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mardi 23 août 2022

Chris Ware: La bande dessinée réinventée

Ne vous montrez-vous pas parfois trop exigeant, ou même cruel envers le public ?


Il s’agit d’un livre consacré à l’auteur de bande dessinée Chris Ware, richement illustré, dont la première version est parue en 2010. Les auteurs Jacques Samson & Benoît Peeters ont enrichi leur ouvrage pour la deuxième édition de 2022 qui fait l’objet du présent commentaire.


Introduction de quatre pages par les deux auteurs : ils évoquent la carrière et les œuvres de Chris Ware, son grand prix au festival international de la bande dessinée d’Angoulême en 2021, ce qui fait le caractère de ses œuvres, et sa contribution personnelle avec de nombreux dessins et planches rares ou inédits. Le chapitre un comprend deux parties. Il commence par des repères chronologiques, à la fois relatifs à la biographie du bédéaste, à la fois à sa bibliographie de 1967 à 2021. Vient ensuite la présentation de quelques œuvres : Quimby the mouse (2003), Rusty Brown 1 (The Acme Novelty Library 16), Rusty Brown 2 (The Acme Novelty Library 17), Rusty Brown 3 (The Acme Novelty Library 19), Building Stories (The Acme Novelty Library 18). Cette partie se termine avec une bibliographie détaillée, et liste quatorze articles et ouvrages consacrés à l’auteur. La deuxième partie est constituée de deux entretiens entre Ware et Benoît Peeters, le premier réalisé en juillet 2003, le second en septembre 2021. Les questions posées abordent les influences de Ware en bande dessinée, sa pratique du dessin enfant, puis à l’école des Beaux-Arts, sa collaboration au magazine RAW et avec Art Spiegelman, la maîtrise totale du dessinateur sur son œuvre, la nature répétitive de la réalisation des cases, l’aspect obsessionnel de ses albums, l’importance des méthodes de reprographie et d’impression, l’importance de la nostalgie, de la mélancolie et de la tristesse dans ses histoires, l’usage très restreint de l’ordinateur, la taille minuscule des textes, etc.



La troisième partie regroupe quatre textes de Chris Ware sur la bande dessinée : son introduction au catalogue de l’exposition qui lui a été consacrée à la Sheldon Memorial Art Gallery, de la ville de Lincoln au Nebraska en 2007, la bande dessinée, un langage en développement (introduction à l’anthologie de bandes dessinées McSweeney’s Quarterly Concern, numéro 13, 2004), une introduction à deux ouvrages sur Rodolphe Töpffer, une introduction à la réédition de Walt and Skeezix, book one, de Frank King de 2005. Le chapitre quatre est rédigé par J. Samson et comprend un texte sur la célébration de la bande dessinée au travers de l’art de C. Ware, une présentation du magazine Acme Novelty Library, une analyse de la manière dont les mises en page constituent un recadrage ironique, la manière dont le bédéaste suscite le développement d’une nouvelle compétence de lecture, un autre sur son graphisme plus subtil qu’il n’y parait. Ce chapitre se termine avec quatre micro-lecture commentée : un emblématique cardinal rouge, le regard furtif de Jimmy, une entrée en scène remarquée, un visage dans la tête.


Lire un ouvrage sur un auteur de BD : il faut que ce créateur ou ses œuvres présentent des caractères singuliers très prononcés pour susciter une envie assez forte chez le lecteur. De fait, Jimmy Corrigan the smartest kid on Earth, Building stories, Rusty Brown possèdent cette propriété : une apparence d’une simplicité déconcertante, une minutie hors du commun, des interactions parfois déroutantes entre les cases, une force émotionnelle peu commune. Les coauteurs font le nécessaire pour mettre en avant l’importance des œuvres de Chris Ware dans le monde de la bande dessinée, le présentant comme un innovateur avec des racines plongeant loin dans l’histoire de cet art. J. Samson déroule sa biographie en une douzaine de pages de texte et une demi-douzaine d’illustrations, établissant des liens entre certains événements de sa vie et certaines caractéristiques de son œuvre : sa pratique du dessin depuis un jeune âge, ses lieux d’habitation, certains de ses proches pris comme modèle, etc. La présentation de cinq de ses œuvres bénéficie à chaque fois d’au moins une page d’illustration, et elle permet d’avoir une idée de quoi il s’agit pour ceux qui ne les ont pas lues. Enfin sa bibliographie fait prendre conscience de la sérialisation desdites œuvres dans les vingt numéros du magazine The Acme Novelty Library, autoédité par Ware.



