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mercredi 31 août 2022

Renaissance - Tome 3 - Permafrost

Nous ne sommes plus seuls et il va falloir apprendre à partager.


Ce tome fait suite à Renaissance - Tome 2 - Interzone (2019) qu’il faut avoir lu avant. Il est le troisième d’une trilogie qui constitue le premier cycle de la série. La première édition date de 2020. Le scénario a été écrit par Fred Duval, les dessins et la mise en couleurs par Emem, et le design par Fred Blanchard. Il s’agit d’un tome en couleur comprenant cinquante-quatre planches.


La nuit, des vaisseaux extraterrestres arrivent au-dessus du mur érigé à la frontière des États-Unis et du Mexique, et commencent à le démanteler, pan par pan. Les Américains regardent le spectacle, soulagés par le fait qu’ils vont pouvoir entrer au Mexique et y demander la qualité de réfugiés. Pendant ce temps-là, le journaliste de Radio Paris continue d’annoncer et de commenter les nouvelles. Trois jours que l’expédition Renaissance a débarqué, et ils ne chôment pas : les vaccinations contre la fièvre ont commencé, alors qu’il n’y a toujours aucune nouvelle des grands de ce monde, ou de ce qu’il en reste. Pas un appel à collaborer ni à résister. Des centaines de Texans sont traqués depuis des mois par des machines commandées par des algorithmes hostiles. La chute du mur de Donald, abattu par les vaisseaux. Les Mexicains ne sont pas rancuniers. Les extraterrestres aident les Américains à traverser le Rio Grande à un endroit de faible profondeur, pendant que leurs vaisseaux se battent contre les machines de guerre commandées par les algorithmes.


Dans une zone désertique du Texas, Swänn pilote à fond la caisse un véhicule sur coussin d’air, avec Liz Hamilton à ses côtés. Ils sont poursuivis par un autre véhicule flottant avec à son bord un groupe de Skuälls qu’ils ont surpris en plein activité illicite de contrebande, leur présence étant même prohibée par le Complexe. En son for intérieur, Swänn se dit qu’il est un forestier du clan de Känalä, qu’il vient de la planète Näkän. Ses trois premiers jours sur Terre ont été très compliqués : il a retrouvé Liz Hamilton qui était partie sans autorisation à la recherche de sa famille, portée disparue au milieu du Texas. Il n’a pas encore pu lui dire la vérité. Il y a eu un terrible accident lors d’un saut temporel. Le rapport d’interzone est sans appel : son mari et ses filles sont décédés. Il faut qu’il lui dise. Mais pour l’instant, il faut s’occuper des Skuälls à leurs trousses, car ces derniers n’hésiteront pas à les tuer. Swänn engage l’autopilote, ordonne à Liz de rester dans le véhicule. Il se lève, se retourne et saute sur le véhicule de leurs poursuivants. L’un d’eux sort de l’habitacle et un combat à main nue commence. Swänn réussit à blesser son adversaire, mais celui-ci le déconcentre et l’envoie valdinguer à terre. Puis le véhicule skuäll effectue un saut. Swänn se relève et effectue des prélèvements du sang skuäll pour stockage et analyse à verser au dossier. Puis il revient vers Liz et l’informe qu’il faut qu’il lui parle.



Le scénariste reprend le même dispositif que pour les deux premiers tomes : l’éditorialiste de Radio Paris qui commente l’actualité, ce qui permet au lecteur de se rafraîchir l’esprit sur la situation. Il se dit que les auteurs ne perdent pas de temps puisque que ce n’est que le troisième jour de la présence des extraterrestres. Il sourit quant à l’événement du moment : la destruction du mur qui fut maintes fois promis par le quarante-cinquième président des États-Unis, à la fois pendant sa campagne électorale, à la fois pendant son mandat. Il y a là une inversion savoureuse et moqueuse de la situation : les citoyens américains se retrouvent coincé par ce mur, dans leur pays devenu invivable. À nouveau le design de Fred Blanchard et les des dessins et les couleurs de Emem font des merveilles : la scène nocturne, le recul de la prise de vue qui donne à voir l’ampleur de l’intervention, les individus sans défense ne sachant où se réfugier dans ce no man’s land, le dessin en pleine page qui montre une vue générale avec un horizon lointain, les combats désincarnés en arrière-plan entre des machines.


Cette raillerie contre le mur tant évoqué par Donald Trump rejoint les discrètes remarques sur des sujets d’actualité déjà présentes dans les tomes précédents. S’il y est sensible, le lecteur en relève d’autres sur les vaccins, les réfugiés, la prolifération des armes nucléaires, le racisme, les budgets serrés, livrer des criminels à la justice du pays concerné, le réchauffement climatique, le braconnage, l’histoire des Indiens, des conquistadors et la variole. Elles n’agissent pas comme un prétexte plaqué artificiellement, mais participent à la situation, envisagées avec le recul généré par un récit d’anticipation. L’auteur ne prêche pas : ce sont des éléments de l’intrigue qui reflètent l’époque contemporaine, comme cette fièvre (pourtant imaginée avant) évoquant la situation générée par la pandémie de COVID-19, les réfugiés qui doivent être accueillis, ou encore le réchauffement climatique et la consommation irraisonnée des ressources de la planète Terre par l’humanité. Ils agissent comme des échos du temps présent, allant d’un usage très littéral comme la pandémie, à une mise en abîme moins immédiate comme la problématique de livrer des criminels après arrestation, à la justice dont ils sont des ressortissants. En toile de fond, la trame du récit agit également comme une mise en abîme : que faudrait-il pour que l’humanité accepte l’action de sauveurs ? Ou plutôt le récit semble dire qu’il faudrait que la situation ne soit plus préoccupante, mais catastrophique, pour que l’humanité se retrouve au pied du mur et doive changer ou périr.



La deuxième séquence change de nature : une course-poursuite et un affrontement physique en trois pages. À nouveau le lecteur est complètement pris par la narration visuelle : l’environnement désertique, la texture des roches, la faible luminosité de la nuit, la forme des véhicules en cohérence avec ceux vus dans les tomes précédents, le découpage de la séquence pour rendre compte de la vitesse, de la prouesse physique de Swänn, du corps à corps. À la fin de ce tome, c’est au tour de ce dernier de traquer les fuyards, cette fois-ci dans un bayou. Là aussi, l’artiste apporte un soin visible à rendre compte de la végétation, à concevoir un plan de prise de vue qui mette en valeur l’action et les stratégies de camouflage dans les arbres et les buissons, avec des essences d’arbre identifiables. Le lecteur s’en retrouve presque surpris, car il ne s’agit pas d’une histoire fonctionnant sur des scènes d’action spectaculaires. D’un autre côté, cet extraterrestre fait partie d’une force d’intervention militaire, et il est entraîné pour ce genre de situation. Le lecteur se souvient qu’il l’a vu pratiquer la chasse dans une zone sauvage sur sa propre planète.


À la page 18, le lecteur se retrouve sur la planète Näkän, dans l’aire urbaine de Känalä, à assister à un entretien diplomatique délicat entre Lisä, une Nakän, et Gäry un Skuäll. L’artiste réalise des décors tout aussi soignés, que ce soit pour la faune, la flore ou l’architecture des bâtiments. Même l’ambiance lumineuse apparaît spécifique à cet endroit. À plusieurs reprises, le lecteur se rend compte qu’il ralentit sa lecture pour profiter du spectacle : la discussion très étrange entre Hélène et une intelligence artificielle à l’allure très particulière, la récupération d’une ogive nucléaire dans un bâtiment militaire coulé, à Corpus Christi dans le golfe du Mexique, les déplacements de Liz Hamilton, Sätie et Pablö à l’intérieur d’une Porteuse dont l’aménagement évoque l’architecture des grands bâtiments extraterrestres, lors de l’exploration d’une zone arctique autrefois recouverte par le permafrost, ou encore les rues de Paris recouvertes de boue alors que la décrue a commencé à s’amorcer.



En entament ce troisième tome, le lecteur a conscience qu’il s’agit de la fin du premier cycle, et qu’un deuxième suivra. Il voit que ce qu’il avait commencé à percevoir dans le tome précédent, c’est-à-dire les trois fils d’intrigue (celui au Texas, celui à Paris, et celui sur Näkän), ont pour objet un même événement, présenté sous trois facettes différentes. Comme dans les deux autres tomes, le lecteur se retrouve un peu décontenancé par le mode narratif qui ne joue pas sur la surprise de la révélation, pourtant énorme. En cela, le scénariste reste dans un registre réaliste, sans sensationnalisme. Le lecteur note qu’il avait bien préparé le terrain, et que cet événement se rattache à la mention précédente qui avait été faite sur la guerre des trente planètes. L’auteur manie avec toujours la même habileté et la même élégance les deux genres que sont la science-fiction et l’anticipation. Arrivé à la fin, il ne s’est écoulé qu’une semaine sur Terre dans le temps du récit, et pourtant le changement est advenu et il s’avère irréversible. Les auteurs ont su créer une réalité très tangible, raconter une intrigue politique de grande ampleur, avec une narration vivante à partir du point de vue de Liz et d’Hélène, mais aussi de Swänn et de Lisä. Le lecteur se rend compte de l’originalité et de la solidité du récit, avec une composition originale, déroutante au début, révélant progressivement sa richesse.


