Le dessein du sociologue n’est pas de juger, mais de comprendre.
Ce tome contient une biographie partielle de Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue, entremêlé de la propre histoire de la relation de Pascal Génot avec l’Algérie. Sa parution date de 2023. Le scénario a été réalisé par Pascal Génot, docteur en sciences de l’information et de la communication, ayant été chargé d’enseignement en sociologie des publics, d’après une enquête documentaire réalisée avec Saadi Chikhi. Les dessins ont été réalisés par Olivier Thomas. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc qui compte deux-cent-quarante-deux pages. L’ouvrage se termine par un dossier de quatre pages dont une de photographies sur les approches et les sources documentaires, deux pages de bibliographie, une page de remerciements.
Alger en 2023, le souvenir de nombreuses manifestations : les rassemblements pro-démocratiques de janvier-mars en 2011, les mobilisations contre un projet d’exploitation du gaz de schiste à In Salah en janvier 2015, la répression des émeutes populaires des 4-10 octobre 1988 à Alger, la marche kabyle contre les répressions policières aux portes d’Alger le 14 juin 2001, les manifestations pour la paix et l’indépendance en décembre 1960 dans plusieurs quartiers populaires d’Alger, le Hirak issu à partir de mars 2019 d’un refus d’un cinquième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, les manifestations du printemps berbère en Kabylie à Tizi-Ouzou en mars-avril 1980, la première fête de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962. Chapitre un : un aller pour l’Algérie. Paris en juillet 2015, Pascal Génot retrouve Mohand devant la station de métro Barbès-Rochechouart. Ils échangent des nouvelles sur les membres de leur famille respective. Ils se connaissent depuis 2011.
Quelques années auparavant, le scénariste avait coécrit une BD qui se déroule entre Marseille et l’Algérie. L’idéal aurait été d’aller sur place faire des repérages, s’imprégner des lieux pour mieux les ré-imaginer ensuite… Mais depuis la guerre civile des années 1990, l’Algérie reste un pays relativement fermé. Le visa ne s’obtient pas facilement et la circulation hors d’Alger et d’Oran, les grandes villes du nord, est fortement déconseillée aux voyageurs étrangers. L’occasion s’est finalement présentée en mars 2011. Il venait de terminer une thèse sur les minorités culturelles au cinéma, une recherche qu’il avait faite à partir de la Corse, sa région natale. Grâce à une amie, le festival du film Amazigh (berbère) l’a alors invité pour faire une conférence. Mohand filait un coup de main. Il était venu les chercher à l’aéroport, lui et d’autres invités. Alger en mars 2011, Pascal a voyagé depuis Marseille, avec Danièle l’amie qui lui avait proposé ce séjour. Poète militante antiraciste, elle n’avait jamais cessé de venir en Algérie, même dans les années les plus dures. Mohand les attend en compagnie d’un second chauffeur, Nasser, et d’autres invités du festival, une réalisatrice et une actrice venues de Tunis. Danièle présente Pascal à Mohand, en tant que scénariste de BD, et ce dernier lui demande de revenir six mois plus tard à l’occasion du festival de BD à Alger pour animer une formation sur le scénario. Pascal accepte.
À la découverte du titre, le lecteur comprend qu’il va être question de la période de la vie du sociologue qu’il a passé en Algérie, c’est-à-dire de 1956 à 1960, d’abord au titre de son service militaire, puis pour des enquêtes et études de terrain. Mais le récit ne commence pas avec le sociologue : il débute avec l‘évocation de huit grandes manifestations de protestation en Algérie. Puis il passe à la mise en scène du scénariste : sa rencontre fortuite en 2015 avec un Algérien qui fut son guide, suivi par un retour dans le passé en 2011. Pierre Bourdieu est évoqué pour la première fois en page vingt-huit dans une photographie où il discute avec l’écrivain instituteur Mouloud Feraoun (1913-1962). Dans ces quelques pages, l’artiste impressionne déjà fortement le lecteur : le soin apporté à cette vue de la ville d’Alger depuis un balcon où aucun détail ne manque, la foule composée d’individus tous distincts avec les marques de l’époque correspondante, les forces policières, la station Barbès-Rochechouart avec le métro aérien immédiatement identifiable, la foule bigarrée, le marchand de journaux, l’architecture caractéristique de la station avec ses escaliers menant au quai, puis l’évocation de l’aéroport d’Alger, une scène d’émeute en janvier 2011, le trajet à travers la ville d’Alger avec chaque quartier représenté conformément à la réalité. Du travail d’orfèvre avec un soin remarquable apporté à l’exactitude géographique et temporelle.