Le lecteur est ainsi prêt et alléché à la perspective de découvrir ce créateur au cours de deux longs entretiens, menés par Benoît Peeters, lui-même scénariste de bande dessinée, en particulier le cycle des Cités Obscures, avec François Schuiten, également auteur de Hergé, fils de Tintin (2002), d’un ouvrage sur Jirô Taniguchi, ou encore de 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l'histoire de la bande dessinée (2022). En fonction de sa familiarité avec l’auteur, le lecteur découvre ou retrouve son amour pour les strips comme Peanuts de Charles Shulz (1922-2000), mais aussi Krazy Kat and Ignatz de George Herriman (1880-1944), Little Nemo de Windsor McCay (1867 ou 1871 - 1934), Polly and her Pals de Cliff Sterrett (1883-1964), Gasoline Alley de Frank King (1883-1969), puis la découverte du magazine RAW de Françoise Mouly & Art Spiegelman. De fil en aiguille, dans le premier entretien, Chris Ware aborde son art qu’il qualifie d’écriture graphique, le fait que les techniques d’écriture de la bande dessinée restent en cours de développement et qu’il a à l’esprit, le cadre défini de la feuille, sa forme et ses délimitations, pour visualiser la composition d’une planche. Il envisage toujours la composition de la planche comme un ensemble : c’est pour lui la structure visuelle fondamentale. S’il peut zoomer et dézoomer dans le cadre comme on le fait sur un écran, alors la case prend le dessus ce qui ne correspond pas à sa vision du monde et ne lui apporte aucune satisfaction. […] Qui plus est les rares projets qu’il a réalisés uniquement au format numérique sont bien souvent illisibles aujourd’hui, parce que les formats et les codex ont changé et surtout la résolution. Le papier est plus sûr, tant qu’il n’est atteint ni par le feu, ni par l’humidité.


Ware poursuit sur ses exigences de reprographie, son degré de contrôle élevé sur les traductions de ses œuvres, leur nature irrémédiablement bande dessinée, quasi inadaptable. Dans le deuxième entretien, Benoît Peeters creuse les questions de forme (l’étonnant Building Stories avec quatorze histoires chacune d’un format différent pouvant se lire dans n’importe quel ordre), son exploration des possibilités du langage de la bande dessinée et l’attention que cela requiert de la part du lecteur, la nécessité d’un graphisme simplifié pouvant tendre vers les schémas entre diagramme et idéogramme, la puissance d’expression de ce langage, son attachement à la bande dessinée imprimée. Étrangement, le lecteur en sort à la fois avec une meilleure compréhension de la démarche artistique du bédéaste, mais également une frustration plus grande, surtout s’il a déjà lu une de ses bandes dessinées. En effet, il a été mis sur le chemin des spécificités de cet artiste, sans pour autant parvenir à saisir comment elles fonctionnent.



Le lecteur passe ensuite aux parties rédigées par Chris Ware lui-même, sur la bande dessinée, sur d’autres bédéastes. Le premier est de nature autobiographique expliquant comment sa conception de la bande dessinée a évolué jusqu’à devenir son moyen de prédilection pour exprimer des sentiments très personnels à travers d’autres personnages, une façon d’apprendre à mentir pour ramener à la vie l’essence d’un être tel qu’on se le rappelle. Dans le deuxième texte, il présente la bande dessinée comme un langage en développement, une façon de réinventer le langage pour mieux servir sa sensibilité singulière. Il attire également l’attention sur le fait que lorsqu’il commence à dessiner, l’artiste se rend compte que le dessin ne sort pas exactement comme il l’a imaginé, ce qui induit une adaptation du récit à ce qui apparaît. Le troisième texte présente les caractéristiques de l’artiste Rodolphe Töppfer (1799-1846), celui qui est considéré comme l’inventeur de la bande dessinée. Enfin, le dernier texte est une présentation laudative de Gasoline Alley, de Frank King (1883-1969) qui a créé et réalisé ce comicstrip de 1919 à 1958 sur une succession d’événements insignifiants. Il écrit que les personnages de King avancent, jour après jour, de gauche à droite, laissant un parfum de vie dans leur sillage, comme chaque être humain.


