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lundi 4 décembre 2023

Le Venin T04 Ciel d'éther

Va falloir vous y faire, on n’est pas toutes des potiches sans cervelle !


Ce tome fait suite à La Venin T03 Entrailles (2020) qu’il faut avoir lu avant car les cinq tomes forment une histoire complète. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Astier pour le scénario, les dessins. La mise en couleurs a été réalisée par Stéphane Astier. Il comporte cinquante-huit pages de bande dessinée. Il comprend un dossier de trois pages à la fin : la reproduction des carnets d’Emily, tels que l’auteur les a découverts lors de ses recherches, relatant sa manière de se faire recruter dans la troupe de la revue, ses sentiments vis-à-vis de Stanley Whitman, et sa réaction après s’être enfuie de chez sa mère, agrémentés de photographies d’époque. Le lettrage de la bande dessinée est assuré par Jean-Luc Ruault, la calligraphie des carnets par Jeanne Callyane. Une carte des États-Unis occupe la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : y figure le tracé des voyages d’Emily.


New York, en novembre 1900. Dans le casino Theatre, John Fisher, le responsable de l’opérette Florodora, s’emporte contre Emily qui est sur scène, au cours de la répétition. Il lui rappelle qu’elle doit suivre le tempo, qu’elle doit entrer à douze. Elle s’excuse : elle oublie toujours ce passage. Il continue : il a eu la grandeur d’âme de la choisir au pied levé pour remplacer une ses meilleures danseuses qui a fui New York pour rejoindre un de ces fichus cowboys dans un trou perdu du Wyoming. Il ne faudrait pas qu’elle lui fasse regretter son choix. Elle fait observer que ça ne fait qu’une semaine qu’elle est là, elle n’a pas encore le livret complet en tête. Il s’emporte encore plus : la première est dans quinze jours, et il n’y a plus de temps. Emily quitte la scène refusant de supporter ce mauvais traitement. Fisher déclare une pause et va la trouver dans sa loge pour s’excuser.



Non loin de là, chez un chapelier, l’Amérindien Ba-Cluth achète un nouveau haut-de-forme, faisant forte impression sur la jeune vendeuse. Quelques boutiques plus loin, Charly Siringo & Tom Horn, les deux détectives de l’agence Pinkerton, terminent de s’acheter des costumes de citadin, Horn regrettant les habits confortables qu’il portait pour faire de la piste. Chacun termine ses emplettes et emprunte une rue différente sans se croiser, sauf Ba-Cluth qui remarque Emily sur le même trottoir sans qu’elle ne s’en aperçoive. Bisbee, en Arizona, en février 1891 : Emily séjourne chez Michael Graft. Elle lui demande pourquoi il est venu vivre ici. Il raconte. À l’époque, il ne savait pas distinguer un cheyenne d’un Sioux ou d’un Apache. Alors il a erré à travers le Wyoming, le Kansas, le Colorado. Épuisé par ces longs mois de piste, il a fait halte à Phoenix, en Arizona. Là, il est tombé sur un avocat qui était devenu Commissioner of the land. Après quelques verres, il a réussi à convaincre Michael d’acheter quelques acres de terre. Quand il est arrivé au fond de ce désert, il a monté sa cabane, acheté du matériel, et il a commencé à labourer ce sol rocailleux. Mais cette terre ne valait rien, et pas un brin n’a poussé. Du coup, il est devenu chasseur de primes, écumant les états à la recherche des outlaws.


Le lecteur se retrouve ravi par la narration dès la première page : tout fonctionne à merveille comme dans les tomes précédents. Emily se retrouve dans une position improbable en chanteuse et danseuse dans une opérette. En deux phrases, l’auteur a établi qu’elle n’est pas parfaite, qu’elle s’est préparée en un temps record. En page onze, il tique un peu en voyant que les trois groupes passent comme par hasard au même endroit au même moment, sans se rendre compte de leur présence mutuelle, le scénariste ne l’a pas habitué à ça. Il utilise cette forme de synchronicité par la suite à deux autres reprises. Sans parler de l’évolution de la relation entre Emily et sa cible suivante, ou de la forte concentration d’autres connaissances d’Emily dans une petite zone de New York. Pour autant, le lecteur se dit également que ces grosses coïncidences auraient pu ne pas se produire que le déroulement de l’intrigue n’en aurait pas été bouleversé. Il prend alors ça comme une facétie de l’auteur, une forme de clin d’œil aux mécanismes narratifs de l’opérette. Et même, ces moments passent vite car la narration s’avère aussi dense et fluide, toujours menée concomitamment au temps présent du récit 1900/1901 et au temps passé 1891/1892. La vengeance d’Emily continue à avancer et la reconstitution historique demeure consistante et impeccable.