La rigueur des auteurs lui ayant donné entièrement confiance, le lecteur continue. Il découvre qu’ils alternent donc entre des scènes du passé proche au cours desquelles l’artiste illustre les démarches du scénariste pour reconstituer le déroulement historique du séjour du sociologue en Algérie, et la reconstitution proprement dite de ce séjour également raconté sous forme de bande dessinée. Le travail de représentation continue avec la même qualité élevée et le même souci d’exactitude et de précision. Le lecteur ressent bien que la narration est conduite par la démarche de recherche du scénariste et que le dessinateur doit se mettre à son service. Pour autant, il ne s’agit pas d’un texte livré clé en main, charge au dessinateur de trouver comment apporter des informations visuelles. Par exemple, de nombreuses séquences relèvent d’une scène représentée en plusieurs cases. Le lecteur découvre également des pages muettes, c’est-à-dire dépourvues de texte, où toute la narration est réalisée par le biais des seules images. En outre, le dessinateur varie les constructions de page en fonction de la nature de ce qui est raconté ou exposé, mettant à profit la grande variété offerte par la bande dessinée : facsimilé de carte géographique, reproduction de unes de journal, reprise d’une photographie en dessin, forme de case en trapèze pour opposer deux personnes (par exemple Albert Camus et Jean-Paul Sartre en page quarante-six), dessin en pleine page pour un paysage remarquable (l’assemblée populaire nationale en page soixante-quinze), cases de la largeur de la page pour un trajet en voiture, dessin en double page et en ombre chinoise pour un bâtiment (pages cent-quatre et cent-cinq), reprise de couverture de livres, portrait d’après photographie de personnalités (l’extraordinaire portrait de Raymond Aron et de Germaine Tillion en page cent-vingt, un photoréalisme aussi réussi que complexe à réaliser), vignettes rectangulaires disposées en pourtour d’une double page pour encadrer un texte d’exposition sur la proto-sociologie, schéma en organigramme pour illustrer le concept de Champ, diagramme pour les différentes formes de patrimoine, reprise de slogans dans des graphies variées, etc. S’il y prête attention, le lecteur se retrouve fortement impressionné par l’intelligence et la pertinence graphique du récit.
Le dessinateur s’avère d’autant plus méritant que le scénariste a conçu un ouvrage ambitieux et sophistiqué. Le lecteur comprend que les séquences se déroulant de 2011 à 2015 servent au moins deux objectifs. Le premier est de donner au lecteur les éléments lui permettant de prendre du recul, de situer l’origine social du scénariste, la manière dont lui est venu l’idée de retracer le parcours de Bourdieu en Algérie, l’objectif poursuivi et la méthodologie mise en œuvre. En cela, l’auteur affiche que cette démarche est personnelle et que sa manière d’aborder et d’exposer le sujet est également personnelle. Le second est de montrer des facettes de la société algérienne dans les années 2010 de manière à fournir un point de comparaison aux observations de Bourdieu fin des années 1950, début des années 1960, faisant ainsi ressortir les éléments spécifiques de sa période d’observation. Incidemment, ce dispositif fait également ressortir les effets durables des travaux de Bourdieu dans son analyse sociologique de cette société, et lors des interviews avec les personnes qui l’ont rencontré ou côtoyé à l’époque. Ces séquences permettent de prendre du recul pour considérer le parcours de Bourdieu, ses démarches et la pérennité de ses analyses.
La forte pagination de l’ouvrage permet aux auteurs d’approfondir de nombreuses facettes de leur propos. Le scénariste fait œuvre de vulgarisation et même d’histoire en évoquant l’évolution de la situation en Algérie, pendant la guerre d’indépendance et après, les missions confiées au soldat Bourdieu, les différentes positions d’intellectuels comme Francis Fanon (1925-1961), Jean-Paul Sartre (1905-1980), Albert Camus (1913-1960), Raymond Aron (1905-1983), Germaine Tillion (1907-2008), Mouloud Feraoun (1913-1962). Il aborde la situation de l’Algérie sous l’angle sociologique, mais aussi historique, économique, culturel, politique. L’ouvrage est découpé en six chapitres : Un aller pour l’Algérie, Seconde classe, La guerre moderne, Un nouveau regard, Entre-deux, Maintenir l’ordre. Au fil de ces chapitres, l’auteur commence par retracer la vie de Pierre Bourdieu pendant son service militaire, s’interrogeant à la fois sur la genèse de son intérêt pour ce pays, et sur le rôle qu’il a joué en tant que militaire dans ladite guerre d’indépendance, au sein de la force armée du pays colonisateur. Par la suite, il ne se contente pas d’une biographie inscrite dans l’Histoire, il réalise une introduction vulgarisatrice sur la sociologie en évoquant rapidement Emmanuel Joseph dit l’abbé Sieyès (1748-1836), Claude-Henri de Rouvroi de Saint-Simon (1760-1825), Auguste Comte (1798-1857), Karl Marx (1818-1883), Émile Durkheim (1858-1917), Max Weber (1864-1920). Il explique de manière synthétique les principaux apports théoriques de Pierre Bourdieu : les champs, le capital et l’habitus, et bien sûr les mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales. Il s’attache également à mettre en lumière l’importance essentielle de la collaboration entre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (1933-1998), le lecteur souriant au parallèle avec le scénariste et son guide et ami Mohand.
En fonction de sa culture, le lecteur peut être familier du sociologue Pierre Bourdieu et de ses œuvres, de la guerre d’indépendance de l’Algérie, ou non. Olivier Thomas et Pascal Géno, avec Saadi Chikhi, ont réalisé un ouvrage remarquable, dense et accessible. La narration visuelle s’avère dense elle aussi, d’une qualité supérieure pour la reconstitution historique, pour la description des lieux, et pour la pertinence des mises en page et en scène pour raconter chaque séquence. Le scénariste s’avère tout aussi rigoureux dans son approche, approfondissant avec une rigueur pénétrante chaque facette de son enquête algérienne, et une prise de recul sophistiquée pour que le lecteur puisse se faire sa propre opinion en ayant pris connaissance des éléments nécessaires. Remarquable.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire