition date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Xavier pour les dessins et Jean-Jacques Chagnaud pour les couleurs. Il s’agit de la même équipe de créateurs qui a réalisé la série en huit tomes : Croisade parus de 2007 et 2014. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Hernando del Royo se tient devant un petit feu de camp dans la jungle, seul. Il repense aux événements de ces derniers jours. Il n’a pas succombé. Il avait des compagnons, de vaillants compagnons. Ils se sont bien battus. Ensemble, ils ont emporté quelques pièces précieuses appartenant au trésor des Aztèques. Leur fuite avait été bien préparée mais à un coude du fleuve, alors qu’ils prenaient quelques repos, des Otomis sont sortis de la jungle, l’arme au poing. Oui, c’étaient de vaillants compagnons. De vrais soldats. Qui résistent… et savent se replier si nécessaire. Est-il possible que cette fuite ait duré tant de jours ? Est-il possible qu’ils aient tant souffert… Et que d’épreuves subies… Les chutes d’Hueva qui ont failli les engloutir. L’embuscade aux abords de Quilpa. Les fièvres qui règnent sur les berges du rio Grijalva. Les feux allumés alors qu’ils tentaient de traverser la cité lacustre d’Athanoc. Jusqu’à cette dernière confrontation où tout a basculé…
Les membres de l’équipe ayant pillé le trésor de Moctezuma II se trouvent dans la jungle autour d’un feu de camp : la capitaine Catalina Guerero, le guerrier Marto Marces Burro, le prêtre Cristoval, le second Bartolomé Gomes et Hernando del Royo, Sauterelle et Tzilli s’étant momentanément éloignés. La capitaine explique que dans deux jours, ils rejoindront le capitaine Ramirez qui les attend à la pointe du Rio Guateros. Ce sera la fin de la mission : ils ont ordre de livrer le trésor à Ramirez. Le trésor et l’amulette que del Royo porte sur lui. Ce dernier répond qu’il garde l’amulette. Burro lui demande à quoi elle ressemble, ils ont le droit de savoir. Del Royo tente de leur expliquer, espérant peut-être soulager sa conscience : c’est une racine, une racine de l’Oqtal. Il était déjà trop tard pour soulager sa conscience : dès le premier jour de leur fuite, alors qu’il guettait un moment pour s’éloigner de ses compagnons, il avait ouvert l’étui qui contenait l’amulette. Celle-ci était composé de trois racines liées entre elles. Poussé par une force irrésistible, sans même comprendre pourquoi, il a avalé une de ces racines. Un jus noir a coulé de sa bouche. Son père le lui répétait souvent : l’homme n’est qu’un jouet aux mains du diable. Une douleur foudroyante lui a broyé la poitrine. Et les eaux du fleuve, pendant quelques instants, ont revêtu une couleur pourpre, sanglante. Depuis, la douleur ne l’a pas quitté. Elle le ronge, remplit un vide qui ne cesse de grandir en lui. Le pire, c’est qu’il doit lutter de toutes ses forces pour ne pas avaler une autre racine.
Après un premier tome bien troussé racontant un casse dans le trésor des Aztèques à Tenochtitlan, le lecteur sait déjà qu’il va suivre Hernando del Royo dans la jungle, et que tous ses compagnons vont y laisser leur peau, ce qui diminue d’autant la tension dramatique générée par cette facette du récit. Au cours de ce deuxième tome, il découvre donc la suite de la fuite périlleuse dans la jungle et les circonstances fatales coûtant la vie aux uns et aux autres, l’intrigue rejoignant le temps présent de la scène d’ouverture du premier tome, et la dépassant. L’enjeu est vite rappelé : rejoindre le campement du capitaine Ramirez et lui remettre le trésor de Moctezuma. La petite équipe doit affronter les attaques des Otomis qui sont à leur trousse. Grâce à une capacité inattendue, del Royo peut percevoir ce qui se déroule à Veracruz : Hernán Cortés et ses soldats sont arrivés dans la ville et Cortès va rendre compte à Pánfilo de Narváez de sa conquête au nom du roi d’Espagne, et se justifier de ses actes. Le scénariste conserve l’ancrage de son récit dans une réalité historique, en 1520. Dans le même temps, il dispose d’assez de liberté pour accommoder la réalité historique à sa sauce, que ce soit sur le déroulement réel de l’attaque des forces de Narváez, ou l’introduction d’un personnage comme Oczu, prêtre de Moctezuma à Tenochtitlan.
Le lecteur commence donc par retrouver Hernando Del Royo, seul, se lamentant sur le sort de ses compagnons disparus, le temps de deux cases de la largeur de la page. Dans la première, il constate que le dessinateur s’est contenté d’un visage de profil en gros plan occupant un peu moins de la moitié de la case sur la gauche, et un camaïeu réalisé par le coloriste sur la partie droite. La deuxième case comporte plus d’informations visuelles dessinées et encrées. Ayant eu son attention ainsi attirée sur ce type de cases, il se fait la remarque qu’elles sont en nombre significatif tout du long du récit, et dans le même temps la narration visuelle ne semble pas pauvre. S’il en a le goût, il remarque que dessinateur et coloriste se complémentent avec une grande habileté et une coordination parfaite. Ainsi dans la première case, le camaïeu semble mêler des teintes gris brun pour la nuit avec une légère teinte de jaune. Dans la case en dessous, les nuances jaunes prennent sens : il s’agit de la lumière atténuée par la fumée du feu. Dans la planche cinq, l’artiste joue avec des aplats de noir pointillistes, évoquant la nuit noire, au-delà de la clarté du feu, et à nouveau un camaïeu brun gris, avec des nuances de jaune plus ou moins légères en fonction de l’éloignement avec le feu. Ce positionnement fluctuant entre rappel d’un élément figuratif et glissement vers des impressions est mis en œuvre tout du long, venant nourrir les cases en fonction de la densité d’informations représentées sous forme de contour détouré, avec un dosage parfait. Le coloriste utilise également d’autres effets : des teintes brun rouge pour un cours d’eau, évoquant le sang, des nuances d’une même teinte pour ajouter un modelé sur des surfaces détourées soulignant ainsi les reliefs, à quelques reprises la mise en couleur d’une onomatopée pour un bruitage l’associant ainsi à un autre élément dessiné ou à une émotion, le rappel d’un élément sans contour encré comme les arbres en arrière-plan, des raies de couleurs pour évoquer le motif des plis du tissu d’un tente, etc. Cette répartition entre éléments dessinés et camaïeux atteint un niveau remarquable, discrète et sophistiquée au point que le lecteur ne s’en aperçoit pas, la densité d’informations visuelles (dessins + couleurs) conservant un niveau identique quelle que soit la répartition, la qualité de l’immersion ne faiblissant jamais.
A priori, l’intrigue semble se cantonner à seulement deux types de localisation : la jungle, ou une ville, soit Tenochtitlan, soit Veracruz. Pourtant, la narration visuelle s’avère diversifiée et riche. Certes, le lecteur se retrouve à plusieurs reprises dans la verdure de la jungle, entre éléments concrets et rendu impressionniste, et il bénéficie également de magnifiques visuels inattendus. Cela commence par cette composition en double page, une vue de paysage de la jungle : une chute d’eau, un arbre au premier plan, une vision de la canopée à plusieurs centaines de mètres de distance, les montagnes dans le brouillard au loin, un vol d’oiseaux indistincts à grande distance, et un vol de perroquets colorés au premier plan, superbe. Vient ensuite la découverte d’un ancien temple abandonné depuis des décennies, avec des sculptures et des statues particulièrement sinistres. Puis en planche treize, le lecteur se retrouve face à un monstre dessiné en pleine page, Oqtal, avec une onomatopée très comics, ce qui lui fait penser à une version horrifique de Swamp Thing. Quelques pages plus loin, Hernando del Royo gagne des capacités surnaturelles, lui permettant de se déplacer à une vitesse plus importante que la normale dans la jungle et de tuer avec une efficacité redoutable, avec à nouveau une discrète saveur superhéros de comics. Puis c’est au tour de Burro de se lancer dans le combat, maniant sauvagement deux épées, dans une page découpée en cinq cases de la largeur de la page, une scène évoquant Conan dans sa furie guerrière. L’artiste met à profit les possibilités de découpage d’une planche pour donner une identité de mise en scène spécifique à chaque séquence : cases de la largeur de la page, cases de la hauteur de la page, agencement en bandes traditionnelles, cases en insert, etc.
Le lecteur se retrouve emporté par la narration visuelle, l’intrigue se trouvant quasiment reléguée au second plan. La folie de conquête d’Hernán Cortés induit des conséquences sur ses hommes, sur les Aztèques et les Otomis, Les individus ne peuvent que subir et essayer de s’adapter pour minimiser les répercussions, souvent sans prise sur des événements arbitraires. Le guerrier Burro se trouve enfermé dans son rôle, sans échappatoire possible. La quête spirituelle de frère Cristoval se heurte à une culture qu’il ne comprend pas. Le scénariste reprend l’un des thèmes de sa série Croisade avec le même artiste : le personnage principal constate que personne ne peut vaincre les légendes qui font un peuple, un continent, un mythe. En parallèle, le prêtre aztèque se retrouve contraint d’agir en conformité avec ses croyances, ce qui le conduit à une issue tout aussi fatale que celle de frère Cristoval. Hernán Cortés et Pánfilo de Narváez ne peuvent s’extraire de la logique militaire qui est la leur. Même le comportement des deux jeunes gens, Itzilli et Sauterelle, est dicté par l’entrain de leur âge. Une seule personne parvient à échapper à un destin tout tracé conditionné par son histoire socio-culturelle, parce qu’il a fait la démarche consciente de transgresser les règles de sa condition d’Espagnol, et celles de la culture aztèque.
Avec la lecture du premier tome, le lecteur pensait s’être engagé dans une série bien troussée et un peu prévisible dans le respect des conventions de genre, une aventure d’exploration historique et de guerre de conquête, le scénariste ayant en plus révélé dès la première page, le destin des pilleurs. Il succombe au charme de ce deuxième tome dès la première scène, grâce à l’incroyable équilibre visuel de chaque case entre dessins et couleurs, et le dynamisme de la composition des pages. Il savoure les deux touches comics parfaitement assimilées et adaptées à une BD franco-belge. Il se sent confortablement installé dans une histoire dont la direction générale s’avère facile à anticiper, tout en savourant les surprises, de petites libertés avec l’Histoire, et des thématiques inattendues.
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