En fonction des ingrédients qu’il préfère, le lecteur se montrera plus attentif à l’un ou à l’autre. Les marqueurs historiques : mention des Dime novels par Emily, son embauche comme interprète de l’opérette Florodora qui fut un succès réel à cette époque à New York, mention de la mort de Bill Dalton (1863-1894), l’arrivée parmi les Florodora Girls de la jeune Florence Evelyn Nesbit (1884-1967) danseuse, modèle et actrice, ayant posé pour Charles Dana Gibson (1867-1944) qui apparaît également dans le récit, et qui exécute un portrait d’Emily. Il peut aussi guetter les éléments féministes du récit, que ce soit des marques du patriarcat ou au contraire de l’autonomie et de la liberté d’Emily et ses amies : Vicky d’abord en femme entretenue, la misogynie ordinaire sous forme de condescendance envers le sexe faible, l’homosexualité féminine qui ne peut se vivre que cachée, l’obligation d’utiliser une selle pour monter en amazone, Stanley Whitman commande pour Emily au restaurant. Bien évidemment personne ne peut commander à Emily, et elle met en garde un prétendant sur sa manière bien à elle de se faire respecter et de refroidir les ardeurs par un coup de genou bien placé. Le lecteur sourit en entendant Vicky rappeler qu’elle sait s’y prendre pour faire fondre le cœur des hommes, enfin le cœur…


Le lecteur peut également être avant tout investi dans l’intrigue et le personnage d’Emily, ou encore pour le genre Western. Une fois de plus il reste saisi d’admiration par la qualité de la description des dessins, que ce soit par la profusion de détails ou par l’exigence du niveau de recherches afin d’aboutir à une telle reconstitution si minutieuse. L’artiste ne s’épargne aucune peine. En tant que chef costumier, il représente des tenues très diverses, s’attachant aussi bien au haut de forme de Ba-Cluth, qu’aux costumes plus ordinaires des inspecteurs de l’agence Pinkerton, aux robes de scène, aux costumes garçon de Vicky, et bien sûr à la magnifique robe qu’Emily porte sur la couverture. La représentation de chaque lieu est nourrie de la même manière et avec la même rigueur par des documents de référence. Il suffit d’accompagner Stanley Whitman et Emily sur le chantier du Fuller Building pour en être parfaitement convaincu. Pour commencer l’emploi du nom de Fuller Building qui correspondait bien à son appellation à cette époque, et qui ne sera renommé Flatiron Building que plus tard. Ensuite l’état d’avancement de sa construction à cette date, février 1901, conforme aux informations qu’il est possible de trouver en ligne. Comme dans les tomes précédents, le lecteur commence par se demander au premier coup d’œil si les pages ne sont pas un peu chargées en cases et en dialogues, et dès la première page il savoure la fluidité de la narration tant visuelle que dialoguée, assurant un bon rythme tout en racontant beaucoup de choses dans chaque page, un vrai talent de conteur.



En plus de toutes ces qualités, l’histoire s’avère toujours aussi prenante. Les séquences du passé viennent confirmer ce que le lecteur sait déjà sur les multiples talents et compétences d’Emily, montrant comment elle les a acquis. Dans le même temps, ces séquences montrent le développement de sa personnalité, par exemple l’effet qu’a sur elle l’apprentissage du maniement et de la maîtrise des armes à feu. D’un côté cela participe à sa décision de se venger, de l’autre cela l’amène au pied du mur pour commettre l’irréparable et tuer un homme pour la première fois. Le lecteur se rend compte qu’il se joue d’autres choses durant ces scènes du passé : parfois les doutes d’Emily qui ressurgissent dans le temps présent du récit, d’autre fois le rôle bienveillant de Michael Graft qui n’était peut-être pas si naturel que ça, pas forcément exempt d’arrière-pensée. La narration visuelle offre des moments mémorables à chaque page : la répétition de l’opérette dans le théâtre, une vue générale en élévation de la salle, un geste de pudeur d’Emily totalement naturel, l’essai de costume pour Charly Siringo, une vue en élévation de deux rues de New York d’une lisibilité exemplaire avec un niveau de détail qui invite le lecteur à savourer la vue, une maison isolée dans le désert balayée par un vent charriant de la poussière, la construction de la charpente de ladite maison avec des poutres de bois, etc.


L’intrigue tient le lecteur en haleine, en équilibre entre ce qu’il sait déjà et ce qu’il n’a pas pu anticiper mais qui en découle logiquement. Une séquence se déroulant en avril 1892 vers Clifton donne une vision très différente d’Emily, par comparaison avec l’assassinat méticuleusement préparé du sénateur Eugène McGrady dans le tome 1, apportant ainsi plus d’épaisseur et de complexité au personnage. Le lecteur est doucement amené à remettre en question ce qu’il pensait des clients de la maison de passe à la Nouvelle Orléans dans le tome 1. Le rôle de Ba-Cluth fait progressivement de plus en plus sens, alors qu’il gagne aussi le surnom de Lony. Le parcours de vengeance d’Emily commence également à apparaître de manière différente, le lecteur se demandant si l’âge et la traîtrise n’auront pas raison de sa jeunesse et de son courage, voire n’en ont déjà pas eu raison. La dernière page offre l’assurance que le dernier tome apportera un dénouement ambitieux.


Le lecteur sait que ce tome comblera son horizon d’attente : Emily en tueuse redoutable accomplissant sa vengeance, une reconstitution historique d’une qualité incroyable dans la narration visuelle, plus discrète et tout aussi solide dans les références culturelles. Le créateur lui en donne encore plus avec une mise en perspective par le passé de la personnalité d’Emily plus nuancée et avec plus de profondeur, et une intrigue qui se laisse deviner par moment, pour prendre le lecteur par surprise par la suite avec une ampleur tout aussi insoupçonnée qu’organique. Du grand art.



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