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dimanche 27 septembre 2020

Verdun - Volume 3: Les fusillés de Fleury

Une petite stèle commémore le supplice des fusillés de Fleury.


Ce tome fait suite à Verdun - volume 2 - L'agonie du fort de Vaux (2017) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, car il ne s'agit ni du même événement, ni des mêmes personnages. La première édition date de 2018. Il a été réalisé par Jean-Yves Le Naour (scénario), Marko (mise en scène), Iñaki Holgado (dessins et encrage) et Sébastien Bouet (couleurs). Mon envie de lecture a été générée par l'excellent article de Barbüz sur son site : Verdun (tome 3) : "Les Fusillés de Fleury" (Grand Angle ; février 2018), mille mercis à lui.

La bataille fait rage à Verdun dans les tranchées pendant la première guerre mondiale. Un groupe de soldats français se tient debout dans une tranchée, pendant qu'ils sont pilonnés par les tirs d'obus des allemands. Soudain, il se produit une coulée de boue, et ils sont ensevelis tout debout dans la tranchée, enterrés vivants, mourant d'une horrible manière. Après la guerre, un gradé vient prononcer un discours en leur mémoire, au pied du mémorial qui a été construit. Une gueule cassée écoute de loin, agacé par ces âneries. Il est interpellé avec son prénom Auguste, par une jeune femme. Elle s'appelle Fernande Herduin, et elle lui demande où est enterré son mari. Il lui montre l'endroit où se dressait la ferme de Thaumont, mais elle ne le laisse pas continuer et exige qu'il réponde à sa question. Il l'emmène vers le village de Fleury-devant-Douaumont. Fernande prononce le vœu solennel de venger son époux. Quelques jours plus tard, elle se rend au sous-secrétariat d'état à la justice militaire. Elle y rencontre le sous-secrétaire pour savoir où en est sa requête de demande d'enquête sur les conditions d'exécution de son mari. Le fonctionnaire lui répond que sa requête ne peut pas aboutir parce qu'il n'y a pas de dossier : il n'y a pas eu de procès, donc pas d'archives ni de révision possible. En revanche puisqu'il est mort pour la France sa veuve a droit à une pension, et il s'engage à ce qu'on lui octroie la croix de guerre à titre posthume. Fernande Herduin n'est pas satisfaite : elle veut que l'honneur soit rendu à son défunt mari, et elle compte bien ne pas s'en tenir là, et en appeler à l'opinion publique.

Madame Herduin rencontre ensuite son avocat et deux de ses collègues pour envisager ce qu'il est possible d'entreprendre. Il est possible d'essayer de changer la loi pour passer l'obstacle de l'absence de procès qui du coup ne pas être cassé, et d'attirer l'attention publique, en publiant des articles de journaux sur la base des témoignages des soldats qui servaient sous le commandement de son mari dans le 347e régiment d'infanterie. Malheureusement après trois articles publiés pendant l'été 1920, il n'y a aucune réaction. L'avocat a alors une autre idée : porter plainte devant la police, pour meurtre. Du fait de la présence d'un avocat, l'officier de police accepte de prendre le dépôt de plainte. Ce dernier parcourt sa trajectoire administrative et finit par arriver au ministère de la guerre. Là, le général qui a donné l'ordre de fusiller les lieutenants Henri Herduin et Pierre Millant est reçu par Louis Barthou, le ministre en personne, qui lui répond que la plainte n'ira pas loin car il en a déjà touché deux mots à son collègue de la justice et elle sera classée sans suite. Lors de leur rendez-vous suivant, l'avocat présente un député à Fernande Herduin. Berthon est avocat et indique d'entrée de jeu qu'il est communiste : avec l'accord de la veuve, il souhaite sensibiliser d'autres députés et lancer le débat au sein de l'hémicycle.



Facile et sans risque : raconter une injustice manifeste, jugée comme telle depuis, dans une bande dessinée basée sur une reconstitution historique. Sauf que le lecteur connaît déjà la fin de l'histoire, et qu'il n'est pas si facile que ça d'illustrer une action en justice sans tomber dans les visuels clichés et statiques des orateurs en train de s'interpeller à la barre. Les auteurs captent tout de suite l'attention du lecteur, dès la première page, avec ces soldats noyés dans une coulée de boue, alors qu'ils s'étaient mis à l'abri (très relatif) des obus ennemis, une séquence à la fois crédible et quasi métaphorique, dans une reconstitution historique réaliste et vivante. Si la page de garde ne le précisait pas, le lecteur pourrait croire que cette bande dessinée est l'œuvre d'un créateur unique, et non pas de l'association de quatre talents différents. La mise en couleurs apparaît comme naturaliste, servant à montrer la couleur de chaque élément, sans plus. Pourtant s'il y prête attention, le lecteur constate que Sébastien Bouet fait insensiblement glisser sa palette de couleurs vers des teintes plus ternes et plus boueuses pour l'évocation du passé (ce qui est arrivé à Herduin et Millant), et qu’il installe parfois une ambiance particulière en restreignant sa palette, par exemple avec un brun terne dans le bureau du ministre, ou dans l'hémicycle, comme si les individus présents étaient privés d'émotion.

En apparence, les dessins ne semblent pas extraordinaires, s'inscrivant dans la production pléthorique et industrialisée de bandes dessinées francobelge, avec une approche réaliste, et un degré de simplification pour dessiner plus vite, un usage régulier de gros plans et de très gros plans sur le visage des personnages, pour insister sur les expressions et donc l'état d'esprit, mais là aussi pour ne pas avoir à représenter l'arrière-plan, ou juste deux traits de rappel, en s'appuyant sur les couleurs pour donner rappeler également la teinte dominante du décor et donner l'illusion de sa représentation. Ce n'est pas désagréable, mais ça apparaît fade a priori. À la lecture, c'est une toute autre histoire (c'est le cas de le dire). Dès la première page, le lecteur apprécie la qualité de la reconstitution historique, à commencer par les uniformes militaires et les armes à feu. Il constate rapidement que l'artiste apporte le même soin aux tenues civiles, aux ustensiles et accessoires de la vie quotidienne, ainsi qu'aux aménagements intérieurs des bâtiments, appartements privés comme bureaux ou cafés. Puis il remarque que son impression superficielle est totalement erronée et que la narration visuelle est très riche, variée et à propos. Marko & Holgado n'économisent pas leur peine au fil des pages, et les planches donnent à voir énormément de choses au lecteur. En vrac : le monument commémoratif de Verdun, les toits de Paris avec vue sur la Tour Eiffel, une vue extérieure du ministère de la guerre, la façade de l'Assemblée Nationale, et l'intérieur, une colonne Morris, l'obélisque de la Concorde… En fait chaque fois qu'il tourne une page, le lecteur découvre un nouveau site représenté avec minutie, l'emmenant dans un lieu qu'il peut observer à loisir. La narration visuelle est à l'opposé d'un travail à l'économie, recelant une forte densité d'informations visuelles dispensées en toute discrétion, donnant l'impression de pages légères, effectivement faciles à lire.