Ce premier cycle constitue un récit entremêlant science-fiction et anticipation, pour un retournement de situation : les humains ont besoin d’aide, et ils en bénéficient sous la forme d’une expédition appelée Renaissance, fondamentalement bien intentionnée. L’association de Fred Blanchard au design et de Emem au dessin aboutit à une narration visuelle très solide, avec des éléments SF originaux, et un mode descriptif consistant et fourni qui permet de se projeter et de s’immerger dans ce futur proche. Le scénario prend le temps pour révéler le mystère central, sans tomber dans les poncifs, avec des points de vue variés, des enquêtes, des drames humains, une touche de politique, une touche d’éthique et de dilemme moral, des problématiques résonnant avec des éléments d’actualité sans les singer ou les caricaturer. Un très bon récit de science-fiction.



mardi 30 août 2022

Capricorne, tome 12

Sans parole


Ce tome fait suite à Capricorne, tome 11 : Patrick (2006) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2007 et il compte 54 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario et les dessins, et par Isabelle Cochet pour les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 3 qui regroupe les tomes 10 à 14, c’est-à-dire le troisième cycle.


Dans des vêtements adaptés au grand froid, Capricorne a marché sur un tapis de neige vierge, et il s’est arrêté pour contempler la faille qui se trouve devant lui. Quelques petits morceaux se détachent doucement de la paroi pour tomber dans le vide. Il décide de continuer à marcher en longeant le précipice. Il lève la tête et voit quelques petits morceaux de neige tomber de la pente. Il avance tranquillement, sans se rendre compte qu’il est observé par un homme dans un grand manteau avec un couvre-chef dont les deux rubans flottent au vent. Celui-ci n’a pas conscience qu’il est également observé à la jumelle par un individu en parka. Capricorne observe le ciel, puis l’étendue devant lui. Il y a un passage difficile à négocier, avec des crevasses à franchir, et la nuit vient bientôt tomber. Il décide de s’arrêter là et de passer la nuit à l’abri dans une anfractuosité. Il se réveille un fois le soleil levé, et il commence par sauter sur la plateforme un peu plus basse, puis sur une autre, et il parvient ainsi à franchir la crevasse. Il a ainsi rejoint les traces de pas dans la neige qu’il avait repérées. Il marche en les suivant. Il découvre l’empreinte d’un corps humain qui est tombé dans la neige.



Capricorne continue d’avancer en suivant les traces de pas. Il dépasse une autre empreinte de corps humain et enfin découvre l’individu en question inconscient dans la neige, allongé sur le ventre, une bouteille vide à côté. Capricorne entend un bruit, il se retourne d’un mouvement vif. Une quinzaine de personnes habillées de la même manière que celui étendu, se trouvent derrière lui. L’un d’eux s’avance et lui intime le silence, car des fragments de neige continuent de tomber. Capricorne place son doigt devant sa bouche pour indiquer qu’il a compris. L’homme pointe ensuite l’individu à terre ; Capricorne répond en pointant du doigt la bouteille comme étant la cause de la chute de l’homme. Par geste, le chef l’accuse d’avoir donné la bouteille : de la même manière l’accusé montre son sac du doigt pour indiquer qu’il n’en est rien. Le chef prend la bouteille et ordonne, toujours par geste, à ses hommes de prendre celui inconscient et de l’emmener. Au loin, l’individu avec les jumelles a tout observé. Le petit groupe arrive au campement, et tout le monde regarde l’étranger avec curiosité. Les enfants ne tardent pas à vaincre leur timidité pour s’approcher, et examiner ce que contient son sac. Deux adultes proposent de partager un verre. Capricorne se rend compte que cette boisson devait être alcoolisée. Il reçoit un avion jouet dans la figure.


Dans le tome précédent, l’auteur s’était fixé comme défi de raconter son histoire quasi exclusivement avec des cases de la largeur de la page. Il ne faut pas longtemps au lecteur pour comprendre la nature du défi de ce tome : raconter une histoire sans utiliser un seul mot, aucun dialogue, aucun cartouche de texte. De fait il est un peu pris au dépourvu par cette couverture vierge : aucun dessin, et en y repensant pas de titre non plus. Ce blanc correspond au blanc de la neige, et également à l’absence, en particulier l’absence de texte. Ensuite, il se rend compte que le narrateur a réalisé un album d’une pagination plus importante que d’habitude : 54 planches, au lieu de 46 d’habitude. Cela se comprend aisément : l’absence de mot engendre un besoin de plus de pages pour pouvoir raconter une histoire aussi consistante, d’autant que le dessinateur n’abandonne pas pour autant ses compositions de planches sophistiquées. Tout commence avec un dessin en pleine page rendant compte de la neige vierge, mais aussi de la paroi de glace qui s’effrite par endroit. Le lecteur remarque la savante composition des planches 2 & 3, avec la silhouette de Capricorne qui marche selon une diagonale de bas en haut à gauche, ce qui donne l’impression qu’il arrive en haut de la page de droite. Planches 6 & 7, elles se composent chacune de trois bandes, avec plusieurs cases pour celle du haut et pour celle du bas, et une case de la largeur de la page pour la médiane, créant ainsi une continuité de la page de gauche à celle de droite. Planche 12 & 13, c’est un groupe de quatre marcheurs qui se dirige vers la droite en page de gauche, qui semble aller à la rencontre d’eux-mêmes revenant de leur destination et se dirigeant vers la gauche sur la page de droite.



Le lecteur assiste à deux duels au bâton de la page 20 à la page 27, dans une suite de mouvements, de coups portés, de parades, facile à suivre, cohérente sur le positionnement respectif des combattants, avec un enchaînement de coups portés logique. Planche 30, il remarque une structure de page avec uniquement des cases de la hauteur de la page, et planche 37, uniquement des cases de la largeur de la page. À chaque fois, il ne s’agit pas pour l’artiste d’épater la galerie, mais de concevoir la meilleure structure de planche pour raconter la scène. Le lecteur ressent bien que ça lecture est plus rapide que dans une bande dessinée traditionnelle avec des phylactères, toutefois les pages ne se tournent pas à toute allure pour une lecture de dix minutes. Il ne s’agit pas d’un vain exercice de style, avec une intrigue prétexte. Andreas raconte une histoire conséquente avec la progression de Capricorne, son accueil dans une communauté, la découverte d’une étrange capsule dans la neige, les duels et le départ de Capricorne, auxquels il faut encore ajouter la menace de la deuxième silhouette du début du récit. La narration visuelle s’avère claire, immédiatement compréhensible, d’une bonne densité d’informations ce qui induit un rythme de lecture posé, et non un tournage de pages frénétique.


Troisième étape sur le chemin du retour pour Capricorne. Il a quitté la campagne bucolique du tome 10, et le cottage confortable du tome 11. Il est accueilli dans une nouvelle communauté qui vit dans cet environnement montagneux recouvert de neige. Le lecteur n’en apprend pas beaucoup sur elle, si ce n’est qu’elle accueille les étrangers, et qu’elle a ritualisé les duels au bâton. Capricorne est l’étranger dans cette communauté, accepté sans hostilité, partageant un verre d’alcool, suscitant la curiosité des enfants, accompagnant l’un ou l’autre pour constater le risque lié à l’effritement de la glace, la présence de l’étrange capsule, participant à un duel, et revenant pour faire cesser une situation de danger. Le lecteur retrouve trois éléments lui rappelant les deux premiers cycles de la série : le visage de Mordor Gott s’affichant dans le ciel comme une vision, Capricorne à nouveau victime d’un malaise inexpliqué, en planche 36, comme il l’a été dans les deux tomes précédents. Le troisième correspond à cette capsule qui rappelle les fuyards du Concept. Puis il y a cet artefact en forme d’étoile qui est convoité par le deuxième poursuivant. Le lecteur se doute que ce nouvel élément aura une incidence significative dans les suites des aventures du héros. En attendant…



En attendant, il s’agit d’une nouvelle histoire complète en un tome dont la narration visuelle est captivante. Un étranger établit un contact avec une communauté s’interdisant de recourir à la parole, et faisant le moins de bruit possible pour ne pas risquer de déclencher une avalanche catastrophique. Ses membres ne prononcent pas une parole, même leurs bâtons sont recouverts de tissu pour étouffer le bruit de leur utilisation. L’absence de mots n’empêche pas une forme basique de communication, d’échanges par le biais de gestes dont le sens semble être universel. Le lecteur observe : la force du nombre qui parle d’elle-même quand Capricorne se retourne et constate la présence d’une quinzaine de personnes derrière lui, Capricorne se justifiant dans le fait qu’il n’est pour rien dans la perte de conscience de l’homme allongé au sol, la curiosité des femmes, des hommes et des enfants voyant les leurs revenir avec un étranger, le soulagement du père voyant ses enfants sortir indemnes d’une avalanche, l’autorité du chef imposant le combat à Capricorne, l’entrain des enfants imitant les gestes de Capricorne, etc. Le lecteur comprend bien que Capricorne doit s’adapter à ces interactions muettes, que cette communauté a su s’adapter à son environnement en proscrivant la parole. Pour autant, le sens de cette étape dans le chemin du retour du héros vers New York n’apparaît de manière évidente, même s’il y a comme un rappel de l’aphonie de Capricorne survenue dans le tome précédent.


Un bien étrange album. Une réussite en termes de narration visuelle silencieuse : des pages inventives, immédiatement compréhensibles qui ne restent pas qu’au niveau de l’action. Une histoire linéaire avec plusieurs morceaux de bravoure. Des interactions avec une communauté silencieuse. Un questionnement sur la façon d’interagir et de communiquer sans l’usage du langage parlé, et en même temps un doute sur le sens à donner à cette étape dans le voyage de retour du héros.



jeudi 25 août 2022

Itinéraire d'une garce

Quelle femme je veux être ?


Il s’agit d’une histoire complète indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Céline Tran pour le scénario, et par Grazia la Padula pour les dessins et les couleurs. Elle comporte un peu plus d’une centaine de pages de bande dessinée, entrecoupée de courts textes correspondant à des réflexions intérieures de l’héroïne.


Le téléphone d’Élise sonne, sur sa fonction réveil. Elle l’arrête, et réveille doucement son mari à ses côtés dans le lit. Elle est en culotte et elle se lève. Elle passe une robe de chambre et va préparer la table du petit-déjeuner. Il arrive en teeshirt et pantalon de pyjama, alors qu’elle verse le café, et il dépose un chaste baiser sur son front. Le téléphone d’Élise vibre : un message lui indiquant que son rendez-vous du matin est décalé au midi, juste pendant sa pause. Elle doit interviewer Belinda Bella, une star des réseaux sociaux, une Instagram Model. Son mari la charrie : Élise n’est même pas sur Instagram, et cette influenceuse dispose réellement de nombreux suiveurs. Il l’informe que leur fille Manon vient bientôt passer quelques jours à la maison. Elle doit rappeler dans quelques minutes pour dire quand elle arrive. La mère en déduit que sa fille ne part plus en stage à Londres avec Fred, tout en se demandant pourquoi Manon ne lui en parle jamais. Il part prendre sa douche, et elle finit ses tartines. Puis elle se lève et va dans la chambre. Elle enlève sa robe de chambre, et prend le téléphone de son mari qui est en train de sonner. Elle manque l’appel, mais écoute les messages. Le premier est de sa fille : elle arrive samedi et elle demande à son père de ne pas dire à sa mère qu’elle a rompu avec Fred. Elle écoute le second : une confirmation de réservation de la suite habituelle pour le lendemain vendredi dès dix-neuf heures. Conformément à sa demande : suite Marquise avec vue sur jardin, champagne et fraises pour madame. Le mari sort de la salle de bain, la brosse à dent dans la bouche : elle confirme que c’était Manon annonçant son arrivée et sa rupture avec Fred. Elle rentre dans la salle de bain, enlève sa culotte et rentre dans la baignoire, pendant que son mari lui annonce qu’il ne rentrera pas ce week-end pour des raisons professionnelles. Elle se laisse glisser au fond de la baignoire et se met à pleure.



Élise se dit que c’est le comble : c’est elle qui a honte. Mais de quoi serait-elle coupable ? Son époux continue de sourire comme si de rien n’était, avec cette tendresse qui a toujours défini son regard. Il ment tout en la serrant dans ses bras. Il la quitte pour rejoindre une autre. Il l’embrasse, la pénètre, jouit avec elle. Et pendant ce temps-là, elle s’endort en paix dans leur lit. Combien de fois l’a-t-il retrouvée après l’avoir baisée ? Combien de fois compte-t-il partir encore pour jouir avec elle ? Y en a-t-il d’autres ? Combien sont-elles ? Le lendemain, Élise réalise l’interview avec Belinda Bella, une tombeuse. Puis elle se rend chez sa gynécologue qui lui parle ménopause, sécheresse vaginale et lubrifiant.


Une femme trompée et qui se conduit comme une garce ? Pas tout à fait. La scénariste met en scène un couple qui visiblement gagne bien sa vie. La quatrième de couverture précise que Élise a 52 ans, les dessins montrent une femme bien conservée, légèrement empâtée qui pourrait en avoir 40. Elle travaille pour un magazine féminin indéterminé. Leur fille Manon semble avoir terminé ses études, ne pas être forcément encore établie, ni professionnellement, ni amoureusement. Son corps est visiblement plus ferme que celui de sa mère. Le mari est très bien conservé, athlétique, grand beau et fort, avec également une bonne situation de cadre qui l’amène à voyager régulièrement, pour quelques jours. Ils ont un appartement spacieux, sans luxe ostentatoire. L’histoire est racontée du point de vue d’Élise, un point de vue féminin qui n’est pas féministe. Les dessins appartiennent à un registre descriptif, avec des traits de contour très légers pour les silhouettes humaines dont les détails sont réalisés en couleur direct. Pour les décors, ils peuvent aussi bien être dépeint avec des traits de contour minutieux, puis peints, qu’entièrement en couleur directe. Cela aboutit à une narration visuelle plutôt douce, avec un niveau de détail élevé, des représentations très concrètes.



L’artiste réalise des planches très agréable avec un sens du détail descriptif et narratif remarquable. Au fils des planches, le lecteur apprécie de pouvoir regarder autour de lui et d’admirer la chambre à coucher du couple dans toute son intimité, leur cuisine tout équipée avec la table les chaises, les placards, les appareils électroménagers, le grille-pain les sets de table, le salon avec le canapé confortable pour regarder la télévision à deux, etc. Il prend grand plaisir à accompagner Élise dans le métro (avec des slogans d’affiche publicitaire qui lui suggère d’aller voir ailleurs), chez la gynécologue, à l’interview, au yoga, dans les couloirs de l’hôtel George VI (magnifiques tapis dans les couloirs), au cours de boxe, à la journée au hammam, au café ou encore chez le bottier pour une séance d’essayage très sensuelle. Il apprécie de voir que Gazia la Padula dessine des individus avec des morphologies variées, des visages expressifs, sans exagération.


Cette bande dessinée est publiée par Glénat dans sa collection Porn’Pop, et une mention sur la quatrième de couverture précise que la mise à disposition des mineurs est interdite. De fait, les personnages sont représentés nus sans hypocrisie, à commencer lorsqu’ils prennent une douche, mais aussi lors des relations sexuelles en solo ou à plusieurs. La dessinatrice le fait sans hypocrisie, montrant des corps imparfaits et séduisants. Lors des rapports sexuels, elle va jusqu’au gros plan de la pénétration à deux ou trois reprises quand Élise ou son époux ont sciemment recherché une relation sexuelle, quand elle souhaite éprouver une sensation charnelle. De ce point de vue les promesses de la couverture sont bien tenues. À nouveau, le point de vue reste féminin, au travers des actions et des émotions d’Élise. Toutefois, c’est la sensualité qui prédomine, et le désir qui s’éveille peu à peu au travers des images : le constat de dépit en regardant son corps dans la glace, la position très technique de l’examen gynécologique, puis petit à petit la prise de conscience des sens, dans les vestiaires du yoga, puis du cours de boxe, puis dans le hammam. Le lecteur ressent une forte empathie pour Élise ce qui a pour effet de le faire considérer les dessins comme étant plus érotiques que pornographiques.



Une femme trompée et qui comprend qu’elle a été aveugle au comportement de son mari, voilà qui rappelle l’une des premières bandes dessinées du genre réalisé par une femme : Le démon de Midi, ou Changement d'herbage réjouit les veaux (1996), de Florence Cestac. Ici la narration ne s’inscrit pas dans le registre comique, et les sentiments sont plus présents. La découverte de la tromperie de son époux la plonge dans une phase de déprime prononcée, mais il s’agit d’un couple ayant la cinquantaine, sans volonté de tout recommencer. Passant par différentes phases, elle décide de s’occuper d’elle et de son plaisir. La douleur sentimentale occasionnée par la trahison est bien présente, mais dans le même temps elle n’a pas de velléité de refaire sa vie, de tirer un trait sur une relation maritale qui lui apporte toujours le plaisir du partage, d’une vie à deux douillette. Elle se demande donc plutôt ce qu’elle souhaite elle, comme libérée de son vœu de fidélité. D’un côté, elle n’avait jamais envisagé de rechercher sa satisfaction par elle-même sans époux, de l’autre elle éprouve l’envie d’explorer et elle en a le courage.