Le lecteur arrive à la dernière partie, bien renseigné sur les influences et les références de Chris Ware, sur ses intentions quant à ce qu’il souhaite exprimer, et les raisons qui lui ont fait choisir les caractéristiques narratives visuelles qui sont les siennes. Mais, en parlant crument, il n’a toujours pas idée de comment ça fonctionne. Pourquoi ces petites cases et ces bonhommes simplifiés engendrent de si puissantes émotions en lui. C’est au tour de Jacques Samson de donner son avis sur ce créateur. Il commence avec un texte intitulé Chris Ware, une célébration de la bande dessinée, dans lequel il attire l’attention sur une forme d’intransigeance de ce créateur vis-à-vis de son public, une audacieuse mise à l’épreuve de la tolérance du lecteur. Avec Jimmy Corrigan, il a poussé au zénith l’exploration de l’acte de lecture, ne laissant rien au hasard dans l’effectuation matérielle de ce processus. L’auteur passe ensuite à la série de publication Acme Novelty Library, mettant en lumière l’amplification moqueuse de signes contemporains ambiants, afin de faire apparaître une Amérique plus authentique, par des effets de parodie. Cela l’amène également à revenir sur le souci exacerbé du détail du créateur qui se manifeste également dans l’objet Livre.



Le chapitre suivant est intitulé Recadrage ironique, ce qui s’avère explicite. Vient ensuite une partie intitulée Une nouvelle compétence de lecture. Samson revient sur les idiosyncrasies de la narration visuelle qui la rendent très riche et parfois exigeante à la lecture. Il s’agit d’une façon de contraindre le lecteur à s’impliquer dans son acte de lecture, et ainsi à le rendre participatif, jusqu’à être conscient de l’acte d’interprétation qu’il réalise. Il conclut en posant une question : Est-il possible d’accorder au lecteur un rôle plus gratifiant que celui de coauteur implicite de l’œuvre qu’il parachève à la faveur de son parcours ? Il revient alors sur l’expressivité subtile des dessins qui n’ont de simple que l’apparence de surface. Il termine avec quatre micro-lectures : quatre pages de bande dessinée, extraites d’autant d’œuvres différentes, chacune commentée au cours d’un texte de deux pages. Le lecteur qui ne s’y attendait plus voit alors s’opérer ce qu’il espérait tant : un commentaire éclairant sur les mécanismes narratifs mis en œuvre par Chris Ware, et leurs effets. Il sent bien que ces textes ne fonctionnent que parce qu’il a lu toutes les parties précédentes. Leur brièveté ne fait pas figure d’assertions gratuites, mais bien d’aboutissements logiques de tout ce qui a précédé auparavant, montrant des facettes différentes du créateur et de ses œuvres. Il prend connaissance de la preuve patente de l’intelligence réfléchie du créateur pour s’assurer de la participation active de son lectorat, et de la réalité de cette nouvelle compétence de lecture qui s’acquiert par la pratique de la lecture des œuvres de Chris Ware.


Jacques Samson & Benoît Peeters ont fait le pari de parvenir à expliquer à tout lecteur, ce qui fait la spécificité des bandes dessinées de Chris Ware, ce qui fait de lui un auteur remarquable, même s’il ne s’agit que de dessins très simples, disposés en bande, page après page. Dans les trois premières parties, le lecteur découvre ou obtient la confirmation des éléments biographiques de Chris Ware, des particularités de ses bandes dessinées imprimées, de son parcours en marge de la production industrielle de comics, de ses intentions d’auteur, avec des pages d’illustration reproduites un peu petites, au point qu’une loupe ne suffit pas toujours. C’est à la fois enrichissant d’apprendre à connaître ce créateur, de plonger dans ses références de comics et de strips, et à la fois frustrant de ne pas s’attaquer à une œuvre dans le détail, ou au processus créatif. La lecture est plaisante, tout en ne développant pas en quoi il s’agit d’une bande dessinée réinventée comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage. D’une manière difficile à anticiper, la dernière partie réalise cet objectif, en s’appuyant de manière implicite sur les parties précédentes, et en prenant à bras le corps le décorticage de quatre planches, l’une après l’autre, dans autant de micro-lectures.  Ce n’est pas tant que le secret de fonctionnement est alors révélé, c’est que le lecteur a acquis, dans les chapitres précédents, une nouvelle compétence de lecture, et qu’il peut alors voir, ce qui avant lui était insignifiant. Une réussite remarquable que de parvenir à rendre visible ce qui était pourtant sous les yeux du lecteur, à parler bande dessinée avec une approche simple parlant au profane, alors même qu’il s’agit d’expliquer en quoi la démarche de ce bédéaste aboutit à des bandes dessinées hors du commun.