Le lecteur se rend également vite compte de l'habileté de la structure des planches et du récit. Alors que le déroulement du récit repose essentiellement sur l'élaboration des stratégies conçues et mises en œuvre par la veuve du sous-lieutenant avec d'autres personnes intéressées, et par les parades déployées par l'administration dans ses différentes formes, la narration n'est jamais réduite à une enfilade de dialogues, s'avérant visuellement très intéressante, un véritable tour de force réussi à la fois grâce à la mise en page et ses plans de prise de vue, et grâce à l'alternance des lieux et des points de vue. Le scénariste impressionne également par la savante composition de son récit. S'il n'est pas familier avec les faits, le lecteur les découvre à partir de la page 22, ce qui attise sa curiosité et la maintient sur le qui-vive pendant la première moitié du récit. Les faits du 11 juin 1916 sont racontés en entremêlant ordres, réactions et émotions de manière organique, pour une tension dramatique aussi extraordinaire que juste. Tout du long, Le Naour construit une trame élégante entre les actions menées par Fernande Herduin, les conseils qui lui sont donnés, les personnes qui agissent pour elle, les évocations des champs de bataille, la vie civile après la guerre, les réactions des personnes mises en cause.

Le récit affecte encore plus le lecteur du fait qu'il n'y a pas de héros à proprement parler. Certes l'issue est connue d'avance, et la veuve et ses alliés luttent pour la justice contre un système administratif tout puissant, faisant penser à l'héroïsme de David contre Goliath. Mais le lecteur peut aussi choisir de ne voir que l'obstination de Fernande pour satisfaire sa vision personnelle de la justice, une ambition mesurée et avouée du député André Berthon, la responsabilité de Louis Barthou et des généraux de maintenir un système qui donne du sens au sacrifice de la majorité des soldats pendant la guerre de 14-18. Dans le même temps, la reconstitution historique est assez consistante pour montrer le coût écœurant en vies humaines. Les dialogues s'avèrent très fins, dépourvus de plaidoyers démonstratifs, d'exposés magistraux. Quasiment incidemment, l'absurdité de la guerre s'impose de manière inéluctable : fuir la mort assurée sur le champ de bataille, passer deux hommes par les armes sans jugement, faire tuer des français par des français. Ces constats deviennent encore plus monstrueux car ils sont évoqués par des individus en civils après la fin de la guerre, rendant compte de l'obscénité de ces carnages dans la boue, par rapport à la normalité des conditions dans lesquelles ils sont relatés en temps de paix, par des civils qu'il est devenu difficile de se représenter en uniforme de soldat dans les tranchées, avec les obus éclatant autour. Sans donner de leçon, la narration montre le processus systémique implacable, inique et absurde qui ne laisse aucune échappatoire à ces êtres humains accusés de trahison, alors qu'ils ont obéi aux ordres les plaçant sur des champs de bataille où ils pouvaient mourir à tout instant.

A priori, le lecteur peut se demander s'il a vraiment envie de lire ce témoignage sous forme de bande dessinée, sur une réhabilitation judiciaire dont il connaît l'issue avec des dessins qui semblent trop classiques. Au sortir de sa lecture, il est sous le coup d'une narration visuelle extraordinaire, d'une construction de récit d'une intelligence exceptionnelle, et d'une histoire vraie honnêtement racontée, sans démagogie ni romantisme, à la portée universelle. Chef d'œuvre.



vendredi 25 septembre 2020

Jessica Blandy, tome 15 : Ginny d'avant

Le fléau est sur la ville.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy - tome 14 - Cuba ! (1998) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1998, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 5 - Magnum Jessica Blandy intégrale T5 qui contient les tomes 14 à 17.

Jessica Blandy a pris l'avion pour se rendre à l'invitation d'une ancienne amie : Meg. Elle descend de l'avion et Meg la repère facilement grâce à sa silhouette inchangée par rapport à l'époque où elles avaient toutes les deux 17 ans. Meg emmène son amie jusqu'à sa voiture et commence à lui expliquer pourquoi elle lui a demandé de venir. Tout a commencé en février avec l'incendie de la manufacture. Certains ouvriers ont pensé que c'était Hogan, le propriétaire qui aurait mis lui-même le feu à l'atelier principal. Le lendemain, son cadavre a été retrouvé dans sa voiture qui avait versé dans un ravin. Le soir-même, le mannequin servant à exposer les robes de mariée s'est mis à briller dans la vitrine, sans raison apparente, sans explication rationnelle, phénomène qui se reproduit chaque nuit. Ce mannequin est surnommé Ginny, parce qu'il rappelle une fille qui avait vécu dans cette ville et dont tous les garçons du coin en étaient fous. Un jour, elle a disparu et personne n'a jamais su ce qu'elle était devenue. Deux mois après l'accident d'Hogan, Fletch un habitué et un brave type travaillant pour la mairie est entré dans son bar habituel et a ouvert le feu sur les clients. Il a gardé la dernière balle pour lui et s'est sauter le caisson. Il n'a donné aucune explication de son geste. Il a juste prononcé ces mots : le fléau est sur la ville.