Élise ne se met pas du jour au lendemain à draguer tout ce qui passe à sa portée. Son éveil au plaisir de son corps est progressif. C’est comme si une barrière mentale avait été levée et qu’elle s’autorise des pensées, puis des actes qui étaient précédemment tabous. S’il n’y avait pas de passage à l’acte, cette dame serait vraiment fleur bleue. Sa démarche apparaît authentique au lecteur : à la fois son affliction sentimentale, à la fois ses envies qui se manifestent d’abord dans des rêves explicites, puis dans la prise de conscience desdites envies. Là encore, la narration visuelle s’avère épatante pour montrer ce mélange de trouble et de désir. Le lecteur sourit quand après une séance de yoga, Élise se retrouve par erreur dans le vestiaire des hommes et découvre un spécimen sympathique nu devant elle. Il sourit encore en voyant son trouble lors des massages au hammam, par un grand costaud musclé, encore plus quand elle se fait la remarque qu’elle ne souhaiterait nullement avoir une relation avec un homme de cette carrure. 



Au fil des expériences et de la reconnexion grandissante d’Élise avec ses sensations physiques, le lecteur éprouve une forte empathie de la voir gagner en confiance, tout en restant parfois timorée ou maladroite. À ce titre, le test d’un vibromasseur dans sa salle de bains est plus touchant que drôle : quand l’appareil s’arrête et qu’elle le remet à charger, ou quand son mari arrive et qu’il la trouve à quatre pattes en culottes en train de faire mine de ramasser quelque chose par terre. Le récit est découpé en sept chapitres dont la succession des titres montre bien la progression d’Élise : Se réveiller, Crier, Lâcher, Sentir, Oser, Jouir, Aimer. Chaque chapitre comprend un ou deux textes d’une ou deux pages, correspondant aux réflexion internes d’Élise, intitulés : Bataille, Obsession, Sens, Sidération, Frustration, Libido, Féminité, Rituel, Vibrations, Fantasmes, Partage, Tromperie, Mon amour. Le lecteur peut ainsi plonger dans ses pensées et partager son état d’esprit plus avant, apprenant à connaître un être humain très normal, une femme gentille sans être idiote, fidèle sans être servile.


Une femme trompée et qui devient une garce ? Cet album est beaucoup plus riche que ça : l’itinéraire certes, mais d’une femme qui décide de retrouver son plaisir physique. D’un côté, c’est un schéma d’une banalité générique, de l’autre les autrices en font une femme sympathique et agréable, avec une narration visuelle douce et sans fard, concrète et toute en sensations, toute en sensualité même lors des relations sexuelles explicites. La scénariste suit le schéma classique de libération progressive, sans donner le beau rôle à Élise, simplement en la montrant sans fard, son épanouissement étant une évidence, sans pour autant tourner le dos à ses responsabilités d’adulte. Superbe.



mardi 23 août 2022

Chris Ware: La bande dessinée réinventée

Ne vous montrez-vous pas parfois trop exigeant, ou même cruel envers le public ?


Il s’agit d’un livre consacré à l’auteur de bande dessinée Chris Ware, richement illustré, dont la première version est parue en 2010. Les auteurs Jacques Samson & Benoît Peeters ont enrichi leur ouvrage pour la deuxième édition de 2022 qui fait l’objet du présent commentaire.


Introduction de quatre pages par les deux auteurs : ils évoquent la carrière et les œuvres de Chris Ware, son grand prix au festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2021, ce qui fait le caractère de ses œuvres, et sa contribution personnelle avec de nombreux dessins et planches rares ou inédits. Le chapitre un comprend deux parties. Il commence par des repères chronologiques, à la fois relatifs à la biographie du bédéaste, à la fois à sa bibliographie de 1967 à 2021. Vient ensuite la présentation de quelques œuvres : Quimby the mouse (2003), Rusty Brown 1 (The Acme Novelty Library 16), Rusty Brown 2 (The Acme Novelty Library 17), Rusty Brown 3 (The Acme Novelty Library 19), Building Stories (The Acme Novelty Library 18). Cette partie se termine avec une bibliographie détaillée, et liste quatorze articles et ouvrages consacrés à l’auteur. La deuxième partie est constituée de deux entretiens entre Ware et Benoît Peeters, le premier réalisé en juillet 2003, le second en septembre 2021. Les questions posées abordent les influences de Ware en bande dessinée, sa pratique du dessin enfant, puis à l’école des Beaux-Arts, sa collaboration au magazine RAW et avec Art Spiegelman, la maîtrise totale du dessinateur sur son œuvre, la nature répétitive de la réalisation des cases, l’aspect obsessionnel de ses albums, l’importance des méthodes de reprographie et d’impression, l’importance de la nostalgie, de la mélancolie et de la tristesse dans ses histoires, l’usage très restreint de l’ordinateur, la taille minuscule des textes, etc.



La troisième partie regroupe quatre textes de Chris Ware sur la bande dessinée : son introduction au catalogue de l’exposition qui lui a été consacrée à la Sheldon Memorial Art Gallery, de la ville de Lincoln au Nebraska en 2007, la bande dessinée, un langage en développement (introduction à l’anthologie de bandes dessinées McSweeney’s Quarterly Concern, numéro 13, 2004), une introduction à deux ouvrages sur Rodolphe Töpffer, une introduction à la réédition de Walt and Skeezix, book one, de Frank King de 2005. Le chapitre quatre est rédigé par J. Samson et comprend un texte sur la célébration de la bande dessinée au travers de l’art de C. Ware, une présentation du magazine Acme Novelty Library, une analyse de la manière dont les mises en page constituent un recadrage ironique, la manière dont le bédéaste suscite le développement d’une nouvelle compétence de lecture, un autre sur son graphisme plus subtil qu’il n’y parait. Ce chapitre se termine avec quatre micro-lecture commentée : un emblématique cardinal rouge, le regard furtif de Jimmy, une entrée en scène remarquée, un visage dans la tête.


Lire un ouvrage sur un auteur de BD : il faut que ce créateur ou ses œuvres présentent des caractères singuliers très prononcés pour susciter une envie assez forte chez le lecteur. De fait, Jimmy Corrigan the smartest kid on Earth, Building stories, Rusty Brown possèdent cette propriété : une apparence d’une simplicité déconcertante, une minutie hors du commun, des interactions parfois déroutantes entre les cases, une force émotionnelle peu commune. Les coauteurs font le nécessaire pour mettre en avant l’importance des œuvres de Chris Ware dans le monde de la bande dessinée, le présentant comme un innovateur avec des racines plongeant loin dans l’histoire de cet art. J. Samson déroule sa biographie en une douzaine de pages de texte et une demi-douzaine d’illustrations, établissant des liens entre certains événements de sa vie et certaines caractéristiques de son œuvre : sa pratique du dessin depuis un jeune âge, ses lieux d’habitation, certains de ses proches pris comme modèle, etc. La présentation de cinq de ses œuvres bénéficie à chaque fois d’au moins une page d’illustration, et elle permet d’avoir une idée de quoi il s’agit pour ceux qui ne les ont pas lues. Enfin sa bibliographie fait prendre conscience de la sérialisation desdites œuvres dans les vingt numéros du magazine The Acme Novelty Library, autoédité par Ware.



Le lecteur est ainsi prêt et alléché à la perspective de découvrir ce créateur au cours de deux longs entretiens, menés par Benoît Peeters, lui-même scénariste de bande dessinée, en particulier le cycle des Cités Obscures, avec François Schuiten, également auteur de Hergé, fils de Tintin (2002), d’un ouvrage sur Jirô Taniguchi, ou encore de 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l'histoire de la bande dessinée (2022). En fonction de sa familiarité avec l’auteur, le lecteur découvre ou retrouve son amour pour les strips comme Peanuts de Charles Shulz (1922-2000), mais aussi Krazy Kat and Ignatz de George Herriman (1880-1944), Little Nemo de Windsor McCay (1867 ou 1871 - 1934), Polly and her Pals de Cliff Sterrett (1883-1964), Gasoline Alley de Frank King (1883-1969), puis la découverte du magazine RAW de Françoise Mouly & Art Spiegelman. De fil en aiguille, dans le premier entretien, Chris Ware aborde son art qu’il qualifie d’écriture graphique, le fait que les techniques d’écriture de la bande dessinée restent en cours de développement et qu’il a à l’esprit, le cadre défini de la feuille, sa forme et ses délimitations, pour visualiser la composition d’une planche. Il envisage toujours la composition de la planche comme un ensemble : c’est pour lui la structure visuelle fondamentale. S’il peut zoomer et dézoomer dans le cadre comme on le fait sur un écran, alors la case prend le dessus ce qui ne correspond pas à sa vision du monde et ne lui apporte aucune satisfaction. […] Qui plus est les rares projets qu’il a réalisés uniquement au format numérique sont bien souvent illisibles aujourd’hui, parce que les formats et les codex ont changé et surtout la résolution. Le papier est plus sûr, tant qu’il n’est atteint ni par le feu, ni par l’humidité.


Ware poursuit sur ses exigences de reprographie, son degré de contrôle élevé sur les traductions de ses œuvres, leur nature irrémédiablement bande dessinée, quasi inadaptable. Dans le deuxième entretien, Benoît Peeters creuse les questions de forme (l’étonnant Building Stories avec quatorze histoires chacune d’un format différent pouvant se lire dans n’importe quel ordre), son exploration des possibilités du langage de la bande dessinée et l’attention que cela requiert de la part du lecteur, la nécessité d’un graphisme simplifié pouvant tendre vers les schémas entre diagramme et idéogramme, la puissance d’expression de ce langage, son attachement à la bande dessinée imprimée. Étrangement, le lecteur en sort à la fois avec une meilleure compréhension de la démarche artistique du bédéaste, mais également une frustration plus grande, surtout s’il a déjà lu une de ses bandes dessinées. En effet, il a été mis sur le chemin des spécificités de cet artiste, sans pour autant parvenir à saisir comment elles fonctionnent.