4 commentaires:

  1. "Lire un ouvrage sur un auteur de BD : il faut que ce créateur ou ses œuvres présentent des caractères singuliers très prononcés pour susciter une envie assez forte chez le lecteur." - Pas faux. Ou alors l'envie de se cultiver, tout simplement. Je n'ai encore jamais lu d'ouvrage sur un créateur de BD. J'ai vu, néanmoins, qu'Urban Comics proposait deux livres, un sur Bill Finger et un sur Joe Shuster ; j'ai bien l'intention de les lire.

    Après ce que tu as appris, découvert ici ("un commentaire éclairant sur les mécanismes narratifs mis en œuvre par Chris Ware, et leurs effets"), penses-tu que les articles que tu as écrits sur des œuvres de Ware seraient fondamentalement différents, si tu devais les écrire maintenant ?

    Samson et Peeters ont-ils produit d'autres ouvrages similaires, sur d'autres auteurs ? As-tu l'intention de lire d'autres ouvrages de ce genre ?

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    1. L'envie de se cultiver : bêtement, je n'y avais pas pensé en rédigeant. Synchronicité : dans les critiques que je lisais cette semaine sur Babelio, j'ai découvert : Jacques Martin, le voyageur du temps, de Patrick Gaumer. Un ouvrage qui pour moi, répondrait exactement à une envie de me cultiver, mais ma curiosité concernant Jacques Martin n'est pas encore assez importante pour que je saute le pas.

      https://www.amazon.fr/Jacques-Martin-Monographie-Patrick-Gaumer/dp/220313688X/ref=cm_cr_srp_d_product_top?ie=UTF8

      Articles fondamentalement différents : à ce jour, je n'en ai écrit qu'un seul. Je présume que je ne le modifierais pas radicalement, mais que deux ou trois observations seraient différentes, en particulier sur l'interaction entre le fond et la forme.

      Benoît Peeters a écrit sur des écrivains et des philosophes, comme Alain Robbe-Grillet, Hergé, Sandor Ferenczi, Jacques Derrida, Winsor McCay, Paul Valery, Raoul Ruiz, Rodolphe Töpffer.

      Jacques Samson n'a pas beaucoup écrit de ce que j'ai trouvé sur Babelio. Mais il y a quand même une monographie sur Andreas. Malheureusement elle date d'il y a déjà vingt ans : elle ne peut donc pas évoquer ses deux séries emblématiques au long cours : Arq & Capricorne.

      https://www.babelio.com/auteur/Jacques-Samson/89632/bibliographie

      Je n'ai pas d'ouvrage sur un créateur ou sur une bande dessinée dans ma pile de lecture. Mis à part Chris Ware, les pages wikipedia et une ou deux interviews me permettent d'étancher ma curiosité. J'avais déjà lu 2000 AD & Judge Dredd : The Secret History, de Pat Mills, ouvrage qui m'avait permis de plonger dans l'histoire et le fonctionnement du magazine 2000AD, et d'en apprendre plus sur ce scénariste à la forte personnalité, et aux fortes convictions.

      https://www.babelio.com/livres/Mills-2000-AD-Judge-Dredd--The-Secret-History/983891/critiques/1414082

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    2. Merci pour la référence concernant Jacques Martin. Je la note.

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    3. J'ai feuilleté les quelques pages de présentation sur amazon : ça a l'air d'être de la belle ouvrage.

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