Meg gare sa voiture devant chez elle en indiquant que son mari Billy a lui aussi entendu la dernière phrase de Fletch car il était dans le bar. Meg présente Jessica Blandy à son mari. Celui-ci lui parle de son patron Ryan Dougby. Un jour, ce dernier a reçu une boîte en carton au bureau, que sa secrétaire lui a apportée. Il l'a ouverte, et est devenu tout pâle. Il s'est levé, s'est habillé pour sortir, et est parti en emmenant la boîte et son mystérieux contenu. Le soir, il a téléphoné à Billy pour lui dire qu'il ne reviendrait plus au bureau, car de toute façon le fléau les emporterait tous. Puis, il s'est pendu dans sa chambre. La boîte et son mystérieux contenu n'ont jamais été retrouvés. Meg raconte ensuite comment le pompier Tobby s'est jeté dans le feu du haut de la grande échelle à la fin d'une intervention. La nuit, Bambing, un sans domicile fixe, se rend devant la vitrine des robes de mariée pour admirer le mannequin Ginny en train de briller. Le lendemain, Meg emmène Jessica Blandy devant l'épave d'un bateau où ont été retrouvés les corps de sept adolescents (5 garçons, 2 filles), morts d'overdose, avec une inscription relative au fléau.



Comme à chaque tome, l'horizon d'attente du lecteur est conditionné par les caractéristiques récurrentes de la série. Il en retrouve la plupart : un environnement nord-américain, une touche d'érotisme, Jessica enquêtant sur des morts sordides, des comportements anormaux apparaissant monstrueux. Le lecteur remarque rapidement que la mise en couleur a franchi un palier d'élégance. Béatrice Monnoyer continue d'utiliser des aplats de couleurs pour les surfaces détourées d'un trait fin et précis par Renaud. Elle se lance dans un rendu peint pour les arrière-plans, avec plus de confiance que dans le tome précédent, et peut-être plus d'expérience. Cela devient évident à partir de la planche 5, avec une pelouse verte qui contient des reflets jaune. Il ne s'agit plus d'un coloriage qui permet de refléter la couleur réelle et de faire ressortir les formes détourées les unes par rapport aux autres, il s'agit d'apporter des informations supplémentaires (une partie plus soumise au soleil) qui ne se limitent pas aux traits de contour ou à des effets spéciaux comme les flammes. Cet apport se retrouve avec évidence sur la planche 7 où le reflet de l'eau se retrouve dans le camaïeu du ciel alors que Jessica et Meg observent la silhouette du navire échoué au loin. La coloriste réalise des magnifiques cieux marins tout du long de cette promenade. Au fil des pages, le lecteur admire un ciel bleu traversé de reflets orange, une mer émeraude avec un ciel grisâtre, un coucher de soleil embrasé, la terre des champs avec des reflets roux.

La complémentarité entre les couleurs et les traits encrés est étonnante. Renaud est toujours aussi précis et minutieux dans ses cases : il est visible qu'il a délimité des zones avec moins de traits, avec l'intention que la coloriste les habille. Il continue de prendre en charge tous les autres éléments d'information visuelle, y compris les textures. Le lecteur ressent la frontière définissant la nature de la complémentarité entre les deux artistes. Chaque personnage dispose d'une apparence spécifique, souvent élégante, et de tenues vestimentaires appropriées aux conditions climatiques, à son occupation, à son profil socioculturel. Jessica Blandy est toujours aussi bien habillée, et séduisante, sans être vulgaire ou aguichante, un peu glaciale parfois. L'érotisme est présent à trois reprises avec une femme dénudée, très léger. Le jeu des acteurs est naturaliste, avec des postures variées et parlantes, et des expressions de visage sans exagération qui amènent parfois le lecteur à se demander ce que pensent vraiment les personnages en train de s'exprimer.

L'un des grands plaisirs de cette série est de pouvoir se projeter dans les différents lieux où se déroule l'histoire, de profiter du talent de l'artiste pour la description précise et réaliste. Dès la première page, le lecteur constate que l'exactitude tient à cœur de Renaud : les fixations des anneaux de verre sur la terrasse de l'aéroport sont techniquement irréprochables. Par la suite, le lecteur se projette avec plaisir dans plusieurs endroits : la rue de desserte bordée de pavillons dont celui de Meg, le champ s'étendant à perte de vue avec des meules de foin de ci de là, la grande terrasse de la maison de Meg avec une table pour manger dehors, la magnifique piscine de la demeure des parents de Loomie Max (une case de la largeur de la page, somptueuse, on n'a qu'une envie : s'assoir dans un transat), le diner sans panache où Jessica Blandy offre un café à Bambing, la ruelle pavée où se déroule l'agression, les pièces de la demeure de Razza et sa piscine, etc. La mise en scène est tout aussi limpide et factuelle, avec des séquences mémorables. L'artiste rehausse la démarche factuelle de sa narration par une mise en scène clinique qui fait ressortir l'étrangeté ou l'horreur de ce qui est montré. En voyant l'habitué tirer sur les clients avec son fusil à canon scié, le lecteur a l'impression de vivre un fait divers, ressentant toute l'horreur de cette tuerie arbitraire. Il éprouve l'impression d'accompagner Meg et Jessica sur la plage, de lever les yeux pour regarder passer une mouette. En tournant une page, il se retrouve dans un cimetière de nuit, à attendre de voir ce que Bambing va trouver dans un cercueil. Comme Dougby, il est troublé par la nudité de Ginny sur la plage. Il est pris à la gorge par la monstruosité du comportement d'un groupe d'individus quand ils commettent un crime abject, et dans le même temps il voit bien à quel point c'est plausible, possible comme en atteste les faits divers. Ce mode de narration visuelle produit également un effet étrange pour les éléments inexpliqués comme la meute de chiens sauvages qui se retrouvent silencieux devant la maison de Meg de nuit, ou la brillance inexplicable du mannequin dans la vitrine.



Avec cette histoire, Jean Dufaux assume pleinement une composante chronique de la série et parfois sous-entendue : une touche de surnaturel. Il n'y aura pas d'explication à la brillance du mannequin : c'est comme ça. Il n'y aura pas d'explication à la mort d'un personnage dans la piscine de la demeure de monsieur Razza : c'est comme ça. Pareil pour le comportement de la meute de chiens. Ce parti pris narratif peut agacer : le lecteur peut y voir un raccourci facile qui dédouane l'auteur de raconter une intrigue cohérente où tout est expliqué de manière rationnelle. Dans ce cas-là, il est vraisemblable que ce tome le convainc d'abandonner la série. Il est également possible de considérer que cette part d'irrationnel est le reflet ou la matérialisation de ce que le comportement humain peut avoir d'irrationnel en étant le jouet des émotions, un petit peu comme peu le faire Stephen King dans ses romans, toute proportion gardée. Sous réserve d'accepter cet outil narratif (la touche de surnaturel), le lecteur se rend compte que la série a retrouvé ses racines : confronter des êtres humains (dont Jessica Blandy) à des comportements irrationnels. Avec ce point de vue en tête, la série retrouve sa richesse thématique : l'individu qui commet un geste irréparable inexplicable et incompréhensible (mettre le feu à son usine, tirer dans la foule et se suicider..), imposer sa volonté par la force, l'usage des armes à feu, la culpabilité qui ronge le coupable mais aussi son entourage. Toute la saveur malsaine de la série est de retour : anormalité, comportement aberrant, violence infligée aux autres et à soi-même, irrationnalité.

Ce quinzième tome amène une évolution dans la série. Renaud est de plus en plus soigneux dans ses dessins combinant une précision remarquable avec une lisibilité optimale, la collaboration avec la coloriste gagnant également en sophistication. Jean Dufaux s'éloigne du simple polar réaliste avec une intrigue logique, en utilisant un élément surnaturel qui lui permet de s'affranchir d'un déroulement logique et cartésien. Cela ne peut pas être du goût du tous les lecteurs, mais il utilise cet outil avec élégance, pour des séquences malsaines qui mettent mal à l'aise, sans avoir besoin de verser dans le gore ou de mettre en scène des monstres folkloriques. L'être humain est beaucoup plus monstrueux.




mardi 15 septembre 2020

Caroline Baldwin T18 : Half-blood

 

Je vais prendre quatre satés de poulet, et deux portions de Kaho Pad Kaï.


Ce tome fait suite à Caroline Baldwin T17: Narco tango (2017) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. La première édition date de 2018. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel. Cette aventure comprend 42 planches. Il s'agit de la première partie d'un diptyque.

Quelques jours avant Noël, à New York, Caroline Baldwin a rendez-vous avec martin Wilson, le patron de Wilson Investigations, dans l'échoppe d'un barbier. Quand elle y pénètre, il n'y a que le barbier et Wilson. Ce dernier lui assure que Gaetano se montre muet comme une tombe. Puis il lui explique ce qu'il attend d'elle, en quoi la mission qu'il lui confie justifie que cette discussion n'ait pas lieu dans les bureaux de l'entreprise. Son médecin lui a donné 6 mois à vivre, sauf s'il peut bénéficier d'une greffe de moelle osseuse. Or il ne connaît qu'un seul donneur compatible : son fils Jeremy. Malheureusement ce dernier est parti il y a trois mois pour Bangkok, sans donner signe de vie depuis. Martin Wilson demande à Caroline Baldwin de lui ramener son fils au plus vite. Il sait qu'elle comprend sa situation car elle-même suit un traitement depuis plusieurs années, pour sa séropositivité. Elle part dès le lendemain et se retrouve dans une chambre d'hôtel à Bangkok en Thaïlande, avec comme seul indice une photographie de Jeremy Wilson. Alors qu'elle sirote un verre de whisky sur son lit en culotte et soutien-gorge du fait de la chaleur, le téléphone sonne. La réception l'informe qu'un monsieur Wu l'attend au River Café. Caroline Baldwin enfile sa petite robe noire et ses nu-pieds à talon et se rend au rendez-vous.

Caroline Baldwin arrive sur la grande terrasse du River Café, et une serveuse l'accompagne jusqu'à la table où l'attend monsieur Wu. Il la salue, lui offre un verre et constate que monsieur Wilson ne lui avait pas menti : sa collaboratrice est ravissante. Il lui explique qu'il connaît Wilson depuis une dizaine d'années et qu'il est son correspondant en Asie, que Wilson l'a chargé de lui apporter toute l'aide possible. Il demande à Caroline ce dont elle dispose. Il lui demande si elle peut lui faire parvenir la photographie par courriel, ce qu'elle accepte. De retour à sa chambre d'hôtel, Caroline Baldwin prend encore un verre de whisky pour avaler ses médicaments. Le lendemain, elle n'a qu'une seule possibilité d'action : faire le tour des hôtels en présentant la photographie de Jeremy et en demandent à la réception si quelqu'un l'a vu. Au bout de deux journées harassantes, elle n'a obtenu que des réponses négatives, et elle ne peut pas s'empêcher de penser que dans trois jours c'est Noël.




En fonction de ses attentes et de son expérience de lecture des tomes précédents, le lecteur est plus ou moins enthousiaste à l'idée de se plonger dans celui-ci. Le principe de l'enquête est exposé en deux pages et dès la page 3, le lecteur se retrouve à Bangkok dans la chambre d'hôtel de Caroline qui est en petite tenue. En 3 pages, l'auteur a déjà casé plusieurs éléments constitutifs de la série : Caroline Baldwin comme enquêtrice, un rappel sur sa séropositivité, une belle vue de gratte-ciels de New York depuis la rue, la plastique de l'héroïne, et un voyage dans un autre pays. Le lecteur est vite rassuré : il ne s'agit pas d'évacuer ces repères attendus pour passer à autre chose. Caroline Baldwin mène l'enquête comme à son habitude : avec une méthode très basique. Elle ne dispose pas de capacités de déduction extraordinaires. Elle ne tabasse pas les criminels jusqu'à ce qu'ils crachent le morceau. Elle ne tombe pas par hasard sur des indices survenant bien opportunément. Sa séropositivité n'est pas juste évoquée en passant. Elle est à la fois un élément constitutif de sa personne qui fait que son chef lui confie cette mission et il en est question à un autre moment crucial du récit. S'il a lu la série depuis le début, le lecteur a pu déjà contempler à loisir le corps de Caroline dans des situations normales. Cela définit le rapport qu'elle a avec son corps, et pas juste un prétexte pour se rincer l'œil. Cela fait partie de sa personnalité et de sa séduction. D'ailleurs, elle enfile également sa robe noire pour un dîner. Cela ne devient pas non plus un costume emblématique car elle porte d'autres vêtements en fonction des conditions climatiques et de ses occupations du moment.

L'un des grands plaisirs de la série réside dans le fait de pouvoir voyager avec l'héroïne, non pas comme un touriste cochant au fur et à mesure les lieux remarquables dans son guide, mais en la suivant dans ses déplacements comme si le lecteur se trouvait à ses côtés l'accompagnant dans son enquête. André Taymans explique qu'il s'est appuyé sur les nombreux clichés de repérage pris sur place lors du début du tournage du film pour lequel il avait écrit le scénario Half-Blood, dans lequel l'héroïne était incarnée par l'actrice Carole Weyers, et qui fut partiellement tourné en janvier 2013 à Bangkok. Ces informations se trouvent dans la postface du récit. Même s'il ne connaît pas ses détails, le lecteur ressent très vite que les dessins et les planches l'emmènent dans des lieux concrets, qui ne sont pas juste plausibles, mais réalistes. Il s'assoit donc en face de monsieur Wu à une table du café doté d'une immense terrasse avec vue sur le fleuve Chao Phraya, sous la toile tendue haut au-dessus du sol pour protéger du soleil tout en laissant l'air circuler. Alors que Wu et Caroline discute, s'il fait attention, il voit les bateaux passer en arrière-plan, avec leur toit très typique. Lorsque Caroline Baldwin fait la tournée des hôtels, il peut parcourir rapidement les pages, sans prêter trop d'attention aux décors. Il peut aussi prendre le temps de savourer et regarder les vendeurs de rue, les tuk-tuk, le mélange d'architecture moderne et de façades traditionnelles, le bateau amarré le long du quai avec les pneus pour amortir, puis la lumière des néons quand Baldwin commence à faire le tour des bars à filles. Un peu plus tard, il regarde les terrasses de café désertées lors d'une séquence nocturne. Il découvre également les canaux (khlongs de Thonburi) à l'occasion d'une autre séquence. Les représentations de l'artiste sont toujours aussi impressionnantes de précision, de justesse, de lisibilité, sans jamais donner l'impression de froideur ou de traçage de photographie.



André Taymans continue de représenter les personnages avec le même degré de détails que les décors, ne simplifiant que la représentation des visages, en particulier les dents qui ne sont pas séparées, mais juste figurées par un espace blanc entre les lèves. Comme il est de coutume dans les bandes dessinées d'aventure, le visage des personnages féminins présente une apparence plus épurée que celui des personnages masculins. Cela n'enlève rien à leur personnalité. Caroline Baldwin a conservé sa silhouette fine et gracieuse, sa mèche caractéristique, ainsi que son regard souvent dur. Elle a recommencé à picoler et le lecteur peut lire une forme de tension dans ses postures, ainsi que la fatigue générée par la température et l'humidité. Ce niveau d'expressivité se fait très naturellement par les dessins, et incite le lecteur à regarder les autres personnages avec la même attention. Il est impressionné par l'assurance tranquille de monsieur Wu, visiblement à l'ide dans son environnement habituel. Il voit l'individu habitué à se faire obéir des femmes par une forme d'intimidation sous-jacente dans les postures du malotru qui aborde Caroline dans un bar à filles. Il lit une autre forme d'assurance, très troublante chez madame Jow, et cela ne le surprend pas quand l'auteur indique qu'il l'a dessiné d'après Cyrielle, une amie. Chaque personnage est individualisé, des seconds rôles jusqu'aux figurants, avec une direction d'acteur naturaliste, sans exagération spectaculaire pour compenser, car le rythme de la narration visuelle est assez rapide.

Le lecteur emboîte le pas à Caroline Baldwin qui est présente sur toutes les planches, sauf une. Effectivement le déroulement de l'enquête est inscrit dans le domaine du plausible, sans indice arrivant à point nommé, sans événement sortant du domaine réaliste. Il est question de la consommation de méthamphétamine (drogue de synthèse sympathicomimétique et psychoanaleptique) sous sa forme locale appelé ya ba. Dans la postface, l'auteur indique qu'il a repris le synopsis écrit pour le film, qu'il avait travaillé avec Thierry Bourcy (écrivain et scénariste). Il l'a donc réécrit pour le transformer en scénario de bande dessinée, aménageant certains passages, voire modifiant certaines parties. Effectivement à la lecture, il n'y a pas de ressenti d'adaptation ou de transposition faite à l'économie. Le rythme est fluide et naturel, sans bizarrerie. En refermant le tome, le lecteur se rend compte que la narration fluide s'accompagne d'une rapidité de lecture, tout en conservant une bonne densité narrative. Même si Caroline Baldwin avait déjà séjourné à Bangkok dans Caroline Baldwin, tome 8 : La Lagune (2002), il n'y a aucune sensation de redite. Le lecteur de longue date de la série retrouve toutes les composantes spécifiques, bien dosées, pour une intrigue dépaysante et bien équilibrée, un vrai plaisir. La dernière page comporte une mention de date : juillet 2012 - septembre 2018. Le lecteur compatit avec l'auteur qui a dû attendre 6 ans pour pouvoir achever son œuvre, et il attend avec impatience la deuxième partie de cette aventure.

C'est un vrai plaisir que de retrouver Caroline Baldwin dans ce dix-huitième tome. André Taymans est en pleine forme à la fois pour l'intrigue et pour la narration visuelle. Caroline Baldwin a toujours son caractère pas si facile, et ses démons intérieurs continuent de la faire souffrir. Un excellent album.



vendredi 11 septembre 2020

L'obsolescence programmée de nos sentiments

Est-ce que nous avons été fidèle à l'enfant que nous étions ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2018. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par Aimée de Jongh pour les dessins et les couleurs. Le tome contient un poème de Herman van Veen en exergue.

Chapitre 1 : l'ennemie dans la glace. En province, dans un hôpital, Méditerranée Solenza contemple sa mère dans son lit : elle vient de rendre son dernier soupir, après neuf mois de maladie. Méditerranée en déduit que la mort n'aime pas le vieux, elle préfère cueillir des jeunes. Tino Solenza, le jeune frère de Méditerranée est également présent. Il indique qu'il va se charger du reste : les pompes funèbres, l'église, avertir la famille, tout ça. Méditerranée range ses affaires dans son sac, jette un coup d'œil à la pomme qui est restée sur la tablette, et s'apprête à partir. Son frère se rend compte que c'est elle maintenant, l'aînée des Solenza. De son côté, Ulysse Varenne plie les couvertures une dernière fois dans son camion de déménagement, sur le plateau à roulette, avec la sangle. Il ferme la porte et va rendre la clé du camion à son employeur des Déménagements Clément. Il dit au revoir à ses collègues Musta, Le Bert et Philou avec qui il formait une équipe : ils s'étaient surnommé la pieuvre à 8 bras. Il part en faisant l'effort conscient de ne pas se retourner. Méditerranée Solenza quitte l'hôpital en pensant à la remarque de son frère Tino : l'aînée des Solenza. Elle prend le bus et remarque aussi bien le petit jeune plus rapide qu'elle pour prendre la dernière place assise, que la maman qui dit à sa jeune fille qu'elle doit laisser sa place aux personnes âgées en montrant Solenza.

Ulysse Varenne sent déjà la déprime le gagner : il n'avait aucune envie d'être mis à la retraite et il ne sait rien faire. Il a déjà arrosé les plantes en pot sur son balcon, passé l'aspirateur, et il n'aime pas la lecture. Il n'a même aucune intention de remplacer le pommeau de douche qui fuit, car c'est le seul qui pleurniche sur son sort. Il n'a pas de petits enfants : son fils n'en veut pas, et sa fille il n'en est plus question. Elle est morte encore adolescente. Sa femme est également décédée il y quelques années ; elle s'appelait Pénéloppe Gardin. Le soir il va se coucher en faisant des sudokus. Retraité à 59 ans. Veuf à 45 ans. Père pour la première fois à 20 ans (pour la seconde à 22). Marié à 18 ans. Il a tout fait plus tôt que les autres, certainement parce qu'il était prématuré à la naissance. Méditerranée Solenza est rentrée chez elle : elle se rend compte que machinalement elle a pris la pomme avec elle. Elle se demande bien pourquoi car elle a toujours eu horreur des pommes, depuis qu'enfant elle a vu Blanche Neige au cinéma avec son père. Elle avait eu tellement peur qu'elle avait mouillé sa culotte, et son père ne s'était pas fâché. Il s'était montré très compréhensif. Elle va se regarder dans la glace de la salle de bain.



La couverture annonce clairement l'histoire : un couple de vieux, la soixantaine dont un préretraité à 59 ans. Le lecteur peut regarder cette histoire sous cet angle et relever tout ce qui d'habitude ne se dit pas : la préretraite, l'ennui faute de savoir faire autre chose que son boulot, le champ des possibles qui s'est réduit à quelques rituels sans plus de nouveauté, les peurs enfantines pas dépassées, le besoin d'amour physique assouvi avec une professionnelle, la déchéance du corps (la peau perdant son élasticité, le ramollissement du corps, sans aller jusqu'à la maladie), être un modèle de charme (poser nu pour être clair), la différence de culture et de vie entre deux êtres. D'un côté, le lecteur a l'impression de pouvoir cocher des éléments dans une liste préparée à l'avance sur des choses qui existent mais qui ne doivent pas être évoquées en bonne société, qui ne doivent pas être abordées dans une conversation. D'un autre côté, le récit n'est jamais misérabiliste, même s'il sait être poignant. Uysse Varenne se retrouve désemparé d'être ainsi à la retraite, de devenir ce qu'il conçoit comme un inactif, d'être dans une routine sans joie, sans plus construire quelque chose ou participer à la société. Méditerranée prend pleinement conscience qu'elle est passée dans la catégorie des vieilles, qu'elle ne retrouvera jamais la beauté de ses jeunes années. Mais l'un comme l'autre ne sont pas dépressifs ou accablés. Ulysse continue d'être charmant, affable, gentiment blagueur ou taquin. Méditerranée continue de travailler dans sa fromagerie, contente de son métier. Ils ont le sourire et le contact facile, leur entourage est sympathique et aimant.

Aimée de Jong avait déjà réalisé une dizaine de bandes dessinées avant celle-ci. Ses dessins s'inscrivant dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contour un peu souples qui confèrent une forme de texture, de relief, avec un soupçon de spontanéité. Elle prend soin de représenter les décors dans les arrière-plans : la chambre d'hôpital avec les rideaux de séparation entre les différents lits dans la même pièce, le bureau du responsable de planning de l'entreprise de déménagement très fonctionnel avec du mobilier bon marché, le bus avec ses barres de maintien et ses passagers bien sages, l'appartement pas trop petit de veuf d'Ulysse Varenne et le deuxième oreiller sur le lit, les allées du parc de loisirs de la Glissoire; les gradins du stade de Lens, la fromagerie, la salle d'attente du médecin. Le lecteur peut se projeter dans chaque endroit car il apparaît aussi plausible qu'authentique. L'artiste ne se contente pas de poser ses personnages devant un arrière-plan, ils interagissent avec les éléments du décor, se déplaçant en fonction de leur disposition, manipulant des accessoires. Elle met également en œuvre des compétences de costumière : les différentes tenues de Méditerranée Solenza, adaptées à son activité et à la météo, les tenues plus fonctionnelles et moins variées d'Ulysse Varenne.



Le lecteur ressent rapidement une forme de proximité avec ces personnages dont il partage le quotidien grâce aux dessins, et qui sont sympathiques car ils savent sourire et ne portent pas de jugement sur les autres. Cette forme d'intimité est rehaussée par le fait qu'il voit Ulysse nu, et plus tard Méditerranée. Il ne s'agit pas de scènes érotiques, mais l'artiste porte un regard dans lequel le lecteur ressent de l'affection, sans jugement, mais aussi sans fard. Ulysse était un déménageur en bonne forme, avec un embonpoint marqué, et Méditerranée se désole en se regardant dans la glace en songeant qu'elle avait posé pour le magazine de charme Lui dans sa jeunesse. Cette proximité apporte une chaleur humaine remarquable aux séquences les plus délicates : Méditerranée consternée par son dégout irrationnel en regardant une pomme, Ulysse conscient de sa vie étriquée, Méditerranée se regardant nue dans la glace, Méditerranée et Ulysse ressentant que le courant passe entre eux, leur première relation au lit, Ulysse racontant une histoire qu'il a inventée à Méditerranée. La narration visuelle réussit à combiner une partie de la réalité d'une personne de soixante ans (ils sont tous les deux en vraiment bonne santé) avec une ambiance chaleureuse, d'acceptation, mais pas de renoncement.



Sous le charme de la narration visuelle, le lecteur découvre l'intrigue : le rapprochement de Méditerranée et d'Ulysse qui formeront peut-être un couple. Zidrou se montre aussi positif dans sa narration qu'Aimée de Jongh, sans non plus porter de jugement, par exemple sur l'absence de goût pour la culture d'Ulysse, ou sa visite occasionnelle à une prostituée plus jeune que lui. Il sait intégrer des moments humoristiques tout en restant respectueux de ses personnages : par exemple la remarque sur le pommeau de douche seul à pleurnicher sur le sort d'Ulysse, la réaction de Méditerranée quand Ulysse lui ramène le numéro de Lui dans lequel se trouvent ses photographies de nu, la comparaison de leurs goûts en matière de chanson (Maurice Chevalier, Francis Lopez, Charles Trenet pour l'une, Pierre Perret, Henri Salvador, Carlos pour l'autre). Le lecteur relève des éléments narratifs sophistiqués comme la remarque sur une durée de 9 mois en fin de récit qui renvoie à celle de 9 mois en ouverture de récit, ou des petites remarques nées de l'expérience comme le prix à payer par une femme pour rester indépendante. Le savoir-faire et la bienveillance du scénariste font que le lecteur prend un grand plaisir à lire cette bande dessinée, même s'il remarque ces petits éléments narratifs soigneusement soupesés. Par exemple, l'aversion de Méditerranée pour les pommes renvoie à sa peur enfantine de la sorcière dans Blanche Neige, et le lecteur finit par établir la connexion avec le symbole de la pomme comme fruit défendu du plaisir (plutôt que de la connaissance). Le récit se compose de 7 chapitres, le dernier comportant 7 pages. Le lecteur peut estimer qu'il forme un épilogue détonnant du fait d'un élément peu plausible. Mais cet élément n'est pas biologiquement impossible. En revanche le choix de Méditerranée et d'Ulysse semble irresponsable, et peu plausible au vu de leur caractère réciproque. Cependant, s'il le prend plus comme une métaphore que comme un événement littéral, le lecteur y voit alors l'image de cette histoire commune que les deux amoureux souhaitent construire, aussi improbable à leur âge que l'événement attendu.

Le lecteur ne peut s'empêcher d'éprouver une franche sympathie pour Méditerranée et pour Ulysse, deux personnages gentils, et finalement plutôt en bonne santé. Il est tout aussi séduit par les dessins expressifs et sensibles d'Aimée de Jongh. Peut-être qu'il va trouver cette histoire un peu trop gentille pour être crédible, un peu trop optimiste, sans problème de famille par exemple, ou un peu trop bienpensante (encore qu'Ulysse ne soit pas un modèle d'individu progressiste). Pour autant, cette gentillesse narrative n'empêche pas un sous-texte moins consensuel, moins radieux. En particulier, même si ce n'est pas exprimé, le lecteur ressent bien que les deux personnages ont accepté le fait qu'il leur reste nettement moins de temps à vivre, qu'il n'en ont déjà vécu. Sur ce point, la tonalité du récit n'est pas morbide, mais elle n'est pas naïve. Une belle histoire.



mercredi 2 septembre 2020

Animal lecteur - tome 5 - C'était mieux avant

Un être complexe : cerveau, tripes, cœur, tiroir-caisse

Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 4 - Le jour le pilon (2013) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du cinquième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 ou plusieurs pages, en couleurs. Il est initialement paru en 2014, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 54 pages de bande dessinée. Il contient 25 histoires de 1 à 6 pages. : 11 gags d'une page, 5 de 2 pages, 4 de 3 pages, 2 de 4 pages, 2 de 5 pages, et 1 de 6 pages.

À chaque nouveau client, Bernard Ledoux entend une petite voix dans sa tête prononcer la réponse sarcastique qui lui brûle les lèvres, alors qu'il énonce à haute voix une phrase polie. Les clients estiment souvent que c'était mieux avant : c'est l'occasion de faire un historique rapide de la diffusion du livre depuis l'invention de l'imprimerie par Gutenberg (en fait non, par les chinois) au seizième siècle. À chaque nouveau client, le libraire doit adapter sa manière répondre, en adoptant un niveau de langage similaire. Les débuts de l'écriture marquèrent symboliquement la fin de la préhistoire : l'Histoire pouvait commencer et la connaissance se diffuser, pour que les gens deviennent moins bêtes. En 1965 dans une grande surface, Morris, Franquin et Peyo dédicacent : le petit Simon se fait offrir En remontant le Mississippi qu'il perdra dans un déménagement. Pour passer le temps et varier l'attente, le libraire imagine à quel personnage de bande dessinée lui fait penser chaque client qui rentre dans sa boutique. Après deux mois de léthargie économique, l'arrivée du représentant annonce la rentrée de septembre, quand il vient proposer les nouveautés fin août. Un peintre en bâtiment est en plein travail sur son échafaudage quand il trébuche et tombe à la renverse. Quelles sont les raisons qui peuvent faire qu'une série de bande dessinée s'arrête ou qu'une collection s'arrête ? Un client entre et demande si la série Evangelikon se vend bien : le libraire se lance dans une explication sur la motivation de l'auteur partagé entre ses 2 séries concomitantes. Un jour moins animé qu'un autre, le libraire répond à la question d'un de ses clients : qu'est-ce qui lui a donné envie d'être libraire ? Le libraire est en train de ranger un élément para-BD : un Marsu en pierre (9kg) monté sur une queue ressort métallique, peint à la main, tirage limité.



Dans la boutique, un client explique la force de l'effet Madeleine des BD sur lui, au libraire et à un autre client. La grand-messe du festival d'Angoulême impacte aussi bien les auteurs que les éditeurs, les lecteurs, sans oublier les angoumoisins. Un collectionneur s'est fait dérober en pleine rue, une édition originale du Nid des Marsupilamis, dédicacée par l'auteur. Il existe un décalage certains entre les déclarations au micro des participants divers et variés au Festival Angoulême, et ce qu'ils pensent vraiment. Un lecteur vient chercher une BD à la boutique, sur laquelle il n'a que quelques bribes d'information : bonne chance au libraire pour retrouver de quoi il s'agit. Un client régulier de BD Boutik devient un auteur de BD. Bernard Doux prend enfin quinze jours de vacances en Italie avec sa femme, mais il éprouve d'immenses difficultés à se libérer l'esprit de son métier. Les querelles de chapelle entre clients sur le roman graphique, et les écoles franco-belge. Après le départ d'un client, le libraire s'emporte à haute voix contre sa pingrerie. Le libraire accompagne un riche client à une vente aux enchères de planches originales. Dans le futur, toute la lecture sera dématérialisée, ce qui ne fait pas rêver tout le monde. Deux messieurs jouent à ni Oui, ni C'était mieux avant. Un client entre dans la boutique pour chercher la bande dessinée idéale.