Le lecteur passe ensuite aux parties rédigées par Chris Ware lui-même, sur la bande dessinée, sur d’autres bédéastes. Le premier est de nature autobiographique expliquant comment sa conception de la bande dessinée a évolué jusqu’à devenir son moyen de prédilection pour exprimer des sentiments très personnels à travers d’autres personnages, une façon d’apprendre à mentir pour ramener à la vie l’essence d’un être tel qu’on se le rappelle. Dans le deuxième texte, il présente la bande dessinée comme un langage en développement, une façon de réinventer le langage pour mieux servir sa sensibilité singulière. Il attire également l’attention sur le fait que lorsqu’il commence à dessiner, l’artiste se rend compte que le dessin ne sort pas exactement comme il l’a imaginé, ce qui induit une adaptation du récit à ce qui apparaît. Le troisième texte présente les caractéristiques de l’artiste Rodolphe Töppfer (1799-1846), celui qui est considéré comme l’inventeur de la bande dessinée. Enfin, le dernier texte est une présentation laudative de Gasoline Alley, de Frank King (1883-1969) qui a créé et réalisé ce comicstrip de 1919 à 1958 sur une succession d’événements insignifiants. Il écrit que les personnages de King avancent, jour après jour, de gauche à droite, laissant un parfum de vie dans leur sillage, comme chaque être humain.


Le lecteur arrive à la dernière partie, bien renseigné sur les influences et les références de Chris Ware, sur ses intentions quant à ce qu’il souhaite exprimer, et les raisons qui lui ont fait choisir les caractéristiques narratives visuelles qui sont les siennes. Mais, en parlant crument, il n’a toujours pas idée de comment ça fonctionne. Pourquoi ces petites cases et ces bonhommes simplifiés engendrent de si puissantes émotions en lui. C’est au tour de Jacques Samson de donner son avis sur ce créateur. Il commence avec un texte intitulé Chris Ware, une célébration de la bande dessinée, dans lequel il attire l’attention sur une forme d’intransigeance de ce créateur vis-à-vis de son public, une audacieuse mise à l’épreuve de la tolérance du lecteur. Avec Jimmy Corrigan, il a poussé au zénith l’exploration de l’acte de lecture, ne laissant rien au hasard dans l’effectuation matérielle de ce processus. L’auteur passe ensuite à la série de publication Acme Novelty Library, mettant en lumière l’amplification moqueuse de signes contemporains ambiants, afin de faire apparaître une Amérique plus authentique, par des effets de parodie. Cela l’amène également à revenir sur le souci exacerbé du détail du créateur qui se manifeste également dans l’objet Livre.



Le chapitre suivant est intitulé Recadrage ironique, ce qui s’avère explicite. Vient ensuite une partie intitulée Une nouvelle compétence de lecture. Samson revient sur les idiosyncrasies de la narration visuelle qui la rendent très riche et parfois exigeante à la lecture. Il s’agit d’une façon de contraindre le lecteur à s’impliquer dans son acte de lecture, et ainsi à le rendre participatif, jusqu’à être conscient de l’acte d’interprétation qu’il réalise. Il conclut en posant une question : Est-il possible d’accorder au lecteur un rôle plus gratifiant que celui de coauteur implicite de l’œuvre qu’il parachève à la faveur de son parcours ? Il revient alors sur l’expressivité subtile des dessins qui n’ont de simple que l’apparence de surface. Il termine avec quatre micro-lectures : quatre pages de bande dessinée, extraites d’autant d’œuvres différentes, chacune commentée au cours d’un texte de deux pages. Le lecteur qui ne s’y attendait plus voit alors s’opérer ce qu’il espérait tant : un commentaire éclairant sur les mécanismes narratifs mis en œuvre par Chris Ware, et leurs effets. Il sent bien que ces textes ne fonctionnent que parce qu’il a lu toutes les parties précédentes. Leur brièveté ne fait pas figure d’assertions gratuites, mais bien d’aboutissements logiques de tout ce qui a précédé auparavant, montrant des facettes différentes du créateur et de ses œuvres. Il prend connaissance de la preuve patente de l’intelligence réfléchie du créateur pour s’assurer de la participation active de son lectorat, et de la réalité de cette nouvelle compétence de lecture qui s’acquiert par la pratique de la lecture des œuvres de Chris Ware.


Jacques Samson & Benoît Peeters ont fait le pari de parvenir à expliquer à tout lecteur, ce qui fait la spécificité des bandes dessinées de Chris Ware, ce qui fait de lui un auteur remarquable, même s’il ne s’agit que de dessins très simples, disposés en bande, page après page. Dans les trois premières parties, le lecteur découvre ou obtient la confirmation des éléments biographiques de Chris Ware, des particularités de ses bandes dessinées imprimées, de son parcours en marge de la production industrielle de comics, de ses intentions d’auteur, avec des pages d’illustration reproduites un peu petites, au point qu’une loupe ne suffit pas toujours. C’est à la fois enrichissant d’apprendre à connaître ce créateur, de plonger dans ses références de comics et de strips, et à la fois frustrant de ne pas s’attaquer à une œuvre dans le détail, ou au processus créatif. La lecture est plaisante, tout en ne développant pas en quoi il s’agit d’une bande dessinée réinventée comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage. D’une manière difficile à anticiper, la dernière partie réalise cet objectif, en s’appuyant de manière implicite sur les parties précédentes, et en prenant à bras le corps le décorticage de quatre planches, l’une après l’autre, dans autant de micro-lectures.  Ce n’est pas tant que le secret de fonctionnement est alors révélé, c’est que le lecteur a acquis, dans les chapitres précédents, une nouvelle compétence de lecture, et qu’il peut alors voir, ce qui avant lui était insignifiant. Une réussite remarquable que de parvenir à rendre visible ce qui était pourtant sous les yeux du lecteur, à parler bande dessinée avec une approche simple parlant au profane, alors même qu’il s’agit d’expliquer en quoi la démarche de ce bédéaste aboutit à des bandes dessinées hors du commun.



jeudi 18 août 2022

Le Démon de midi ou "Changement d'herbage réjouit les veaux"

Comment a-t-il pu me mentir, me trahir, me tromper, me berner, me blouser, m’embobiner à ce point…


Ce tome contient une histoire indépendante de toute autre. Il peut aussi s’envisager comme le premier d’une trilogie, avec Le Démon d'après-midi… (2005), et Le Démon du soir ou la Ménopause héroïque (2013). Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs comprenant 58 planches en couleurs, écrite, dessinée et mise en couleurs par Florence Cestac, avec l’aide d’Alexis Cestac pour les couleurs. La première édition date de 1996. Ces trois œuvres ont été rééditées dans Les démons de l’existence, avec une introduction supplémentaire de trois pages en bandes dessinées.


Noémie a eu une enfance campagnarde, entourée d’animaux de tout poil. Très vite elle a entendu jaspiner de la sale bête, c’est-à-dire : le démon ! Dans sa tête de petite fille, c’était une espèce de fantôme maléfique qui s’abattait sur les bêtes et les rendait cinglées. Et quand le fantôme s’attaquait aux gros gabarit, genre taureaux, bovidés, chevaux, ça devenait spectaculaire !!! Elle et son frère devaient faire avec le comportement parfois étrange de leur chien Youki s’excitant sur leur jambe. Ils observaient le père en train de séparer le taureau Popol et la vache Marguerite, à coup de fouet. Pour une raison inexpliquée, leurs parents ne souhaitaient pas en parler. Un jour, alors qu’ils venaient chercher leur quatre heures, les femmes étaient rassemblées dans la cuisine : l’ambiance n’était pas à la rigolade, et la cousine Cécile pleurait dans son torchon. Au tour d’elle, cinq autres femmes de la famille qui essayaient toutes de la consoler. Les enfants comprirent que c’était l’oncle Henry dont il était question, le mari de Cécile, et le mot fut lâché : c’est le démon de midi. Noémie comprend que ce démon s’attaque aussi aux hommes, sans savoir pourquoi celui-là est qualifié de démon de midi, pourquoi midi ?



Quelques années plus tard, Noémie allait être confrontée à la bête et comprendrait enfin la signification du midi : la moitié de la vie. Imaginer un gentil couple : elle 40 ans, lui 45. Ils ont fait un bon bout de chemin ensemble. Le nid est construit : le ou les enfants sont là (elle va n’en mettre qu’un pour simplifier), beau comme leur maman, vif et intelligent comme leur papa. Lorsqu’il rentrait de sa journée de travail, le papa avait des idées, il se montrait tendre et affectueux, délicat, câlin, chou quoi. Bouquet de fleurs, restaurant, cadeau. Il était content de retrouver son foyer. Mais surtout, il parlait, il racontait, le couple se racontait, partageait jusque tard dans la nuit. Mais depuis quelque temps, le papa est plutôt aimanté par le poste de TV lorsqu’il rentre. Gerbé au fond de son fauteuil, les pieds au chaud dans ses charentaises, il est comme hypnotisé par l’écran, et là son épouse peut tout essayer. Le gâteau préféré, la mise en pli avec une robe neuve et des chaussures neuves, la tenue affriolante. Et le mari ne sait que répondre excédé, qu’elle se pousse car son équipe mène trois à deux.


