Mais comment profiter du moment présent sans rien partager à personne ?
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, racontée sous la forme d’un roman-photo. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Julie Chapallaz. Les principaux personnages sont interprétés par Xavier d’Almeida, Marie Nora, Ya, Coralie Léguevaque, Yvan Schwab, et les ours Georg, Kupa, King et Zoé du parc animalier Juraparc. Les bûcheronnes sont interprétées par Sylvia Faleni, Kyoko Murayama, Jeanne Macaigne, Élodie Hurée, Dorota Kleszcz, Coralie Léguevaque, Lucia Clavino. Neuf autres personnes font de la figuration. Le récit compte deux-cent dix-neuf pages de roman-photo.
Edgar, un jeune homme, est allongé sur son canapé, les yeux clos, portant ses lunettes à monture ronde et rouge. Il rêve d’une comète qui s’abat sur Terre. Le choc de l’impact le réveille en sursaut. La lumière de l’ampoule nue brille. L’écran du téléviseur est empli de neige. Il s’assit sur son séant et se demande où il est. Il ne se souvient de rien, si ce n’est de son prénom. Il se lève et ouvre la porte devant lui : elle donne sur une chambre avec deux lits jumeaux, sur la table de nuit un guide de l’astronomie, un exemplaire de L’île au trésor, une fusée en plastique et un morceau de roche, froid comme du métal. Edgar le prend et le sert dans sa main. Il passe dans la pièce d’à côté : la chambre des parents. Il y a des photographies punaisées au mur : des jumeaux en trottinette, un bord de mer, autant d’images qui lui procurent une sensation de déjà-vu. À certains endroits, le mur présente une tâche plus claire : il manque des photographies. Edgar se place devant la fenêtre et il se dit qu’il y a peut-être d’autres personnes qui collectent des objets comme lui. Il aimerait bien pouvoir les rencontrer. Le sommeil le reprend, comme pour les nombreux habitants de cette ville.
Chapitre un : le réveil d’Edgar. Edgar est assis sur un banc face à la mer, une vieille dame assise à côté de lui en train de tricoter. Ils échangent quelques paroles. Il ne se sent pas bien ; elle compatit car on s’ennuie à mourir ici. Il ne sait pas où ils sont, il ne sait pas qui il est. Elle lui conseille de profiter du moment présent, ce qu’il ne sait pas comment faire sans personne avec qui le partager. Elle-même se retrouve avec son tricot qu’elle fait et qu’elle défait. Ce n’est pas parce qu’elle est une mémé qu’elle doit tricoter d’ailleurs. Elle voudrait vivre à fond et brûler la chandelle par les deux bouts. Vivre brièvement mais furieusement, lancée à trois cents kilomètres à l’heure, sur la route de la corniche. Au lieu d’attendre dans cette éternité qui se rétrécit. Heureusement la mer efface ses mauvaises pensées. Edgar s’est rendormi et il se réveille dans un appartement qu’il ne connaît pas. Une femme tenant un sac plastique sonne à la porte et il va ouvrir. Il ouvre, elle s’excuse d’être en retard, par pure convention car elle ne sait ni où elle est, ni avec qui. Il l’invite à rentrer et lui offre un verre d’eau. Elle déverse le contenu de son sac plastique sur la table : c’est toute sa vie. N’est-elle qu’une suite d’objets énigmatiques qui lui rappellent vaguement quelque chose ?
L’éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos qui ont tous comme particularité de sortir de l’ordinaire, et de n’entretenir qu’un rapport de forme avec ceux qui firent les beaux jours du magazine Nous Deux. Celui-ci défie également les attentes du lecteur. Ça commence dès le titre énigmatique et l’illustration de couverture tout aussi cryptique. Une autre caractéristique déroutante apparaît dès la première page : le parti pris de la colorisation artificielle. L’artiste n’a conservé aucune couleur naturelle. La première page a été repassée dans des teintes bleu-gris, avec une nuance violette prenant de l’importance dans les pages suivantes de cette introduction. La silhouette d’Edgar devient d’un bleu un peu plus clair dans le premier chapitre, ce qui fait qu’il ressort un peu plus par rapport à ce qui l’entoure comme s’il était plus vivant. Le deuxième chapitre, intitulé Edgar et la forêt, vire vers des teintes vert sombre pour attester de l’environnement forestier. Quant à lui, Edgar vire à une teinte rose un peu sale après avoir rencontré le groupe de bûcheronne. Le lecteur est pris par surprise par la page cent-onze qui baigne dans un rouge foncé, en rapport direct avec l’activité décrite. L’intérieur de la cabane du Doc présente une palette plus importante de couleurs différentes. La teinte rouge revient pour les pages deux-cent-huit et deux-cent-neuf, l’activité étant de même nature que page cent-onze.
Le lecteur peut avoir besoin d’un peu de temps pour s’adapter à ce choix esthétique de mise en couleur. En revanche, il constate que l’autrice utilise les caractéristiques de la bande dessinée pour la narration visuelle. Les photographies sont disposées comme des cases de BD, le plus souvent rectangulaires et disposées en bande. L’artiste varie le découpage de la planche en fonction de la séquence, elle joue également sur le nombre de cases par planche. Elle utilise des cases de taille variée, parfois de la largeur de la page, parfois de la hauteur de la page. Il y a quelques photographies qui occupent toute une page, et le nombre de cases peut monter jusqu’à douze sur une seule page. Lors de quelques séquences particulières, elle joue sur la forme des cases : des trapèzes pour les pages soixante-six à soixante-dix, avec une très belle composition sur deux pages à la fin pour accompagner la chute d’un arbre. Le lecteur retient également la composition des pages quatre-vingt-seize et quatre-vingt-dix-sept : une case circulaire au milieu, et des cases radiales tout autour. Elle arrondit les angles des bordures de case pour indiquer qu’une séquence se déroule dans le passé ou est de nature onirique. Les personnages s’expriment dans des phylactères. Le lecteur se rend compte de temps à autre que l’artiste utilise des collages pour des effets spéciaux, et qu’elle ajoute parfois un élément bricolé avec des outils numériques sur une photographie. Il en découle une sensation étrange, en décalage avec l’effet classique d’une photographie reproduisant le réel sous un angle donné : un effet onirique légèrement éloigné du réel.
L’intrigue apparaît rapidement : une sorte d’épidémie de sommeil qui fait que toute la population dort en continu ou presque, avec quelques individus qui parviennent à regagner conscience pour des périodes limitées. Edgar, le personnage principal, ne se souvient plus de sa vie, mais il éprouve la conviction d’avoir eu un frère jumeau et il essaye de le retrouver. Trouvant un moyen très artisanal de rester conscient, il fait la rencontre de la femme au sac plastique, puis de Max et de ses fourmis, ce dernier lui conseillant de sortir de la ville. Dans la forêt, il fait la connaissance d’un groupe de sept bûcheronnes, puis de celui qu’elles appellent Doc, un individu lui aussi très singulier pratiquant l’art de la Dendrochronologie. Le lecteur se laisse emporter par la balade d’Edgar, sans bien savoir où cela peut le mener. Il comprend que le récit présente une forme d’anticipation avec cette maladie généralisée du sommeil, sur laquelle l’autrice ne dit rien. Il comprend également des éléments de type fantastique comme un ours doté de conscience et parlant, ou des fourmis et des sangsues aux vertus psychotropes, avec deux collages en pleine page, page cent et cent-un.
Le lecteur se laisse porter par cette situation extraordinaire, l’impression de s’immerger dans une histoire entre rêve et réalité. Il cale son comportement à celui d’Edgar en acceptant les choses comme elles viennent, sans s’interroger sur le pourquoi ou le comment. Il aborde chaque rencontre avec l’esprit ouvert, sans idée préconçue, ce qui le rend également réceptif aux images à la poésie inattendue : un homme endormi dans une laverie automatique avec son slip sur la tête, la présence d’une K7 audio, des livres dans une librairie, avec une liste d’auteurs hétéroclites Alain Aslan (1930-2014, Alain Gourdon), Charles Bukowski (1920-1994), Michel Tournier (1924-2016), Ernst Zurcher (1951-), Michel Pastoureau (19487-), une fourmilière géante entourée de cierges dans une église, une bûcheronne se vantant de la taille de sa chatte avec un geste obscène, un ghettoblaster, un usage peu orthodoxe de la dendrochronologie, une femme avec des lanières de cuir en guise de sous-vêtements, etc. Dans le même temps, ces éléments hétéroclites et insolites sont propices à des remarques générant d’étranges résonnances. Ces êtres humains endormis, font-ils des personnages conscients des êtres éveillés ? Edgar est à la recherche d’Arthur, son frère jumeau disparu, peut-être un autre lui-même, peut-être son avatar éveillé ? Max semble n’être qu’un doux dingue avec sa fourmilière millénaire, et dans le même temps il est également parvenu à rester réveillé, la fin justifie-t-elle les moyens ? Les bûcheronnes estiment que l’avenir de l’humanité passe par l’abattage de tous les arbres présents sur Terre, en opposition totale avec les angoisses environnementales du temps présent. Un ours doté de conscience veut retrouver sa place de roi du règne animal en éliminant les hommes ou en prenant leur place.
Le roman-photo constitue un moyen d’expression, fortement connoté par son succès dans le genre très particulier de la romance. Il peut également permettre de raconter d’autres types d’histoire, d’autres fictions de genre. Ici, le lecteur plonge dans un récit d’anticipation mâtiné de fantastique. L’autrice travaille les images leur donnant un caractère artificiel par la colorisation, l’emploi de collage, pour une balade dans un monde endormi où les gens éveillés sont pour le moins singuliers. Étrange.
Interview de l'autrice :
RépondreSupprimerhttps://podcast.ausha.co/dans-ma-bulle/place-au-roman-photo-interview-avec-julie-autour-de-son-livre-la-deflagration-des-buissons-dans-ma-bulle-211?fbclid=IwAR1EGO_YOoORoHXyION0tfHBLXUw0AkWaWCW8rHDWjfAIi50PChvbbMXGgQ