M'enfin !!! Qu'est-ce qui leur a pris ?!? Cet album se présente au format franco-belge traditionnel. L'une des caractéristiques de cette série était que les tomes se présentent sous forme demi-album (moitié de la largeur normale) avec des gags sous forme de strips dont les cases sont alignées verticalement, les unes en dessous des autres, plutôt qu'alignées en ligne dans un format habituel ou à l'italienne. Le lecteur découvre avec surprise (et peut-être exaspération) ce changement hérétique, encore aggravé par le fait que les tomes 6 & 7 sont à nouveau au format initial. C'est foutu : sa collection est dépareillée, défigurée, et ça va être encore plus l'enfer à faire rentrer dans la bibliothèque. Les auteurs ne sont que des iconoclastes sans égard pour ceux qui les font vivre (ou alors ils ont des actions chez un marchand de meubles à monter soi-même). D'un autre côté, le lecteur retrouve bien les thèmes habituels de sa série comique préférée : les questions parfois pas très futées des clients, l'histoire de la bande dessinée (cette fois-ci sous l'angle de la naissance et de l'évolution des points de vente), l'investissement affectif des lecteurs (par exemple dans les dédicaces), le rythme saisonnier (avec la présentation des nouveautés par le représentant la frustration générée par les séries arrêtées, l'incidence de la vie privée et des aspirations des auteurs sur leur œuvre, les autres produits en vente dans une librairie (le para-BD), l'échelle de valeurs entre les différents type de bande dessinée (cette fois-ci le roman graphique contre le franco-belge).



Le lecteur relève une forme de renouvellent de certains thèmes récurrents, et des thèmes nouveaux. Cette fois-ci : pas de comparaison ou d'opposition BD contre manga, une seule mention de la surproduction, une seule mention du poids des ouvrage à mettre en place. En fait, le lecteur ayant commencé la série au premier tome sourit de connivence au gag sur le poids, encore plus à celui sur les 40 mètres cubes de nouveautés à faire rentre dans 30 mètres cubes d'espace. En fait, il se rend compte qu'il est vraiment accro quand il sourit en voyant les invendus détruits par le pilon (page 44, en se souvenant des gags correspondants dans le tome précédent) et quand il grimace en découvrant page 18 que son libraire préféré est appelé Bernard Dolce Vita, et non Bernard Doux comme dans les tomes précédents. Quel mépris de la continuité ! Vite remis de ce menu détail (plus révélateur de son caractère obsessionnel, que gênant à la lecture), il découvre avec intérêt comment est née la vocation de libraire de Bernard Doux et comment il a acquis sa boutique. Il suit les passages réguliers d'un client devenant bédéaste, ainsi que le regard du libraire sur la qualité de ses albums. Il se rend compte du degré d'implication émotionnel de Bernard Doux, incapable d'oublier la BD pendant ses vacances et il découvre le festival international de la bande dessinée d'Angoulême sous une douzaine d'angles différents, le scénariste mettant à profit ce format différent pour développer des thèmes sur plusieurs pages.

De son côté, Libon met également à profit ce format traditionnel de bande dessinée, de temps en temps pour une mise en page différente : des dessins de la largeur de 2 pages en vis-à-vis (pages 10 & 11), des découpages très réguliers pour mettre chaque scène sur un même plan d'égalité (page avec 8, 9 ou 12 cases de la même taille, très signifiant pour les 2 reportages à Angoulême), un dessin en pleine page (page 36). En outre les gags ou petites histoires de plus d'une page lui permettent de développer un décor ou environnement sur plusieurs vignettes, comme la ville d'Angoulême, ou celle de Rome à l'occasion des vacances des époux Doux. Il peut aussi développer l'impression de mouvement plus facilement sur les cases d'une même bande, comme les petits sauts du Marsu de 9kg avec sa queue en ressort. Régulièrement, il s'affranchit de dessiner l'arrière-plan d'une case ou d'une série de cases, pour se concentrer sur les personnages, et ainsi focaliser l'attention du lecteur sur eux. Leu représentation relève d'un croisement entre l'école de Marcinelle (ancienne commune belge où Jean Depuis a fondé le Journal de Spirou en 1938), et un détourage plus grossier assez caricatural, accentuant fortement l'expressivité des visages. Impossible de résister à l'expression de l'enthousiasme de certains lecteurs, à l'air idiot d'autres, aux mimiques commerciales du libraire face à ses clients, au sourire encore plus commercial du représentant qui vient proposer ses nouveautés, à la tristesse qui se lit sur le visage d'un enfant dont se moquent ses copains, aux angoumoisins fuyant l'arrivée massive des festivaliers, au délire qui s'empare de Bernard Doux pendant ses vacances, voyant des signes professionnels dans tout ce qu'il regarde, etc..



Bien sûr, cette bande dessinée parle toujours plus aux clients réguliers d'une librairie spécialisée et aux lecteurs de BD. Les auteurs font des références régulières aux auteurs et au série, souvent dans les dialogues, mais aussi parfois dans les dessins. Cela commence avec la couverture : l'amateur de BD n'éprouvera aucune difficulté à mettre un nom sur la vingtaine de personnages, même les deux étrangers (Superman et Astro Boy). Au fil des histoires, il est fait allusion à Tintin aux pays des soviets, Voyage en Italie de Cosey, Les Nombrils, François Schuiten, Joe Bar Team, Morris, Franquin, Peyo, Macherot, des héros récurrents (Gaston, le Schtroumpf à lunettes, Buck Danny, Natacha, Astérix & Obélix, Tournesol, leur tête dessinée dans un phylactère, avec un dernier inattendu), le Marsupilami, Kid Ordinn, Olivier Rameau, Les rivaux de Painful Gulch, etc. L'amateur de BD se rend compte que les auteurs ne lâchent pas quelques noms comme ça au hasard, qu'ils connaissent leur affaire, qu'ils ont leur propre panthéon constitué au fil de nombreuses lectures. Bien évidemment, Raoul Cauvin est évoqué au travers d'un album des Tuniques bleues, sinon cet album d'Animal Lecteur aurait paru incomplet.

Malgré la surprise de taille de changement de format de la série, les auteurs restent fidèles à ce qui en fait sa personnalité : gags et monde de la bande dessinée. Le lecteur prend le même plaisir que d'habitude à découvrir les difficultés professionnelles de Bernard Doux, et à voir son horizon s'élargir avec d'autres thèmes, et même quelques histoires où il n'apparaît pas ou peu.