Cette bande dessinée a été adaptée deux fois : la première sous la forme d’une pièce de théâtre par Michèle Bernier avec le même titre (2000), la seconde fois sous la forme d’un film en 2015, réalisé par Marie-Pascale Osterrieth, avec Michèle Bernier dans le premier rôle d’Anne Cestac. Elle a reçu le prix de l’Alph-Art de l'humour en 1997, au festival international de la bande dessinée à Angoulême. Le lecteur découvre une narration de nature humoristique, avec des exagérations de mouvement, d’expression de visage, des situations comiques, et une acceptation douce-amère de la situation dramatique, très adulte. Cette situation est exposée du point de vue de l’épouse qui est trompée par son mari, et qui doit faire avec cette découverte à une époque de publication où le divorce commence à se répandre. De ce point de vue, la présentation faite de la situation peut s’apparenter à des évidences du fait de l’évolution de la société sur ce plan. Le lecteur peut également être désorienté par la manière dont le sujet est illustré, c’est-à-dire avec des personnages dit de type Gros Nez.



L’autrice adopte donc le point de vue de l’épouse pour évoquer plusieurs phases de cet adultère. Son avatar a bien conscience de ne pas être parfaite, et que leur couple a évolué depuis leur première rencontre, et leur mise en ménage. Il semble, même si ce n’est pas dit explicitement que Noémie soit une mère au foyer, sans beaucoup d’activités à côté, mais avec des amies. Cestac met en scène l’amour intense des débuts de la relation, et la conviction des deux tourtereaux qu’au départ, ils étaient persuadés de ne pas être un couple ordinaire. Puis vient la réalité du travail pour monsieur qui rentre fatigué, qui s’empâte, qui est de plus en plus souvent de mauvaise humeur, qui rentre de plus en plus tard, qui trouve que tout est nul, la dégradation des liens affectifs, et sa volonté de se remettre en forme et de changer de garde-robe et d’apparence. Il est bien sûr question de sa maîtresse même si elle n’apparaît pas dans les cases, qui est plus jeune que Noémie. Comme il s’agit d’adultes installés, la situation s’avère compliquée et elle ne se règle pas par une simple séparation une fois la tromperie mise à jour.


La lecture s’avère fort divertissante car la dessinatrice utilise des caractéristiques de la bande dessinée humoristique et même tout public. Les personnages sont affublés de gros nez très ronds et trop gros. Le lecteur est conquis par l’expressivité de leur visage, toutefois quand il prend un instant pour les regarder, il se rend compte de leur composition très exagérée éloignée du photoréalisme. Le nez est tellement gros, que l’artiste doit placer la bouche complètement sur l’un ou l’autre côté du visage, quasiment en bas d’une joue, et avec une forme soit réduite à un trait, soit évoquant celle d’un fer à cheval. Les yeux sont tous déformés : pas d’iris, le blanc des deux yeux qui peuvent se toucher, voire ne former qu’une seule et même surface, un trait pour chaque sourcil, quatre doigts à chaque main (avec quelques exceptions quand la dessinatrice leur en représente cinq), des lèvres trop grosses pour les femmes, des corps parfois un peu caoutchouteux permettant aux personnages d’adopter des positions d’une rare souplesse. Florence Cestac fait usage d’autres conventions graphiques humoristiques comme l’énergie inépuisable des enfants, les onomatopées comiques, les petits cœurs pour exprimer le sentiment amoureux, et même un petit Cupidon avec son arc et ses flèches, sans oublier un cœur brisé, un personnage dessiné la tête réellement dans le postérieur, Noémie avec un magnétoscope à la place du front, un personnage en forme de cochon dans le lit d’Anne, etc.



De même, dans la narration, l’autrice utilise des dispositifs comiques tels qu’une petite chaumière perdue au fond des bois pour évoquer un conte de fée, l’intervention d’un réalisateur pour critiquer un emploi trop poussé de la licence artistique, une femme en chapeau haut de forme et en juste-au-corps passant la tête entre deux rideaux rouges comme sur une scène de spectacle, faire la gourde dans un magasin de bricolage, un défilé de huit amants en deux pages, ou encore une possibilité multiple de fins. Le lecteur sourit du début à la fin, que ce soit devant le comportement pitoyable du mari ne sachant plus trop où il en est entre sa jeune conquête et son foyer, les conseils de ses copines pour se refaire une beauté afin de dégoter un amant, la reprise de contact avec ses amoureux de jeunesse, les différentes possibilités de fin sous forme de recombinaison de familles recomposées. Il est touché par des comportements très justes et sensibles : la dépression de l’épouse trompée, le constat du temps qui a passé en essayant de sortir à nouveau en boîte, les troubles chez l’enfant, etc. D’un autre côté, le temps a fait son effet : la situation d’une femme trompée, l’indécision du mari entre la nouvelle et l’ancienne, le retour sur le marché des célibataires et la position inconfortable de l’enfant sont devenus monnaie courante dans la société qui a lâché la bride aux possibilités de divorce. Le récit n’apparaît pas tant daté, que plutôt charriant des lieux communs qui n’en étaient pas à l’époque de sa publication.


Florence Cestac évoque l’usure du couple et l’infidélité de l’époux avec une femme plus jeune, vu du côté de l’épouse. Ses dessins très vivants donnent de l’entrain aux situations, les dédramatisant, sans pour autant neutraliser leur dimension dramatique. Quand Noémie passe par une phase de dépression, le lecteur ressent sa détresse et la disparition de ses envies. Du fait du point de vue féminin, l’épouse a plutôt le beau rôle, et le benêt de mari, le mauvais, même si elle évoque la pulsion sexuelle impérieuse ce qui le dédouane pour partie. D’un autre côté, il se conduit comme un individu immature, pas satisfait de sa situation présente, sans jamais se demander s’il ne va pas répéter les mêmes schémas avec une épouse plus jeune. La verve de l’autrice emporte le lecteur, même si l’évolution de la société a banalisé nombre des situations qui sont dépeintes.



mardi 16 août 2022

Humains - La Roya est un fleuve.

Pourquoi vous faites ça ?


Cet ouvrage constitue un récit complet indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2018. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Jean-Marc Troubet (Troubs) et Edmond Baudoin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comptant 107 planches. Le tome s'ouvre avec une introduction d’une page, rédigé par Jean-Marie Gustave Le Clézio. Il évoque la phrase de Michel Rocard, en 1989, alors premier ministre : la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. L’écrivain pose la question : comment peut-on faire le tri ? Il évoque la situation que les migrants fuient, pas par choix. Il en appelle au pragmatisme : dans l’Histoire les empires fondés sur l’injustice, l’esclavage, sur le mépris n’ont jamais survécu. Il en appelle à agir, : il suffit de renverser le raisonnement, de cesser d’agir sous l’impression d’une menace. Ces deux auteurs ont précédemment réalisé deux autre récits de même nature : Viva la vida (2011) sur les habitants de Ciudad Juárez, Le Goût de la terre (2013), sur des habitants de villages dans une zone rurale de la Colombie.


Deux oiseaux sur une branche, l’un d’eux fait remarquer qu’en 2011, ils sont allés au Mexique, en 2013 en Colombie, pour le faire le portrait des réfugiés. Aujourd’hui, c’est ici. Le 2 juillet 2017, Baudoin est en France à Chamonix. Il regarde les nuages. Le glacier des Bossons qui diminue un peu plus. Il regarde le Mont-Blanc. Le 19 juin, il revenait de Chine, en octobre, il va au Québec, le 13 novembre en Angleterre, le 22 en Russie. Il va partout dans le monde. On l’y invite. Pourquoi pour lui c’est possible et par pour un Afghan, un Soudanais, un Érythréen, un… Demain, lundi 3 juillet, à Nice, il va retrouver Son ami Troubs. Ils vont faire un livre qui ne va pas s’appeler Tintin dans La Roya. C’est parce qu’ils ne savent pas qui de eux deux est le capitaine Haddock ou Tintin.



Leur premier rendez-vous est en Italie, avec Enzo Barnabà. Il habite un petit village au-dessus de la frontière : Grimaldi Superiore. Ils ont rendez-vous avec lui à 17 heures, ils sont à Menton à 13 heures. Ils ont le temps. Ils traversent la frontière à pied. Ils ne voient pas de migrants, ou alors ils sont hollandais. Un des policiers italiens, d’un simple coup d’œil et d’un hochement de tête, leur faire signe de passer. C’est comme pour les voitures : elles sont fouillées selon l’aspect (et peut-être la couleur ?) de leur carrosserie. La frontière entre Menton et Vintimille est dessinée sur une crête rocheuse qui plonge dans la mer. Trois routes et une ligne de chemin de fer la traversent. En haut, c’est l’autoroute avec ses deux tunnels, de deux voies chacun qui percent la montagne. Au milieu, c’est par un pont. Il y a un poste de douane de chaque côté, et bien sûr, une boutique détaxée entre les deux. (et même un étal de fruits et légumes sur le trottoir). Des dizaines de T.E.R. et des trains de marchandises empruntent tous les jours un tunnel étroit. La route du bas plonge aussi dans un tunnel. L’ancien poste frontière franco-italien est là : côté français. Et si on suit la côte à pied, on arrive en Italie sur une plage. C’est une jolie petite crique avec un commerce de glaces, de transats et de parasols… un petit paradis estival.


C’est donc le troisième ouvrage réalisé à quatre mains par deux bédéastes : chacun dessinant des planches et écrivant. La différence entre les deux se fait plus facilement que précédemment : par les traits de contour plus épais et plus charbonneux d’Edmond Baudoin, par ses textes écrits en lettres capitales, par les dessins moins chargés de noir de Troubs, et son texte écrit en minuscules. Mais dans certaines pages, le lecteur découvre une autre manière de dessiner qui peut être de l’un ou de l’autre. Cette bande dessinée ne se présente pas sous une forme traditionnelle. Il y a très peu de dialogue, seul moment où les auteurs font usage de phylactères. La composition des pages comporte souvent deux illustrations et du texte à côté, ou au-dessus. Il peut s’agir aussi bien de montrer ce que font les auteurs, par exemple marcher, qu’un endroit où ils arrivent, et souvent des plans poitrine ou des gros plans sur des personnes qu’ils rencontrent, des migrants comme des habitants qui les aident d’une manière ou d’une autre. Comme les deux ouvrages précédents, le lecteur ne sait pas trop s’il s’agit d’une bande dessinée de type reportage, ou plutôt d’un texte illustré savamment composé par les deux auteurs. Peu importe.



Comme ils l’annoncent dans la première page avec ces deux oiseaux sur une branche, Troubs & Baudoin reprennent leur idée d’aller à la rencontre de personnes, et de faire le portrait en échange de la réponse à leur question : pourquoi font-ils ça ? Ils ont retenu de retranscrire majoritairement la réponse des aidants. Ils rencontrent d’abord Enzo Barnabà, un écrivain et historien, qui a longtemps été professeur, et qui leur montre le passage illégal de la frontière, par la montagne au-dessus des tunnels. Les images montrent le visage sillonné de rides de l’homme, les flancs de la montagne, le chemin au milieu de la végétation, trois immigrants, des vêtements au sol. Il y a une forme changeante d’interaction entre texte et dessin : parfois presque une redondance, le texte disant ce qui est montré, parfois une complémentarité sophistiquée, parfois une forme d’illustration accompagnant le texte. Le lendemain matin, le lecteur découvre un autre portrait, celui de Daniel Trilling, un journaliste anglais venu interviewer Enzo sur la question des réfugiés. Puis les artistes et leur guide repartent dans la montagne : les dessins se composent de formes un peu lâches donnant plus une impression qu’une description photographique. En même temps, le lecteur éprouve bien l’impression de voir le paysage observé par Troubs & Baudoin en empruntant le chemin des réfugiés et en regardant vers la mer, puis vers Menton.


Les auteurs font une pause dans leur marche : Troubs est représenté en train de dessiner, dans deux dessins en pleine page, une silhouette assise au loin, puis un peu plus rapprochée dans un paysage naturel. Puis un portrait en plan italien dans un troisième dessin en pleine page. La page suivante passe à Jean-Claude, un ami d’Enzo pour une nouvelle rencontre, un nouveau portrait, et une nouvelle réponse à la question de pourquoi il fait ça. Le deuxième dessin sur cette page est celui presque en ombre chinoise de deux réfugiés se précipitant pour se coller contre la paroi, alors qu’un train vient à passer dans le tunnel. Sur cette page, le texte est largement majoritaire. Ainsi de place en place, les auteurs rencontrent des citoyens investis dans l’aide à ces migrants qui passent proches de leur foyer, dans un dénuement terrible, ayant souffert tout le long du voyage, souvent victimes de sévices, fuyant une situation pire chez eux. Le lecteur fait ainsi la connaissance de Delia, patronne d’un café restaurant, de sa nièce Alexa, de Nazario, de Manuela, de Jacques Perreux, d’Andrée, de François-Xavier un prêtre, de Claudine, de Cédric Herrou, d’un groupe appelé les Vikings composés d’Allemands, de Hollandais, de Suédois, d’Italiens, de Français, et de nombreux autres. À chaque fois, Troubs ou Baudoin en réalise un portrait le plus souvent en plan taille ou en gros plan : des êtres humains normaux et banals qui ne peuvent pas rester indifférents à la souffrance devant leur porte.



Bien évidemment les migrants sont également présents : ils passent et ils reçoivent l’aide des citoyens rencontrés et présentés par les auteurs. Ces derniers en font leur portrait, comme en toile de fond. Puis de la planche 55 à la planche 63, les deux dessinateurs reprennent leurs fonctions avec les portraits échangés contre des réponses. Ils demandent : parlez-nous de votre voyage. Quels sont vos rêves ? Tout du long de l’ouvrage, les auteurs sont marqués par le calme des réfugiés. Lors de cette séance de dessin, ils sont confrontés au fait que les migrants réfléchissent, car il y a tellement de souvenirs qui leur reviennent qu’ils restent muets. Ils préfèreraient prendre le temps d’expliquer leurs histoires parce que parler d’une chose c’est comme nier toutes les autres. Cette séquence est particulièrement émouvante, tout en tenant à distance le pathos. Baudoin & Troubs souhaitent montrer la personnalité de celui ou celle qui se tient devant eux, au temps présent. Baudoin commence par dessiner les yeux, mais ses vis-à-vis évitent le regard. Il insiste en mettant deux doigts dans le siens. D’un coup, ils acceptent le dialogue silencieux et c’est lui qui panique en voyant ce qu’ils lui montrent. Et le lecteur est bord des larmes avec ces simples phrases et le portrait en gros plan de quatre êtres humains.


En choisissant cet ouvrage le lecteur a des a priori diverses et variés, dépendant de sa familiarité avec ces auteurs, avec leur démarche. Il peut être pris au dépourvu par la forme même de ce reportage, une narration qui relève plus du texte illustré, mais avec des spécificités de la bande dessinée, ce qui en fait une forme hybride. Il peut se préparer à côtoyer des drames insoutenables, et une misère humaine étouffante. Ça ne se passe pas exactement comme ça : les auteurs ont à cœur de transcrire la chaleur humaine de leurs rencontres, à commencer par l’humanité des habitants apportant leur aide sous une forme ou sous une autre, sans pour autant les présenter comme des héros, sans la dimension spectaculaire presque inévitable qui accompagne les reportages des médias traditionnels. Il s’agit d’êtres humains refusant de considérer les femmes et les hommes qui fuient leur pays, comme un phénomène de société ou comme des groupes, ou pire encore des statistiques. Au bout de quelques pages, le lecteur ne se préoccupe plus de savoir s’il lit une bande dessinée ou un objet hybride : il ressent à quel point ce mode d’expression permet aux auteurs de restituer ce qu’ils ont vécu, avec honnêteté et fidélité, y compris dans l’expression de leurs ressentis et de leurs émotions, de façon incidente et prévenante vis-à-vis du lecteur. Une réussite extraordinaire.



jeudi 11 août 2022

Renaissance - Tome 2 - Interzone

Les humains, un mauvais dosage d’orgueil et de vanité.


Ce tome fait suite à Renaissance - Tome 1 - Les Déracinés (2018) qu’il faut avoir lu avant. Il est le second d’une trilogie qui constitue le premier cycle de la série. La première édition date de 2019. Le scénario a été écrit par Fred Duval, les dessins et la mise en couleurs par Emem, et le design par Fred Blanchard. Il s’agit d’un tome en couleur comprenant cinquante-quatre planches.


Une partie des membres de l’expédition Renaissance s’active sur la surface de Lune : ils ont installé des complexes miniers et des usines de fabrication qui ceignent tout un parallèle, qui produisent des vaisseaux de type Porteuse, et d’autres engins. Alors que l’humanité s’interroge sur leur objectif réel de sauver l’humanité, ou peut-être de sauver la planète, l’expédition a pris le contrôle pacifique de certaines zones comme Paris, et a dû livrer bataille dans d’autres. D’immenses vaisseaux comme celui de Paris sont arrivés au-dessus de nombreuses métropoles et dans toutes les zones de conflit. Les incendies des puits de pétrole américains et au Moyen-Orient sont en passe d’être éteints. Les centrales atomiques sont maîtrisées. La Terre est occupée, les humains sont en train de l’accepter, mais il risque de ne pas en être de même pour les algorithmes. Le vaisseau s’étant posé sur l’eau qui inonde la région, Hélène se trouve sur une petite embarcation flottante motorisée avec Sätie et Pablö, dans les Hauts-Vexin, la majeure partie du village étant submergée. Elle a passé une partie de son enfance dans cette région, et elle y est revenue il y a un an avec son mari quand leur maison de Saint Ouen s’est effondrée. Mais quand ses parents sont morts, ils sont repartis pour Paris.



La petite embarcation arrive à un ponton, et les deux extraterrestres font remarquer qu’ils sont observés. Hélène débarque la première, voit un humain avec une arme à feu, et lève les mains en saluant le maire Damien. Celui-ci la reconnaît. Au Texas, aux abords d’un champ de panneaux solaires, Swänn fait le point : il est sur Terre depuis deux jours, pour une mission de sauvetage engagée par le Complexe. Il a été affecté à la protection des gisements pétroliers de la région. Deux jours et déjà trop d’imprévus. En particulier, Liz Hamilton, ingénieure responsable des forages, est partie du site sans autorisation, à la recherche de sa famille. Une dépanneuse vient de ramener son véhicule de service, vide. Dans les Hauts-Vexin, Hélène explique la situation à monsieur Damien et présente ses deux compagnons. Ceux-ci indiquent qu’ils sont en mesure de soigner les malades : il faut qu’ils les examinent. Une fois à l’intérieur, ils interrogent le maire sur le premier malade, le fils des Martin, s’il avait voyagé : il avait passé une semaine à la cité Soleil. Dans un patelin, Swänn se tient au milieu de la rue principale et demande à voir Liz Hamilton, la propriétaire du véhicule qu’ils ont dépanné. Les habitants convergent vers lui en l’encerclant, tous armés. Ils le mettent en joue.


Après le premier tome, le lecteur a en tête les deux principaux fils de l’intrigue : Hélène partie en Normandie avec Sätie & Pablö pour enquêter sur l’origine de la fièvre qui ravage l’humanité, et Liz Hamilton, ingénieure, au Texas, dont le mari et les trois enfants ont disparu, sous la responsabilité de Swänn. Il garde également à l’esprit que pour sauver l’humanité, cette expédition Renaissance génère des dissensions au sein de l’assemblée du Complexe. Sans oublier ces sous-entendus sur des algorithmes. Il apprécie que ce tome s’ouvre comme le premier avec la voix d’un journaliste indépendant qui commente la situation mondiale, ce qui permet de se remettre en tête ces fils narratifs tout en contemplant les opérations sur la Lune. Swänn effectue également un récapitulatif de la situation pour lui-même, sous forme de rapport, le tout faisant ressortir la richesse du récit. Dès la première page, il retrouve les dessins descriptifs et détaillés qui donnent de la consistance à la surface de Lune, aux extraterrestres en train d’y travailler, aux structures gigantesques des vaisseaux, et au module lunaire Apollo qui est en train d’être protégé. Dans la page suivante, la Lune apparaît en entier, vue de l’espace, et le lecteur prend conscience de l’ampleur des opérations qui y sont menées. Comme dans le premier tome, les éléments de science-fiction bénéficient d’une conception originale par Fred Blanchard : les combinaisons des extraterrestres, leurs différents vaisseaux, les drones manipulés par l’algo, les paysages de la planète Näkän, sa faune, sa flore, ses couleurs, l’architecture de ses constructions, les transformations géométriques des origames, l’étonnante aménagement de la salle du conseil du Complexe, l’effet visuel du saut quantique.



De la même manière, l’artiste représente clairement les éléments relevant de l’anticipation : les modèles de voiture, la forme des armes à feu, les paysages de la campagne française abîmés par les inondations, l’architecture de la Cité du Soleil, et par comparaison les éléments de la vie quotidienne qui sont restés très similaires comme le mobilier. Même s’il reste dubitatif sur la cohérence globale de ces inventions technologiques, les images montrent au lecteur des environnements et des accessoires qui ne se limitent pas à une collection de poncifs et de toiles tendues en arrière-plan, ou de constructions en carton-pâte ou d’accessoires en plastique. La direction d’acteur se situe dans un registre naturaliste, sans l’exagération propre aux récits misant tout sur le spectaculaire. La mise en scène et les plans de prise de vue montrent des personnages qui se déplacent et agissent en fonction de leur environnement, de sa géométrie, de son volume, et pas comme s’ils se trouvaient sur une scène vide. Dans cette narration, tout apparaît comme dans une forme de reportage informatif. De temps en temps, le lecteur ressent qu’il s’attarde plus sur une case ou une planche, parce qu’il mesure l’originalité de ce qui lui est montré : la protection du module lunaire par un dôme, Swänn avançant dans la rue alors que les habitants pleurent à terre, l’attaque des drones, le repas du dragon de récif, l’éléphant qui se redresse péniblement, etc. Il n’y a pas que les scènes conçues comme une action spectaculaire qui retiennent l’attention.


Le scénariste a choisi un déroulé jour par jour, ce que comprend le lecteur en regardant Swänn indiquer dans son journal de bord qu’il est sur Terre depuis deux jours. Il n’y pas de retour en arrière, mais des informations sur le passé qui sont données au cours de conversations, de manière organique. Il est possible de parler de bons et de méchants, mais pas dans une dichotomie qui serait le moteur de l’intrigue. Au sein du conseil du Complexe, se trouvent des opposants à l’intervention, ou plutôt des nations qui souhaitent en tirer profit, par exemple en exploitant les ressources restantes de la Terre. Aux États-Unis, se trouvent des poches d’indépendantistes qui forment des communautés agressives. Plane également le mystère de l’algo. La dynamique du récit est entretenue par la situation de la Terre : l’humanité va être sauvée par des extraterrestres intervenant d’autorité. Il y a bien quelques effusions de sang, mais à l’échelle de la planète, ils font preuve d’une réelle efficacité, grâce à des compétences et de l’expérience. En fonction de la séquence, le récit oscille entre une enquête sur la pandémie qui n’est finalement pas qu’un simple prétexte en toile de fond, un drame pour Liz Hamilton entre son devoir de participer à la lutte contre l’incendie hors de contrôle des raffineries et le désir de retrouver son époux et ses enfants, et un drame politique au sein du conseil du Complexe qui n’est pas non plus un simple prétexte.



Il faut un peu de temps au lecteur pour se mettre en phase avec cette structure du récit en trois fils narratifs. Il ne sait toujours pas sur quel pied danser quand il lit une remarque qui renvoie à l’actualité contemporaine. Bien évidemment : l’état écologique catastrophant de la Terre du fait de son exploitation déraisonnée par l’humanité. Mais aussi de mystérieux algorithmes ayant échappé à tout contrôle qui le renvoient à ses propres expériences quotidiennes quand il doit composer avec des systèmes d’information automatisés. Il sourit quand les habitants du patelin font une boutade en comparant Swänn à Buzz l’éclair. Ou quand après les avoir neutralisés, ce dernier leur déclare que Renaissance leur garantit la confidentialité des informations prélevées et les informe qu’ils auront accès à leur dossier sur simple demande. Il acquiesce aux sentences sur l’inconséquence de la race humaine et sur le fait qu’elle ne s’est jamais éloignée de la sauvagerie. Il hésite entre une lapalissade et une vérité universelle devant d’autres remarques comme Swänn indiquant à Liz que sa parole n’a plus de valeur ; Elle lui a déjà donnée et elle lui a menti. Une véritable émotion le gagne lors de la scène avec l’éléphant embourbé, et le constat d’Hélène que malgré tout ce que les êtres humains lui ont fait subir, l’animal ne leur en veut même pas.


Le lecteur arrête son opinion sur l’honnêteté des remarques morales en assistant au discours de la diplomate Lisä devant de le conseil du Complexe. Elle en appelle au sens moral des autres élus évoquant le fait que certains d’entre eux connaissent bien l’histoire de l’espèce humaine, observée depuis si longtemps. Sa fureur, mais aussi sa poésie. Ils n’ont pas pris la décision d’aller vers eux pour piller le peu qui leur reste. L’espèce humaine est en voie d’extinction, comme la plupart des organismes vivants de la Terre. Ils doivent leur transmettre de nouveaux modèles de développement, s’ils veulent un jour retrouver leur autonomie et leur prospérité. Leur présenter l’addition au bout d’une semaine, ce serait une curieuse entrée en matière, n’est-ce pas ? Ne seraient-ils pas à des années-lumière des bonnes manières qui ont fait la réputation de la civilisation Torghon ? 


En reprenant le cours de l’histoire grâce aux rappels faits avec élégance, le lecteur se souvient que le récit se développe selon trois fils différents et que, sans en avoir l’air, l’intrigue comprend de nombreux éléments. Il retrouve avec plaisir la narration visuelle descriptive, sans être aseptisée, inventive sans être dans l’épate. Il replonge dans cette situation à la fois miraculeuse (une fédération de planètes vient pour sauver la Terre et les humains), à la fois humiliante (comme d’être mis sous tutelle), racontée de manière adulte, sans angélisme, sans cynisme artificiel, sans paranoïa tape-à-l’œil. Il voit se préciser la nature des fils narratifs et il lui tarde de découvrir la fin.